Le Tour du monde/Volume 2/Voyage d’un naturaliste/01

Traduction par Mlle A. de Montgolfier.
Le Tour du mondeVolume 2 (p. 139-145).

VOYAGES D’UN NATURALISTE

(CHARLES DARWIN).

L’ARCHIPEL GALAPAGOS ET LES ATTOLLS OU ÎLES DE CORAUX.

1858. — INÉDIT.



L’ARCHIPEL GALAPAGOS.


Groupe volcanique. — Innombrables cratères. — Aspect bizarre de la végétation. — L’île Chatam. — Colonie de l’île Charles. — L’île James. — Lac salé dans un cratère. — Histoire naturelle de ce groupe d’îles. — Mammifères ; souris indigène. — Ornithologie ; familiarité des oiseaux ; terreur de l’homme, instinct acquis. — Reptiles ; tortues de terre ; leurs habitudes.


(Lors du voyage de circumnavigation entrepris par le vaisseau de Sa Majesté britannique le Beagle, en 1838, sous les ordres du capitaine Fitz Roy, M. C. Darwin offrit son concours pour la partie scientifique, et spécialement pour les recherches d’histoire naturelle et de géologie. Agréé par l’Amirauté, il fit partie de l’expédition, et publia sous forme de journal, à son retour, les nombreuses observations qu’il avait recueillies, et qui font autorité dans le monde savant. Il a exploré la plus grande partie de l’archipel Galapagos, peu connu jusque-là, et en a signalé le premier les singulières particularités. Ce chapitre et celui où il décrit et explique la formation des atolls où îles de coraux de l’océan Pacifique, sont parmi les plus intéressants d’un livre qui abonde en faits curieux. M. Darwin ne se contente pas d’observer la surface des choses : il les approfondit, les rapproche, les compare, et, aidé de sa science et de sa perspicacité, en tire les inductions les plus lumineuses. Ce caractère particulier de son talent fait de lui un observateur hors ligne, et conserve à son ouvrage tout l’attrait de la nouveauté.)


« L’archipel Galapagos consiste en dix principales îles, dont cinq de plus grandes dimensions que les autres. Elles sont situées sous l’équateur à environ six cents milles à l’ouest des côtes de l’Amérique du Sud[1]. Toutes sont formées de rocs volcaniques. Quelques fragments de granit, altérés et en partie vitrifiés par la chaleur, peuvent à peine faire exception. Plusieurs des cratères qui dominent les plus grandes îles sont immenses et s’élèvent à plus de mille mètres. Sur leurs flancs s’ouvrent d’innombrables orifices. Je n’hésite pas à affirmer qu’il doit y avoir dans tout l’archipel au moins deux mille cratères. Ils se composent de laves et de scories, ou de couches de tuf finement stratifié ayant l’aspect du grès : ces couches, d’une symétrie admirable, ont eu pour origine des éruptions de boue volcanique, sans mélange de lave. Une circonstance remarquable, c’est que les lèvres ou bords de chacun des vingt-huit cratères qui ont été explorés, s’abaissent brusquement au sud ; parfois ils sont tout à fait brisés et font brèche. Comme tous ces cratères se sont probablement formés dans la mer, et que les vagues poussées par les vents alizés et les grosses houles de l’océan Pacifique réunissent leurs forces sur les côtes méridionales des îles, cette singulière uniformité de brisure, dans des cratères composés d’un tuf friable, s’explique aisément. Quoique cet archipel soit placé directement sous l’Équateur, le climat est loin d’y être aussi chaud qu’il l’est en général sous cette latitude, ce qui semble dû en partie à la température singulièrement basse des eaux qu’amène là le grand courant du pôle austral. Il ne tombe de pluie dans les îles que pendant une courte saison, et encore rarement et avec irrégularité. Aussi les régions inférieures sont-elles très-stériles, tandis qu’à une hauteur de trois à quatre cents mètres l’air est humide et la végétation passablement abondante, surtout dans les parties sous le vent qui, les premières, reçoivent et condensent l’humidité de l’atmosphère.

L’île Chatam, dans l’archipel Galapagos. — Dessin de E. de Bérard d’après un croquis inédit de Ph. King, midshippman à bord du Beagle.

