Librairie Hachette (p. 32-36).
DES AUTOMOBILISTES TROP COMPLAISANTS.


Comme Arthur aimait de temps à autre à faire la grasse matinée, il était convenu entre les deux amis que le lendemain il aurait toute liberté de se lever tard. Charles, au contraire, fut sur pied de bonne heure, car il voulait faire une promenade à bicyclette dans la ville. Il quitta l’hôtel alors qu’Arthur dormait encore paisiblement. Il traça les mots suivants sur un bout de papier : « Je serai de retour vers midi et demi pour le déjeuner, attends-moi. » Et ce bout de papier, il le piqua sur la casquette d’Arthur qu’il avait retrouvée sous une commode et qu’il plaça bien en évidence sur la table de la chambre. Monté sur sa bicyclette, il se rendit d’abord à la gare pour savoir l’heure des trains. Puis il parcourut toute la ville.

Près de l’Hôtel de ville, il aperçut deux jeunes garçons écoutant les explications données par un monsieur d’une trentaine d’années qui les accompagnait. Le groupe se dirigea ensuite vers la porte Mortelaise. Charles, en tenant sa bicyclette par le guidon, les suivit sans qu’ils fissent attention à lui.

« Un précepteur et ses élèves sans doute, se dit Charles. Est-ce que l’un des jeunes garçons chercherait le trésor ? »

Il semblait à Charles que toute la France pensait au concours de M. Toupie. Les jeunes gens et leur guide se dirigèrent vers les quais de la Vilaine ; Charles les abandonna, dans la crainte d’être remarqué par eux s’il s’obstinait à les suivre.

Un peu après midi, Charles rentra ; il avait résolu de prendre un train vers trois heures, pour être vers cinq heures à Dol. Mais Arthur n’était pas à l’hôtel.

« Ah ! l’animal, se dit Charles, il est allé faire un tour comme moi. »

Il s’installa dans le hall pour attendre son ami. Un quart d’heure se passa, une demi-heure, pas d’Arthur. Charles regardait sa montre, jetait des regards du côté de l’entrée, se rasseyait. Enfin il demanda au portier :

« Mon ami est sorti ?

— Oui, monsieur… je crois… Oui, la clef de sa chambre est là ; » et il désignait le tableau auquel toutes les clefs étaient accrochées, chacune portant, découpé dans un disque de cuivre, un numéro.

Charles eut l’idée de monter dans la chambre. Que trouva-t-il ? Son bout de papier était toujours fixé sur la casquette ! Arthur n’avait même pas touché celle-ci.

« Voilà. Il est sorti sans casquette. Quand diable reviendra-t-il ? »

Il descendit et se fit servir à déjeuner, parce qu’il avait très faim. En entrant dans la salle à manger, il aperçut les jeunes gens qu’il avait rencontrés au cours de sa promenade et celui qu’il estimait être leur précepteur.

Cette nouvelle rencontre ranima ses inquiétudes. Il s’agissait de savoir quel était le but du voyage de ce groupe.

Et Arthur qui ne venait toujours pas !

Charles commençait à avoir un peu d’appréhension. Arthur n’était plus un bambin, évidemment, mais pouvait-on prévoir où l’entraînerait son étourderie ? Et Charles sentait qu’il était un peu responsable de son ami.

À deux heures et demie, Arthur n’était pas encore là. Impossible de prendre le train. Alors Charles se décida à aller à la recherche d’Arthur. Au moment où il allait franchir le seuil de la porte, un domestique de l’hôtel l’arrêta :

« Monsieur Lefrançois, on vous demande au téléphone. »


l’automobile s’éloignait, laissant
arthur, tout penaud, sur la route

Charles se précipita, saisit le récepteur.

« Allo ! c’est toi, Arthur ?

— …

— Oui, j’ai déjeuné… Où es tu ?

— …

— Tu es à Cancale ! Comment y es- tu allé ?

— …

— Avec qui ? Je n’entends pas.

— …

— Ah ! avec trois Anglais… en auto !

— …

— … Tu rentres… tu seras là dans une heure ?

