Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/VII

VII


Les ambulances des théâtres. — Le dévouement des artistes improvisées infirmières. — Ambulances du Théâtre-Français, de l’Odéon, de la Porte-Saint-Martin, des Variétés. — L’ambulance d’Agar.

Dès le lendemain de l’ordonnance de fermeture des théâtres (10 septembre), les artistes eurent l’idée spontanée d’employer leur activité et d’utiliser les salles de spectacle en organisant des ambulances. La Comédie-Française donna le signal de cette généreuse initiative. Interprète des sociétaires et des pensionnaires, Édouard Thierry écrivait le 12 septembre :

« Monsieur le Ministre,

« Du moment où nous suspendons nos spectacles, nous pourrions mettre à la disposition de la Société internationale notre péristyle et nos grands foyers. Plusieurs de nos dames se chargeraient de recueillir tout ce qui serait nécessaire en literie. Les médecins du théâtre ne refuseraient pas leurs services, et je crois que, nulle part, les blessés ne recevraient de soins plus empressés et plus intelligents qu’au Théâtre-Français.

« Je vous soumets cette idée, Monsieur le Ministre ; si elle obtient votre approbation, veuillez autoriser le Théâtre-Français à la communiquer à M. de Flavigny et à le prier d’accepter pour la Société internationale une ambulance qui portera le titre d’ambulance de la Comédie-Française.

« Veuillez, etc.

« Édouard Thierry. »

Cette lettre, si touchante dans sa simplicité, fut aussitôt suivie d’une autorisation ministérielle et de remerciements émus du comte de Sérurier, vice-président de la Société des secours aux blessés.

Dirigés par Léon Guillard, l’archiviste prédécesseur de Monval, les artistes s’occupèrent avec le plus vif empressement de l’installation de l’ambulance. Les dames sociétaires et pensionnaires furent nommées dames patronnesses ; les docteurs Coqueret, Richet, Nélaton, Baillaud, Gosselin et Bergeron, médecins de l’ambulance ; l’abbé Chartrain, vicaire de Saint-Roch, aumônier.

À peine constitué, le Comité adressa un chaleureux appel à tous les familiers du théâtre, aux abonnés et aux habitués, à tous ceux que leur situation désignait pour contribuer à la réussite de cette œuvre généreuse :

« Ambulance de la Comédie-Française.

« Les représentations du Théâtre-Français ont cessé. La Comédie-Française, à qui les circonstances présentes montrent un devoir nouveau, a conçu la pensée de transformer son foyer en ambulance. Pour mettre ce projet à exécution, elle fait appel au concours de tous ses amis. Lits et literie, linges, charpie, vin et argent, nous acceptons tout ce qu’on voudra bien nous donner ou mettre un temps à notre disposition. Il y a de grandes souffrances, mais elles ne seront pas plus grandes que la sympathie qu’elles inspirent, et nous demandons avec confiance lorsque nous demandons au nom de ceux qui ont été frappés en défendant le sol de la patrie.

« Septembre 1870.

« Madeleine Brohan, Marie Favart,
Clémentine Jouassain, Édile
Riquier
. »

Les dames patronnesses furent les premières à donner l’exemple de la générosité. Madeleine Brohan offrit un lit ; Mlle Favart, trois ; Mlle Jouassain, des draps ; Émilie Dubois, Delphine Maquet, Mmes Riquier, Plessy, Lafontaine, donnèrent chacune un lit. Agar, qui, sans cesse, faisait des collectes, soit pour son ambulance, soit pour celle du Théâtre-Français, remit cent francs au comité.

En même temps, les dons affluaient nombreux de tous les amis de la Comédie-Française. Émile Augier, Gondinet, sont au nombre des donateurs ; M. de Kératry, préfet de police, envoya 500 francs.

Les envois d’argent jusqu’à l’armistice devaient dépasser 17.000 francs.