Le 17 septembre, au matin, nous abordâmes dans l’île Chatam. Son profil se dessine arrondi et peu accentué, brisé çà et là par des monticules, débris d’anciens volcans. Rien de moins attrayant que le premier aspect. Un noir chaos de laves basaltiques, jeté au milieu de vagues furieuses, couvert de broussailles rabougries donnant à peine signe de vie. Le sol, desséché sous l’ardeur du soleil de midi, embrasait l’air étouffé et suffocant comme l’haleine d’une fournaise. Les arbustes mêmes nous semblaient exhaler une senteur désagréable. Quoique je fisse diligence pour recueillir le plus de plantes possible, je n’en réunis que fort peu, si petites et si misérables qu’elles eussent mieux figuré dans une flore arctique que dans celle de l’Équateur. À très-peu de distance les buissons paraissaient aussi nus que nos arbres en hiver, et je fus quelque temps à découvrir que non-seulement presque chaque plante avait toutes ses feuilles, mais que la plupart étaient en fleurs. L’arbuste le plus commun est du genre des euphorbiacées : un acacia et un grand cactus d’un port bizarre, sont les seuls arbres qui fournissent un peu d’ombre. Après la saison des pluies la verdure se montre sur quelques points, mais pour disparaître bientôt. Le Beagle fit le tour de l’île Chatam et jeta l’ancre dans plusieurs baies. Une nuit, je couchai sur un rivage où s’élevaient d’innombrables cônes, noirs et tronqués. Du sommet d’une petite éminence, j’en comptai soixante, tous terminés par un cratère plus ou moins parfait, composé souvent d’un simple cercle de scories rouges cimentées ensemble. Ils ne dépassaient la plaine de lave que de vingt à trente mètres ; aucun n’avait été très-récemment actif. La montagne, indiquée dans le dessin ci-dessous, a 1000 à 1200 mètres de haut. C’est un volcan à cime plate, avec de récentes coulées de lave sur les flancs supérieurs : la base est parsemée de petits cratères. La surface entière de l’île semble avoir été perforée comme un crible par des vapeurs souterraines. La lave, soulevée dans son état fluide, a formé çà et là de gigantesques boursouflures. Ailleurs, les cimes de cavernes de semblable formation se sont affaissées laissant béantes des fosses circulaires à bords escarpés. La coupe régulière de ces nombreux cratères donnait au pays un aspect artificiel qui me rappela vivement les parties du Staffordshire où abondent les fonderies de fer. Le jour était d’une chaleur brûlante, et c’était un rude labeur que de gravir à travers un labyrinthe de broussailles ce sol inégal et tranchant, mais je fus bien récompensé de ma peine par l’étrangeté de ce site cyclopéen. Je rencontrai dans ma course deux grosses tortues de terre, pesant bien au moins chacune cent kilogrammes. L’une d’elles mangeait un morceau de cactus ; à mon approche elle leva la tête, me regarda et s’éloigna avec une majestueuse lenteur ; l’autre poussa un sifflement aigu, et retira sa tête sous sa carapace. Ces énormes reptiles, encadrés de lave noire, de broussailles nues, de grands cactus, m’apparaissaient comme des animaux antédiluviens. Quelques rares oiseaux à plumage terne, ne s’inquiétaient pas plus d’eux que de moi. Le 23, le Beagle fit voile pour l’île Charles. L’archipel Galapagos a été longtemps fréquenté, d’abord par les boucaniers, et plus tard par les pêcheurs de baleines. Mais il n’y a guère plus de six ans qu’une petite colonie s’y est fondée. Les habitants, au nombre de deux ou trois cents, sont presque tous gens de couleur, bannis pour crimes politiques de la république de l’Équateur, dont Quito est la capitale. Ils se sont établis à quatre milles et demi dans l’intérieur des terres, à une élévation d’environ trois cent cinquante mètres. Pour nous y rendre nous traversâmes des broussailles pareilles à celles de l’île Chatam ; plus haut les bois devinrent verts et dès que nous eûmes franchi la crête de l’île, une vivifiante brise du sud nous souffla au visage, et nos yeux se reposèrent avec délices sur une végétation vigoureuse. Dans cette haute région croissent en abondance de robustes graminées et des fougères herbacées ; il n’y en a pas d’arborescentes. Nulle part je ne vis un seul individu de la famille des palmiers, ce qui me surprit d’autant plus qu’à trois cent soixante milles au nord l’île des Cocos emprunte son nom à la multiplicité de ces fruits. Les maisons, irrégulièrement bâties sur un plateau, sont entourées de cultures de patates et de bananes. On ne saurait se figurer avec quel plaisir nous contemplions de la boue noire après avoir été si longtemps aveuglés par le sol poudreux du Pérou et du Chili septentrional. Bien que pauvres, les habitants trouvent moyen de vivre. Il y a dans les bois beaucoup de porcs et de chèvres sauvages ; mais la principale nourriture animale est la chair de tortue. Le nombre de ces reptiles a fort diminué dans l’île, et cependant deux jours de chasse suffisent pour assurer l’alimentation de la colonie le reste de la semaine. Autrefois un seul vaisseau en enlevait jusqu’à sept cents, et l’équipage d’une frégate, il y a quelques années, amena en un jour deux cents tortues sur la plage. Le 29 septembre, nous doublâmes l’extrémité sud-ouest de l’île d’Albemarle ; un calme plat nous retint dans ses eaux, entre elle et l’île de Narborough. Toutes deux sont couvertes d’immenses déluges de laves noires et nues, qui ont débordé incandescentes des cimes de vastes cratères, et se sont étendues à plusieurs milles sur le rivage. Des éruptions ont eu lieu de mémoire d’homme, et nous vîmes un petit jet de fumée s’élever en spirale au-dessus des plus hauts sommets de l’île d’Albemarle, où nous jetâmes l’ancre le soir dans l’anse de Bank, qui n’est autre chose que la brèche d’un cratère de tuf. Le lendemain matin, j’allai à la découverte ; au sud se trouvait un autre cratère de forme elliptique, d’une symétrie remarquable ; son axe avait un peu moins d’un mille, et sa profondeur atteignait environ cent soixante-cinq mètres. Au fond brillait un lac dont le centre était occupé par un tout petit cratère faisant îlot. Le jour était d’une chaleur accablante ; l’eau paraissait limpide et bleue. Je descendis en courant la pente cendreuse ; à demi suffoqué, j’essayai d’étancher ma soif. Hélas ! c’était de la saumure !

