Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/4

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 31-34).

Continuation du diſcours de Panurge, à la louange
des preſteurs & debteurs.


Chapitre IIII.


Av contraire repreſentez vous vn monde autre, on quel vn chaſcun preſte, vn chaſcun doibue, tous ſoient debteurs, tous ſoient preſteurs. O quelle harmonie ſera parmy les reguliers mouuemens des Cieulz. Il m’eſt aduis que ie l’entends auſſi bien que feiſt oncques Platon[1]. Quelle ſympathie entre les elemens. O comment Nature ſe y delectera en ſes œuures & productions. Ceres chargée de bleds : Bacchus de vins : Flora de fleurs : Pomona de fruictz : Iuno en ſon aër ſerain ſeraine, ſalubre, plaiſante. Ie me pers en ceſte contemplation. Entre les humains Paix, Amour, Dilection, Fidelité, repous, banquetz, feſtins, ioye, lieſſe, or, argent, menue monnoie, chaiſnes, bagues, marchandiſes, troteront de main en main. Nul proces, nulle guerre, nul debat : nul n’y ſera vſurier, nul leſchart, nul chichart, nul refuſant. Vray Dieu, ne ſera ce l’aage d’or, le regne de Saturne ? L’idée des regions Olympicques : es quelles toutes autres vertus ceſſent : Charité ſeule regne, regente, domine, triumphe. Tous ſeront bons, tous ſeront beaulx, tous ſeront iuſtes. O monde heureux. O gens de ceſtuy monde heureux. O beatz troys & quatre foys. Il m’eſt aduis que ie y ſuis. Ie vous iure le bon Vraybis, que ſi ceſtuy monde, beat monde ainſi à vn chaſcun preſtant, rien ne refuſant euſt Pape foizonnant en Cardinaulx, & aſſocié de ſon ſacre colliege, en peu d’années vous y voiriez les ſainctz plus druz, plus miraclificques, à plus de leçons, plus de veuz, plus de baſtons, & plus de chandelles, que ne ſont tous ceulx des neufz eueſchez de Bretaigne. Exceptez ſeulement ſainct Iues. Ie vous prie conſiderez comment le noble Patelin voulant deifier & par diuines louenges mettre iusques au tiers ciel le pere de Guillaume Iouſſeaulme, rien plus ne diſt ſinon,

Et ſi preſtoit,
Ses denrées, à qui en vouloit.[2]

