Le Tigre de Tanger (Duplessis)/II/II

et Albert Longin
L. de Potter (2p. 29-84).

II

La soirée du 1er février 1685 à White-Hall (suite).

L’’action de Suzanne auvait été si rapide, si imprévue, que le grand juge n’avait pu l’empêcher. Voulant couper court à cette scène dramatique et de nature à ameuter la foule contre lui et l’exposer à un véritable danger, il se retourna vers un groupe de carabiniers[1] de garde à la porte de White-Hall, et d’une voix impérieuse :

— Gardes, s’écria-t-il, saisissez cette coquine et conduisez-la à Bridewell !

Les gardes restèrent immobiles.

— Ne m’avez-vous pas entendu, beaux fainéants dorés ? reprit Jefferies avec une fureur croissante ; j’ai dit : Conduisez cette coquine à la prison de Bridewell !… Qu’on se dépêche, ou sinon, je prends vos noms et malheur à vous !

Deux jeunes cadets de famille, intimidés par cette menace, s’avancèrent vers Suzanne ; mais aussitôt, un lieutenant qui jusqu’alors était resté spectateur muet et en apparence impassible de l’évènement, entra en scène.

— Restez à votre poste, messieurs, dit-il froidement aux deux cadets. Quant à vous, poursuivit-il en s’adressant au grand juge, veuillez entrer ou sortir ; ma consigne est de ne laisser stationner personne ici…

À cette intervention de l’officier des gardes, Jefferies poussa un cri de rage.

— Vous ignorez sans doute, casaque enrubannée, dit-il, à qui vous avez l’honneur de parler en ce moment ?

— À un homme fort mal élevé et qui trouble l’ordre public, dit le lieutenant toujours avec le même sang-froid.

— Je suis Georges Jefferies !…

— Le grand juge au banc du roi, je le sais.

— Ah ! vous me connaissez et vous osez résister ! Par les furies de l’enfer, vous paierez cher votre désobéissance !

— Cette expression manque complètement de justesse, dit tranquillement l’officier. Les gardes-du-corps de Sa Majesté ne sont point des constables ; à chacun ses fonctions !… Allons ! mylord, décidez-vous, entrez ou sortez… Vous ne pouvez, je vous le répète, rester plus longtemps ici.

— Les gardes du roi sont donc des traîtres ! s’écria Jefferies hors de lui.

À cette dernière insulte, cinq ou six cadets s’élancèrent vers le grand juge, et une longue clameur d’indignation s’éleva des rangs les plus rapprochés de la foule.

— Messieurs, dit l’officier en s’adressant aux gardes, ne prenez point souci d’un propos sorti de la bouche de Jefferies… Cet homme est trop connu pour l’arrogante brutalité de son langage, et notre royalisme est aussi trop bien établi pour qu’une pareille sottise puisse nous atteindre… Quant à vous, ma belle enfant, continua le chef du poste en se tournant vers Suzanne, croyez-moi, renoncez à tout espoir, éloignez-vous au plus vite… Insister encore ne servirait qu’à exciter les appétits sanguinaires de mylord… Je vous y invite sérieusement, partez…

Tandis que le lieutenant des carabiniers lui adressait ces paroles, Suzanne le regardait avec une attention extrême. Au reste, l’officier des gardes-du-corps était parfaitement digne de cet examen.

D’une taille élancée, souple et vigoureuse, il pouvait avoir environ vingt-cinq ans. Son visage aux traits mâles et réguliers, portait l’empreinte de la noblesse et de la loyauté. Ses cheveux, noirs, légèrement bouclés, faisaient ressortir la blancheur de son large front. Ses manières d’une exquise distinction, l’eussent assurément fait remarquer encore, si, au lieu de porter le brillant uniforme des gardes, il eût été revêtu de la modeste veste de l’ouvrier. Un air de tristesse, ou plutôt de douce mélancolie, répandait un charme singulier sur toute sa personne et éveillait de prime-abord l’intérêt et la sympathie.

Quant à la modération qu’il montrait dans son altercation avec le grand juge, un observateur sagace ne l’eût certes pas acceptée sans bénéfice d’inventaire : il était aisé de deviner à la flamme de ses yeux, qu’il redoutait l’impétueuse ardeur de son sang et s’efforçait de comprimer les élans de sa puissante et fougueuse jeunesse.