Baie de la Poste, dans l’île Floriana, archipel Galapagos. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de la Vénus.

Sur les rochers de la côte fourmillaient de grands lézards noirs, longs de cent vingt à cent trente centimètres : une autre laide espèce de ces sauriens, d’un brun jaunâtre, habite les collines ; nous en rencontrâmes plusieurs. Ils s’écartaient gauchement de notre chemin, et regagnaient leurs trous. Toute la partie nord de l’île d’Albemarle est d’une complète stérilité.

Le 8 octobre, nous touchâmes à l’île James, baptisée il y a longtemps, ainsi que l’île Charles, du nom des Stuarts. M. Bynoe, moi et nos domestiques, fûmes déposés à terre pour y passer une semaine, munis de provisions et d’une tente, tandis que le Beagle allait faire de l’eau. Nous y trouvâmes des Espagnols, venus de l’île Charles, pour sécher du poisson et saler de la viande de tortue ; à environ six milles de la côte, à une élévation de près de sept cents mètres, ils avaient construit une hutte qu’habitaient deux hommes, dont l’emploi était d’attraper des tortues, tandis que leurs compagnons pêchaient sur la plage.

L’île Charles, dans l’archipel Galapagos. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de la Vénus.

Je leur fis deux visites, et reçus d’eux une nuit l’hospitalité. De même que dans les autres îles les régions supérieures se parent d’une verte et florissante végétation, grâce aux nuages qui restent bas et entretiennent l’humidité. Le terrain est même assez spongieux pour que de robustes cypéracées s’y développent et couvrent de grands espaces, où niche et multiplie un très-petit râle d’eau. Tant que nous restâmes sur ces hauteurs nous n’eûmes d’autre nourriture que la chair de tortue. Le plastron rôti avec ce qu’il contient (carne con cuero, à la façon des Gauchos) est un mets savoureux, et les jeunes tortues font d’excellente soupe ; mais la viande en elle-même me semble médiocre.

Un jour, nous fîmes avec les Espagnols une excursion dans leur bateau baleinier à une salina. Une fois débarqués nous eûmes à franchir une rugueuse couche de lave, qui entourait presque complètement le cratère de tuf, au fond duquel est le lac salé. L’eau n’a que trois à quatre pouces (huit à dix centimètres) de profondeur et repose sur un lit de sel blanc, admirablement cristallisé. Le lac, tout à fait circulaire, est bordé d’une frange de plantes grasses d’un vert brillant ; les parois presque à pic du cratère sont revêtues d’arbustes, et tout le site est à la fois pittoresque et curieux. Peu d’années auparavant, l’équipage d’un navire frété pour la pêche des veaux marins, attira son capitaine dans ce lieu écarté, et l’y assassina. Nous vîmes son crâne gisant au milieu des broussailles.

