Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/XI

XI


Les théâtres sous la Commune. — Projets de réouverture de l’Opéra. — Salvador, directeur du Conservatoire.

Nous avons dit que l’absence de la plupart des artistes qui avaient quitté Paris avant les événements du 18 mars, en même temps que l’impossibilité de réaliser des recettes en présence des désordres révolutionnaires, obligèrent une fois de plus les théâtres à fermer leurs portes. Seuls, le Gymnase, avec l’opiniâtreté dont nous avons parlé (il n’avait fait relâche que le Vendredi saint), la Gaîté, où l’on jouait la Grâce de Dieu, les Délassements, avec les Contes de fées, donnèrent quelques représentations[1].

Le gouvernement se préoccupa de cette absence presque absolue de spectacles. Il s’efforça d’arrêter l’exode des artistes, qui eurent, dès lors, les plus grandes difficultés à quitter Paris. Il nomma une commission des théâtres, dont la formation fut quelque peu pénible si l’on en juge par les noms peu connus, pour la plupart, du public, des membres qui la composaient :

Auteurs : Blousset et Nazet.

Compositeurs : Litollff, de Villebichot[2], Javelot, Benza.

Artistes dramatiques : Delanglay (Ambigu), Dumiens (Porte-Saint-Martin).

Artistes lyriques : Perrin, Muller, Berger, Litollff, Benza.

S’inspirant des idées qui avaient présidé à sa formation, la commission élabora et fit publier le décret suivant (21 mars) :

« La Commune de Paris, conformément aux principes établis par la première République et déterminés par la loi du 11 germinal an II, décrète :

« Les théâtres relèvent de la délégation de l’enseignement. Toutes les subventions et monopoles des théâtres sont supprimés. La délégation se chargera de faire cesser pour les théâtres le régime de l’exploitation par un directeur ou une société, et y substituera, dans le plus bref délai, le régime de l’association. »

Ces projets de réformes chimériques étaient publiés le 21 mai, c’est dire que la commission et la délégation de l’enseignement n’eurent pas même le temps d’en faire l’essai. L’approche de l’armée de Versailles appelait le gouvernement à des soucis plus impérieux que les questions de théâtre.

La Commune tenta cependant la réouverture de l’Opéra. Émile Perrin, n’ayant plus ni personnel, ni décors, ni machinistes, s’était retiré chez lui, rue Drouot. Il reçut, vers la fin de mai, la visite d’un délégué de la Commune, qui lui demanda d’organiser une représentation au bénéfice des veuves, des orphelins et des victimes de la guerre civile.

Perrin expliqua l’impossibilité matérielle où il se trouvait d’organiser un spectacle quelconque. Le délégué insista très vivement, donna presque des ordres, mais ne réussit qu’à se heurter à un refus froid et poli. Il sortit furieux et, dès le lendemain, paraissait à l’Officiel la révocation de Perrin, la nomination de Garnier comme directeur, et de Hainl, chef d’orchestre. Ce dernier accourut d’Étampes, persuadé que le nouveau directeur était l’architecte de l’Opéra qui, pendant le siège, avait approprié d’une façon si utilitaire le monument qu’il venait de construire. Or, ce Garnier n’était qu’un jeune premier qui avait vaguement chanté les trials dans l’opérette aux Bouffes et à Déjazet.

Il prit possession du fauteuil directorial, annonçant qu’il allait substituer le régime de l’association à celui de l’exploitation. Il engagea quelques artistes, entre autres Madame Ugalde, racola des choristes et des musiciens, épaves de l’Opéra, de l’Opéra-Comique ou du Théâtre-Lyrique. On répéta un acte de la Favorite, un acte du Trouvère, un de la Juive, programme artistique qui n’avait, comme on le voit, rien de révolutionnaire. On prépara l’exécution de cantates de jeunes compositeurs trop heureux de voir une direction imprévue permettre à leurs œuvres de voir le jour.

Des affiches gigantesques, dans le goût des réclames actuelles de nos music-halls, annoncèrent pour le 20 mai la réouverture de l’Opéra, avec le programme suivant :


Ouverture du Freyschütz
Hymne aux immortels 
Raoul Pugno[3].
(Villaret, Melchissédec, Lacaze)
Scène funèbre (sic) 
Selmer.
(pour orchestre).
Air du Bal masqué.
(Caillol, du Théâtre-Lyrique)
Patria 
V. Hugo — Beethoven( !).
(Mlle Ugalde)
Air des Bijoux de Faust
(Mlle Arnault)
Quatre-vingt-neuf 
Moreau.
(Chant patriotique)
Finale de l’opéra Nahel 
Litollff.
(Mlle Morio, de la Scala de Milan).
Le 2e acte de la Favorite.
(Mlle Ugalde, Melchissédec et Michot).
L’Alliance des Peuples 
Raoul Pugno.
(chœur)
Trio de Guillaume Tell.
(trois élèves du Conservatoire)
Vive la liberté !  
Gossec.
(chœur)


Cette représentation était annoncée pour le 20 mai, c’est dire que les combats qui ensanglantaient les rues y suppléaient douloureusement et arrêtaient tout essor des projets chimériques d’une direction éphémère.

Le gouvernement de la Commune avait eu, entre temps, le souci de nommer un directeur du Conservatoire. C’était une curieuse figure que ce Daniel Salvador, auteur d’ouvrages sur la musique arabe et de compositions sur des airs maures, d’un orientalisme réel sans doute, mais quelque peu dépourvues de charme et d’intérêt. Fils d’un réfugié espagnol, esprit mystique et exalté, il avait adopté avec un naïf enthousiasme les idées révolutionnaires. Il était l’un des signataires de l’affiche du 6 janvier qui se terminait ainsi : « La politique, la stratégie, l’administration des hommes du 4 septembre continuées de l’empire sont jugées ! Place au peuple ! Place à la Commune ! »

Ce fut une étrange destinée que celle de ce rêveur qui passa une grande partie de sa vie dans ce petit cénacle intime et éclectique qu’était la société d’Alger sous le second empire. Il y avait, maintes fois, manifesté le désir que l’on jouât à ses obsèques l’andante du second quintette de Beethoven. Cette volonté de mélomane sentimental ne devait pas être exaucée. Ce ne fut pas la phrase émue de Beethoven, que ses amis d’Alger appelèrent en souvenir l’Enterrement de Salvador, qui accompagna la mort du malheureux musicien, mais les détonations brutales de la fusillade. Contraste absolu des aspirations d’un idéalisme tout pacifique qu’avait été sa vie, il fut tué dans la rue, on n’a jamais bien su exactement dans quelles circonstances, par les balles des troupes versaillaises.


  1. Les programmes de spectacles ne figurent au Journal officiel de la Commune qu’à partir du 29 avril, et, encore, d’une façon intermittente.
  2. De Villebichot n’a guère écrit que pour le café-concert. Ses compositions mirent en vedette Madame Amati, Marius Richard…
  3. On ne s’attendait guère
    À voir… Pugno… en cette affaire.