Le Théâtre moderne en Espagne/02
— Don Guzman el Bueno, etc.
L’histoire contemporaine du théâtre en Espagne se pourrait, au besoin, résumer dans les œuvres dramatiques de don Antonio Gil y Zárate. C’est assez dire à quel rang élevé nous plaçons M. Gil y Zárate, cette question du théâtre étant, sans aucun doute, une des plus importantes qui, dans la Péninsule, se soient jamais débattues ou se puissent débattre à l’avenir. De la couronne que la vieille Espagne s’est faite à elle-même par le courage ou le génie de ses enfans, l’ancien théâtre forme, à notre avis, le plus riche fleuron. C’eût été justice si, à partir du XVIIe siècle, la Castille avait ajouté à ses armes, parmi ses lions et ses tours, la lyre des Calderon et des Moreto. De toute nécessité, la littérature dramatique devait prendre de glorieux développemens dans ce pays, où, pour exalter l’ame, il suffit des aspects du ciel, de la disposition des mers, des plaines et des montagnes, des splendeurs du soleil et de la température, où les monumens des plus anciennes civilisations, ruines de mosquées, châteaux, palais, cathédrales, ont conservé, pour ainsi dire, une physionomie originale qu’il serait inutile de chercher en toute autre contrée de l’Europe, si poétique d’ailleurs qu’on l’imagine. En vain, depuis le XVIe siècle, une politique aventureuse jusqu’à la folie ou débile jusqu’à la lâcheté s’est efforcée de comprimer ce glorieux essor des romanciers et des poètes, qui, par les Pedro Lopez de Ayala, par les Villena, était si vigoureux déjà sous Ferdinand et Isabelle-la-Catholique, à un moment où les autres peuples bégayaient encore leur langue nouvelle : ni l’intolérance religieuse, ni les excès du pouvoir absolu, ni la misère qui, en Espagne et partout ailleurs au moyen-âge, a été le partage fatal des génies les mieux doués, ni la faiblesse des rois et la corruption de leurs favoris, ni les démembremens de la monarchie et la perte des batailles, ne parvinrent à déconcerter l’imagination et à tarir les sources de l’enthousiasme. De toutes parts sur la Péninsule se repliaient, repoussées et humiliées, les bandes espagnoles ; jamais du moins le découragement des ministres et des vieux capitaines ne se communiqua aux poètes ; déjà, vers le milieu du XVIe siècle, ils s’écriaient avec amertume : « Ce Dieu des chrétiens, pour qui nous avons combattu huit cents ans semble avoir, pour toujours, abandonné les Espagnes ! » L’instant d’après, ils reprenaient courage, car, pour les consoler, Dieu leur avait laissé leur verve féconde, leur voix harmonieuse et puissante, les charmans caprices du cœur et les nobles élans de l’esprit. Aux théâtres populaires qui, du soir au lendemain, s’improvisaient dans Madrid, Barcelone ou Valence, sur les places et à l’entrée même des carrefours, les villes entières accouraient, s’émerveillant à ces histoires si belles et si longues de gloire et d’amour, où revivait l’ancienne Espagne ; il n’en fallait pas davantage pour oublier les désastres des Flandres ou du Portugal. C’est aux seules époques de ruine et de décadence que les nations peuvent enfin bien comprendre leurs prospérités évanouies, et les chanter dignement ; il importe que le regret s’empare du cœur humain et le remue à son aise pour y susciter les éloquens et poétiques souvenirs.
À l’avènement de Philippe V, les idées françaises ont pris possession de la Péninsule ; personne aujourd’hui ne conteste que par ces idées l’Espagne ne doive, dès ce moment, se régénérer tout entière ; c’est assez qu’au-delà des monts les meilleurs esprits s’empressent de le reconnaître, pour qu’à notre tour nous devions franchement convenir que la civilisation française a tué l’ancien théâtre espagnol. C’est ici une des questions les plus hautes et les plus délicates qui se puissent agiter entre deux grands peuples ; il convient donc que l’on fasse à chacun sa part aussi nettement que possible, si l’on veut mettre un terme aux récriminations toujours si promptes à s’élever dans un pays qui subit l’influence contre celui qui l’exerce irrésistiblement. Dans aucun siècle, assurément, le théâtre ancien de l’Espagne n’a eu des pièces d’un mérite accompli, comme certaines tragédies de Corneille et de Racine, ou certaines comédies de Molière ; d’un autre côté, il est vrai de dire que jamais la France, ni aucun autre peuple en Europe, n’a eu un théâtre aussi varié, aussi abondant, aussi complet, si l’on nous permet de parler ainsi, que l’ancien théâtre espagnol. Des premiers jours du XIVe siècle à la fin du XVIIe, Madrid et les autres grandes villes ont eu comme des phalanges de dramaturges qui, se renfermant avec scrupule dans l’histoire nationale et s’occupant aussi peu des autres histoires que si le peuple de Pélage et de saint Ferdinand avait été le seul peuple de la terre, s’attachaient à retracer ou à reproduire les mœurs et les coutumes de la patrie, ses traditions, ses croyances, ses légendes, ses prouesses et ses revers. On conçoit la révolution profonde qui tout à coup se fit au théâtre, lorsque à cette personnification du vieux caractère espagnol, qui, en dépit des complications de l’intrigue et des péripéties de la scène, s’était jusque-là maintenue dans toutes les pièces, on substitua brusquement, sans les discuter ni les comprendre, ces types grecs et romains, et ces types français, — puisqu’après tout nous parlons aussi de Molière, — qui avaient franchi les Pyrénées à la suite de Philippe V. On objectera peut-être que dans le Cid, les fils des vieux chrétiens pouvaient retrouver leurs ancêtres ; nous le voulons bien ; par malheur, de toutes les pièces de Corneille, le Cid est la seule que l’Espagne du XVIIIe siècle ne se soit pas mise en devoir d’imiter. Nous avons sous les yeux un grand nombre d’essais dramatiques, où les héros défigurés de nos tragédies classiques défilent tristement, tant bien que mal drapés à l’espagnole par Moratin le père ou Huerta. On ne saurait croire quelle peine on s’y donne pour dénaturer ou supprimer tout ce qui de près ou de loin pourrait rappeler que l’Espagne aussi a eu sa littérature originale ; Rojas, Lope de Vega, Calderon, étaient bien morts, et avec eux cette spontanéité véhémente qui est le secret de leur force et de leur fécondité. Le peuple entier protesta, en désertant les théâtres, qui dès-lors tombèrent dans cet état de pénurie matérielle d’où il leur est aujourd’hui si malaisé de sortir. Mais dans un pays comme l’Espagne, il fallait aux masses une compensation poétique, et voilà pourquoi, depuis la fin du XVIIIe siècle, à travers les guerres de l’indépendance et les crises sociales de ces derniers temps, il s’est produit en Espagne tout un romancero de chants populaires. Blasés et le cœur desséché, les lettrés de 1780 ou de 1808 auraient cru se compromettre, sans aucun doute, s’ils y avaient pris garde le moins du monde ; mais, dans ces dernières années, quand on s’est lassé de ce que l’on était convenu d’appeler le règne de la raison sévère et des strictes règles de l’art, c’est précisément à cette poésie populaire, jusque-là reléguée avec les bandes de contrebandiers et de guerilleros dans les sierras d’Andalousie ou les ravines de Catalogne, que les jeunes dramaturges se sont empressés d’ouvrir à deux battans les grandes portes des théâtres de Madrid.
Au moment où M. Gil y Zárate a fait représenter ses premières pièces, la scène espagnole était encore livrée au genre classique ; déjà pourtant la réaction romantique s’était déclarée en France, et les applaudissemens qui accueillaient à Paris Henri III et Marion Delorme ne tardèrent point à se prolonger jusqu’à Madrid. Dans les deux écoles, M. Gil y Zárate a tour à tour lutté avec une intrépidité exemplaire, et il est aujourd’hui considéré comme l’un des chefs de cette troisième école nationale qui maintenant se relève, aussi distincte des deux autres que la première peut l’être de la seconde. M. Gil y Zárate n’est pas seulement un poète dramatique ; publiciste, administrateur, simple critique, simple journaliste même, il a pris une large part à la discussion des idées où se retrempe l’Espagne constitutionnelle. À travers les ennuis littéraires et les vicissitudes politiques, M. Gil y Zárate a fait tout seul sa position, et une position sous quelques rapports glorieuse ; esquisser rapidement sa biographie, ce sera faire l’histoire, nous pouvons l’affirmer, de presque tous les esprits d’élite qui se sont produits en Espagne durant ces derniers vingt-cinq ans.
M. Gil y Zárate est né à l’Escurial, en décembre 1796, de la comédienne Gil et du comédien Zárate, que l’on a long-temps applaudis sur les scènes de la Cruz et del Principe. À peine âgé de huit ans, il fut envoyé en France par son père, et son enfance s’écoula tout entière dans une institution de Passy. Plus tard, quand il retourna dans son pays, il en avait presque tout-à-fait oublié la langue ; ce fut une autre éducation à commencer. Très peu de temps après son retour, cependant, M. Gil y Zárate entreprit les travaux multiples qu’il poursuit à l’heure présente ; comme les jeunes hommes éclairés de cette époque (c’était en 1819, un peu avant la seconde phase constitutionnelle), il commença par traduire quelques œuvres éminentes des littératures étrangères. Parmi les traductions qu’il fit alors, on remarque celle du livre anglais de Philips sur les attributions du jury. La révolution de 1820 éclata pourtant, bientôt suivie de l’intervention française ; quelques années après cette intervention, quand la première terreur se fut enfin dissipée, la jeunesse libérale de Madrid s’indigna de n’avoir point d’organe. Nous ne savons comment elle s’y prit pour obtenir que le gouvernement ombrageux de Ferdinand VII tolérât la publication d’un journal[1] ; quoi qu’il en soit, à la fin de 1832, le Boletin del comercio fut fondé ; c’est ce journal qui, devenu l’Eco del comercio, est en ce moment le doyen de la presse de Madrid. L’Eco était dirigé par un des plus fiers et des plus fermes caractères du moderne libéralisme espagnol, don Fermin Caballero, ancien ministre de l’intérieur sous le ministère Lopez, aujourd’hui même une des notabilités du parti exalté, dont M. Gil y Zárate est demeuré l’ami en dépit de ses opinions modérées. M. Gil y Zárate compta parmi les plus actifs et les plus assidus rédacteurs de l’Eco jusqu’à l’époque — vers 1835 — où le journal arbora franchement la bannière ultrà-progressiste. Et d’ailleurs, depuis quelque temps, la révolution installée au palais de Ferdinand VII appelait de tous côtés aux affaires les hommes de cœur et d’intelligence. Le tour de M. Gil y Zárate vint en 1836 ; le cabinet, composé des meilleurs noms du parti modéré, M. le duc de Rivas, M. Isturitz, M. Alcala-Galiano, lui confia un emploi important au ministère de l’intérieur. Dans ce même ministère, M. Gil y Zárate avait fait déjà ses preuves pendant les troubles de 1820. Le cabinet Isturitz s’étant retiré devant la ridicule échauffourée de la Granja, M. Gil y Zárate rentra dans la vie purement littéraire. En 1840, son emploi lui fut rendu par M. Pérès de Castro ; mais les évènemens de Barcelone et la chute de Marie-Christine le contraignirent à le résigner une seconde fois. Réinstallé à l’intérieur, en juin 1843, par le cabinet Lopez dont faisait partie son ami don Fermin Caballero, M. Gil y Zárate s’y est jusqu’ici maintenu. À l’heure même où nous écrivons, M. Gil y Zárate est le chef d’une section très considérable, et l’on peut dire que la direction ou plutôt la réorganisation de l’instruction publique lui est à peu près exclusivement confiée. Ses études sur l’enseignement public ne sont pas du reste les seuls travaux qui aient fait sa position officielle ; M. Gil y Zárate, — c’est là un titre assez peu connu hors de l’Espagne pour que nous nous empressions de le constater, — a aussi rassemblé les élémens, et avec M. Alcala-Galiano rédigé les nombreux articles de la fameuse loi sur les municipalités.