Pendant la plus grande partie de notre séjour le ciel fut sans nuages. Si le vent cessait une heure de souffler, la chaleur devenait intolérable ; deux jours de suite le thermomètre s’éleva sous la tente à 93°, mais en plein air, exposé au vent et au soleil, il ne dépassait pas 85°. Enfoui dans du sable de couleur brune il monta immédiatement à 137°, et je ne sais où il se fût arrêté, l’échelle n’allant pas au delà de ce chiffre. Le sable noir était encore plus chaud, et nous brûlait à travers l’épaisseur de nos bottes.

L’histoire naturelle de ces îles est éminemment curieuse. La plupart de leurs productions organiques sont des créations aborigènes et ne se rencontrent nulle autre part.

Parmi les races mammifères terrestres, une souris (mus galapagoensis) peut être considérée comme indigène. Autant que j’ai pu m’en assurer, elle est particulière à l’île Chatam, la plus orientale du groupe, et se rattache à une division de la famille des souris caractéristique de l’Amérique. À l’île James se trouve un rat assez distinct de l’espèce commune pour que M. Waterhouse ait cru devoir le classer à part ; mais comme il appartient à une des divisions de la famille des rongeurs de l’ancien monde et que depuis cent cinquante ans cette île est fréquentée par des vaisseaux, je penche à croire que, primitivement importés, les aïeux de ce rat ont fait souche d’une variété, résultat du changement de climat, de nourriture et de sol. Il se peut aussi que la souris de Chatam soit une modification de l’espèce américaine : car j’ai vu, dans une des parties les moins fréquentées des Pampas, une souris native habiter le toit d’une hutte nouvellement bâtie ; sa transportation à bord d’un navire n’est donc pas chose improbable.

J’ai obtenu vingt-six espèces d’oiseaux de l’intérieur des terres, tous spéciaux à l’archipel, sauf un pinson de l’Amérique du Nord (dolychonyx oryzivorus) qui, sur ce continent, étend son vol jusqu’au 54e degré de latitude septentrionale. Il fréquente en général les marais. Les autres espèces se composent : 1o d’un faucon, dont la curieuse structure tient du busard et du groupe américain de polybores, qui se repaissent de charogne : il se rattache à ces derniers par les habitudes et le son de la voix ; 2o de deux hiboux, représentants de la chouette blanche d’Europe à oreilles courtes ; 3o d’un roitelet ou troglodyte, de trois tyrans-gobe-mouches et d’un ramier ; 4o d’une hirondelle qui ne diffère de la progné purpurea des deux Amériques que par sa petitesse et la couleur terne de son plumage ; 5o de trois espèces de merles ou oiseaux moqueurs, type essentiellement américain. Le reste forme un bizarre assemblage de pinsons, ayant tous des rapports entre eux, et néanmoins différant assez les uns des autres pour qu’on en distingue treize groupes, divisés en quatre sous-groupes. Il faut en excepter le cactornis, importé de l’île de Bow, et qu’on voit souvent grimper le long des fleurs du grand cactus. Les autres espèces de pinsons confondues ensemble picorent par bandes sur le sol aride des terres basses. Les mâles sont d’un noir de jais, et les femelles généralement brunes. Un fait curieux est la parfaite gradation des becs dans les différents genres des geospiza : ce qui semblerait indiquer que, par suite de la disette primitive d’oiseaux dans l’archipel, la nature a modifié une seule espèce pour des buts divers. On peut aussi conjecturer que le faucon busard a petit à petit dérogé de sa coutume de se nourrir d’une proie vivante qu’il attaque et tue, et qu’il en est arrivé à se repaître de cadavres comme le polybore du continent américain.

Archipel Galapagos. — Aiguade de l’île Charles. — Dessin de E. de Bérard d’après l’atlas de la Vénus.

