Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/LeTiersLivre/35

Alphonse Lemerre (Tome IIp. 169-171).

Comment Trouillogan Philosophe traicte
la difficulté de mariage.


Chapitre XXXV.


Ces parolles acheuées, Pantagruel dist à Trouillogan le philosophe. Nostre feal, de main en main vous est la lampe baillée[1]. C’est à vous maintenant de respondre, Panurge se doibt il marier, ou non ? Tous les deux, respondit Trouillogan. Que me dictez vous ? demanda Panurge. Ce que auez ouy, respondit Trouillogan. Que ay ie ouy ? demanda Panurge. Ce que i’ay dict, respondit Trouillogan. Ha, ha. En sommes nous là ! dist Panurge. Passe sans fluz. Et doncques me doibz ie marier ou non ? Ne l’vn ne l’aultre, respondit Trouillogan. Le Diable m’emport (dist Panurge) si ie ne deuiens resueur : & me puisse emporter, si ie vous entends. Attendez : ie mettray mes lunettes à celle aureille guausche, pour vous ouyr plus clair.

En cestuy instant Pantagruel aperceut vers la porte de la salle le petit chien de Gargantua, lequel il nommoit Kyne[2], pource que tel fut le nom du chien de Thobie. Adoncques dist à toute la compaignie. Nostre Roy n’est pas loing d’icy : leuons nous. Ce mot ne feut acheué, quand Gargantua entra dedans la salle du bancquet. Chascun se leua pour luy faire reuerence. Gargantua ayant debonnairement salüé toute l’assistence, dist. Mes bons amys, vous me ferez ce plaisir, ie vous en prie, de non laisser ne vos lieux ne vos propous. Apportez moy à ce bout de table vne chaire. Donnez moy que ie boyue à toute la compaignie. Vous soyez les tresbien venuz. Ores me dictez. Sur quel propous estiez vous ? Pantagruel luy respondit, que sus l’apport de la seconde table Panurge auoit propousé vne matiere problematicque, à sçauoir s’il se doibuoit marier ou non ? & que le pere Hippothadée & maistre Rondibilis estoient expediez de leurs responses : lors qu’il est entré respondoit le feal Trouillogan. Et premierement quand Panurge luy a demandé, me doibz ie marier ou non ? auoit respondu : Tous les deux ensemblement : à la seconde foys auoit dict : Ne l’vn ne l’aultre. Panurge se complainct : de telles repugnantes & contradictoires responses : & proteste n’y entendre rien. Ie l’entends (dist Gargantua) en mon aduis. La response est semblable à ce que dist vn ancien philosophe[3] interrogé s’il auoit quelque femme qu’on luy nommoit ? Ie l’ay (dist il) amie, mais elle ne me a mie. Ie la possede, d’elle ne suys possedé. Pareille response (dist Pantagruel) feist vne fantesque de Sparte[4]. On luy demanda si iamais elle auoit eu affaire à home ? Respondit que non iamais : bien que les homes quelques foys auoient eu affaire à elle. Ainsi (dist Rondibilis) mettons nous neutre en Medicine, & moyen en philosophie : par participation de l’vne & l’aultre extremité : par abnegation de l’vne & l’aultre extremité : & par compartiment du temps, maintenant en l’vne, maintenant en l’aultre extremité. Le sainct Enuoyé[5] (dist Hippothadée) me semble l’auoir plus apertement declairé, quand il dist. Ceulx qui sont mariez, soient comme non mariez : ceulx qui ont femme, soient comme non ayans femme. Ie interprete (dist Pantagruel) auoir & n’auoir femme en ceste façon : que femme auoir, est l’auoir à vsaige tel que nature la créa, qui est pour l’ayde, esbatement, & societé de l’home : n’auoir femme, est ne soy apoiltronner autour d’elle : pour elle ne contaminer celle vnicque & supreme affection que doibt l’home à Dieu : ne laisser les offices qu’il doibt naturellement à sa patrie, à la Republicque, à ses amys : ne mettre en non chaloir ses estudes & négoces, pour continuellement à sa femme complaire. Prenant en ceste maniere auoir & n’auoir femme, ie ne voids repugnance ne contradiction es termes.


  1. Allusion aux courses de flambeaux, où celui qui se retirait remettait à un autre la torche, à laquelle Lucrèce, dans un passage célèbre de son poème (ii, 78), a comparé la vie :

    Et, quasi cursores, vitaï lampada tradunt.

  2. On est tenté de croire qu’il y a ici une raillerie contre quelque ignorant interprète de la Bible, qui traduisait ϰύων, ϰυνος ; « chien, » par Kyne, et croyait que c’était le nom du chien de Tobie, qui n’est pas indiqué dans l’Ancien Testament.
  3. Il s’agit d’Aristippe et de Laïs.
  4. Voyez Plutarque, Apophtegmes des Lacédémoniens et Préceptes du mariage.
  5. Saint Paul, Première aux Corinthiens, 7, 29.