Au demeurant, quand il se laissait ainsi absorber en grande partie par les soins de l’administration publique, M. Gil y Zárate n’avait point renoncé au théâtre et aux luttes de la presse. Ses tragédies et ses drames se sont coup sur coup succédé, à partir de 1835 ; ses comédies sont plus anciennes ; elles remontent presque toutes à 1828. C’est également depuis 1835 que M. Gil y Zárate a composé son Manual de literatura, qui renferme, à vrai dire, la charte de l’école nationale, dont il a si puissamment contribué à relever les ruines. C’est depuis 1835 qu’il a publié, avec don Cristobal Bordiu, ces courtes et substantielles études sur diverses questions d’administration et de politique dont les jeunes publicistes font chaque jour leur profit, et l’on formerait dix volumes des essais qu’il a écrits çà et là dans les journaux et dans les revues, dans la Revista de Madrid notamment, sur les plus âpres problèmes de réforme sociale et d’administration ; c’est depuis 1835 qu’il a prononcé au Lycée de Madrid ses remarquables leçons d’histoire romaine, tout récemment recueillies en volume. M. Gil y Zárate avait dans l’enseignement public un précédent méritoire ; après les convulsions de 1823, le Consulado de Madrid (la chambre de commerce), animé d’un esprit d’initiative que le vieux régime absolu se chargea bientôt de décourager, avait fondé des écoles gratuites où les lettres, les langues, les sciences, étaient d’abord sérieusement représentées. Pendant huit ans, M. Gil y Zárate y a occupé la chaire de langue française. À partir de 1833, cette institution du Consulado a été continuée par l’Athénée et le Lycée ; mais le Lycée ne tarda point à se désister de ses prétentions littéraires et scientifiques : c’est aujourd’hui un casino fashionable, un salon de peinture et de sculpture ; la jeunesse élégante s’y donne des fêtes somptueuses, bals, concerts, et parfois joûtes poétiques ; le bon public madrilègne a pu tout à son aise y applaudir Rubini. Si déchu pourtant que soit le Lycée de sa splendeur première, on n’a pas oublié tout-à-fait qu’il a quelque temps été le rival de l’Athénée par les leçons brillantes de M. Gil y Zárate et du malheureux poète Espronceda.
À vrai dire, depuis 1835 la position de M. Gil y Zárate n’a point changé le moins du monde ; comme il luttait alors il lutte en ce moment dans la presse et sur les scènes de la Cruz et del Principe. Hier encore, il était un des principaux collaborateurs du Semanario Pintoresco, fondé par le spirituel M. Mesonero de Romanos, et rédigé par toutes les célébrités espagnoles, MM. Zorilla, Breton de los Herreros, Hartzembusch, Escosura, Pedro de Madrazo, et les autres enfin. C’est une destinée vraiment curieuse que celle du Semanario Pintoresco, exclusivement consacré d’abord à la poésie et à la littérature, ce recueil fut bientôt, grace aux préoccupations de l’époque, envahi tout entier par les plus sérieuses discussions. C’est là que se sont le mieux débattues, avant 1840, les grandes questions d’économie politique et de réorganisation sociale ; c’est au Semanario de MM. Mesonero et Gil y Zárate que Madrid est redevable de ces belles salles d’asile où l’on recueille jusqu’à huit cents enfans sans famille ou sans pain. La collaboration de M. Gil y Zárate au Semanario consistait principalement en des biographies de personnages célèbres, écrites avec une fougueuse et énergique éloquence, et en des poésies lyriques, parmi lesquelles se sont fait remarquer une Ode à l’amnistie, où abondent les généreux sentimens, et un beau dithyrambe sur le siége de Bilbao. — Aujourd’hui, avec MM. de Rivas, Mesonero de Romanos, Enrique Gil, Aben-Amar (don Santos Lopez Pelegrin), M. Gil y Zárate concourt à la publication de Los tipos españoles, œuvre consciencieuse si nous en jugeons par les volumes déjà parus, et où l’on se propose de décrire aussi exactement que possible les mœurs actuelles de la Péninsule. Ce sont les études de M. Gil y Zárate, l’Employé en fonction, l’Ancien employé, l’Ancien moine, qui à notre avis forment jusqu’ici les meilleures pages de la collection. Dans ces trois essais, la question est traitée au point de vue le plus élevé, et l’on peut citer comme un des plus pathétiques morceaux qui soient jamais sortis d’une plume espagnole celui où M. Gil y Zárate réclame un habit de bure et du pain pour les malheureux que les excès de la révolution et de la guerre civile ont chassés de leurs couvens.
Quels que soient, du reste, dans l’administration publique, dans l’enseignement, dans la presse, les précédens et la position de M. Gil y Zárate, c’est au théâtre que se poursuit sa vraie carrière ; c’est au théâtre que l’auteur de Un Año despues de la boda et de Don Guzman el Bueno peut agrandir encore son glorieux avenir. Les tragédies que don Antonio Gil y Zárate a composées dans les règles de l’école classique ont pour titre Don Rodrigo et Doña Blanca de Borbon. Le sujet des deux pièces est emprunté à l’histoire nationale ; par l’élévation de leurs sentimens, par la fierté du langage, les personnages que M. Gil y Zárate y met en scène sont dignes assurément de chausser le célèbre cothurne. L’action de Don Rodrigo commence à l’affront que le dernier roi goth fit subir à la fille du comte don Julian ; elle se termine à la ruine absolue de la monarchie, dans la journée fameuse du Guadalete. La vengeance du comte don Julian, l’amour mutuel de sa fille et du jeune don Teofredo, cette idole de l’armée et de la noblesse, que le père offensé ne peut déterminer pourtant à trahir son Dieu ni son roi, telles sont les passions qui défraient la pièce. Pour observer les trois unités de temps, de lieu et d’action, le poète a sacrifié à peu près complètement le rôle du roi don Rodrigo, et c’est un vrai malheur pour son œuvre. Le comte don Julian a beau faire, il a beau maudire le ravisseur, il a beau appeler sur sa tête les calamités de la guerre civile et de la guerre étrangère ; le spectateur doit infailliblement demeurer impassible. Vous ne lui avez pas montré l’injure, comme il la faut montrer au théâtre, non point racontée en quelques vers pompeux, à grand renfort d’images et de ronflantes épithètes, mais toute vivante encore, pour ainsi dire, et au moment où elle s’accomplit : le moyen qu’il s’intéresse au ressentiment ? comment voulez-vous qu’il s’indigne contre ce malheureux prince qu’il voit toujours persécuté, repoussé, battu, livré dès la première scène à tous les ennemis de sa religion et de sa couronne, poursuivi jusqu’à la dernière par les imprécations violentes et les implacables malédictions ?
Pour le fond comme pour la forme, Doña Blanca de Borbon est de beaucoup supérieure à Don Rodrigo ; l’indomptable caractère de don Pèdre-le-Cruel y est retracé avec une grande énergie et dans des proportions qui parfois vous rappellent le Richard III de Shakspeare. Voilà précisément le défaut capital de la pièce : tout l’intérêt porte ici sur don Pedro ; en dépit de ses emportemens et de ses violences, vous êtes surpris de voir qu’on n’éprouve pas la moindre pitié ni pour sa femme qu’il opprime, ni pour ses vassaux qu’à tout propos il force à faire un choix entre la révolte ou la mort. La mémoire du roi don Pèdre est demeurée populaire en Castille ; on lui pardonne aisément des cruautés dont un amour à chaque instant contrarié fut la cause unique ; il n’est pas d’homme en Espagne qui, au fond, quoi qu’il en dise, ne soit indulgent pour les excès auxquels vous peuvent porter de profondes et invincibles passions. M. Gil y Zárate lui-même n’est pas sévère outre mesure envers le roi don Pèdre ; personne assurément ne lira la pièce sans en vouloir presque à son frère don Enrique, à ce bâtard de Transtamare qui, au moindre propos, lui va susciter les obstacles et les périls, en Aragon, en France, partout. Nous ajouterons que doña Blanca de Borbon abuse un peu trop de la résignation et de la mansuétude dont, en sa qualité de femme légitime, sacrifiée à une puissante et fougueuse maîtresse, la muse tragique lui fait un devoir. Il faut être bien convaincu qu’elle est la vraie fiancée du roi don Pèdre, la vraie reine de Castille, une princesse du vrai sang royal de France, pour comprendre que de beaux et galans chevaliers comme les Albuquerque, les Lope, les Alvar, ne lui aient point préféré cette doña Maria de Padilla, la vaillante favorite, à la parole de feu, aux prières plus impérieuses mille fois que les menaces, et dont les regards gagnaient des batailles, si l’on s’en rapporte aux chroniques du temps.
Au demeurant, Doña Blanca de Borbon accuse un très notable progrès dans la manière et le style de M. Gil y Zárate. On s’en peut convaincre par la scène où doña Maria de Padilla détermine son royal amant à rompre tout préparatif de mariage ; M. Gil y Zárate y assouplit sensiblement la raideur classique, et bien que la représentation de Doña Blanca remonte à une époque éloignée déjà, ce dialogue est demeuré dans presque toutes les mémoires au-delà des monts. Quelques parties de cette scène méritent d’être citées. Il est bon de remarquer à ce propos que M. Gil y Zárate ne ressemble point à la plupart des poètes de son pays, dont les vers, à la traduction, perdent leur éclat et leur valeur. Presque toujours, chez M. Gil y Zárate, la forme est énergique et brillante, mais, à notre avis, c’est là son moindre mérite. C’est avant tout de la force des idées, de la vérité même des sentimens que M. Gil y Zárate se montre préoccupé.
Don Pedro. — Que vois-je ? Mes yeux me trompent, sans doute ! Grand Dieu ! Est-ce bien toi, Maria ?
Doña Maria. — En vérité, je vous admire, ne deviez-vous pas m’attendre, seigneur ? Quand le ciel vous unit à une femme accomplie, et qu’à cette occasion tout le monde, à la cour et dans le royaume, vous bénit et vous félicite, n’est-il pas convenable que moi-même, comme tout le monde…
Don pedro. — Fuis, insensée ! Quel est ton dessein ?… Si l’on te voyait ! C’est la mort que tu viens chercher ici, puisque tout le monde ici la désire et l’exige !
