Le Tour du monde/Volume 1/Préface
Le Tour du monde a pour but de faire connaître les voyages de notre temps, soit français, soit étrangers, les plus dignes de confiance, et qui offrent le plus d’intérêt à l’imagination, à la curiosité ou à l’étude.
Il admet de préférence les relations inédites, mais il a place aussi pour celles qui, déjà publiées, ne sauraient être omises dans un tableau complet des explorations contemporaines de notre globe.
Le Tour du monde n’est, du reste, destiné à aucune classe spéciale de lecteurs. Il répondrait mal à l’intention de ses fondateurs s’il n’était aussi varié et aussi universel que son objet même qui est le spectacle vrai et animé de la nature et de la vie humaine sur toute la surface de la terre.
Parmi les voyageurs, les uns représentent la science, les autres l’art, d’autres le commerce ou l’industrie ; ceux-ci s’exposent à mille périls pour propager leur foi, ceux-là sont simplement des observateurs, des moralistes, ou ne recherchent que les émotions d’une existence errante et aventureuse. Toutes ces préoccupations diverses, même les plus frivoles en apparence, ont leur intérêt et leur part d’utilité : le Tour du monde n’en veut exclure aucune : il n’a d’indifférence que pour les récits sans valeur ou sans sincérité.
Le choix des relations contenues dans notre premier volume, bien que nous aspirions à mieux encore, sera considéré, nous l’espérons, comme une garantie de nos promesses et de notre désir sérieux de mériter un succès durable. Les voyages de Kane à la mer Polaire, de Mac-Clintock à la recherche de sir John Franklin, de M. le marquis de Moges en Chine et au Japon, de M. Guillaume Lejean dans le Monténégro et l’Herzégovine, de M. Moynet à la mer Caspienne et au Caucase, de Mac Donald à la grande Viti, de M. Élisée Reclus à la Nouvelle-Orléans, de Pargachefski au fleuve Amour, de Möllhausen entre le Mississipi et les côtes de l’océan Pacifique, de M. Bida à Jérusalem, et plusieurs autres, n’auront pas été lus sans doute avec indifférence : ce sont des récits qui méritent d’être relus et conservés. Parmi les relations de premier ordre qui entreront dans notre deuxième volume, nous pouvons annoncer, dès à présent, le grand voyage du docteur Barth au centre de l’Afrique, la relation de la découverte des lacs de l’Afrique orientale par Burton et Speke, le voyage au royaume d’Ava par Henri Yule, le journal de M. Guillaume Lejean qui remonte en ce moment le Nil, celui de Hadji Iskander (baron de Krapt) qui parcourt le pays des Tibbous, le voyage inédit de Mme Ida Pfeiffer à Madagascar, un voyage au mont Athos, etc., etc.
Nous avons insisté sur ce programme de notre rédaction, parce que nous ne voulons pas nous laisser atteindre par le préjugé qui porte quelquefois à négliger la lecture des recueils « illustrés », pour ne prêter d’attention qu’à leurs gravures. Notre ambition est qu’on trouve à nous lire plaisir et profit.
Il paraîtra naturel toutefois que nos efforts tendent à donner aux gravures du Tour du monde une importance égale à celle du texte même. Si dans les œuvres poétiques ou romanesques les gravures ne sont qu’un ornement, dans les relations de voyage elles sont une nécessité. Beaucoup de choses, soit inanimées, soit animées, échappent à toute description : les plus rares habiletés du style ne parviennent à en communiquer à l’esprit des lecteurs qu’un sentiment vague et fugitif. Mais que le voyageur laisse la plume, saisisse le crayon, et aussitôt, en quelques traits, il fait apparaître aux yeux la réalité elle-même qui ne s’effacera plus du souvenir.
De tout temps, les éditeurs de voyages ont compris cette incontestable utilité des « illustrations. » Mais presque toujours leur bonne volonté a été mal servie. Les peintres du moyen âge, trompés par les fantaisies de leur imagination ignorante, mêlaient d’incroyables extravagances aux récits déjà exagérés et obscurs des voyageurs. La méfiance et l’incrédulité dont furent si longtemps à triompher les narrations de l’illustre Vénitien Marco Polo et de quelques autres voyageurs très-estimables des douzième et treizième siècles, eurent certainement en grande partie pour cause les divertissantes, mais folles inventions des miniaturistes chargés de les interpréter. Aux quinzième et seizième siècles, on trouve, dans les dessins de voyages, beaucoup d’art et plus de vraisemblance, mais encore assez peu de fidélité : les planches de la précieuse collection des « grands et petits voyages, » si souvent réimprimées, ne reproduisent pour la plupart que des types de pure imagination. Au dix-huitième siècle, les artistes qui avaient accompagné Cook dans ses trois voyages donnèrent, à leur retour, des imitations le plus souvent inexactes des indigènes qu’ils avaient eus sous les yeux. Il ne faudrait pas même remonter si haut pour montrer combien de fois les auteurs de dessins joints à d’excellents textes ont encouru trop justement le reproche ou d’inhabileté à bien voir, ou d’insouciance de la vérité.