Jefferies, un moment décontenancé par la froideur hautaine de son adversaire, cherchait une injure à lui lancer, lorsqu’un secours sur lequel il ne comptait pas lui arriva fort à propos pour l’aider à sortir de sa fausse position.

Une ronde de constables attirée par les cris de la foule apparut devant la porte de White-Hall.

— À moi, constables ! s’écria Jefferies, à moi ! Emparez-vous de cette misérable et conduisez-la à Bridewell.

— Lieutenant Lisle, faut-il laisser emmener cette jolie fille ! demanda l’un des gardes en s’adressant à l’officier.

— Le lieutenant Lisle ! s’écria Jefferies d’une voix qui retentit comme un coup de tonnerre. Ah ! j’aurais dû m’en douter ! Bon sang ne peut mentir ! Pour oser se révolter ainsi contre la loi, il fallait être le fils d’un infâme assassin, d’un exécrable régicide !

À cet outrage adressé à son père exilé, le jeune homme poussa un rugissement de colère, et ivre, fou, insensé de fureur, il tira son épée et s’élança sur Jefferies en s’écriant :

— C’est avec le plat de l’épée qu’il faut châtier un pareil drôle !

Au même instant une main de fer saisit le bras du garde et une voix lui dit :

— Henri, en certaines circonstances et vis-à-vis de certains hommes, le mépris impassible est la meilleure des vengeances !

À ces paroles prononcées avec un ton d’autorité calme et digne, le jeune officier laissa tomber son épée et demeura comme frappé de stupeur.

L’homme qui venait de s’interposer entre lui et le grand juge, c’était sir Charles Murray. Sa fille Lucy, pâle comme une morte, joignait à l’intervention de son père l’éloquente et douce prière de son regard.

Henri Lisle allait balbutier une excuse pour justifier sa conduite, quand soudain un cri déchirant, plein d’angoisses et de larmes, le fit tressaillir. Presque aussitôt son nom prononcé attira son attention. C’était Suzanne qui, entraînée par l’escouade des constables, s’écriait :

— Mon frère Fitzgerald doit être pendu demain matin !… Fitzgerald est innocent !… Sir Henri Lisle, voyez le roi tout de suite… sans perdre une minute !… À un noble et généreux cœur comme vous le roi ne refusera pas cette grâce !

L’apparition subite de Murray avait produit un effet si extraordinaire sur le grand juge, qu’il oublia pendant un instant le jeune lieutenant des gardes. Ses traits bouleversés disaient deux sentiments bien contraires : la crainte et la fureur. Ce fut sous leur double impression qu’il s’écria :

— Ah ! c’est ainsi que l’on insulte les fonctionnaires publics, les dépositaires du pouvoir de Sa Majesté !… C’est bien ! justice sera faite ! Tenez-le-vous pour dit !… Au revoir ! à bientôt !

Les rumeurs de la foule et l’attitude de plus en plus menaçante des gardes-du-corps apprirent au juge qu’il était temps de battre en retraite. Des huées et des malédictions le poursuivirent jusqu’à ce qu’il eût disparu sous le péristyle de la porte d’honneur.

Murray et Henri Lisle n’avaient l’un ni l’autreinterrompu Jefferies dans les menaces qu’il venait de leur adresser : le premier avait trouvé dans le calme de sa conscience la force de les dédaigner ; le second, dominé par un suppliant et irrésistible regard de Lucy, avait sacrifié à la charmante jeune fille la colère qui grondait en lui.

Ce fut Henri Lisle qui, après avoir entraîné Murray et Lucy à l’écart, entama la conversation.

— Cher et bien-aimé sir Charles, dit-il d’un ton affectueusement respectueux, à quel hasard dois-je attribuer le plaisir de votre rencontre.

— Je sors de chez le roi.

— De chez le roi ? répéta le jeune homme avec un vif étonnement et en jetant à la dérobée un regard inquiet sur la fille du vieux puritain. M’est-il permis de vous demander si miss Lucy vous accompagnait ?