Doña Maria. — Eh bien ! oui, je la viens chercher ! Venez, grand prince, et livrez-moi vous-même aux fureurs de votre peuple ; qu’il assouvisse enfin sa vengeance et trempe ses mains dans mon sang ; qu’il mette mon corps en lambeaux et disperse au loin mes membres par les rues et les places de la ville ! Venez ! ce sera un beau spectacle, et tout-à-fait digne du roi don Pedro !
On devine que don Pedro ne peut long-temps écouter de sang froid les reproches de doña Maria ; peu à peu l’amour reprend le dessus dans son cœur. Le moment de la scène où la passion sort victorieuse de sa lutte contre le devoir est rendu avec une singulière énergie par M. Gil y Zárate :
Don Pedro. — Eh ! qu’importe l’opinion du peuple ? qu’importe sa colère ? Je t’aime, et mon amour anoblit tout. Ah ! si l’on te menace !… si un homme, quel qu’il soit, en voulait à ta vie !
Doña Maria. — Il est bien loin, le temps où don Pedro, fidèle à son amour, méprisait les clameurs du peuple ; il pouvait alors protéger son amie ; alors c’était un roc dans la tempête ! Aujourd’hui, son ame n’est plus que terreur et ingratitude.
Don Pedro. — Moi, je craindrais !…
Doña Maria. — Loyauté des jours écoulés, bravoure indomptable, qu’êtes-vous devenues ?
Don Pedro. — Je craindrais !…
Doña Maria. — Aujourd’hui, ce sont les grands qui commandent ici.
Don Pedro. — Ah ! je leur prouverai bien que je suis encore don Pedro !
Doña Maria. — Non, résignée à mon triste sort, j’attends la mort et je l’appelle de tous mes vœux. Que doña Blanca ait tout votre amour !… qu’elle prenne place, à côté de vous, sur votre trône !… que la Castille recouvre enfin un peu de paix… que tout le monde soit sauvé, je consens à mourir seule… Mais s’il est vrai que la première je vous ai inspiré une passion véritable, puissiez-vous du moins garder un faible souvenir de cette passion ! Mais non, que ma triste fin ne vous arrache jamais ni soupirs ni larmes ! Oubliez un jour, oubliez bientôt que je suis morte, sacrifiée à votre amour…
Don Pedro. — Maria !…
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Vous me voyez à vos pieds, seigneur !… vous ne serez point insensible à mes plaintes, et les prières de l’amour maternel…
Don Pedro. — Ah ! assez ! je n’y puis tenir davantage ! Toi seule es mon amie ! Je le comprends bien aux battemens de mon cœur, je ne puis avoir d’autre femme que toi !… Je sais que les peuples de Castille vont s’indigner encore de ma passion… et que m’importe ? Que tous les chevaliers d’Espagne appellent à leur aide tous les chevaliers de France, qu’ils unissent leur vaillance et leur colère, ils ne parviendront point à t’arracher de ces bras !… Au pied des autels, tu recevras ma foi éternelle… Monte sur le trône… règne, Maria, règne ! C’est le prix légitime de ton amour et de ta constance… Que tes ennemis se prosternent tremblans devant toi…
Doña Maria. — Ah ! prince, que dites-vous ?… serait-il possible ?…
Don Pedro. — Je le jure !
Doña Maria. — Mais les dangers…
Don Pedro. — Je les méprise !
Doña Maria. — Vous oubliez que d’autres nœuds…
Don Pedro. — Je les vais rompre ! Toi seule seras ma femme !…
Doña Maria. — Vaines promesses ! Vous-même vous ne pourrez…
Don Pedro. — Et qui s’opposera…
Doña Maria. — Vos vassaux !…
Don pedro. — Mes vassaux ! Ah ! mes vassaux ! Qu’ils tremblent ! cette épée saura bien abaisser leur arrogance. Qu’ils choisissent entre l’obéissance absolue ou la mort C’est en vain que, dans leur orgueil insolent, ils attendent, aux abords du temple, pour imposer à leur roi un joug qu’il déteste ! Qui donc a osé commander ces fêtes ? Qui a osé faire ces préparatifs ? Qu’ils cessent, et à l’instant ! Moi-même, moi-même, je vais m’empresser d’y mettre ordre… Malheur à eux, s’ils essaient de me résister !…
En résumé pourtant, quels que soient, dans Don Rodrigo et Doña Blanca de Borbon, les mérites de pensée et du style, les tragédies classiques de M. Gil y Zárate ne forment point un titre durable ; nous en dirons autant de comédies nombreuses, — une seule exceptée, — qu’il a composées, non pas dans le genre de Molière, comme l’affirment les critiques de la Péninsule, mais bien dans celui de La Chaussée. À la vérité, nous ne nous chargeons pas de justifier par les détails une telle comparaison : il s’en faut de beaucoup que les personnages de M. Gil y Zárate appartiennent au genre larmoyant. Nous avons seulement voulu établir que pour M. Gil y Zárate, comme pour ses devanciers immédiats, comme pour La Chaussée, la comédie n’est le plus souvent, — nous pourrions citer Cuidado con las novias ! (Prenez garde aux fiancées !) et El Entremetido (l’Officieux empressé), — qu’un cadre philosophique, assez correctement dessiné, où défilent en bon ordre, revêtus pour ainsi dire de costumes bourgeois, personnifiés dans des types d’une très contestable originalité, les moralités sentencieuses et les prétentieux lieux-communs. Pour être juste cependant, nous devons reconnaître que, dans El Entremetido, on retrouve parfois la verve cavalière et l’aventureuse humeur des vieux poètes comiques de l’Espagne, et çà et là le mordant et caustique esprit de don Léandro Moratin.
S’il eût persisté, M. Gil y Zárate serait devenu, nous le croyons, un excellent poète comique, et la preuve, c’est qu’il a écrit une comédie, un vrai petit chef-d’œuvre de malice et de grace, où sont très exactement, très curieusement décrits les travers et les ridicules de la société espagnole à l’époque même où nous vivons. Cette pièce a pour titre : Un Año despues de la boda (Un An de mariage), et aussi bien elle pourrait s’appeler le Bourgeois Gentilhomme, car le sujet n’est, en définitive, que l’histoire fort habilement rajeunie de ce bon M. Jourdain. À côté de M. Jourdain reparaissent tous les personnages de la comédie française, avec leurs vices et leurs ridicules, qui sont les ridicules et les vices du XIXe siècle comme du XVIIe et de tous les autres ; mais ces personnages sont convenablement modifiés quant aux manières et au langage. Et d’abord, M. Jourdain sait parfaitement aujourd’hui à quoi s’en tenir sur l’exacte valeur des titres ; ce n’est pas lui que l’on pourrait leurrer en lui proposant de le nommer mamamouchi ; il fermerait sa porte à Fuad-Effendi lui-même, si l’excellence turque lui venait offrir le nicham-ictihar. M. Jourdain est bien et dûment marquis ; il vient d’acheter un bon titre de Castille, ce qui en ce moment est la chose la plus facile du monde, si l’on rencontre sur son chemin un pauvre hidalgo ruiné, hors d’état d’acquitter la lanza[2]. Il se nommait hier don Juan Chinchilla ; c’était le fils d’un riche marchand ; mais il est décidé à faire souche de gentilhomme, et il se nomme aujourd’hui le marquis de Rosa-Blanca ! Don Juan Chinchilla nous rappelle un bon négociant de Saint-Sébastien qui, voyant sa fille unique à la veille d’épouser un comte, désespéré de n’être pas même noble, glissa mystérieusement dans sa corbeille de noces deux titres de marquise, qu’il s’était procuré tout exprès à cette occasion. Cela ne vous ramène-t-il point à cette plébéienne de Rome qui se désolait que son mari ne pût pas être nommé consul ?
Le Jourdain madrilègne est marié, mais non cette fois avec cette acariâtre ménagère dont la tête est plus grosse que le poing, et qui forme avec son mari un si curieux contraste par son imperturbable bon sens. Par ses manières et par son langage, la marquesa de Rosa-Blanca ne serait point trop déplacée dans les Précieuses ridicules ; mais cela tient à ce milieu équivoque de fêtes et de tertulias dansantes où elle a coutume de vivre depuis son mariage. De sa nature, la pauvre marquise est une jeune femme charmante, moitié Agnès, moitié Henriette, une Henriette un peu trop déniaisée pourtant, car, à force de passer en revue ces excellens personnages de notre grand comique, on finit par reconnaître au confiant et crédule don Juan quelque air de parenté avec George Dandin. Et, en effet, c’est à sa femme et non à sa bourse qu’en veut le comte Dorante… nous nous trompons, le comte tout court, — M. Gil y Zárate a négligé de nous dire son nom de Navarrais ou de Manchègue. Du matin au soir et peut-être du soir au matin, le comte ne bouge point de la maison de don Juan. J’oubliais de vous apprendre que don Juan a vingt-trois ans à peine, et au lit, cela va sans dire, dans le siècle où nous sommes, il faut n’avoir point franchi l’âge des illusions pour se laisser prendre à ces petites vanités sociales ; M. Jourdain, à quarante ans, dédaignerait aujourd’hui de revêtir tous ces oripeaux dédorés ; il passerait tout simplement sa journée à la bourse, dans la rue Basse-San-Martin, et depuis long-temps déjà il n’aurait eu d’autre ambition que d’arriver à être nommé membre d’une députation provinciale ou de quelque ayuntamiento.
Rassurez-vous pourtant : bien que dans la comédie de M. Gil y Zárate l’ancienne Mme Jourdain soit remplacée par une tête vide et rieuse, le bon sens n’y a pas encore tout-à-fait abdiqué ses droits ; le bon sens y est représenté par un oncle de don Juan, don Gregorio Chinchilla, et vous verrez que le digne homme s’acquitte passablement de son emploi. Nous disons passablement, car, il faut bien l’avouer, l’espèce humaine a dégénéré depuis deux siècles ; nous soupçonnons le bon Gregorio d’être un peu sensible, dans le plus secret de son cœur, a ce que son écervelé de neveu appelle l’élévation de sa famille ; on s’en aperçoit aisément, même dans les scènes où il le raille et le gourmande avec le plus de sévérité, au sujet de ses prodigalités et de ses folles espérances. Eh ! mon Dieu, don Gregorio n’est après tout qu’un Espagnol, et il l’est comme on l’est depuis des siècles. Est-ce que le grand Sancho Panza, ce parangon de sagesse, n’a point eu aussi ses petites illusions, il y a deux cents ans ?
