Le Tigre de Tanger (Duplessis)/II/III

et Albert Longin
L. de Potter (2p. 87-107).

III

L’épreuve.

Le lendemain de cette soirée du 1er février, où le roi s’était trouvé indisposé et souffrant, une affluence assez considérable de badauds et de vagabonds stationnait, vers les huit heures du matin, sur l’emplacement ordinairement désert de Hyde-Park-Corner, là où s’élèvent maintenant l’hôpital de Saint-Georges et Aspley-House,

Ce lieu était loin de ressembler, sous le règne de Charles II, à ce qu’il est aujourd’hui. Tout le terrain situé au nord de la ligne qui va de ce point à la partie actuellement la plus fréquentée de Regent’s-Street, offrait alors une vaste solitude, de temps à autre visitée par les chasseurs de bécassines. Cette solitude était bornée au nord par deux haies maigres et rabougries qui couraient parallèlement à la première ligne et indiquait la route d’Oxford. S’élevant entre ces deux limites, mais plus près de la seconde, trois ou quatre grandes maisons de campagne, décelaient seules la présence de l’homme : à l’ouest, ou trouvait une prairie renommée par une source d’eau vive, d’où est venu plus tard le nom de Conduit-street ; à l’est se déroulait un champ aride où l’habitant de Londres ne passait jamais sans frissonner, car vingt ans auparavant, lors de la grande peste qui désola et décima la capitale de l’Angleterre, ce champ avait été choisi à cause de sa position écartée pour y enterrer les morts, et l’on prétendait que de ses entrailles emplies de victimes s’exhalaient encore des miasmes mortels.

Or, comme les costumes des badauds dont il vient d’être question n’annonçaient ni des chasseurs, ni des voyageurs, il était permis de supposer que s’ils n’eussent été stimulés par un intérêt puissant, ils ne seraient pas venus, par un froid très vif, se morfondre dès huit heures du matin à Hyde-Park-Corner.

Au reste, un simple fragment des conversations qui avaient lieu parmi les gens qui composaient ce groupe, eût expliqué clairement au premier venu le motif de la réunion :

— Il paraît, disait un gros bourgeois à la face rebondie, à la physionomie béate et placide, il paraît que la matinée sera des plus intéressantes ! On prétend que ce Fitzgerald a juré d’opposer à Jack Ketch une héroïque résistance… Il veut le traiter, dit-on, comme il a traité ce cher Jefferies, il y a trois nuits de cela ! Il faut espérer qu’il tiendra parole !… Je commence à trouver monotone d’assister sans cesse aux exécutions de gens trop résignés… Ce spectacle finit à la longue par devenir insignifiant… Mais, un vigoureux gaillard qui se défend, à la bonne heure, parlez-moi de ça ! c’est presque aussi beau et amusant qu’un combat de coqs ! On peut parier ! Qui veut parier une guinée contre moi que ce Fitzgerald va tenir maître Ketch en échec pendant un quart d’heure entier ?

— Maitre Jack est bien expert dans l’art de la corde, dit un autre assistant. Il n’est pas homme à se laisser bafouer si longtemps par un sujet.

— Tiens, c’est vous, mon bon monsieur Jonathan Hutchins ? Vous ne croyez donc pas que ce Fitzgerald soit homme à rudoyer Jack Ketch ?… Eh bien, si telle est votre opinion, acceptez mon défi !

— Je le veux bien… vingt-cinq guinées !

— Vingt-cinq guinées, bon Dieu ! Rien que ça, monsieur le chirurgien ! Ah çà, vous êtes donc sûr que ce Fitzgerald est un mouton qui va se laisser pendre sans bêler ?

— Dame ! si je parie, c’est que je le crois. Tenez-vous les vingt-cinq guinées ?

— Il ne les tiendra pas ! Il à peur ! crièrent plusieurs assistants d’une voix moqueuse.

— Eh bien ! oui, je les tiens, les vingt-cinq guinées ! déclama le gros bourgeois. Il ne sera pas dit que j’ai reculé.

— Bon ! pensa Hutchins en se frottant les mains, ce magnifique Fitzgerald, cet admirable sujet ne me coûtera rien du tout ! Je l’aurai eu gratis |

— Ce qui m’étonne, moi, gentleman, dit un troisième spectateur en se mêlant à l’entretien, c’est que l’on n’ait pas encore dressé la potence. Est-ce que ce ne serait pas pour aujourd’hui, par hasard ?

— Allons donc ! on voit bien que vous ne connaissez pas Jefferies !

— C’est que, hier au soir, à la porte de White-Hall, la sœur du condamné, — une fort jolie fille, ma foi ! — a prié un garde-du-corps de demander au roi la grâce de son frère.

— Qui est-ce qui vous a dit cela ? demanda Hutchins visiblement inquiet.

— Personne ne me l’a dit, je l’ai vu et entendu moi-même ! Tiens, voici justement un garde-du-corps qui arrive au galop ; il vient annoncer que le roi a fait grâce.

— En vérité, le parlement devrait abolir ce droit de grâce, murmura Hutchins, c’est une prérogative exorbitante !

— Vous avez bien raison, monsieur Hutchins !… mais voici le garde près de nous… Je vais l’interroger, moi… Eh ! seigneur, continua le bourgeois parieur en s’adressant au carabinier qui, aux approches du groupe, avait, dans la crainte d’un accident, modéré la course de sa monture. — Eh ! seigneur, m’est-il permis de vous demander si l’exécution doit avoir lieu bientôt, ou bien si le roi a fait grâce ? L’heure fixée pour la cérémonie est déjà passée et nous sommes transis de froid !… Vraiment, l’autorité agit à notre égard avec un incroyable sans façon !…

— Pourriez-vous m’indiquer quelle est, parmi ces maisons de campagne, celle de lord Clarendon ? demanda le cavalier, sans répondre aux questions qui lui étaient faites.

