Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/XII

XII


La Fédération des artistes, son rôle, les services qu’elle a rendus. — Concerts aux Tuileries. Attitude courageuse d’Agar. — Les derniers jours de la Commune. — Les disparus. — Réouverture des théâtres (juin-juillet 1871).

En présence des événements tragiques qui se déroulaient, la situation des artistes habitant Paris devenait intolérable. Si les théâtres, fermés pour la plupart, n’assuraient plus leur existence matérielle, leur sécurité même était menacée : il fallait, en effet, prendre part pour ou contre la Commune. Dans le premier cas, ils s’exposaient à se voir obligés de combattre contre l’armée de Versailles et d’agir ainsi, pour la plupart, contre leur conscience ; dans l’autre alternative, ils s’attiraient les représailles des hommes du 18 mars.

Donnant un nouvel essor à leur collaboration habituelle, Antonin Louis et Paul Burani eurent une initiative qu’on ne saurait trop admirer, car elle assura la sauvegarde matérielle et morale des artistes.

Ils jetèrent les bases d’une fédération artistique indépendante. Sous la présidence de Pacra, dont le talent et le nom éminemment sympathique rallient tous les suffrages, 1.500 artistes ou musiciens des théâtres et des concerts se réunissent à l’Alcazar du faubourg Poissonnière le 16 et le 18 avril. Il est décidé que la Fédération formera un bataillon indépendant, ne prenant part à aucune offensive. Les membres de l’association devront se prêter un appui mutuel en présence des temps difficiles que l’on traverse. La fédération demande à la Commune de mettre à sa disposition les salles de spectacles, pour y donner des représentations au bénéfice des blessés des deux armées, sans distinction, affirmant ainsi sa neutralité.

Un écusson rouge aux initiales F. A. placé sur le képi devait distinguer la fédération des autres bataillons de la garde nationale. Ce fut cet insigne qui servit à reconnaître les membres de l’association à l’entrée des troupes versaillaises. 200 d’entre eux échappèrent ainsi aux fusillades du Père-Lachaise.

L’initiative d’Antonin Louis et de Paul Burani, les efforts de Pacra et des membres du comité qui menèrent à bien la formation de la fédération artistique, sauvèrent ainsi la vie d’un grand nombre d’artistes. Ce fut, en ces temps de désordres et de désorganisation, une œuvre de philanthropie et de solidarité toute à l’honneur des hommes de cœur qui en furent les dévoués protagonistes.

Citons, parmi les représentations organisées par la fédération, une matinée, le 30 avril, au Vaudeville avec Agar, Madame Duguéret et Marie Roze, Villaret, un grand concert donné le 7 mai au Châtelet.

Le gouvernement de la Commune fit organiser, de son côté, sous la direction du docteur Rousselle, « directeur général des ambulances de la République universelle », les trois concerts fameux donnés aux Tuileries pour les seuls blessés des troupes de la Commune.

Le premier eut lieu le 11 mai, en cette après-midi de sinistre mémoire où les énergumènes qui déshonoraient Paris devaient faire abattre la colonne Vendôme.

La Comédie-Française, dont on avait demandé le concours, — les avis du gouvernement étaient des ordres, — avait dû déléguer Agar. Elle allait, en cette journée, faire preuve d’un courage et d’un sang-froid qui sont une des plus belles pages de la vie de la grande artiste.

Invitée à dire l’Idole d’Auguste Barbier au moment où allait s’exécuter à quelques pas des Tuileries cet acte de vandalisme, Agar s’y refusa formellement. Les organisateurs, tous membres influents du gouvernement, ne réussirent pas davantage à lui faire chanter la Marseillaise. Elle s’avança sur le devant de l’estrade et harangua bravement le public : « On me demande la Marseillaise, s’écria-t-elle d’une voix vibrante. Je la chantais il y a quelques mois, quand les Allemands étaient à nos portes. En est-il de même aujourd’hui ? Je ne vois en présence, prêts à en venir aux mains, que des Français ! »

Ces paroles provoquèrent une telle stupéfacfaction qu’un silence profond se produisit, mais, quelques secondes après, la foule, secouée par un mouvement irrésistible d’admiration, éclatait en applaudissements.