Aujourd’hui, l’art d’observer simplement, sans idée préconçue, sans tout rapporter à des types de convention, anciens ou modernes, a pénétré dans la plupart des esprits. Les voyageurs qui savent assez bien dessiner pour se passer de l’aide des artistes de profession, sont de plus en plus nombreux. La photographie enfin qui se répand dans toutes les contrées du globe, est un miroir dont le témoignage matériel ne saurait être suspect et doit être préféré même à des dessins d’un grand mérite dès qu’ils peuvent inspirer le moindre doute.
Dans les vingt-six premières livraisons que nous venons de terminer, plusieurs de nos gravures les plus remarquables ont été faites d’après des photographies. On peut avoir aussi toute confiance dans les dessins faits d’après nature par MM. Bida, de Trévise, Moynet, G. Lejean, de Bérard, de Bar, etc. Nos autres dessins ont été empruntés à des ouvrages d’une autorité incontestée et dont nous avons toujours eu le soin d’indiquer les titres.
Un de nos vœux était de nous concilier la sympathie des hommes sincères. Nous sommes heureux d’avoir à constater l’empressement des voyageurs les plus honorables à nous aider de leurs conseils et à nous communiquer les documents qui peuvent nous être utiles. Ce concours qui nous était indispensable, l’accueil bienveillant que le public a fait à nos débuts, les encouragements de la presse française et étrangère nous permettent d’espérer que le Tour du monde est venu à son heure et qu’il est dès à présent en mesure de mériter que l’on ne doute pas de son avenir. Il s’offre, comme un moyen de publicité facilement accessible aux voyageurs que décourageait souvent la rareté des éditeurs ou l’espace trop restreint dont pouvaient disposer en leur faveur les journaux et les revues. Nous n’attendrons pas, d’ailleurs, que l’on vienne à nous. Désireux de nous créer des relations actives et régulières avec les centres d’informations les plus importants si éloignés qu’ils soient, attentifs à ce que l’on signale d’explorations nouvelles dans toutes les contrées du globe, bien résolus à ne négliger aucun effort pour nous avancer dans toute voie raisonnable d’amélioration et de progrès, nous avons confiance que nous arriverons à satisfaire, aussi complétement qu’il est possible, les lecteurs éclairés qui cherchent dans des voyages des éléments variés tout à la fois de distraction agréable et d’instruction solide.
Notre champ est vaste ; nous pouvons dire qu’il est illimité. Non-seulement la Terre n’est pas entièrement connue, et chaque jour nous révèle des découvertes importantes en Afrique, en Asie, dans l’Océanie ou aux pôles, mais encore la plus grande partie des régions qu’on pouvait croire les mieux explorées ne l’ont été qu’imparfaitement. Presque tout le globe, modifié de siècle en siècle par les révolutions des sociétés et celles de la nature, est à étudier incessamment sous des aspects nouveaux. Combien de descriptions vraies jadis ont cessé de l’être ! Combien de choses effacées de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe, depuis Hérodote, Posidonius et Strabon, ou même des deux Amériques depuis Colomb et Cortez ! Combien, au contraire, de scènes nouvelles dévoilées seulement d’hier ou qui le seront demain : cimes réputées inaccessibles où le pied humain se pose pour la première fois ; lacs, fleuves, sources dont d’intrépides voyageurs cherchent, assiègent, cernent de toutes parts les mystères ; déserts immenses fertilisés par la conquête ; champs d’incultes richesses qui s’ouvrent à l’espoir des émigrations ; trésors des mines qui groupent les aventuriers en nations ; empires endormis entre leurs murailles depuis les temps les plus reculés de l’histoire et qui s’éveillent enfin à l’approche de la civilisation ! De tous côtés, que de spectacles singuliers, curieux, solennels, émouvants ! Et, sous la surface même des phénomènes extérieurs, que d’observations morales à recueillir encore sur les habitudes, les mœurs, les institutions, les traditions, les arts, les caractères différents des races ! Que d’aventures, de péripéties, de surprises, tour à tour sérieuses ou riantes, et aussi, trop certainement, que de tableaux de misères et de déplorables oppressions à dénoncer à l’indignation et aux sollicitudes du monde chrétien !
Nous regardons, nous écoutons. À toute heure, quelques voyageurs partent des différents points de l’Europe pour les régions lointaines : quel que soit leur itinéraire, notre tâche désormais est de les suivre. Ce ne sera jamais le sol qui manquera sous nos pas : ce ne sera pas non plus le zèle qui nous fera défaut. Le jour où nous avons commencé ce recueil, nous avons bien compris que nous entreprenions la course du « Juif-Errant ». Plus libres seulement de notre destinée que ce type légendaire du voyageur, lorsque la fatigue nous conseillera le repos, nous appellerons vers nous un homme de bonne volonté, nous mettrons notre bâton dans sa main, et, jusqu’à ce que lui-même ait besoin d’un successeur, il continuera le Tour du monde.