— Oui, ma fille était avec moi.

— Il est étrange, reprit l’officier après un court silence, que je n’aie point vu passer votre voiture, car depuis l’ouverture des portes de White-Hall, je n’ai point quitté mon poste.

— Cela n’est au contraire nullement étrange, sir Henri… Nous avons été introduits dans le cabinet de Sa Majesté par l’escalier privé du jardin, qui donne sur la Tamise.

— Ah ! c’est différent… Mais, permettez. Vous avez été introduits, dites-vous ? Vous aviez donc un introducteur ?

— Assurément. Comment, sans cela, aurions-nous pu parvenir jusqu’au roi ?

— Et, reprit Henri Lisle en hésitant, puis-je, sans trop d’indiscrétion, vous demander le nom de votre introducteur ?

— C’était le page Chiffinch.

— Chiffinch !… Ai-je bien entendu ?… Vous avez dit Chiffinch ?…

— Oui, j’ai dit Chiffinch… En quoi ce nom vous étonne-t-il donc si fort ?

Le lieutenant des gardes hésitait sur la réponse qu’il devait faire, quand son regard rencontra le riche et magnifique collier de diamants passé par le roi autour du cou de la jeune fille.

Une exclamation, dans laquelle la colère et l’étonnement se mêlaient à doses égales, sortit de ses lèvres, et son visage refléta le trouble profond et douloureux qui remplissait son âme.

— Non, non, c’est impossible !… mes sens m’abusent… Je suis le jouet d’un songe, murmura Henri Lisle. Mais qui sait !… peut-être bien sir Charles, aveuglé par sa loyauté, s’est-il laissé entraîner dans un piége !… Oh ! ce doute me brûle comme un fer rouge… Il faut que je descende au fond de ce mystère, que je sache l’entière vérité… Mon respectable ami, continua le jeune homme en élevant la voix, le froid est vif, il serait dangereux pour miss Lucy de rester plus longtemps exposée à ses pénétrantes atteintes… Voulez-vous m’accorder l’honneur de vous accompagner Jusque chez vous ?… À cette heure de la nuit, les rues de Londres, vous le savez, présentent une médiocre sécurité aux piétons.


— Ce serait avec plaisir que j’accepterais votre offre, Henri, si vous n’étiez pas de garde.

— Oh ! que cette considération ne vous inquiète pas : je suis chargé ce soir d’un service peu important, du service extérieur. Il me sera facile, sans être remarqué, de me faire remplacer… Je ne vous demande qu’une minute.

Henri Lisle, après avoir prononcé ces mots, s’éloignait en toute hâte comme s’il craignait que Murray ne revint sur sa détermination, lorsque la voix mélodieuse de Lucy l’arrêta subitement. Ce n’était pas, au reste, sans avoir auparavant, très visiblement hésité que la jeune fille s’était décidée à prendre la parole.

— Henri, dit-elle en attachant sur le lieutenant des gardes son regard limpide et profond, je vous suis personnellement bien reconnaissante de votre offre, mais votre temps n’est-il pas trop précieux ce soir pour le perdre ainsi ?

— Je suis au contraire parfaitement libre ce soir de tout engagement, Lucy.

— Libre, dites-vous, Henri ? répéta la charmante enfant d’un ton de doux reproche, vous avez donc oublié la prière de cette pauvre belle jeune fille que mylord Jefferies vient de faire arrêter ? C’est vous qu’elle a invoqué dans sa détresse : vous ne devez pas rester sourd à son appel… vous ne le pouvez pas.

— Lucy, répondit le garde tout étonné de la fermeté et de l’insistance déployées par sa compagne d’enfance, car sir Henri Lisle et miss Lucy Murray se connaissaient depuis leurs plus tendres années, ils avaient été, pour ainsi dire, élevés ensemble, et depuis que la jeune fille était entrée dans sa dix-huitième année, leur union avait été arrêtée par les deux familles, — Lucy, j’ignore si le frère de cette malheureuse victime de la cruauté de Jefferies mérite que l’on s’intéresse à lui… Qui m’assure qu’en m’embarquant, dans cette affaire je ne vais pas accoler mon nom à celui d’un assassin où d’un voleur de grande route ? Et puis, en supposant ce Fitzgerald digne de pitié, comment voulez-vous que je l’emporte sur la loi, qu’en un si bref délai surtout, j’obtienne sa grâce ! Vous le savez, mon crédit est des plus minces… et ce n’est pas d’un bon œil qu’on me voit à la cour…

— Henri a tout à fait raison, dit sir Charles Murray.