Nous sommes à peine aux premières scènes de la comédie, et déjà don Gregorio est excédé du luxe importun qui de toutes parts s’étale dans la maison de don Juan, du peuple de valets qui l’encombre, de ces visiteurs, protecteurs ou parasites, qui à tout moment y viennent affluer, de l’étiquette insupportable qu’il y faut constamment observer. Toutes ses heures sont indignement bouleversées ; à l’heure où autrefois il pouvait dormir à son aise, on le voit aujourd’hui veillant ou courant par la ville ; à l’heure où il dînait, c’est tout au plus s’il peut déjeuner maintenant. Encore deux jours d’une vie pareille, et don Gregorio meurt à la peine. Deux jours encore, juste ciel ! il préférerait de beaucoup se résigner à ne plus voir son neveu que sur la colline spacieuse et ombragée de Josaphat, où, si l’on en croit les vieilles prophéties légendaires, l’ange du dernier jugement doit convoquer les bons Espagnols. Ce qui scandalise le plus Gregorio, c’est la parfaite indifférence où vivent à l’égard l’un de l’autre, un an après leur mariage, deux jeunes époux dont les amours romanesques avaient été pour tous, — même sous ce beau ciel des Asturies, où pour tous l’amour est l’affaire principale, — un vrai sujet d’admiration et, peu s’en faut, d’ébahissement. M. le marquis ne voit plus sa femme qu’aux heures des repas, et souvent il lui arrive de ne point lui adresser une parole. De son côté, Mme la marquise donne des tertulias où elle invite qui bon lui semble ; bals, promenades, spectacles et concerts, elle voit tout, elle est partout, et toujours sans M. le marquis. Don Gregorio entame à ce propos une tirade chaleureuse. Le marquis hausse les épaules ; il essaie de faire comprendre à son oncle les lois du bon goût et du savoir-vivre. Ne faudrait-il pas, en vérité, qu’il eût jour et nuit sa femme à ses côtés, ni plus ni moins qu’un escribano de Xadraque ? ne faudrait-il pas qu’il la célât et fît à la moindre occasion le boudeur ou le jaloux ? Ah ! don Gregorio, vous n’y songez point ! On ne se marie pas, quand on est d’un certain rang, pour imposer à sa femme le soin des petits enfans et du ménage : est-ce donc pour rien que l’on a des majordomes et des gouvernantes ? On se marie pour avoir du lustre ; ce sont les femmes qui étendent la réputation et le crédit, en Espagne surtout, où les marquises de vingt ans, fussent-elles plus jeunes encore de noblesse, seront toujours préférées à une douairière de la maison d’Ossuna ou d’Oñate, si fière qu’elle puisse être de ses titres et de ses parchemins. Par les femmes, les protecteurs vous arrivent en foule et d’eux-mêmes. Autrefois, quand don Juan Chinchilla avait besoin de recourir à leur bienveillance, c’était lui qui les allait trouver. Maintenant c’est tout le contraire : ce sont eux qui viennent chercher l’heureux marquis de Rosa-Blanca. Quand il sort avec la marquise, à chaque pas il les rencontre qui le saluent et le complimentent ; vous diriez d’une continuelle ovation. Mais on comprend qu’il se décerne très rarement un pareil triomphe ; le grand ton exige qu’il l’accompagne tout au plus deux ou trois fois par an, à l’église, au théâtre, à la promenade ; c’est à d’autres que ce soin revient. N’est-ce point assez pour lui que des fenêtres du salon il la puisse voir, dans son fringant équipage, entourée de personnages qui bien souvent ne sont rien moins que des ducs et des généraux ? Le marquis et son oncle s’éloignent, et la scène est occupée par de nouveaux personnages que M. Gil y Zárate n’a pas dessinés d’une manière moins piquante ; c’est le comte, c’est la marquise dont la toilette vient de s’achever. En vain le comte a-t-il essayé de lui apprendre à prononcer ce mot français de toilette avec cette gracieuse aisance qu’y pourrait mettre une de nos marquises du XVIIIe siècle ; jusqu’ici le galant y a perdu ses peines, la jeune femme n’a pu encore suffisamment assouplir son terrible accent d’Oviédo ou de Segura : en attendant mieux, sur ses jolies lèvres, ce mot charmant de toilette est devenu toaleta. Ici commence, entre le comte et la marquise, un dialogue pétillant d’esprit et de malice, où se trouvent scrupuleusement reproduites les manières des coquettes madrilègnes. La marquise est hors d’elle-même : vous pensez qu’elle vient de sa toilette ? Détrompez-vous ; elle échappe à une véritable question. C’en est fait, la Mouchez ne sait plus déjà peigner une chevelure et la disposer en bandeaux lisses et chatoyans comme la châsse de jais d’une madone grenadine ; elle lui a fait aujourd’hui une tête qui doit effrayer les gens. Le comte s’empresse de la rassurer ; il est trop amoureux pour ne point la trouver charmante ; il déclare pourtant, sa conscience l’y oblige, qu’il manque à deux ou trois boucles un certain degré d’élégance… Mais, en vérité, c’est votre faute, madame ! Quand vous procédez à une affaire si importante que celle de votre toilette, pourquoi donc vous enfermer comme une reine-mère dans son oratoire ? C’est là méconnaître les plus simples et les plus strictes lois du bon goût. Il est de rigueur qu’à une heure si décisive on convoque autour de soi admirateurs et amis. C’est le moment où une jeune femme se montre dans toute sa grace radieuse ; chacun s’empresse de la servir, et brûle pour ainsi dire l’encens sur l’autel de sa beauté. Celui-ci présente les essences parfumées ; celui-là, avec de frêles pincettes d’argent, ramène sur les tempes reluisantes une mèche rebelle qui essaie de lutter contre le peigne d’ivoire ; tel autre assiste la camerera quand elle replace les rubis ou les émeraudes aux blanches oreilles de sa maîtresse ; tel autre enfin se tient prêt à offrir le riche collier de perles, le trop heureux collier qui doit étinceler sur les neiges de l’épaule et du sein. Et pendant tout cela, on discute le nombre des papillottes, le volume et le rang que chacune doit tenir. Est-il donc rien de plus sérieux, de plus important ? Quant à la jeune femme qui se voit l’objet de toutes ces prévenances, c’est par un regard, par un simple sourire qu’elle daigne y répondre ; chacun la quitte enchanté, et, plus que la veille encore, épris d’elle. A-t-elle perdu sa matinée ? Non, certes, car il n’est pas un seul de ses noirs cheveux qui ne doive arracher des soupirs, une seule mèche qui ne lui ait valu un cœur tout entier.
Assurément, ce sont là de magnifiques triomphes ; malheureusement, ce n’est point sans efforts, la marquise finit par le comprendre, que l’on parvient à les obtenir. La jeune femme est un peu fatiguée déjà de ces bals où l’on étouffe, de ces plaisirs bruyans dont le plus clair résultat est la pulmonie ou la fièvre, de ces tertulias, cohues élégantes où se déchirent les plus belles réputations. Elle-même cependant, la douce et naïve marquise, elle est vraiment passée maîtresse dans cet art charmant de calomnier ou de médire ; amis, ennemis, indifférens, inconnus, personne devant elle ne trouve grace. Le comte est émerveillé des progrès de son élève, et il est décidé à ne pas s’arrêter en si beau chemin. Il réussira sûrement s’il parvient à mettre dans ses intérêts la comtesse Dorimène… pardon ! nous nous trompons encore, nous voulons dire une baronne dont le marquis s’est épris dès le premier aspect. C’est contre un simple tortil de baronne que Dorimène a cette fois échangé sa couronne de comtesse. La baronne est au dernier mieux avec le marquis ; mais, par la scène suivante, on verra clairement qu’elle ne peut refuser au comte l’honnête service qu’il lui va demander.
La Baronne. — En vérité, le marquis fait bien les choses ; tout ici est élégance et richesse.
Le Comte. — Ce n’est pas la première fois, je le suppose, que vous honorez ces fêtes de votre présence, madame la baronne ?
La Baronne. — Je n’aime point ces galas, où l’on affronte les indigestions ; mais, je l’avouerai, j’ai un faible pour la marquise, et puis je désirais avoir un entretien avec vous.
Le Comte. — Oh ! je savais que les grandes dames comme vous, baronne, reçoivent chez elles à dîner bien plutôt que d’aller ainsi dîner chez les autres.
La Baronne.. — Ma foi ! comte, venez chez moi demain, vous verrez si je ne sais pas faire les honneurs à mon tour. Le Comte. — Parfait ! Il paraît que vous me recevrez dans l’autre maison du marquis.
La Baronne. — Mauvais plaisant !
Le Comte. — Ce luxe au milieu duquel vous reluisez comme dans une châsse, c’est le marquis, j’en suis sûr, qui en doit faire les frais.
La Baronne. — Et pourquoi donc ?
Le Comte. — C’est qu’il fut un temps où vous daigniez imposer un tel fardeau à mes débiles épaules.
La Baronne. — Bon ! qui se souvient d’un pareil temps ?
Le Comte. — Qui ? tous mes créanciers.
La Baronne. — Ingrat ! comment avez-vous eu le cœur de m’abandonner toute seule à Paris ?
Le Comte. — Ma foi ! ma chère ame, je te laissai comme je t’avais trouvée. Il me semble, d’ailleurs, que tu t’es consolée bien vite avec ce gros négociant qui t’emmena à Cadix.
La Baronne. — Don Juan de Soto ! Le pauvre diable a fait faillite…
Arrêtons-nous un instant. La digne personne n’en finirait point de si tôt, si elle était forcée de dire comment, de vicissitudes en vicissitudes, elle en est venue à jouir de ce luxe extravagant dont elle est redevable aux prodigalités du marquis. Ah ! madame, soulevez un peu le coin de votre mantille, j’ai cru entendre la voix de Nérine racontant les mésaventures de jeu ou d’amour des fils de famille et des gentilshommes bas-normands. Et vous, mon beau comte, parlons franchement, ne seriez-vous point par hasard le seigneur Sbrigani ?
Par bonheur pour le marquis, il faut bien que tout prenne fin, même les intrigues et les conspirations qu’ourdissent le comte et la baronne contre son honneur et sa fortune. Le marquis est trop fier de la noble société qu’il a réunie dans ses salons pour ne pas la montrer à son oncle ; don Gregorio saisit avec empressement l’occasion de contempler face à face ce beau monde, dont on lui a fait de si étranges contes au fond de sa province. Il le faut voir, avec sa bonne grace de muletier maragato, présentant de groupe en groupe, à qui veut bien lui adresser une parole, son énorme tabatière d’argent, qu’il vient d’acheter au haut de la rue d’Alcala ! Tout à coup… ô prodige !… savez-vous qui don Gregorio s’avise de reconnaître dans cette fière baronne dont l’air superbe et les grandes manières l’avaient au premier abord ébloui ? Ni plus ni moins que la Juana Pantojo, l’ancienne servante du bonhomme,… un joli bijou, au demeurant, don Gregorio est trop juste pour ne pas le proclamer de lui-même, la plus habile main des Asturies, sans aucun doute, quand il s’agit de préparer aux pimens un guisado de poulets ! — La leçon est humiliante pour le marquis ; il n’a garde pourtant de se plaindre, car il voit clairement par quelle pente rapide il allait tout droit à sa complète ruine ; et à un autre malheur plus grave encore, dont un Espagnol, si ridicule d’ailleurs qu’on le suppose, ne se peut jamais consoler.