Avec les difficultés de plus en plus grandes de la vie matérielle pendant le siège, les approvisionnements de l’ambulance devinrent naturellement difficiles. Le 18 octobre, Ed. Thierry demandait à la municipalité de lui vendre des pommes de terre. « La municipalité, répondit l’adjoint Méline, en vendra peut-être dans quelques jours et elle en avertira la Comédie-Française pour lui être agréable. » Mais une demande de Léon Guillard, qui se prodigue sans compter pour assurer le bien-être des malades, n’a pas le même succès : « Mon cher Guillard, vous me demandez du coke et du charbon de bois ! Ignorez-vous que depuis deux mois, il n’en existe pas un seul morceau dans Paris et qu’il me serait plus facile de vous envoyer la colonne de Juillet que de vous procurer de l’un ou de l’autre de ces deux combustibles ? »

L’ambulance fut installée dans les deux foyers, le salon carré du public et le foyer des artistes. Les deux premiers blessés qui furent soignés à l’ambulance arrivèrent le 14 septembre. Émilie Dubois et Madeleine Brohan passèrent la nuit à leur chevet. Cinquante-six blessés reçurent les soins des artistes de la Comédie-Française. Neuf, parmi lesquels Seveste, moururent à l’ambulance, semant dans la Maison de Molière le deuil et la tristesse qui étreignaient Paris assiégé. Toutes les dames sociétaires et pensionnaires qui n’avaient pas quitté Paris prodiguèrent sans cesse leurs soins empressés. Pour donner une idée de leur dévouement, pour avoir une impression vécue de l’installation de l’ambulance du Théâtre-Français, nous ne pouvons mieux faire que de citer une chronique de Th. Gautier à l’Officiel du 27 novembre :

« La dernière affiche du Théâtre-Français, dit l’éminent critique, date de 5 septembre. Il y a eu, depuis, de rares représentations au bénéfice d’œuvres patriotiques sans décors, en habit noir. » Th. Gautier a assisté à la matinée du 4 novembre organisée pour les victimes de Châteaudun. La salle est bien garnie, il trouve à peine place dans la baignoire appelée le tombeau. « Mme Favart est admirable dans Andromaque et Mme Agar superbe dans Hermione. »

Dans la salle, mal éclairée, les képis et les costumes de gardes nationaux sont plus nombreux que les habits noirs. Les blessés convalescents, placés dans la loge impériale, « bras en écharpe, visages couverts de bandages, sont tous très attentifs, applaudissent des deux mains quand il ne leur manque pas un bras. »

Édouard Thierry les accompagne dans une visite au foyer. « La belle Delphine Maquet roulait des bandes. Avec ses boucles frisées sur le front, sa sévère robe noire et son linge tout uni, elle ressemblait à une de ces dames de la cour de Louis XIII qui vont visiter des malades, dans les gravures d’Abraham Bosse… Nous rendîmes visite à la cuisine du rez-de-chaussée. Quand les belles sociétaires de garde y descendent pour chercher un bouillon ou apprêter une potion, la salle, illuminée, ressemble à cette toile de Murillo connue sous le nom de Cuisine des anges… En passant dans le couloir qui mène de la salle à la scène, nous rencontrons deux religieuses hospitalières dont l’une demande à l’autre : « Où donc est sœur Sainte-Madeleine ? — Au théâtre du Palais-Royal », répond la sœur interrogée, du ton le plus naturel du monde. »

Continuant avec sa verve coutumière, Théophile Gautier imagine la rencontre des religieuses et de Basile sortant de scène. Il admire la puissance d’Agar qui déclame la Lyre d’airain d’Auguste Barbier et applaudit aussi « Mlle Favart qui roucoule d’une voix plus douce un morceau charmant de poésie, les Pigeons de la République, de Manuel… » « Un feuilletonniste, dit en terminant Th. Gautier, ayant pour Ariane, à travers le dédale du Théâtre-Français une brave sœur hospitalière, n’est-ce pas là, comme diraient certains, un signe des temps ? »

Quand on gravit les marches du grand escalier de la Faculté de médecine, on aperçoit un unique tableau rompant la monotonie sévère des Pas-Perdus. Ce n’est ni une peinture d’Abraham Bosse, ni une toile de Murillo auxquelles faisait allusion le spirituel feuilletonniste ; c’est cependant bien la vision qu’il eut en cette soirée de novembre 1870, ce tableau de Brouillet faisant revivre une page d’histoire qui est la gloire de la Maison de Molière : l’ambulance de la Comédie-Française.