— Si c’est là votre opinion, mon père, je dois m’y soumettre, répondit Lucy ; et cependant je sens que ma nuit se passera sans sommeil.

— Après tout, reprit Henri Lisle, je m’exagère peut-être le danger auquel je n’expose… Oui, vous dites vrai, Lucy, il est de mon devoir de ne pas rester insensible au cri de détresse qui a invoqué mon nom. J’en serai quitte pour raconter la vérité entière, la simple vérité… Lucy, au revoir ; au revoir, sir Charles… J’irai vous apprendre demain le résultat de mes hasardeuses démarches, de ma folle tentative.

Le regard par lequel la jeune fille remercia Henri Lisle était si doux, si pénétrant, si plein de reconnaissance et de tendresse, que le lieutenant des gardes ne songea guère à regretter son obéissance. Après avoir salué le puritain et sa fille, il dit quelques mots à l’oreille d’un cornette, puis s’élança dans la cour d’honneur de White-Hall qu’il traversa au pas de course.

Au même moment Jefferies faisait son entrée dans la galerie des Tudors.

Quoiqu’il fut universellement détesté et méprisé, le grand juge inspirait cependant une terreur si profonde, que plusieurs courtisans ne rougirent pas d’aller lui présenter leurs amitiés et leurs respects. Jefferies accueillit ces avances avec l’insolente froideur d’un parvenu qui ne voit dans les hommages rendus à sa position qu’un légitime tribut d’admiration payé à ses mérites.

Depuis quelques instants une certaine inquiétude régnait parmi les nobles invités ; l’absence du roi, en se prolongeant, avait fini par être remarquée et par donner lieu à de nombreuses conjectures.

Les commentaires les plus divers et les plus opposés pleuvaient de tous côtés, quand Charles II rentra dans la salle de réception. Presque aussitôt le gentilhomme de la chambre de quartier annonça que le souper était servi.

Trois personnes étaient désignées ce soir-là pour partager l’honneur du repas royal, les duchesses de Portsmouth, de Cleveland et de Mazarin.

Charles II, dont on remarqua l’air souffrant et soucieux, offrit galamment la main à la duchesse de Portsmouth, ce qui était une faveur des plus signalées, et passa dans la salle à manger. Les courtisans suivirent, chacun marchant selon son rang.

Dès qu’il eût pris place à table, le roi déclara qu’il ne se sentait aucun appétit, mais que cependant il essaierait de manger quelques bouchées d’œufs à l’ambre gris, son mets favori, afin de ne pas rester à jeûn jusqu’au lendemain. Toutefois, à peine eut-il porté sa fourchette à sa bouche qu’il repoussa son assiette avec dégoût.

— Vous souffrez, Charles ? lui demanda à voix basse la duchesse de Portsmouth.

— Oui, bonne Nelly, lui répondit-il sur le même ton, oui, et beaucoup.

— Charles, au nom du ciel, faites appeler le médecin de service.

— Bah ! cela n’en vaut pas la peine… non, Nelly, je ne le veux pas… À quoi bon me donner en spectacle à tout ce monde… cette indisposition se passera comme elle est venue… d’elle-même…

Le roi s’arrêta et saisit le bras de la favorite qu’il serra avec une force convulsive ; une épaisse rougeur couvrit ses joues et il poussa un gémissement étouffé.

La duchesse de Portsmouth fit signe à Barbara Palmer de veiller sur Charles II, puis quittant sa place, au grand étonnement de chacun et au grand scandale des rigoristes de l’étiquette, elle s’avança vers un personnage très simplement vêtu, qui, confondu dans la foule, assistait au souper du roi.

— Monsieur Short, lui dit-elle, deux mots.

— Parlez, madame, j’écoute.