O le beau mot. A ce patron figurez vous noſtre microcoſme, id eſt, petit monde, c’eſt l’home, en tous ſes membres, preſtans, empruntans, doibuans, c’eſt à dire en ſon naturel. Car nature n’a créé l’home que pour preſter & emprunter. Plus grande n’eſt l’harmonie des cieux, que ſera de ſa police. L’intention du fondateur de ce microcoſme, eſt y entretenir l’ame, laquelle il y a miſe comme hoſte : & la vie. La vie conſiſte en ſang. Sang eſt le ſiege de l’ame. Pourtant vn ſeul labeur poine en ce monde, c’eſt forger ſang continuellement. En ceſte forge ſont tous membres en office propre : & eſt leur hierarchie telle que ſans ceſſe l’vn de l’autre emprunte, l’vn à l’autre preſte, l’vn à l’autre eſt debteur. La matiere & metal conuenable pour eſtre en ſang tranſmué, eſt baillée par nature : Pain & Vin. En ces deux ſont comprinſes toutes eſpeces des alimens. Et de ce eſt dict le companage en langue Goth. Pour icelles trouuer, præparer, & cuire, trauaillent les mains, cheminent les piedz, & portent toute ceſte machine : les œilz tout conduiſent. L’appetit en l’orifice de l’eſtomach moyennant vn peu de melancholie aigrette, que luy eſt tranſmis de la ratelle, admonneſte de enfourner viande. La langue en faict l’eſſay : les dens la maſchent : l’eſtomach la reçoit, digere & chylifie. Les venes meſaraïcques en ſugcent ce qu’eſt bon & idoine : delaiſſent les excremens. Les quelz par vertu expulſiue ſont vuidez hors par expres conduictz : puys la portent au foye. Il la tranſmue derechef, & en faict ſang. Lors quelle ioye penſez vous eſtre entre ces officiers, quand ils ont veu ce ruiſſeau d’or, qui eſt leur ſeul reſtaurant ? Plus grande n’eſt la ioye des Alchymiſtes, quand apres longs trauaulx, grand ſoin & deſpenſe, ilz voyent les metaulx tranſmuez dedans leurs fourneaulx. Adoncques chaſcun membres ſe præpare & s’eſuertue de nouueau à purifier & affiner ceſtuy theſaur. Les roignons par les venes emulgentes en tirent l’aiguoſité, que vous nommez vrine, & par les vreteres la decoullent en bas. Au bas trouue receptacle propre, c’eſt la veſſie, laquelle en temps oportun la vuide hors. La ratelle en tire le terreſtre, & la lie, que vous nommez melancholie. La bouteille du fiel en ſoubſtrait la cholere ſuperflue. Puys eſt tranſporté en vne autre officine pour mieulx eſtre affiné, c’eſt le Cœur. Lequel par ces mouuemens diaſtolicques & ſyſtolicques le ſubtilie & enflambe, tellement que par le ventricule dextre le met à perfection, & par les venes l’enuoye à tous les membres. Chaſcun membre l’attire à ſoy, & s’en alimente à ſa guiſe : pieds, mains, œilz, tous : & lors ſont faictz debteurs, qui parauant eſtoient preſteurs. Par le ventricule gauſche il le faict tant ſubtil, qu’on le dict ſpirituel : & l’enuoye à tous les membres par ſes arteres, pour l’autre ſang des venes eſchauffer & eſuenter. Le poulmon ne ceſſe auecques es lobes & souffletz le refraiſchir. En recongnoiſſance de ce bien le Cœur luy en depart le meilleur par la uene arteriale. En fin tant eſt affiné dedans le retz merueilleux, que par à preſent ſont faictz les eſpritz animaulx, moyenans les quelz elle imagine, diſcourt, iuge, reſouſt, delibere, ratiocine, & rememore. Vertus guoy ie me naye, ie me pers, ie m’eſguare, quand ie entre on profond abiſme de ce monde ainſi preſtant, ainſi doibuant. Croyez que choſe diuine eſt preſter : debuoir eſt vertus Heroïcque.

Encores n’eſt ce tout. Ce monde preſtant, doibuant, empruntant, eſt ſi bon, que ceſte alimentation paracheuée, il penſe deſia preſter à ceulx qui ne ſont encores nez : & par preſt ſe perpetuer s’il peult, & multiplier en images à ſoy ſemblables, ce ſont enfans. A ceſte fin chaſcun membre du plus precieux de ſon nourriſſement decide & roigne vne portion, & la renuoye en bas : nature y a præparé vaſes & receptacles opportuns, par les quelz deſcendent es genitoires en longs ambages & flexuoſitez : reçoit forme competente, & trouue lieux idoines tant en l’homme comme en la femme, pour conſeruer & perpetuer le genre humain. Ce faict le tout par preſtz & debtes de l’vn à l’autre : dont eſt dict le debuoir de mariage. Poine par nature eſt au refuſant interminée, acre vexation parmy les membres, & furie parmy les ſens : au preſtant loyer conſigné, plaiſir, alaigreſſe, & volupté.


  1. Que feit oncques Platon. il est question dans le cinquieſme liure (t. III, p. 67) d’une « harmonie peu moindre que celle des aſtres rotans, laquelle dit Platon auoir par quelques nuicts ouye dormant. »
  2. Et ſi preſtoit…Farce de Pathelin, p. 13.