Agar consentit cependant à dire quelques poésies, le Lion blessé de V. Hugo et l’Hiver d’Hégésippe Moreau, qui effacèrent cette pénible impression.

Elle dut reparaître dans les deux autres concerts organisés aux Tuileries. « Elle s’y est fait entendre, dit le Journal Officiel de la Commune, avec le magnifique talent que l’on connaît et le galbe (sic) si expressif qui donne encore du relief à sa diction. »

La presse versaillaise, mal informée, ignorant quelle avait été l’attitude d’Agar, devait lui reprocher en termes violents sa présence et son succès aux Tuileries. L’Officiel y répondait après le dernier concert du 20 mai :

« La citoyenne Agar a soulevé comme d’habitude les transports enthousiastes de l’auditoire. L’artiste a dû se trouver bien vengée des attaques malveillantes et mensongères de Versailles, et l’ovation dont elle a été l’objet, les applaudissements frénétiques et les bravos ont dû lui prouver que le peuple de Paris sait, lui aussi, protéger les arts à sa façon lorsqu’il apprécie le caractère de l’interprète. »

Les invectives contre Agar reprirent encore après la Commune. Édouard Thierry protesta avec la plus grande énergie contre ces fausses accusations, disant quel avait été l’esprit d’indépendance dont elle avait fait preuve.

Il est vraiment regrettable que Jules Claretie, dans son Histoire de la Révolution de 1870-1871, n’ait pas insisté, de son côté, sur le peu de fondement de ces calomnies, en écrivant, au contraire, ces lignes qui peuvent prêter à l’équivoque :

« Les Tuileries, palais des rois, s’illuminaient pour des fêtes où la citoyenne Agar déclamait des vers d’Auguste Barbier, où la citoyenne Bordas chantait sous les voûtes dorées les refrains mugissants de la canaille. »

Agar était aux Tuileries par ordre. Elle était si peu de cœur avec la Commune qu’elle cacha chez elle, au moment des massacres de la Roquette, un ecclésiastique et quatre gendarmes qu’elle arracha ainsi à une mort certaine. Ses camarades du Français ne savaient que trop répéter quel avait été son dévoûment pour les blessés, l’unique préoccupation de sa vie pendant le siège, combien admirables sa dignité et son courage dans la journée du 11 mai aux Tuileries.

Le gouvernement de la Commune organisait des concerts, il lui fallait des artistes. Agar, pas plus que Mme Bordas ni les autres artistes qui prirent part à ces fêtes, ne pouvaient, sans danger, refuser d’obéir à des ordres.

Malgré le trouble des journées révolutionnaires, en dépit de recettes lamentables, quelques théâtres étaient restés ouverts. Le Gymnase donnait Fernande, les Idées de Madame Aubray, le Collier de Perles, le Monde où l’on s’amuse ; la Gaîté, la Grâce de Dieu ; le Châtelet, le Courrier de Lyon.

Les cafés-concerts, depuis l’armistice, n’avaient guère fermé leurs portes. L’Eldorado, l’Alcazar, la Pépinière et Ba-ta-clan tenaient bravement tête à l’agitation révolutionnaire. Le répertoire n’avait pas changé, la vie était trop angoissée pour favoriser l’éclosion de chansons nouvelles.

Il n’y a pas encore d’allusions politiques ; ni les hommes de la Défense Nationale, ni les agitateurs de l’Hôtel de Ville ne se voient encensés ou ridiculisés, l’heure est trop grave, même en France « où tout finit par des chansons[1] ».

Dans les tout derniers jours de la Commune, le gouvernement ayant manifesté l’intention de fermer l’Eldorado pour y installer des services publics, Renard, alors directeur, se vit obligé d’abandonner ses fonctions. Voulant à tout prix sauvegarder les intérêts de ses camarades, Pacra obtint de J.-B. Clément, délégué de Montmartre, l’autorisation d’administrer l’Eldorado en société avec tout le personnel artistique. Cette association toute confraternelle eut une réussite complète. Les recettes partagées entre les artistes tarent presque brillantes malgré la période tourmentée que l’on traversait.