La duchesse et celui qu’elle venait de nommer Short s’éloignèrent de quelques pas de la foule, et la favorite reprenant vivement la parole :

— Monsieur Short, dit-elle, avez-vous parlé ce soir à Sa Majesté ?

— Non, madame la duchesse.

— L’avez-vous au moins regardée avec attention ?

— Hélas ! oui, madame, avec beaucoup d’attention.

— Pourquoi cet hélas ? demanda la duchesse avec anxiété.

— Si j’ai dit hélas, madame, ce ne peut être que par une distraction bien étrange.

— Non, mon cher monsieur Short… Il n’y a eu aucune distraction de votre part ; c’est un cri qui s’est échappé de votre cœur ! Au nom du ciel, au nom de l’estime toute particulière que j’ai pour vous, Sa Majesté est-elle oui ou non en danger ? Ma confiance en vous est illimitée, monsieur le docteur ; ce serait mal d’essayer de me tromper… Je veux la vérité, entendez-vous ? la vérité tout entière !… Que pensez-vous de l’état de Sa Majesté ?

— Mon Dieu, duchesse, je pense… je pense…

— Vous hésitez, docteur ? Mon Dieu, il y a péril !

— Rassurez-vous, madame… Prétendre que Sa Majesté est dans son état normal, non, je ne le pourrais pas… mais, de là à conclure que le roi est en danger de mort, il y a tout un abîme… Je ne vous cacherai pas toutefois, madame, que l’indisposition de Sa Majesté me semble assez sérieuse pour motiver l’intervention du médecin de service.

— C’est bien ! je cours… Par malheur, c’est aujourd’hui dimanche… aucun des médecins de quartier ne se trouve à White-Hall… Venez, monsieur Short… c’est le ciel qui vous a envoyé… venez, venez…

— Madame la duchesse, répondit Short avec une fermeté qui s’alliait peu avec la timidité de ses manières et l’hésitation ordinaire de son langage, madame la duchesse, vous me voyez au désespoir. Je suis obligé de repousser votre prière… Pour rien au monde je ne toucherai ce soir le pouls au roi !

— Pourquoi donc, docteur, demanda la favorite avec un étonnement mêlé d’anxiété.

— Parce que… parce que j’ai pour principe invariable de ne jamais marcher sur les brisées de mes confrères. Or, comme je ne suis pas aujourd’hui de service, l’honneur de soigner Sa Majesté ne me revient en aucune façon. Mais, tenez, madame, voici le roi qui mange d’un fort bon appétit ce plat d’œufs à l’ambre qu’il avait repoussé tout à l’heure… Son indisposition ne sera rien… mes soupçons étaient ridicules et déplacés.

— Vos soupçons, Short ! vos soupçons ?

— Ai-je dit soupçons ?… Bon ! je divague bien décidément !

La duchesse regarda de nouveau son interlocuteur, mais cette fois longuement, fixement ; on eût dit qu’elle essayait de lire au plus profond de son âme, de scruter sa pensée la plus intime.

Short soutint assez mal cet examen. L’agitation de ses lèvres, l’incertitude de son regard, la rougeur de ses joues, décelaient clairement son extrême embarras.

— Short, reprit la duchesse, vous êtes selon moi, — et en ceci mon opinion est partagée par la nation entière, — vous êtes le médecin le plus illustre, le plus savant, le plus expérimenté, le plus probe du Royaume-Uni ! Abandonner votre roi dans un moment critique, ce serait vous rendre coupable du crime de lèse-majesté ! Jurez-moi que vous serez demain, au point du jour, à White-Hall…

— Je vous le jure, madame, répondit Short comme à regret.

— Merci, docteur ! Moi, maintenant, je vais envoyer chercher les médecins ordinaires du roi, afin qu’ils passent la nuit au palais. À demain, docteur… au point du jour. J’y compte.

— Vous pouvez y compter, madame, j’y serai.

Le docteur Thomas Short, l’une des gloires les plus pures de son époque, craignant sans doute que la duchesse ne se ravisât, s’éloignait en toute hâte quand le grand juge lui barra le passage.

— Je désirerais vous entretenir un instant, monsieur Short, lui dit Jefferies de sa rude voix.

Le pauvre docteur tombait de mal en pis.