— …

— Bon. Je serai à l’hôtel… Mais quelle frousse tu m’as donnée ! »

Charles raccrocha le récepteur. Quel étourneau que cet Arthur ! Aller à Cancale ! Avait-il cru qu’à Cancale il trouverait le trésor, là où il n’y a que des parcs à huîtres ? Et se laisser entraîner par des gens qu’il ne connaissait pas ! Enfin il allait revenir. Mais Charles se promit de ne plus le quitter. En attendant il alla flâner, revoir l’Hôtel de ville, les vieilles maisons, et revint, espérant retrouver Arthur mais Arthur n’était pas encore de retour.

Il commençait à être sérieusement inquiet, quand tout à coup un bruit de voiture le fit se précipiter à la fenêtre. Que vit-il ? Une carriole traînée par un cheval blanc harnaché moitié de cuir noir, moitié de cuir rouge, le cou entouré d’un collier de clochettes, et conduit par une paysanne vêtue d’un costume breton : fichu de laine noire à franges croisé sur la poitrine, tablier de soie noire, petite coiffe sur le sommet de la tête, fixée par un étroit ruban de velours sous le menton.

Tout en criant et en lançant, en patois, ce qui ne pouvait être que des injures, elle tenait Arthur par le bras, l’empêchant de descendre de la voiture. Arthur, les cheveux ébouriffés, blanc de poussière, le col de sa chemise ouvert, rouge comme un coq, criait aussi fort que la paysanne. Au bruit, plusieurs voyageurs sortirent de l’hôtel, et le portier se précipita, devancé par Charles qui voyait son ami dans la plus ridicule des situations.


charles parcourut les rues de rennes.

« Qu’y a-t-il ? » demanda-t-il.

La Bretonne répondit dans son patois. Arthur cria :

« Laissez-moi descendre, vieille folle :

— Voyons, Arthur !

— Laissez ce jeune homme descendre, » dit sévèrement le portier à la paysanne.

Elle obéit de mauvaise grâce, lâcha le bras d’Arthur qui sauta à terre en rajustant son col et sa veste.

« Paye cette femme que j’ai rencontrée à quelques kilomètres d’ici, dit-il à Charles. Donne-lui vingt francs. Je les lui ai promis. On m’a volé mon argent. Je n’ai plus un sou sur moi.

— Voilà vos vingt francs, dit Charles en tirant son portefeuille. Mais quelles raisons aviez-vous d’insulter mon ami ?

— Eh ! Est-ce que je savais s’il me payerait ? Je le trouve sur la route : il me demande de le laisser monter dans ma carriole. Eh oui, que je réponds, mais faudra me payer. Ben sûr, qu’il dit… Mais en chemin il m’a dit qu’il n’avait plus d’argent, qu’on l’avait volé… Alors, moi, ça m’a tourné le sang…

— C’est bon ! C’est bon ! dit le portier. Vous avez votre argent. Détalez et plus vite que ça… »

La paysanne saisit les brides de son cheval.

« Hue ! Dia ! » et la bonne femme partit en lançant sa bête au grand trot.

Pendant ce temps Charles entraînait Arthur dans sa chambre. Il était inutile de mettre les voyageurs de l’hôtel au courant de leurs aventures. Charles était prudent et il se méfiait de l’étourderie de son ami.

« Eh bien ! me diras-tu ce qui t’est arrivé ? demanda-t-il dès qu’il eut fermé la porte derrière eux.

— Volontiers, mais je voudrais d’abord prendre un bain, si tu le permets.

— Tu as été volé ?

Oh ! là ! là ! plus un sou… Attends. je prépare le bain. »

Tout en parlant, Arthur, qui était passé dans le cabinet de toilette, ouvrait les robinets d’eau chaude d’eau froide et quittait ses vêtements.

« Écoute l’histoire. Quand je me suis réveillé ce matin, je t’ai appelé. Pas de réponse. Tu étais parti. (Arthur lança un de ses souliers à travers la pièce.) Je me lève furieux. « Cet animal, pensai-je, il a filé à l’anglaise ; c’est bon, je me vengerai… Il aurait bien pu me prévenir. »

— Mais j’avais épinglé un mot sur ta casquette !