Un Año despues de la boda et Doña Blanca de Borbon ferment la série des compositions classiques de M. Gil y Zárate. Ici commence la seconde phase de sa vie littéraire ; il est assez curieux de voir comment, du soir au lendemain, il s’est lancé en plein romantisme, bien au-delà du Roi s’amuse et de Richard Darlington. Considéré à bon droit comme un des chefs de l’école ancienne, M. Gil y Zárate essuyait naturellement les plus rudes attaques, au moment où se représentait Doña Blanca de Borbon, de la part des jeunes adeptes de l’école nouvelle. Les querelles des classiques et des romantiques avaient contracté brusquement une vivacité extrême : c’était le moindre argument des adversaires de M. Gil y Zárate de prétendre que, malgré les ressources de son esprit et de son style, il lui serait radicalement impossible de quitter la voie étroite et routinière où il se trouvait engagé. Pour imposer silence à toutes ces clameurs, M. Gil y Zárate n’imagina qu’un moyen, mais, en vérité, le plus sûr : ce fut de répondre par un vrai drame romantique, Don Carlos el Hechizado (Charles II, l’ensorcelé), qui en Espagne est demeuré le modèle du genre.
Cette pièce a soulevé dans les journaux de la Péninsule, et de temps à autre encore y soulève des polémiques violentes. Le sujet offre tant d’invraisemblances bizarres et de données inadmissibles, qu’il est impossible de comprendre qu’un homme aussi loyal, aussi modéré que M. Gil y Zárate ait eu seulement l’idée de le traiter à la scène. Dans aucune autre pièce du reste, nous devons le reconnaître, M. Gil y Zárate n’a aussi énergiquement engagé, compliqué, tranché l’action dramatique ; dans aucune autre, il n’a aussi habilement déployé les richesses de son style capricieux et savant ; de l’un à l’autre bout, le vers y est profond et rapide comme les desseins et les vengeances de cette inquisition formidable dont M. Gil y Zárate a d’une si originale façon décrit les sombres magnificences. La représentation de Don Carlos el Hechizado a été en Espagne un véritable évènement. Pour la première fois les passions politiques faisaient irruption à la scène ; et quelles passions, bon Dieu ! celles qui, à Madrid, à Murcie, à Barcelone, ont répandu comme l’eau le sang des moines sur le seuil de marbre de leurs couvens. M. Gil y Zárate appartient cependant au parti modéré ; c’est un de ses publicistes les plus dévoués et les plus anciens. Il y a mieux encore : quelque temps après la représentation de son terrible drame, où la haine du moine éclate comme les obus un jour de bombardement, c’est M. Gil y Zárate lui-même qui, dans ses pages magnifiques sur l’Esclaustrado (le Décloîtré), plaidait éloquemment la cause des religieux épargnés en 1834 et en 1835. On peut se demander comment de telles contradictions se sont produites dans un esprit élevé, et en vérité la question serait difficile à résoudre si l’on n’admettait que dans Don Carlos l’homme politique a voulu s’effacer complètement devant le poète.
Le héros de Don Carlos el Hechizado est le confesseur du roi Charles II, le père Froïlan Diaz, dont il a plu à M. Gil y Zárate de faire un grand inquisiteur en dépit de l’histoire. Dans le drame de M. Gil y Zárate, ce Froïlan est la perversité même de l’enfer incarnée, la perversité de l’enfer telle qu’on la comprend en un pays catholique. Dès la première scène, Charles II, ce roi imbécile dont les derniers jours s’achèvent tristement entre la peur de mourir et l’ennui de vivre, Charles II ouvre à Froïlan son cœur oppressé. Pour lui rendre un peu de résolution et de courage, Froïlan lui fait un tableau magnifique de ses richesses et de sa puissance. Et, en effet, pourquoi donc se désespérer ainsi ? Est-il un autre roi qui se puisse comparer au petit-fils de Charles-Quint ? Quel autre sceptre sur la terre peut valoir le beau sceptre espagnol ? L’or et l’argent de tout un monde coulent à torrens dans les coffres du roi catholique. Pourquoi donc la vie lui pèse-t-elle ? Quel mauvais sort, pour employer une expression du poète, le livre sens défense entre les mains de la douleur ?
À toutes les consolations le roi demeure insensible ; le regard morne, le cœur éteint, il fait à son tour le tableau de ses misères : dans ses vastes royaumes, il n’est pas un Indien condamné au travail des mines, un bohême poursuivi par la faim, qui ne le prît en pitié, s’il pouvait l’entendre racontant à son confesseur tout ce qu’il lui a fallu souffrir. Le roi s’abandonne désormais à une destinée qu’il lui est impossible de conjurer ni de vaincre ; il voit le bien, il le désire, et pourtant il n’a jamais fait que le mal. Monté sur le trône, au milieu de toutes les factions déchaînées, jouet de leurs passions qui aspiraient à le retenir dans une perpétuelle enfance, il a été roi, mais de nom seulement. En vain il a vu son humiliation, en vain il a cherché à rompre ses chaînes ; s’il échappait à un joug, c’était pour retomber meurtri sous un autre. Toujours malade, il a compris quel fardeau intolérable c’était de porter la couronne ; aux plus nobles, aux plus illustres, il aurait voulu donner sa confiance, et cependant ce sont les méchans qui, à toute époque, se sont emparés de sa volonté. Qu’ont-ils fait de ce pouvoir que lui avaient laissé ses ancêtres ? De toutes parts chancelle et s’écroule l’état en décadence ; les années de son règne, il les faut compter comme autant de malheurs. Si parfois il a voulu tenter la fortune des armes, il n’a jamais pu acquérir la moindre gloire ; — partout la honte et la défaite, sur la terre comme sur la mer. Toujours, dans les guerres d’Italie ou de Flandre, on a vu fuir ou s’incliner en signe de détresse le drapeau des douze royaumes ; ce qu’il lui reste de ses domaines est aujourd’hui couvert de ruines et dépeuplé. Et comme si ce n’était point assez des douleurs présentes, son ame s’emplit des terreurs de l’avenir. Face à face avec l’éternité malheureuse, il se demande qui recueillera cet héritage ? Et aussitôt il aperçoit les monarques de l’Europe, dont sa mort prochaine éveille les ambitions, dévorer du regard ses Espagnes ; vous diriez des loups affamés, guettant le passage des troupeaux dans les ravines du Guipuzcoa. Déjà, se repaissant d’odieuses espérances, ils se sont en secret partagé son manteau royal. Est-ce bien de l’Espagne qu’il s’agit, de l’Espagne qui, hier encore, était la terreur de l’Europe ? C’est par lui que s’est évanouie la splendeur du sceptre catholique ; la discorde civile, la guerre étrangère, voilà le seul héritage qu’il laisse en mourant.
Assurément, il faut plaindre cette infortune irrémédiable ; mais, nous le demandons à M. Gil y Zárate lui-même, aujourd’hui qu’il est revenu de son ultrà-romantisme fiévreux, est-ce là une infortune bien dramatique ? Dans son Ruy-Blas, M. Hugo lui-même, qui pourtant a poussé assez loin, ce nous semble, les hardiesses de l’école, n’a point osé donner le spectacle d’une royauté si complètement décrépite. Indigne de la couronne, avilie par sa faute, et que le poète dédaigne de lui remettre au front, le Charles II de M. Hugo est relégué à l’écart, tandis que dans son manteau, ministres, conseillers de Castille, amirantes, se taillent à leur gré de petits pourpoints. Et encore est-il là question d’un roi capable de supporter les fatigues de la chasse et le grand vent qui courbe les forêts de pins des sierras, aux alentours d’Aranjuez ; le Charles II de M. Gil y Zárate ne pourrait pas même tenir l’escopette avec laquelle celui de M. Hugo a tué six loups. Un jour, Charles II, — non pas celui de M. Hugo ou de M. Gil y Zárate, mais le vrai Charles II de l’histoire, — racontant ses maux plus amèrement que de coutume à l’un de ses nombreux confesseurs, le prêtre rebuté lui imposa brusquement silence, et lui dit que, de tous ses péchés envers le ciel, le plus grand, sans aucun doute, était de n’avoir conservé un peu de force que pour se plaindre et gémir. Le confesseur avait raison, et si Charles II a trouvé grace devant la justice de Dieu, il n’a pas été absous par celle du peuple ni par celle de la postérité. Ce sont des destinées fatales que les destinées des princes : ils personnifient en eux toutes les grandeurs ou toutes les lâchetés de leur époque ; si l’on admire en Louis XIV les splendeurs du XVIIe siècle français, Charles II à lui seul inspire tout le dégoût dont on ne se peut défendre à l’aspect du XVIIe siècle espagnol. Ce qui nous étonne, c’est que dans cette Espagne, où tant de nobles intelligences et de courages éprouvés cherchent en ce moment à relever des ruines si anciennes, un poète ait songé à exploiter ainsi le règne qui a le plus amoncelé de ces ruines. Le beau modèle à proposer en vérité, et comme cela doit enhardir les masses aux entreprises par lesquelles se régénèrent les peuples, que d’aller, aux derniers jours de la dynastie autrichienne, dresser minutieusement l’inventaire des fautes et des faiblesses qui ont précipité le déclin de la vieille monarchie ! M. Gil y Zárate s’est montré dans son drame fort peu respectueux envers l’histoire. Il semble avoir voulu assombrir encore un tableau qui n’est déjà que trop hideux. Aujourd’hui même, au-delà des Pyrénées, il y a aussi une jeune école de publicistes qui méconnaît systématiquement la vérité historique. Mais elle, du moins, c’est la dignité, c’est l’honneur de la nationalité espagnole qui forme sa préoccupation exclusive. Elle s’efforce de réhabiliter Philippe II : irrésistiblement attirée par le génie et la puissance, elle veut les dégager, quoi qu’il en coûte, des crimes de la politique ; si coupable qu’elle soit aux yeux de la science impartiale et scrupuleuse, elle est mieux inspirée, on en conviendra, que l’auteur de Don Carlos el Hechizado.
Ce n’est pas tout : M. Gil y Zárate est modéré ; dans les revues, dans les journaux, dans les livres, il s’est porté le champion énergique de l’ordre et de la royauté. Mais par quels services M. Gil y Zárate pourra-t-il réparer le tort qu’il a fait au principe monarchique, le jour où il l’a montré, dans son œuvre la plus émouvante, tombé en des mains débiles, et perdant la fortune de tout un pays ? Puisqu’il a tant fait que d’entreprendre contre la royauté une procédure implacable, pourquoi n’est-il point allé plus loin et plus haut encore ? Plus tard, il a écrit sous la régence d’un soldat et sous la minorité d’une femme : pourquoi n’est-il pas remonté à ces régences et à ces minorités célèbres qui, de l’un à l’autre bout du moyen-âge, ont traîné dans la boue et le sang les sceptres de Castille et d’Aragon ?