— Monsieur Short, reprit le grand juge, j’ai entendu la duchesse de Portsmouth prononcer tout à l’heure, en vous parlant, les mots de « crime de lèse-majesté. »

— Et ces mots vous ont alléché, mylord ?

— Oui, j’en conviens… Ne croyez-vous pas, docteur, que vous feriez bien de reprendre avec moi la conversation que vous aviez avec la duchesse ?

— La duchesse et moi nous plaisantions, mylord.

— Eh bien ! qui nous empêche de plaisanter aussi, nous deux ? J’aime beaucoup la plaisanterie, moi !… je me délecte dans un gai badinage…

— Mylord, je suis impatiemment attendu en ville ; de nombreux malades réclament mes soins.

— Dieu me garde de vous détourner de vos nobles et bienfaisantes occupations !… Voulez-vous me permettre de vous offrir mon carrosse ?

— Je vous rends mille grâces, mylord ! ma voiture stationne sur la place de White-Hall.

— Bon, alors je vous demanderai la permission d’y monter avec vous… Je n’ai nulle envie de dormir ce soir… Une promenade à travers la ville me sera fort agréable. Partons, docteur.

Short, déconcerté, chercha vainement un prétexte pour échapper à la compagnie de Jefferies, il se contenta de balbutier quelques mots inintelligibles que le grand juge affecta de prendre pour un acquiescement.

Short et Jefferies descendaient ensemble l’escalier de White-Hall, quand ils virent Henri Lisle, dépouillé de son uniforme et vêtu d’un costume de cour, franchir précipitamment les degrés conduisant à la salle de réception.

Le grand juge et le garde-du-corps échangèrent, en se croisant, un regard : celui de Jefferies disait une haine féroce, celui du jeune homme un froid dédain, un profond mépris.

— Voilà une admirable nature, s’écria Short en suivant des yeux Henri Lisle ; un mélange d’Antinoüs et d’Hercule, bâti pour vivre autant que Nestor !

— Vous pourriez bien vous tromper dans votre pronostic, cher docteur ! s’écria Jefferies d’un air méchant et railleur.

Cinq minutes après le juge et le médecin étaient assis côte à côte dans la commode voiture de ce dernier.

— Mon cher monsieur Short, dit Jefferies, je hais les préambules, et j’ai pour habitude d’aller toujours droit au fait… Docteur Short, vous courez en ce moment un vilain danger !

— Moi, mylord ? et lequel, je vous prie ?

— Celui d’être pendu haut et court !

— Il me semble, mylord, que l’amour de l’art l’emporte en vous sur le sens commun, répondit le docteur en jouant l’indifférence. Voici que tout éveillé, vous rêvez condamnation et supplice ! Au reste, ceci est un fait psychologique qui se présente souvent.

— Il ne s’agit pas de psychologie, docteur ; il s’agit de votre tête, oui, tout simplement de votre tête.

— Vous persévérez, mylord ?… Continuez… continuez… Je ne serai pas fâché d’étudier votre cas.

— Quel motif vous avait conduit ce soir à White-Hall ? reprit Jefferies.

— Un motif fort naturel et qu’il m’est on ne peut plus facile de constater : j’avais pris rendez-vous avec lord Halifax.

— Bien ! j’admets cette excuse…

— Comment ! cette excuse ?…

— Puisque je l’admets, vous dis-je, à quoi bon revenir la-dessus ?… Le hasard vous a donc amené ce soir à White-Hall, soit ! mais est-ce également le hasard ou bien plutôt votre volonté qui vous a empêché de vous rendre aux désirs de la duchesse de Portsmouth ?

— À quel désir de la duchesse faites-vous allusion, mylord ?