— Ah ? Je n’ai pas pris ma casquette, c’est pour cela que je n’ai pas vu ton mot. Donc, je ronchonnais. (Un autre soulier, d’un autre côté de la chambre.) Je m’habille, je descends et je prends mon café au lait. On me dit que tu es sorti ; alors, je sors aussi et je dirige mes pas vers les quais. Tout à coup, je vois à quelques pas de moi… Aïe ! Aïe ! Que cette eau est chaude ! (Arthur, qui entrait dans son bain, se mit en devoir d’ajouter un peu d’eau froide) … des espèces d’Anglais dans une auto qui cherchaient leur chemin. Ils me regardent, je les regarde. Ils avaient des lunettes bleues, de grands vêtements en cuir, des casquettes idem. Aoh ! me dit l’un d’eux, paouvez-vous dire à nous le chemin de Cancale ? — Cancale, le pays des huîtres. — Aoh yes oui, pâfaitement. — Eh bien ! vous êtes sur la route, suivez tout droit et vous y serez dans une heure et demie environ.

— Comment savais-tu tout ça ? demanda Charles.

— Je le lisais sur une plaque, au coin de la rue… Ils me répondent en anglais. Je fais signe que je ne comprends pas. Alors celui qui n’avait pas ouvert la bouche jusqu’ici m’explique, dans un baragouin anglo-français, que si je voulais leur montrer le chemin jusqu’à Cancale, je pourrais monter en auto, qu’ils devaient être de retour pour midi à Rennes. Ma foi, l’offre était tentante, je saute dans l’auto et nous filons.

— Mon Dieu ! Quelle imprudence ! s’écria Charles.

— Eh oui ! tu vas voir. La machine était bonne, nous marchions à une vitesse folle ; aussi inutile de me demander comment est le pays. Je n’ai aperçu que des silhouettes d’arbres, de vagues rivières, de vagues ponts… Les kilomètres filaient.

— Mais tu étais absolument fou de suivre ainsi des inconnus ! dit Charles en laissant paraître la plus vive contrariété.

— Attends donc… (Arthur s’enveloppait dans un peignoir et frottait ses cheveux ruisselants d’eau.) Nous atteignons Cancale. Il n’y a qu’une grande rue avec des maisons aux larges toits et aux petites fenêtres. Un des Anglais propose de déjeuner, et nous entrons dans une espèce d’auberge où l’on nous sert une omelette, des huîtres, du lard, des choux et du cidre. Comme les Anglais m’avaient fait faire une belle promenade, je leur offre le déjeuner.


arthur raconta son histoire tout en se
baignant.

— Il t’a coûté cher ?

— Non, trente-cinq francs. Mais en tirant mon argent, je leur dis : « Ça, c’est mon argent de poche à moi : mais c’est mon camarade qui a la caisse. » La caisse ? Ils ne comprenaient pas. Ils prononçaient la « caisse » d’un ton si comique que je me tordais de rire.

— Oui, tu avais certainement bu trop de cidre.

— Mais non. Je leur explique ce que c’est qu’une « caisse ». Ils rient, puis nous remontons en auto pour rentrer. Nous allions moins vite. Tout à coup, la voiture s’arrête. Une panne, un des Anglais descend, moi aussi. Nous examinons la voiture. Il n’y a rien. Attendez… Tout à coup l’Anglais bondit dans l’auto, et avant d’être revenu de ma stupeur, je le vois disparaître avec son acolyte au bout de la route.

— Et tu restais la poche vidée de ton portefeuille ?


la vieille bretonne tenait arthur par son veston.

— Tu l’as dit, homme sérieux ! Ce que je rageais !… Mais que faire ? Je me suis mis en route à pied. J’ai bien fait dix kilomètres, ne rencontrant que des paysans. Tous se retournaient, étonnés à ma vue… Je devais avoir un drôle d’air. Enfin j’entends une carriole qui venait derrière moi. Je fais signe à la femme qui la conduisait de s’arrêter. Je lui propose de me ramener à Rennes pour vingt francs. Comme elle s’y rendait, elle accepte. Sur ce, j’ai eu le tort de lui raconter mon aventure ; alors elle s’est imaginée que moi aussi j’étais un voleur, d’où ses cris. Quelle vieille sorcière ! Quant à mes Anglais

— Tu peux leur courir après ! s’écria Charles. Mais dorénavant je ne te quitte plus, tu entends ! Et tu vas me promettre de ne jamais rien accepter de gens que tu ne connais pas.

— Oui, je te le promets… Je ne veux plus te causer des ennuis. »

Arthur s’empressait de rassurer Charles, car il lisait sur le visage de ce dernier combien il avait été rendu inquiet par son escapade.