— Oui, seigneur, je le puis, dit l’orateur du groupe ; mais veuillez d’abord satisfaire notre juste curiosité… Pourquoi donc Jack Ketch est-il ce matin si fort en retard ?

Le garde arrêta son cheval.

— Jack Ketch a donné sa démission, dit-il.

— Ah ! mon Dieu ! est-il possible ? Mais voilà un évènement fort grave.

— Qui n’est rien en comparaison de celui arrivé tout à l’heure à White-Hall, reprit le garde en laissant souffler son cheval ruisselant de sueur ; Londres entier est en émoi, messieurs !

— Mais qu’y a-t-il donc ? Expliquez-vous !

— Sa Majesté le roi Charles II est à l’agonie… on assure qu’il ne passera pas la journée.

— Il n’est pas vrai, alors, qu’il ait fait grâce au condamné ? s’écria Hutchins.

— Comment le voulez-vous ? répondit le carabinier, il n’a pas sa connaissance.

La nouvelle donnée par le garde-du-corps produisit un effet immense sur les habitués de Hyde-Park-Corner ; ils allaient accabler de questions le carabinier, mais ce dernier, ayant obtenu le renseignement dont il avait besoin, avait déjà piqué des deux et était parti à fond de train.

Tandis que l’annonce de la subite et dangereuse maladie du roi se répandait dans la capitale avec une incroyable rapidité, et que les curieux et passionnés amateurs de pendaison restaient bravement à attendre l’arrivée du condamné, celui-ci était encore enseveli au fond de son tombeau de pierre, dans la prison de Newgate.

Après une journée pleine d’affreuses incertitudes et une nuit d’épouvantable insomnie, il venait enfin, brisé par le désespoir, de tomber dans un assoupissement fiévreux, quand la porte du stone hold le rappela, en s’ouvrant, au sentiment de sa terrible position.

Mais alors, le même phénomène de transfiguration que le lecteur a déjà vu se produire deux fois chez Fitzgerald, se renouvela encore. Ses membres affaissés reprirent leur ressort ; de cadavre anticipé, le condamné redevint homme ; l’expression d’angoisse et d’hébétude empreinte sur son visage fit subitement place à un semblant d’indifférence stoïque, et ce fut d’une voix dont le tremblement était admirablement dissimulé qu’il s’écria, sans même tourner la tête vers le visiteur qui pénétrait dans son cachot :

— Eh ! eh ! voici l’honorable Jack Ketch qui se décide enfin à me faire sa visite !… Vous avez, cher gentleman, montré peu d’empressement à vous rendre auprès de moi. N’importe, soyez le bienvenu !

— Vous vous trompez, brave ami, dit une voix connue qui fit tressaillir le prisonnier ; ce n’est point Ketch, mais bien votre tout dévoué serviteur Rose, qui vous souhaite le bonjour.

— Ah ! c’est vous, Rose ; et comment va votre santé ?

— Comme mes affaires, admirablement bien.

— Le fait est, continua Fitzgerald, que je vous trouve ce matin, autant qu’il m’est permis d’en juger à la lumière de votre fumeuse lanterne, un air dégagé et joyeux qui m’enchante.

— Ah ! cher ami, si vous saviez l’excellente aubaine qui m’arrive, vous ne vous étonneriez pas de me trouver si allègre, si satisfait.

— Quelle est cette aubaine, cher gentleman ?

— Je fais partie du gouvernement !

— Vous, Rose ? Ah bah !

— Et d’une façon bien honorable pour moi, allez.

— Tant mieux donc, mille fois tant mieux ! Recevez mes sincères compliments.

— Que de gens vont envier mon sort !… Oh ! mais les grandeurs ne m’éblouissent pas. Tel j’étais hier, tel je suis aujourd’hui : excellent camarade, gai compagnon, pas fier du tout, et prêt à donner la main au premier bon vivant que je rencontrerai sur ma route.

— Mais, interrompit Fitzgerald, tout cela ne m’apprend pas le changement survenu dans votre position.

— Hélas ! pauvre ami, vous ne le connaitrez que trop tôt, ce changement ! répondit Rose en essayant un soupir.

— Expliquez-vous plus clairement.

— Peu de mots me suffiront : je viens vous chercher pour vous pendre !… Oui, cher camarade, j’ai été nommé l’exécuteur en titre de la ville de Londres, et cela d’emblée, sans surnumérariat, sans apprentissage. Voilà qui est honorable, hein ? Ce Ketch, quel sot ! a cru qu’on ne saurait se passer de lui, et il a donné sa démission. Mon Dieu ! quoique complètement inexpérimenté aujourd’hui dans le maniement de la hache et dans l’art de la corde, j’entends, avant qu’il ne soit quinze jours d’ici, devenir de première force dans ma nouvelle partie… Il ne s’agira pour cela que de travailler doucement, proprement, sans me presser, les premiers sujets qui me passeront par les mains… Ravi, cher ami, de débuter par vous !… Vous qui êtes né sous une heureuse étoile, vous me porterez assurément bonheur ! Mais voila bien assez de bavardage comme cela… Nous sommes de beaucoup en retard… Partons !

Deux heures après, l’infortuné Irlandais, après avoir traversé une grande partie de Londres à pied, arrivait à Hyde-Park-Corner, où l’on avait dressé à la hâte un gibet.

Sa marche pour arriver jusqu’à l’instrument de son supplice fut retardée par les flots d’une foule compacte, derrière laquelle stationnaient encore un assez grand nombre de voitures qui avaient conduit des amateurs sur le lieu de l’exécution.