Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/VIII

VIII


De la bataille de Champigny à la signature de l’armistice. — Représentations à la Comédie-Française. — L’anniversaire de Molière. — La mort de Seveste.

À la date du 28 novembre, le lendemain d’une matinée que le 181e bataillon avait donnée pour l’œuvre des canons, une sortie décisive est tentée sur la Marne. Nous sommes à la veille de Champigny. Les événements se précipitent. Les théâtres et les concerts, même pour les représentations au bénéfice des œuvres patriotiques, vont rester fermés. Les sanglants combats qui se livraient autour de Paris ne pouvaient qu’y jeter la consternation et le désespoir.

Cet arrêt complet de la vie des théâtres, en présence des inoubliables tristesses auxquelles on assistait, devait cependant prendre fin avant que ne se fussent écoulés les derniers jours de « l’année terrible ». Le 17 décembre, la Comédie-Française commençait une série de représentations, des pièces classiques avec des intermèdes de circonstance, sans lesquels aucun spectacle n’était alors possible : la Lettre du Mobile breton, de F. Coppée ; la Colère d’un Franc-Tireur, de Catulle Mendès : des poésies de Manuel…

Les recettes sont moins mauvaises que dans les premiers jours de la guerre ; on réalise une moyenne de 1.000 à 1.200 francs.

Le 22 décembre, on ne néglige pas de célébrer l’anniversaire de Racine, on joue Esther et les Plaideurs. La salle est, malheureusement, à moitié vide, c’est le lendemain du Bourget !

Mais, si nos sanglantes défaites apportent le deuil dans Paris, si les souffrances du siège sont tous les jours plus vives, la détresse du personnel des théâtres n’en est que plus grande. Il faut vivre ; il faut, malgré l’obsession des événements tragiques auxquels on assiste, réaliser quelques recettes. L’Ambigu reprend les Paysans lorrains. Le théâtre Beaumarchais affiche les Amis de la République, sept longs actes de Duprez et Moléri. Les fidèles du mélodrame répondent à cet appel et sont plus nombreux et plus assidus que le public plus éclectique qui déserte la Comédie-Française.

Néanmoins, malgré le service des avant-postes, qui appelle constamment les artistes, malgré l’ambulance du théâtre, où les dames sociétaires et pensionnaires veillent jour et nuit, à tour de rôle, au chevet des blessés, les représentations se poursuivent au Français avec une admirable persévérance. Le 1er janvier, on donne le Misanthrope et le Malade imaginaire ; Coquelin dit, avec beaucoup d’émotion, une poésie d’Eug. Manuel, Bon jour ! Bon an ! Le personnel du théâtre a été cependant douloureusement ému, en cette première journée de l’année, par la mort d’Ancessy, le chef d’orchestre de la Comédie.

C’est au moment où la canonnade devient le plus terrible, en présence d’une véritable recrudescence du bombardement, qu’a lieu l’anniversaire de Molière. On joue le Dépit amoureux et Amphithryon ; Coquelin aîné dit un à-propos de Gondinet : À Molière[1]. « On a joué le Dépit, écrit Ed. Thierry, dans un décor composé de la loggia d’Amphitryon et du rideau de fond qui sert au dernier acte du Mariage de Figaro. Le morceau de fromage a eu un succès de circonstance : tout le monde a poussé une exclamation en voyant Gros René le jeter au milieu de la rue… on serait allé l’y ramasser… L’hommage a Molière, de Gondinet, a été acclamé. On a rappelé Coquelin qui l’avait très bien dit et qui a donné le nom de l’auteur… Sarcey, en uniforme de garde national, était enchanté de voir la salle ainsi pleine. »

Le 18 janvier, les mobiles, les carabiniers parisiens, les compagnies de marche de la garde nationale montaient gaiement l’avenue des Champs-Élysées, chantant le refrain de Burani qui faisait alors fureur : « Père et mère Badingue, à deux sous le paquet ! » Ils partaient, courageux et insouciants, ayant, peut-être, la vision triomphale d’une victoire venant interrompre la lugubre série de nos défaites. La journée du lendemain devait amèrement détruire tout espoir et toute illusion. On sait combien terrible et sanglante fut la bataille de Buzenval. Srveste, mortellement blessé, fut placé sur une voiture d’ambulance par le fils de Leroux, son camarade aux carabiniers parisiens. Le triste cortège se dirigea vers l’ambulance de la Comédie-Française et arriva au théâtre au moment même où avait lieu une représentation de Tartufe et du Médecin malgré lui.

« Seveste est descendu du fourgon[2] ; il pousse des cris terribles quand on remue sa jambe cassée, dit-il, en quatre endroits. La vue du théâtre lui donne courage, il se croit sauvé. Un lieutenant et d’autres blessés sont également descendus. Au milieu de tout cela, la représentation continue et l’on entend les gémissements venant de la civière dans l’escalier. »

Ces lignes d’un témoin sont saisissantes d’émotion vécue. Peut-on imaginer contraste plus tragique : sur la scène, les bouffonneries de Sganarelle ; dans la salle, les rires s’arrêtant pour faire place à la pitié et à l’angoisse ; aux entr’actes, les artistes accourant prendre des nouvelles de leur camarade blessé et obligés de reprendre leurs rôles, malgré l’émotion qui les étreint. Seveste fut amputé doux jours après. Une grande prostration suivit l’opération. « Febvre et Prudhon, dit Éd. Thierry, veulent serrer la main de leur camarade, mais il dormait d’un profond sommeil. » Il était dans le même état d’abattement et de somnolence quand le général Schmitz vint, lui-même, lui porter la croix de la Légion d’honneur ; il la remit à sa sœur, jeune élève du Conservatoire.

Seveste mourut le 30 janvier. Ses obsèques eurent lieu le lendemain, en présence d’une foule énorme évaluée à plus de 2.000 personnes. Édouard Thierry, au milieu de l’émotion générale, fut, au cimetière, l’interprète de tous, pour pleurer ce jeune héros mort en pleine jeunesse, pour regretter la fin si prématurée de cette carrière riche de promesses pour l’art dramatique[3].


  1. Nous reproduisons la fin de la poésie de Gondinet, que nous avons retrouvée dans les journaux de l’époque :

    . . . . . . . . . . . . . . . .

    . . . . . . . . . . . . . . . .

    En quel temps serions-nous plus jaloux de nos gloires ?
    Il semble que jamais ton nom n’avait jeté
    Tant d’éclat, ô poète, et leurs sombres victoires
    Nous font plus grande encor ton immortalité.

    Mais ce n’est plus Paris, souriant et sceptique,
    Qui va fêter Agnès, Alceste et Scapin, non !
    C’est Paris prisonnier, blessé, meurtri, stoïque,
    Qui fête leur génie au bruit de leurs canons.

    En s’élevant vers toi, l’âme se rassérène !
    Jamais l’esprit français n’a résonné si fort.
    Et dans le doux pays où ton rêve nous mène,
    Nous nous sentons plus loin de ces hordes du Nord.

  2. Ed. Thierry, La Comédie-Française pendant les deux sièges.
  3. Jules-Didier Seveste, né à Paris le 24 octobre 1846, fils de Seveste (Édmond), directeur du Théâtre-Français, après 1848, et de l’Opéra National, qui devint le Théâtre-Lyrique. Il était élève de Régnier, et premier prix du Conservatoire. Il avait commencé par jouer les rôles comiques, mais il se sentit attiré peu à peu vers la tragédie.