Mais les derniers jours de la Commune, les plus terribles que Paris ait vécus dans l’histoire contemporaine, sont arrivés. Le 25 et le 26 mai 1871, les incendies s’allument de toutes parts. Les Tuileries ne sont plus qu’un immense brasier, le feu est au Théâtre-Lyrique ; le théâtre de la Porte-Saint-Martin, les Délassements comiques sont détruits par les incendiaires.

C’est bien cette fois l’arrêt absolu de toute vie théâtrale et cette absence de tout spectacle comme de toute distraction mondaine se prolonge longtemps, si pénible est l’état d’esprit qui suit la chute de la Commune dans Paris ensanglanté et mutilé, si obsédants les souvenirs de cette guerre civile succédant aux souffrances du siège.

La France était en deuil, et, dans le monde des théâtres, nombreux étaient les disparus.

Auber, malade dès le début de la guerre, venait de mourir le 12 mai. Ses obsèques n’eurent lieu qu’après l’entrée de l’armée de Versailles.

Alexandre Dumas était mort, oublié au milieu de la tourmente, dans un coin retiré de la Normandie. Ponson du Terrail était mort à Bordeaux. Émilie Dubois venait de disparaître en pleine jeunesse. Rose Didier, du Gymnase, avait succombé aux privations du siège, elle avait à peine trente ans. Mort aussi de misère Bernardin, qui avait été chef d’orchestre aux Bouffes et à l’Athénée ; morts, Félix, du Vaudeville ; Villemot, le spirituel chansonnier ; Mme Henri Pottier, professeur au Conservatoire, ancienne dugazon de l’Opéra-Comique ; Ancessy, le chef d’orchestre du Théâtre-Français ; Deshayes, qui avait joué à l’Odéon et aux Variétés ; Belnice, ancien trial de l’Opéra-Comique, qui avait eu l’idée originale de se faire nommer garde forestier, pour pouvoir vivre à la campagne.

Morte, dès le 12 septembre, Clarisse Miroy, la gracieuse partenaire de Frédérik Lemaître. Elle avait joué, à ses côtés, la reine de Ruy Blas, lors de la célèbre reprise de 1858 ; elle fut la légendaire interprète de Fanchon la vielleuse et de la Grâce de Dieu. Plus tard, prise par l’embonpoint, elle avait eu le courage assez rare chez les comédiennes de se résigner aux rôles burlesques, aux types à la Daumier qu’elle joua aux Bouffes, à la Gaîté et au Châtelet.

C’est dans cette atmosphère de deuil, de regrets et d’unanimes tristesses que s’écoulaient les dernières semaines du printemps de 1871. Et, cependant, directeurs, artistes et employés des théâtres faisaient tous leurs efforts pour mettre fin à un chômage pénible que les événements leur avaient imposé. Si une partie de la maison de Molière était à Londres, si Faure, Marie Sass, Belval, Gapoul étaient à Bruxelles, à Saint-Pétersbourg ou à New-York, beaucoup, moins fortunés, n’avaient pas quitté Paris ou avaient, tout au plus, fait, en province, une saison éphémère et peu lucrative.

Le 15 juin, les affiches commençaient à reparaître peu à peu. La Comédie-Française donnait l’Aventurière, avec Coquelin cadet dans le rôle d’Annibal ; le Gymnase reprenait Froufrou ; le Châtelet annonçait le Courrier de Lyon. On jouait Gavault, Minard et Cie au Palais-Royal ; l’Ange de minuit à l’Ambigu. Le 18 juin, les Folies-Dramatiques reprenaient le Canard à trois becs ; Frédérik Lemaître interprétait, à Cluny, Trente ans ou la vie d’un joueur. Les concerts Pasdeloup conviaient, le 15 juin, malgré la saison tardive, leurs auditeurs fidèles aux matinées dominicales.

L’argent est rare, le public élégant et la colonie étrangère ont fui Paris. Les recettes des théâtres sont médiocres. Le gouvernement, désireux, de son côté, de faire des économies, songe à pratiquer des coupes sombres dans le budget des beaux-arts ; on ne parle de rien moins que de réduire de 850.000 francs à 500.000 francs la subvention de l’Opéra et de supprimer purement et simplement celles allouées à l’Opéra-Comique, au Français et à l’Odéon.