Poursuivons cependant ; à la façon dont M. Gil y Zárate a traité son sujet, on verra bien qu’il y a réfléchi d’avance, et que, pour livrer au discrédit public les institutions qui déjà avaient tant de peine à se défendre contre les pronunciamientos et les révolutions sociales, il lui était impossible de mieux choisir. Épuisé par une maladie qui défie la science, Charles II se tourne avec angoisse vers son confesseur, et le supplie de chercher à pénétrer un si douloureux mystère. Si la sainte-église elle-même est hors d’état de le soulager, de quelle autre puissance lui viendra la guérison ? Froïlan hésite à répondre. Les inquiétudes du roi s’en augmentent ; elles deviennent intolérables. « Parlez ! s’écrie-t-il la voix pleine de larmes ne me cachez rien ! Songez que votre ministère vous oblige à tout dévoiler ! »
Froïlan. — Seigneur, il ne m’appartient point de révéler…
Le Roi. — Ah ! il serait vrai ?…
Froïlan. — Quoi, seigneur ?…
Le Roi. — Je n’ai pas même le courage de le dire… On affirme… que je suis… possédé du démon !…
Froïlan. — Grand Dieu ! qui a pu vous apprendre ?…
Le Roi, avec désespoir. — C’est donc vrai ? Dieu saint ! Ah !
Dès ce moment, ce n’est plus Charles II, mais bien Froïlan, qui est le vrai roi d’Espagne ; Charles II tout entier lui appartient, corps et ame, cœur et volonté. Pour échapper à l’obsession qui est ici-bas comme le symptôme avant-coureur de la réprobation éternelle, Charles II conjure Froïlan de vouloir bien entendre l’aveu de ses fautes ; s’il ne tombe point à ses genoux, c’est que Froïlan prend en pitié un prince malade, arrivé au dernier degré de la débilité physique et morale ; Froïlan lui permet de rester assis. Tous les deux, confesseur et pénitent, cherchent la cause d’un état si misérable ; quels crimes a donc pu commettre un pauvre prince qui ne s’est jamais gouverné lui-même, pour être ainsi livré vivant aux peines de l’enfer ? Les crimes de la politique ? Évidemment, il n’en peut être responsable, lui que le pouvoir a écrasé toutes les fois qu’il a essayé d’en soutenir le fardeau. La seule faute qu’à toute heure le roi se reproche, c’est une faute d’amour, et c’est aussi la seule dont il lui soit impossible de se repentir. En vain ses confesseurs l’ont absous, il n’a jamais pu se réconcilier avec sa propre conscience ; le souvenir de cette faute rajeunit son ame ; c’est en lui qu’il trouve la force de supporter les maux dont il est accablé. C’était l’époque où il subissait la honteuse tutelle de ce Valenzuela, qui, pour l’éloigner des affaires multipliait à la cour les fêtes et les plaisirs énervans. Si Charles II n’avait pas été roi, l’amour l’eût sauvé peut-être ; mais à quoi lui pouvait servir d’aimer une vassale, si ce n’est à payer par toute une vie de remords quelques rapides instans de bonheur ? Il aima pourtant, et bientôt une fille, belle et douce comme sa mère, fut le gage d’une si malheureuse passion. Un an plus tard, Dieu lui fit la grace de voir en quel abîme de corruption il s’était jusque-là complu à vivre ; quand le confesseur Matilla lui ordonna d’exiler à jamais la mère et la fille, il obéit à regret, mais il obéit. Depuis lors, seize ans se sont écoulés sans qu’il ait pu savoir où s’était réfugiée leur misère, et voilà précisément ce qui lui fait la vie intolérable. Il sait bien qu’en pleurant une enfant dont la naissance fut un crime, il encourt la damnation éternelle mais comment imposer silence à l’amour paternel qui remue ses entrailles et les déchire ? Dans l’enfer même où il va descendre, c’est encore l’absence de sa fille qui sera son plus terrible tourment.
Après un tel aveu, Charles II n’ose lever les yeux sur son confesseur, tant il redoute l’indignation que Froïlan en doit éprouver. Il s’en faut de beaucoup cependant que Froïlan s’indigne et le menace des colères célestes ; Froïlan ne songe qu’à le consoler. Que le roi se rassure, c’est un scrupule exagéré qui l’a décidé à éloigner sa fille ; le ciel ne s’offensera point qu’il la rappelle dans son palais même pour lui faire oublier de si longues années d’abandon. Qui peut sonder les desseins de Dieu, quand il permet que les rois eux-mêmes viennent à pécher ? Si le grand Charles-Quint ne s’était point abandonné, lui aussi, aux séductions de l’amour coupable, l’Europe eût-elle été sauvée par le vainqueur de Lépante ? De tous les crimes, d’ailleurs, c’est celui pour lequel le juge suprême se montrera le moins sévère ; sans aucun doute, son courroux fléchira devant la prière fervente des Espagnes le jour où la sainte inquisition, qui déjà se prépare à pratiquer l’exorcisme, sommera le démon d’abandonner une ame que la crainte de Dieu seule doit à l’avenir posséder.
Si Froïlan compatit aux maux du roi, il ne faut pas que l’on s’en étonne. Plus que le roi, il a besoin lui-même d’indulgence ; plus que le roi, le grand inquisiteur a subi les séductions de la femme ; toute la puissance de son cœur, toute la fougue de son esprit, il la consume, il l’épuise à aimer une pauvre enfant abandonnée, recueillie par pitié à Saint-Ildefonse, et dont la reine a fait sa fille d’honneur. Froïlan a osé dire à Inès, — c’est le nom de la jeune fille, — à quel point elle s’est emparée de son ame, et Inès a pris en horreur la passion de cet autre Frollo. Voici le moment d’en faire la remarque : la donnée principale de don Carlos el Hechizado est de tout point celle de Notre-Dame de Paris ; M. Gil y Zárate s’est contenté de l’adapter à quelques personnages historiques de l’Espagne et aux mœurs du XVIIe siècle. C’est dans la manière dont il l’a traitée à son tour, c’est dans la fécondité des moyens dramatiques, c’est dans la richesse et la puissance du style, que réside son incontestable originalité. Il est juste de dire encore que son Inès, aussi intéressante à notre avis que l’Esmeralda ne ressemble pourtant d’aucune façon à l’héroïne de M. Hugo. Ce n’est pas tout, Inès s’est éprise d’un beau page du roi, Florencio, à qui elle s’est promise, et, de son côté, Florencio aime Inès comme on peut aimer à vingt ans. S’il faut dire ici notre opinion tout entière, nous déclarerons nettement qu’à nos yeux le brillant Phébus de Chateaupers pâlit un peu à côté de ce jeune et ardent Florencio, qui souvent nous a rappelé les plus charmans et les plus loyaux cavaliers des comédies de Tirso de Molina et des drames de Calderon.
Repoussé par Inès, Froïlan imagine une vengeance qui eût effrayé Torquemada et tous les grands inquisiteurs habitués à brûler les nouveaux chrétiens par centaines. Froïlan préside à l’exorcisme qui se pratique sur le roi, et, par le prêtre qui dirige cet exorcisme, il fait déclarer que l’auteur du maléfice n’est autre qu’Inès, la plus belle et la plus jeune des filles d’honneur de la reine. Parlons mieux, ce n’est point un vrai prêtre qui exorcise le roi, mais bien un misérable qui, après avoir changé de nom, s’est arrogé du soir au lendemain les droits et les priviléges du sacré ministère ; c’est un barbier des faubourgs de Madrid, et non certes un évêque, qui lui a fait, au haut de la tête, cette large tonsure dont il est si fier. Ce rôle d’imposteur est une monstruosité de plus dans la pièce, et, qui pis est, une monstruosité purement gratuite. Quelle fantaisie a pris à M. Gil y Zárate d’envelopper le clergé séculier dans la même réprobation que les moines ? C’est un prêtre séculier qui se charge d’arracher le roi au pouvoir de Satan. Que M. Gil y Zárate se soit fait, en l’exagérant, l’interprète de la haine que les moines inspirent au peuple, cela n’est guère généreux à une époque où les moines demandent un peu de pain comme l’on sollicite une aumône, et où l’aumône leur est refusée. À toute force pourtant, cela peut se comprendre : cette haine subsiste en dernier résultat. Mais ce clergé séculier si résigné, si honnête, dont on a pu, il est vrai, contester les lumières, les lumières seulement et non les vertus, pourquoi le faire intervenir où il n’a que faire ? Pourquoi le représenter comme le complice de l’inquisition qu’il a de tout temps combattue au nom de l’humanité ?
Froïlan a surpris le secret de l’exorciste ; il le force à dénoncer Inès, lui donnant le choix entre un bûcher ou un riche bénéfice. On peut juger si le faux prêtre hésite à porter contre Inès l’accusation formidable qui tout aussitôt la plonge dans les cachots de l’inquisition. À cette nouvelle qu’Inès est arrêtée pour crime de sorcellerie, Florencio parcourt le palais, la rage au cœur, les paroles de révolte à la bouche ; contre le saint-office, contre le joug des moines et contre les ordres religieux en général, Florencio profère la plus furieuse imprécation qui se soit jamais fait entendre au théâtre ; mais nous sommes encore sous Charles II, c’est-à-dire séparés par tout un siècle de l’époque où les cortès de Cadix doivent abolir le saint-office, et par un siècle et demi de celle où la populace aux bras nus de Madrid et de Murcie doit égorger les moines. Florencio appelle en pure perte ses amis à la vengeance ; tout ce qu’il y gagne, c’est d’être arrêté lui-même et conduit à la prison, où Inès attend déjà son arrêt de mort.