Je n’ai pu réunir que onze espèces d’échassiers et d’oiseaux aquatiques, dont trois seulement sont aborigènes, y compris un râle qui ne quitte pas les humides sommets des îles, et une mouette, que j’ai été surpris de trouver particulière à cet archipel, vu les habitudes errantes de cet oiseau. La proportion minime de trois espèces nouvelles de palmipèdes et d’échassiers sur onze, comparées aux vingt-cinq espèces nouvelles sur vingt-six habitant l’intérieur des terres, s’explique par le grand parcours des oiseaux aquatiques dans toutes les parties du globe. La même loi s’étend aux coquillages de mer et d’eau douce, et à un moindre degré aux insectes de cet archipel. La plupart des oiseaux de terre ou de rivages, importés et aborigènes, se distinguent de leurs congénères par leur petitesse et la teinte foncée de leur plumage. Sauf un roitelet à gorge d’un beau jaune et un tyran-gobe-mouche à huppe et poitrine écarlates, aucun ne se pare des brillantes couleurs qui semblent l’apanage des régions équatoriales. Oiseaux, plantes, insectes, ont l’aspect grêle, terne, misérable, et le caractère du désert, comme dans le sud de la Patagonie. On peut en conclure que le haut coloris des productions des tropiques ne tient ni à la chaleur, ni à la lumière de ces zones, mais à quelque autre cause, peut-être à des conditions d’existence plus favorables à la vie.

Les oiseaux de l’intérieur sont étonnamment privés, surtout les merles moqueurs, les pinsons, les roitelets, les gobe-mouches, les pigeons et les busards. Tous s’approchaient assez pour qu’on pût les tuer d’un coup de badine ou les abattre, comme je l’ai moi-même essayé, avec un chapeau ou un bonnet. Un fusil est presque inutile ici ; avec le bout du canon je poussai un faucon perché sur une branche, et le fis déguerpir. Un jour que j’étais couché à terre, un merle vint se poser sur le bord d’une écuelle faite d’écaille de tortue que je tenais à la main, et se mit tranquillement à boire ; je levai le vase sans qu’il s’envolât. J’ai tenté d’attraper ces oiseaux par les pattes, et peu s’en est fallu que je ne réussisse. Il paraît qu’autrefois ils étaient encore plus familiers qu’à présent. Cowley dit en 1684 : « Les tourterelles sont si peu craintives qu’elles se posent sur nos chapeaux et nos épaules, de manière qu’on peut les prendre vivantes. Elles n’avaient nulle terreur de l’homme, jusqu’à ce que quelqu’un des nôtres, ayant tiré sur elles, les eût mis en défiance. » Dampierre dit aussi, à la même époque, qu’un homme pouvait facilement en tuer six à sept douzaines en se promenant le matin. Aujourd’hui quoique très-privées, elles ne perchent pas sur la tête des gens et ne se laissent pas massacrer en si grand nombre. Il est surprenant qu’elles ne soient pas devenues tout à fait sauvages, car depuis que les boucaniers et les baleiniers fréquentent ces îles, les matelots qui parcourent les bois pour trouver des tortues, se font un méchant plaisir d’abattre les pauvres oiseaux. Dans l’île Charles, colonisée depuis six ans, je vis un jeune garçon assis près d’une source, une baguette à la main ; il s’en servait pour tuer les tourterelles et les pinsons à mesure qu’ils venaient boire. Il en avait déjà un petit tas qu’il destinait à son dîner. C’était, disait-il, sa façon habituelle de s’approvisionner. Il semble que les oiseaux de cet archipel n’ayant pas encore appris que l’homme est de tous les animaux le plus dangereux, s’en préoccupent aussi peu que les ombrageuses pies se préoccupent en Angleterre des vaches et des chevaux au pâturage. Une preuve que cette familiarité ne tient pas à l’absence des rapaces dans les îles Galapagos, c’est que la même disposition existe chez les oiseaux des îles Falkland, où se trouvent des renards, des milans, des hiboux. Cependant l’oie des montagnes y bâtit son nid sur des îlots, montrant par là qu’elle connaît le danger du voisinage du renard, mais elle se laisse approcher par l’homme. Cette confiance contraste fortement avec les habitudes de la même espèce dans la Terre de Feu où, persécutée depuis des siècles par les sauvages habitants, elle est devenue si défiante, qu’il est aussi difficile d’en tirer une que de chasser l’oie sauvage en Angleterre, tandis qu’aux îles Falkland un chasseur peut en un jour abattre plus que sa charge de ce gibier. Au dire de Pernety, en 1763, le petit opeliorhynchus venait presque percher sur son doigt, et cependant il ajoute qu’il était dès lors impossible de tuer le cygne à col noir. Cet oiseau de passage apportait probablement avec lui la sagesse qu’il avait puisée en pays étrangers.