Les artistes des autres théâtres s’occupèrent presque simultanément d’organisations analogues. Les dons affluèrent nombreux et, dans chaque ambulance, comédiens et comédiennes firent preuve du plus grand dévouement.

À l’Odéon, Sarah Bernhardt dépensait, sans compter, son énergie et son incroyable vaillance.

Malgré une santé plutôt délicate, elle veillait jour et nuit les malades, admirablement secondée par Mmes Lambquin et Lemaire. Les docteurs Duchausson et Duchesne étaient médecins de l’ambulance. Porel fut au nombre des blessés soignés à l’Odéon.

Le 26 septembre, une ambulance de 27 lits est organisée à la Porte-Saint-Martin. Marie Laurent est à la tête du personnel des infirmières dont font partie beaucoup d’artistes. Le dévouement de Marie Laurent fut admirable. Adorée de ses malades, dont quelques-uns l’appelaient familièrement « Mère Laurent », elle consacra toute son activité et mit tout son cœur au soulagement des blessés. Bouffé raconte, dans ses mémoires, qu’il assista à l’amputation de la jambe d’un jeune sergent de mobiles. Sur la demande du sous-officier, Marie Laurent tint courageusement la jambe du malheureux tant que dura l’opération.

Aux Variétés, Mmes Schriwaneck, Carlin, Berthe Legrand, Maillard, Sicot, Fleury rivalisèrent de zèle auprès des blessés, dirigées par le docteur Bonnières.

C’est dans sa propre maison de la rue des Feuillantines que la grande artiste et la femme de cœur que fut Agar organisa, à elle seule, une ambulance. Dès les premiers jours du siège, Agar employait tous ses instants au soulagement des victimes de la guerre. Elle demandait sans cesse, « recueillant des sous pour les blessés, quêtant, même auprès des figurants au moment de chanter la Marseillaise[1] ». Le 27 septembre, elle soignait déjà neuf blessés installés dans les trois chambres de son appartement. L’escalier était petit et il fallait souvent hisser les malades et les faire entrer par la fenêtre. Elle songeait même à assister aux combats livrés autour de Paris pour recueillir de nouveaux blessés ; Édouard Thierry parvint à la dissuader d’un projet par trop téméraire.

Dans la nuit du 8 janvier, le bombardement fut intense dans le quartier du Panthéon et du Val-de-Grâce. Un obus éclata dans la maison même d’Agar, aux étages supérieurs heureusement. L’ambulance ne subit aucun dommage, mais Agar n’osa pas laisser plus longtemps ses malades ainsi exposés et les installa quai de Montebello.

Georges Baillet fut soigné rue des Feuillantines, après la bataille de Villejuif, il ne sait assez faire l’éloge de l’immense dévouement d’Agar. Passant les nuits au chevet des malades, ne les quittant que pour courir aux représentations de la Comédie-Française, cette admirable femme se dépensa avec tant de zèle et d’ardeur qu’elle tomba malade à la fin de la guerre et dut, pendant six longues semaines, garder un repos absolu.

Elle racontait qu’ayant été priée de recevoir un blessé allemand, elle recommanda le calme à un jeune turco soigné chez elle et dont elle redoutait le caractère agressif : « Moi bien sage tout le jour devant le monde, répondit le tirailleur, mais la nuit moi lever et lui couper la tête. »

Le soldat prussien fut heureusement dirigé sur une autre ambulance et toute rixe ainsi évitée.

Tandis que les ambulances des théâtres contribuaient à l’œuvre de la défense nationale, d’autres artistes offraient généreusement aux victimes de la guerre un abri et des soins. Mme Nathalie affectait ainsi une partie de son appartement de la place Louvois, où des officiers blessés furent soignés jusqu’à la fin du siège. M. et Mme Lafontaine donnaient leur propriété de Saint-Fiacre, près de Meaux, dix lits et deux domestiques ; Duprez, quatre lits au château de Vermandois (Seine-et-Oise) ; Padilla et Désirée Artot (Mme Padilla), leur maison de Ville-d’Avray.

Toutes ces initiatives généreuses, ces dévouements désintéressés pour le soulagement des souffrances et des misères causés par la guerre franco-allemande ne sauraient trop être rappelés et sont comme le livre d’or des artistes des théâtres.


  1. Éd. Thierry.