Nous nous bornons à poursuivre l’idée capitale du drame, à travers les incidens qui s’y mêlent et la compliquent. Nous vous faisons même grace du roi Charles II, à genoux dans une chapelle du couvent d’Atocha où se passe l’action du second acte, le cierge en main et prêt à subir l’exorcisme. Aucun poète n’a tracé de la puissance du saint office une peinture qui ne s’efface devant celle qu’en a faite l’auteur de Don Carlos el Hechizado. Tout proclame cette puissance, les rumeurs que jettent au loin par la ville les apprêts de l’auto-da-fé, les terreurs du roi, les terreurs du peuple, celles des plus grands seigneurs et des plus grandes dames qui accourent à leurs balcons, si tôt que se font entendre les sommations des familiers et des alguazils, pour saluer avec leurs mouchoirs blancs l’étendard de la sainte inquisition. Hâtons-nous de revenir à Froïlan et à sa passion abominable qui s’acharne à la perte d’Inès ; aussi bien est-ce contre le moine amoureux que le poète a voulu tourner tout l’effet de sa conception la plus audacieuse, sans aucun doute, qui se soit produite sur la scène romantique. Dans le cachot où Inès se prépare à mourir, Froïlan lui vient brusquement proposer de racheter sa vie au prix de l’honneur ; de toutes ces infamies, le grand-inquisiteur ne retire qu’un refus exprimé avec la même énergie et le même dédain. Il y a ici une scène qu’il serait vraiment difficile de lire jusqu’au bout, si pendant que Froïlan s’attache, pour ébranler Inès, à lui décrire la mort par le chevalet, par l’estrapade, par la flamme qui vous enlace toute vive, et, desséchant la peau, vous pompe le sang, la fière Inès ne répondait par les plus nobles paroles de résignation que lèvres de Castillane aient jamais prononcées C’est un contraste d’idées qui peut-être ne s’est point rencontré encore dans une autre œuvre littéraire au même degré. Froïlan se roule aux pieds d’Inès, mordant ses chaînes et la poussière du cachot ; prières et menaces échouent contre les mépris de la captive. Un instant, il la peut désoler en lui annonçant que sur le même bûcher où elle doit brûler vive, Florencio est aussi condamné à mourir. Les amours d’Inès et de Florencio ne sont point de celles que l’on peut étouffer sur la terre ; par-delà les flammes du bûcher, elles revivent dans le ciel. Pour son amant, Inès accepte fièrement la mort comme elle l’avait acceptée pour elle-même, et Inès a bien jugé son amant. Froïlan quitte enfin le cachot et va lui-même veiller aux apprêts du supplice. Touché des larmes de la condamnée et ne pouvant, comme il le dit lui-même, résister à une si douce sorcellerie, le geôlier de l’inquisition lui amène Florencio. Tous deux résolus à mourir, Inès et Florencio se demandent s’il ne vaut pas mieux en finir par le poison que par les flammes ; pendant que les familiers du saint-office imaginent de nouvelles tortures, tous deux échapperont à leurs persécuteurs. Ici commence la plus belle scène du drame, celle où M. Gil y Zárate a mis le plus de poésie et d’élévation, la seule du reste où il n’ait exprimé que des sentimens généreux, la seule qu’à ce titre on puisse applaudir sans le moindre scrupule et de tout son cœur. Florencio ôte de son doigt un anneau qui renferme un poison subtil, et, après l’avoir ouvert, l’applique à ses lèvres À ce moment Inès, subitement frappée d’une autre idée, s’élance à lui et arrête son bras :
« Attends, s’écrie-t-elle, que faisions-nous ? attends !…
Florencio. — Eh quoi ! tu as peur ?
Inès. — Moi ! avoir peur ?… tu te trompes… Du moins, je n’ai pas peur de mourir, mais seulement de te perdre…
Florencio. — Tu dois me perdre, et pour toujours ; ainsi le veut le destin inexorable.
Inès. — Oui, dans ce monde de misères ; mais dans un monde meilleur nous devons nous retrouver ensemble et nous aimer d’un éternel amour. C’est là l’espérance enivrante qui dans tous mes maux m’a soutenue. Mais du séjour céleste c’est la vertu qui ouvre les portes, et notre dessein est si criminel ! Souffrons, ô mon bien-aimé ! sachons souffrir. Qu’importe de souffrir une heure encore, si, toujours purs et dignes de grace, nous pouvons bientôt nous présenter devant le trône de Dieu ? Crains-tu que le courage manque à la femme que tu aimes ? Non, quand je subirai ma sentence, tu me verras sourire au milieu des flammes ; fixe alors tes yeux sur les miens, tu verras que, fixant aussi mes regards sur toi, je te donnerai le oui nuptial d’une voix aussi ferme que si nous étions au pied de l’autel… En dépit de nos persécuteurs, le bûcher même sera l’autel ; ses charbons ardens se convertiront en un lit de roses où s’accomplira notre union ! »
Rarement, il en faut convenir, la résignation et l’espérance chrétienne ont trouvé de plus sublimes accens. On peut juger de l’impression que doit produire une telle scène dans un pays où chacun au besoin sait mourir, sans rien comprendre, du reste, à Werther ni à René.
Nous voici parvenus au cinquième acte ; dès ce moment, le drame se précipite avec une rapidité sans exemple dans le théâtre espagnol. Revêtu du costume des condamnées et coiffée du san-benito, Inès est conduite au supplice. Durant le trajet, elle échappe aux alguazils et se réfugie au palais ; elle pénètre jusqu’au roi Charles II. Dans l’égarement de la désolation et de la terreur, elle se jette aux genoux du roi, elle parle de ses malheurs et de sa naissance… Le roi, qui d’abord avait reculé, comme à l’aspect d’une réprouvée, s’élance vers elle et l’embrasse avec effusion. Inès est sa fille, sa fille dont la perte lui arrache depuis seize ans des larmes si amères, et que, depuis bien des jours déjà, il faisait vainement chercher de l’un à l’autre bout des Espagnes ! En l’embrassant, Charles II renaît enfin au bonheur de vivre ; mais Froïlan se présente, à la tête des familiers du saint-office, réclamant la sorcière qui doit mourir. Charles II s’indigne, il prie, il pleure, il menace le grand-inquisiteur de sa colère. La colère de Charles II ! Elle est bien faite pour intimider l’inquisition, qui a bravé celle du fils tout-puissant de Charles-Quint ! Froïlan va l’emporter sans aucun doute, quand tout à coup un jeune soldat, qui jusque-là s’est tenu à la porte, la visière baissée et l’arquebuse à l’épaule, jetant au loin son arme pesante sur le parquet sonore et dégaînant un poignard, s’avance vers Froïlan, lui montre à nu son visage, et lui dit : « Me reconnais-tu ? — Florencio ! s’écrie Froïlan. » Oui, Florencio, qui, lui aussi, est parvenu à s’échapper des cachots du saint-office ; Florencio, qui, sous l’habit d’un garde, venait demander au roi la grace d’Inès. Mais ce n’est point assez qu’Inès vive, il faut encore qu’elle soit vengée. À peine Froïlan a-t-il reconnu Florencio, que celui-ci lui plonge son poignard dans le cœur.
À mesure que nous avons présenté l’analyse de ce drame, nous avons eu soin d’en indiquer les qualités et les défauts. Chacun, du reste, a pu voir ce que les situations ont de véritablement tragique, et ce qu’elles ont d’exagéré, ce que M. Gil y Zárate a de temps en temps mis de grandeur dans les caractères, et en quoi il les a outrés. M. Gil y Zárate a exactement décrit les mœurs de l’Espagne au XVIIe siècle, mais à un point de vue exclusif et par conséquent étroit, au point de vue de la terreur qu’inspirait le seul nom du saint-office. C’est le style qui forme la plus brillante partie de l’œuvre, bien que çà et là il soit un peu forcé, et que plus souvent encore il manque, non pas d’énergie, mais de concision. Ce n’est pas, du reste, sous le rapport littéraire que Don Carlos el Hechizado doit être avant tout jugé, mais sous le rapport moral et politique ; le drame serait de tout point une œuvre littéraire, excellente, que M. Gil y Zárate devrait encore se le reprocher comme une mauvaise action. Nous avons, en 1838, assisté à une représentation de Don Carlos : parmi les clameurs qui, dans les hautes galeries, s’élevaient au moment où Florencio maudit tous les moines dans la personne de Froïlan, au moment où ce dernier tombe sous le poignard du jeune page, on pouvait, dit-on, parfois reconnaître la voix des septembriseurs de 1834 et de 1835.
Aucun genre de succès n’a manqué à la pièce de M. Gil y Zárate ; dans un pays où, dès la sixième soirée, le public se rebute et s’éloigne du drame nouveau, Don Carlos a dépassé d’un seul trait et de beaucoup les cent représentations. Quand les progressistes avaient en main le pouvoir, ils se réjouissaient d’une pièce qui exaltait si bien les plus aveugles instincts révolutionnaires ; et les modérés se seraient exposés à une émeute furieuse, si, rentrés aux affaires, ils avaient essayé d’interdire la scène del Principe à ce roi possédé du démon, à ce moine corrompu et fanatique, à cette jeune fille qui va toute vive brûler sous le san-benito. Dès son apparition, Don Carlos a soulevé dans la presse péninsulaire des polémiques violentes qui, nous l’avons dit, se réveillent encore de temps à autre. Enfin, il a eu jusqu’aux honneurs d’une poursuite judiciaire : un parent du père Froïlan Diaz, indigné de voir le nom de sa famille livré tous les soirs à l’exécration publique, somma M. Gil y Zárate de déclarer qu’il avait pris, non dans l’histoire, mais dans son imagination, l’odieux personnage du grand-inquisiteur. Le procès n’eut pas lieu pourtant, et nous ne savons pour quels motifs. Assurément, le parent du père Froïlan fit preuve, en se désistant, d’une modération fort louable ; il n’en est pas moins vrai qu’aucune autre mémoire historique n’a été aussi étrangement défigurée et travestie. Ce père Froïlan n’a jamais été grand-inquisiteur, mais tout simplement confesseur du roi Charles II. Bien loin de s’être porté le dénonciateur en titre du saint-office, c’est lui précisément qui a eu à se débattre contre ses persécutions. En butte à l’inimitié de la reine, par la seule raison que, dans une monarchie absolue, une reine doit haïr nécessairement le confesseur du roi, il se vit contraint de se réfugier à Ségovie pour échapper au grand-inquisiteur de l’époque, don Baltasar de Mendoza, que la reine avait irrité contre lui. On ne sait jusqu’où serait allée la haine de la reine et du grand-inquisiteur, si, dès son avènement, Philipe V, qui réellement a eu l’intention d’abolir le saint-office, n’avait, de sa pleine autorité, ordonné la suppression de la procédure que le zélé Mendoza s’était mis déjà en devoir d’entamer. Sur un seul point, M. Gil y Zárate ne s’est pas écarté de la vérité historique : de concert avec Rocaberti, le prédécesseur de Mendoza, Froïlan, cela est certain, a pratiqué l’exorcisme sur le roi Charles II ; mais qu’est-ce donc que cela prouve, sinon que Froïlan et Rocaberti croyaient à la sorcellerie comme la plupart des Espagnols de leur temps ? Nous avons sous les yeux un procès-verbal de l’inquisition, dressé à Saragosse, le 4 juin 1640, contre don Pedro Arruebo, seigneur de Lartosa, condamné au fouet et aux galères pour avoir livré à Satan plus de six cents personnes, dans le seul royaume d’Aragon. Et que parlons-nous de l’Espagne et de 1640 ? Ceux qui, en plein XIXe siècle, ont visité nos provinces pyrénéennes, savent bien si la foi en la puissance de l’exorcisme est un dogme qui se puisse retrancher aisément de la religion du midi.