— Mon cher Short, si vous essayez de jouer au plus fin avec moi, la partie ne serait pas égale, et vous la perdriez à coup sûr. Vous vous fiez à ce que j’étais placé trop loin de vous pour entendre votre conversation avec la favorite… Mais vous oubliez que la duchesse accompagnait son discours d’une pantomime fort animée, fort éloquente ! Or, ce que j’ai étudié par-dessus toutes choses, c’est justement la mimique, cher docteur !… Cette science me rend chaque jour de signalés services… La duchesse vous disait donc qu’elle était inquiète de la santé de Sa Majesté, et vous, tout en voulant la rassurer, vous ne faisiez qu’aggraver ses alarmes et ses craintes, car c’est une justice à vous rendre, mon bon monsieur Short, il n’y a pas un homme à la cour qui vous égale en bonne foi et en franchise ; vous mentez avec une maladresse, vous dissimulez avec une gaucherie qui, aux yeux des gens de bien, doivent vous faire le plus grand honneur. Allons, Short, au nom de votre salut, un bon mouvement, abattez votre jeu et jouez cartes sur table.

Le pauvre docteur roulait des yeux effarés et se démenait sur les coussins de la voiture.

— Excellent Short, poursuivit Jelferies, savez-vous quels sont les gens les plus détestés, les plus impopulaires en Angleterre, ceux que l’on accuse de tous les méfaits, à qui l’on attribue tous les complots ? Ce sont, et je vous défie de me contredire, les catholiques romains… Or, si je ne me trompe, parmi tous les médecins attachés à la personne de Sa Majesté, il n’y en a qu’un seul qui appartienne à cette religion.

— Oui, mylord, et celui-là, c’est moi ! s’écria Short, à qui cette insinuation, pour ne pas dire celle accusation, rendit toute sa fermeté.

— Eh bien ! cher Short, supposez que Sa Majesté vienne à mourir à la suite d’une maladie subite, les ânes qui n’auront pu sauver le roi, ne voulant pas avouer leur inepte et crasse ignorance, inventeront quelque diabolique prétexte pour se mettre à l’abri… Que sais-je, moi ?… ils parleront peut-être d’un empoisonnement… Oui… c’est cela… Ces sortes de bruits se propagent toujours avec une incroyable facilité ! La mort du roi est donc la suite d’un crime !… Maintenant, quel est le coupable ?… Ce ne peut être qu’un catholique… romain, pardieu !… Vous suivez attentivement mon raisonnement, n’est-ce pas, mon excellent monsieur Short ?

— Parfaitement, mylord, j’en devine même la conclusion, à savoir, que le docteur Short a empoisonné le roi ! À cela je vous répondrai que, quand bien même je ne me serais pas refusé ce soir, — ainsi que j’ai eu la prudence de le faire, — à visiter seul Sa Majesté, il ne viendrait à l’esprit de personne que le docteur Short a pu se rendre coupable d’un crime si abominable ! Vous avez voulu m’effrayer, mylord, et vous n’avez pas réussi… À mon tour, je vous dis : Cartes sur table, mylord, où voulez-vous en venir ? que désirez-vous savoir ?

Jefferies resta près d’une minute sans répondre : il reconnut probablement qu’il avait outrepassé son but ; car, renonçant à ses subtilités :

— Le roi est-il en danger, Short ? demanda-t-il.

— Je le crois, je le crains du moins, mylord.

— Pensez-vous que j’aie le temps de prendre mes précautions ?

— J’ignore ce que vous entendez par vos précautions, mylord… Tout ce que je puis vous affirmer, c’est que si les symptômes que j’ai cru remarquer ce soir ne se dissipent pas, avant une semaine d’ici le duc d’York sera sur le trône.

— Et ces symptômes, quels sont-ils ?

— Je ne tiens nullement à faire condamner quelque innocent catholique, répondit Short.

— Ah ! fit Jefferies… Très bien !

Pendant la demi-heure qui suivit, le docteur et le grand juge n’échangèrent pas une parole. Tous les deux semblaient absorbés dans une méditation profonde.

— Short, dit tout à coup Jefferies, vos visites sont-elles terminées ?

— Oui, mylord.

— Êtes-vous près de chez vous ?

— Tout près.

— En ce cas, ordonnez à votre cocher qu’il vous conduise à votre hôtel. Vous pouvez me prêter votre voiture, n’est-ce pas ?

— Volontiers, mylord.

Une minute plus tard, le docteur rentrait chez lui, et Jefferies répondait au laquais qui venait prendre ses ordres :

— À Bridewell, et qu’on brûle le pavé !

  1. Ou gardes du roi.