L’Opéra-Comique fit, néanmoins, à ses risques et périls, sa réouverture le 3 juillet. Après le deuxième acte du Domino noir, chanté par Mlle Cicot, Montaubry et Melchissédec, Montaubry vint dire, à la mémoire d’Auber, des vers de Gallet, tandis que l’orchestre jouait, en sourdine, les motifs du maître disparu. La muse légère et gracieuse d’Haydée, du Philtre et de la Sirène revêtait une impression de tristesse. C’était comme le glas de toute une époque élégante et frivole qui avait disparu, comme devait tomber dans l’oubli cette musique aux mélodies faciles qui la caractérisait.

Le 12 juillet, eut lieu la réouverture de l’Opéra. Comme hommage à la mémoire d’Auber, malgré les amères désillusions que rappelait la soirée fameuse, au début de la guerre, dont c’était presque l’anniversaire, on reprit la Muette. Les artistes vinrent, entre le deuxième et le troisième acte, couronner le buste d’Auber.

Ce ne fut que le 12 septembre que le Théâtre-Lyrique rouvrit ses portes pour la première représentation d’un opéra-comique bien oublié aujourd’hui, Ne touchez pas à la reine, de Boisselot.

Avec l’hiver, la saison théâtrale retrouva son intensité. Le temps jetait, peu à peu, son voile sur les tristesses et les deuils. Paris reprenait sa physionomie et son activité, la vie artistique, un nouvel essor, aube d’une grande époque pour le théâtre comme pour la musique, et l’Entr’acte, qui reparaissait après une longue interruption, jetait ce cri d’espérance et de confiance dans l’avenir : « Les théâtres qui rouvrent, c’est Paris qui renaît. »


  1. Ce n’est que plus tard, pendant l’hiver de 1872 et encore plus les années suivantes, que les malheurs de la guerre fourniront aux auteurs de romances un thème inépuisable qui tournera vite à l’obsession. Chose curieuse, ce chauvinisme sentimental auquel nous faisons allusion ne sévira pas tout d’abord. La chanson qui évoquera le souvenir de nos défaites aura primitivement une allure de satire bon enfant, d’un caractère bien français. Pacra chante, par exemple, en octobre 1872, Les Pendules, de Roussel de Méry :

    S’il vous plaît, messieurs, s’il vous plaît,
    Puisque je fais votre rencontre,
    Dites-moi donc l’heure qu’il est,
    Certain voleur m’a pris ma montre !
    Chacun me dit : C’est un Prussien !
    Pauvre Jocrisse que vous êtes,
    Pour moi, Messieurs, n’en croyez rien,
    Non, les Prussiens sont trop honnêtes.

    Le voleur ne se contente pas de la montre ; la pendule du salon, le coucou du vestibule, l’horloge du village et jusqu’au cadran solaire qui a dû cependant être bien lourd à enlever du jardin, il a tout emporté !

    Si le soleil était moins haut,
    Il l’aurait pris avec la lune !
    .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .
    C’est donc aux Prussiens désormais
    Qu’il nous faudra demander l’heure,
    Je vous promets qu’ils la diront.
    Quant aux pendules, leurs conquêtes,
    Soyez certains qu’ils les rendront,
    Tous les Prussiens sont si honnêtes !

    D’autres fois, ce sont les républicains, dont les convictions datent à peine du septembre, qui sont bafoués en langage encore plus familier dans ces couplets également au répertoire de Pacra :

    Tu dis, Poulot, que tu aim’s la République ?
    T’es employé, tu voudrais d’ l’avancement
    Et, fidèl’ment tu chang’s de politique
    À chaqu’ fois que chang’ le gouvern’ment.

    Servir la France est d’un bon patriote,
    Mais blanc ce soir et demain sans culotte.
    Ta politiq’ est cell’ d’un Arlequin :
    Ce n’est pas cell’ d’un vrai républicain !

    Nous avons cité ces rimes sans prétention, mais où l’esprit et l’idée ne manquent pas. C’était la vraie chanson, dans toute sa bonhomie, elle nous ramène bien loin des obscénités du café-concert contemporain.