On peut conclure de ces faits et de beaucoup d’autres analogues, que la terreur de l’homme chez les oiseaux est un instinct particulier, qui ne s’acquiert qu’au bout d’un certain temps, même quand il y a persécution, et qui se transmet par l’hérédité, à travers des générations successives. Ainsi en Angleterre où, comparativement, très-peu de jeunes oiseaux sont pourchassés, les petits, même au sortir du nid, ont peur de l’homme. Au contraire, quoique rudement poursuivis et massacrés par lui aux îles Falkland et dans l’archipel Galapagos, ils n’ont pas encore appris cette terreur salutaire. Quels dégâts ne doit donc pas faire dans un pays l’introduction de toute nouvelle bête de proie, avant que les instincts des animaux indigènes se soient adaptés à la ruse ou à la force du nouveau venu.

Archipel des Galapagos : Oiseaux : Pyrocephalus nanus (en haut), Tenagra Darwin (ailes déployées), Sylvicola aureola (au-dessous à droite), Coctarnis assimilis (sur la pierre). — Reptile : Leiocephalus Grayi. — Dessin de Rouyer d’après l’atlas du voy. de l’Aventure et du Beagle.

La classe des reptiles est, sans contredit, celle qui donne le caractère le plus tranché à la zoologie des îles Galapagos. Il y a peu d’espèces, mais les individus sont extraordinairement nombreux. Un petit lézard se rattache à un genre de sauriens de l’Amérique du Sud ; deux espèces (probablement plus) de l’amblyrhynchus forment un ordre particulier à cet archipel. On y trouve en grand nombre un serpent identique au psammophis temminckii du Chili, à ce que m’apprend M. Bibron. Il y a, je crois, plus d’une espèce de tortues de mer, et deux ou trois espèces terrestres. Les crapauds et les grenouilles ne s’y rencontrent nulle part ; j’en fus d’autant plus surpris que les taillis humides des hautes régions tempérées me semblaient leur convenir à merveille. Je me rapperappelai la remarque faite par M. Bory de Saint-Vincent, qu’aucuns de ces batraciens n’habitent les îles volcaniques des grands océans. Cela semble vrai pour la mer Pacifique, et même pour les grandes îles de l’archipel Sandwich ; mais dans l’océan Indien, l’île Maurice fait en apparence exception : j’y ai vu en quantité le rana mascariensis : elle habite également les Séchelles, Madagascar et Bourbon. Si l’on en croit les rapports de divers voyageurs, il n’existait en 1669 d’autres reptiles à Bourbon que des tortues, et on avait essayé en 1768 d’introduire des grenouilles à Maurice. L’absence d’espèces indigènes de cette famille dans les îles océaniques est d’autant plus remarquable que les lézards y fourmillent sur les moindres îlots. Cette différence ne peut-elle avoir pour cause la facilité avec laquelle les œufs de ces sauriens, protégés par des coquilles calcaires, surnagent et sont transportés à travers l’eau salée, tandis que le frai gélatineux des grenouilles se dissout et se disperse ? La testudo nigra, ou tortue noire se trouve sur toutes les îles de l’archipel Galapagos, ou du moins sur le plus grand nombre. Elle fréquente de préférence les hauteurs humides, mais elle vit aussi dans les parties basses et stériles ; elle atteint parfois des dimensions gigantesques. Le vice-gouverneur de la colonie nous dit en avoir vu plusieurs si grosses qu’il fallait sept à huit hommes pour les enlever de terre. Quelques-unes ont donné jusqu’à deux cents livres de chair. Les vieux mâles sont les plus gros et se reconnaissent à la longueur de la queue : les femelles rivalisent rarement de grosseur avec eux. Les tortues qui habitent les îles où il n’y a point d’eau, ou qui se tiennent dans les terrains arides et bas, font leur principale nourriture du succulent cactus : celles qui hantent les régions supérieures se repaissent des feuilles de différents arbres, d’une espèce de baie acide et âpre, appelée guayarita, et aussi d’un lichen verdâtre et filamenteux (usnera plicata) qui pend par tresses aux branches des arbres. Elles aiment beaucoup l’eau, en absorbent de grandes quantités, et se vautrent volontiers dans la boue.

Traduit par Mlle A. de Montgolfier.

(La suite à la prochaine livraison.)

  1. Elles appartenaient alors à la République de l’Équateur, qui, en 1855, les a vendues aux États-Unis.