C’est de lui-même, au demeurant, que M. Gil y Zárate a quitté les voies excentriques, non pour revenir au genre classique, — après Don Carlos el Hechizado, c’était là un retour impossible, — mais pour se rallier étroitement à l’école nouvelle inaugurée par le Don Alvaro de M. le duc de Rivas. M. Gil y Zárate a depuis composé un assez grand nombre de comédies et de drames dont l’intrigue et le dialogue rappellent à quelque degré les meilleures pièces de l’ancien théâtre espagnol. Quatre de ces drames, Don Alvaro de Luna, un Monarca y su privado (un Monarque et son favori, Philippe IV et Olivarès), el Gran Capitan (Gonzalve de Cordoue), Masaniello, ont pour sujet des évènemens historiques, et il serait inutile d’en entreprendre ici l’analyse : qui ne sait à quoi s’en tenir sur la révolte des lazzaroni, sur les prouesses de Gonzalve, sur les intrigues et les galanteries de la cour de Philippe IV, sur la chute du connétable Alvaro de Luna ? Si à toute force on voulait établir des analogies entre ces œuvres et quelques monumens du théâtre moderne en Europe, ce n’est point chez nos dramaturges qu’il les faudrait chercher, mais bien plutôt dans le Comte d’Egmont de Goethe et la Marie Stuart de Schiller. Dans les autres pièces de M. Gil y Zárate, Matilde, Rosmunda, Cecilia la ciguecita (Cécile l’aveugle), l’action est exclusivement défrayée par l’amour ou l’ancienne loyauté castillane ; ce sont particulièrement les mérites du style qui leur ont valu un accueil favorable sur les scènes del Principe et de la Cruz. Le drame de Don Guzman el Bueno est le titre durable de M. Gil y Zárate ; cette pièce reproduit également les vieilles mœurs espagnoles, et dans un style qui est, à notre avis, le point d’arrêt du poète : il importe de s’y arrêter. Nous aurons montré comment don Antonio Gil y Zárate a successivement marqué dans les trois écoles : dans l’école classique où il a produit une comédie charmante, dans l’école romantique qui lui doit une de ses conceptions les plus audacieuses, et dans celle qui a salué Guzman el Bueno comme un éclatant hommage à ses sympathies pour Tirso de Molina et Calderon.
Don Guzman el Bueno est une des quatre pièces dont la poésie espagnole contemporaine est à bon droit le plus fière ; de l’un à l’autre bout de la Péninsule, le Don Guzman est aussi populaire que le Don Alvaro de M. le duc de Rivas, los Amantes de Teruel de M. Hartzembush, el Zapatero y el rey de M. Zorrilla. Le principal personnage de M. Gil y Zárate est le plus glorieux ancêtre de l’illustre famille des Médina-Cœli ; dans leur palais de Barcelone, les ducs de ce nom montrent encore la devise adoptée par leurs pères, en souvenir de l’héroïque dévouement qui forme le sujet du drame de M. Gil y Zárate : Patriam liberis prœferre parentem decet, — à sa patrie un père est tenu de sacrifier ses enfans. Don Guzman est gouverneur, sur les côtes d’Andalousie, d’une ville qu’il a prise sur les Arabes, à la tête de ses vassaux. Au premier jour, les Arabes, refoulés jusqu’à Grenade, reviendront en force pour essayer de reconquérir leur boulevard maritime, la riche et fière ville de Tarifa. Don Guzman se prépare à la plus opiniâtre résistance, et comme il se propose d’associer désormais son fils don Pedro à tous ses périls et à toutes ses fatigues, il convoque au palais écuyers et ricos-hombres ; en leur présence, il arme lui-même don Pedro chevalier. Dans les pièces de M. Gil y Zárate, c’est toujours la première scène qui est la plus imposante. On a pu s’en convaincre par le dialogue de Charles II et de Froïlan, qui ouvre Don Carlos el Hechizado : le prologue de Don Guzman el Bueno nous paraît plus saisissant encore et de beaucoup par la noblesse des caractères et la force de la situation.
Nous avons été sévère envers M. Gil y Zárate à propos de son drame ; aussi, nous l’espérons, notre opinion ne paraîtra point irréfléchie ni suspecte, si nous affirmons que Don Guzman est la meilleure épopée dramatique que les siècles chevaleresques de l’Espagne aient jusqu’à ce jour inspirée. Les personnages historiques de ce moyen-âge de l’Espagne, si violent et à la fois si loyal, y reprennent tous leur physionomie hautaine ou mélancolique et leurs véritables allures. On reconnaît dans don Guzman le haut baron qui sait bien quelle responsabilité lui impose la part qu’il exerce de la souveraineté féodale, et poursuit la mission chrétienne par la lance comme le prêtre par la parole ; on aime dans doña Maria, la mère pieuse et vaillante qui, aux périls de son fils, s’alarme et défaille, et ne lui pourrait pardonner cependant de les avoir fuis. — Nuño est le vrai soldat des guerres de religion et de race, qui, toujours poussé en avant par la haine du Maure, serait capable de suspendre aux fourches patibulaires du camp un infant de Castille et l’archevêque de Tolède lui-même, s’ils pouvaient le moins du monde se montrer favorables aux ennemis de son Dieu ; — l’infant don Juan, le seul type abhorré du XIIIe et du XIVe siècle en Espagne, est bien le prince inquiet et sans foi qui, pour assouvir ses ambitions félonnes, ne recule ni devant la révolte ni devant la défection. À côté de ces personnages principaux se détachent heureusement don Pedro, le chevalier de vingt ans, qui épuisera jusqu’aux dernières gouttes de son sang, pourvu que, des hauts balcons de la ville, les yeux noirs d’une femme s’efforcent de distinguer au loin dans les plaines son pennon que balafre le fer recourbé des cimeterres ; — doña Sol, la fière Castillane qui durant la paix se dérobe sous les longs voiles, et pendant les guerres ne veut faire son lit nuptial qu’avec des bannières musulmanes ; — Aben-Comat, enfin, le seul chevalier maure que le drame espagnol ait osé représenter comme étaient réellement les chevaliers maures, si intrépide dans le combat, si généreux après la victoire, que don Guzman lui-même se tient honoré d’être son ami. L’action est simple et dégagée tout-à-fait des incidens et des épisodes qui en pourraient affaiblir l’intérêt ; il suffit de la raconter en très peu de mots pour que l’on puisse voir combien y abondent les péripéties inattendues, avec quelle habileté le poète les amène et les dispose, et comment pour ainsi dire elles se doivent distribuer d’elles-mêmes à tous les actes et à toutes les scènes capitales.
Tarifa est assiégée par les infidèles que l’infant don Juan va rejoindre avec tous ses vassaux. Le jour même où il est armé chevalier, don Pedro tombe au pouvoir des Arabes ; pour le délivrer, son père et Nuño se disposent à faire une sortie générale, quand tout à coup don Pedro lui-même entre dans Tarifa, accompagné d’Aben-Comat. Aben-Comat se voit contraint par les Walis et par l’infant de remplir auprès de Guzman une mission dont il s’acquitte, la rougeur au front et le regard baissé ; il se voit contraint de lui dire que si, au moment où le clairon musulman se sera fait trois fois entendre, il n’a pas livré la place, son fils don Pedro, qui sur sa foi de chevalier a juré de retourner dans la journée même auprès de l’infant, sera mis à mort en vue des remparts. Don Guzman s’indigne d’une proposition si infâme ; sur l’heure même, don Pedro repartira pour le camp ennemi. En vain doña Maria et doña Sol, la mère et la fiancée, s’efforcent de le retenir ; don Pedro s’arrache à leurs embrassemens, et la première fanfare annonce qu’il est de nouveau entre les mains des infidèles. À la seconde fanfare, peuple et soldats, la ville entière court aux remparts ; la chevelure éparse et les vêtemens en désordre, doña Sol exige qu’on aille déclarer à l’infant que de son propre sang elle paiera la mort de son fiancé. Doña Sol est la fille de l’infant ; sans aucun doute, pour ne point perdre sa fille, le traître épargnera don Pedro. Doña Sol se trompe ; le rauque son de la troisième fanfare a retenti déjà, il arrive à la ville rapide et perçant comme l’acier d’une flèche cordouane ; un cri terrible s’élance de toutes les poitrines oppressées d’horreur et d’angoisse. Tarifa sera pour toujours chrétienne ; mais don Guzman n’a plus de fils.
Voilà, il en faut convenir, une œuvre d’une donnée vraiment neuve, et dont le dénouement est original, si jamais il en fut. Sommes-nous obligé de dire quelle durable émotion ce dénouement laisse au fond de tous les esprits ? Par Don Guzman el Bueno, M. Gil y Zárate a du premier pas accompli un grand progrès littéraire ; qu’il persiste, et désormais, pour devenir populaire, le poète, chez lui, n’aura plus besoin de dénaturer l’histoire et de saper à leur base des institutions que le publiciste a toujours défendues. Il n’aura plus besoin d’emprunter le sujet et les principaux incidens de ses pièces aux poètes étrangers, à Molière, à Victor Hugo, à Schiller, à Walter Scott lui-même, comme le témoignent Un Año despues de la boda, Don Carlos el Hechizado et Rosmunda. Ce n’est point ainsi qu’autrefois l’auteur du Cid et celui de Gil Blas imitaient les vieux dramaturges de l’Espagne et ses vieux romanciers. Comme MM. de Rivas, Hartzembusch et Zorrilla, M. Gil y Zárate est certainement le petit-fils des Rojas et des Calderon. Pour la force des conceptions et l’habileté des moyens dramatiques, les uns et les autres, pourquoi ne pas le dire ? peuvent sans désavantage soutenir la comparaison avec leurs maîtres : ce qu’ils n’ont pu réinstaller encore sur les scènes de la Cruz et del Principe, c’est la fantaisie adorable des charmans génies qui ont écrit el Premio del bien hablar (le Prix du beau langage) et la Estrella de Sevilla (l’Étoile de Séville), c’est leur profond et solide bon sens. Les tragiques actuels de la Péninsule ont eu tort, nous le croyons, de renoncer tout-à-fait à cet élément comique dont les plus sombres œuvres de l’ancien répertoire abondent beaucoup trop peut-être ; ce gracioso éternel qui rebute aujourd’hui le goût délicat du public valencien ou madrilègne, il ne s’agissait point de le supprimer complètement, mais bien de le transformer. Quoi qu’il en soit, à l’exemple de MM. de Rivas, Gil y Zárate, Zorrilla, Hartzembusch, toute une phalange de jeunes esprits noblement inspirés, et dont les travaux doivent infailliblement attirer l’attention de l’Europe, s’éprend chaque jour davantage des gloires, des mœurs, des traditions péninsulaires. Par la régénération littéraire, l’Espagne doit reconquérir sa place dans la civilisation générale autant pour le moins que par la réforme de ses institutions. Le théâtre de l’Espagne est plus heureux que le nôtre. À l’excès du romantisme qui a compromis l’école entière, on voudrait voir succéder chez nous une période nouvelle qui, transformant le genre et l’agrandissant, l’élèverait à la hauteur de la civilisation actuelle de la France. Il faut le dire pourtant, nous en sommes à la phase de découragement et de lassitude : rien encore ne laisse entrevoir le jour où la poésie nationale reprendra son plein et vigoureux essor. En Espagne, c’est tout le contraire ; si pendant quelque temps le théâtre de la Péninsule a subi comme le nôtre l’influence exclusive du genre classique et puis celle du genre romantique, il a du moins secoué franchement l’une et l’autre pour redevenir ce qu’il était, il y a un siècle et demi à peine, avant le complet abaissement de la scène madrilègne ou sévillane. Et en effet, pourquoi se faire Allemand, Français ou Anglais, quand il y a pour lui tant de profit à redevenir Espagnol ? Chaque peuple, s’il veut sérieusement renaître à la vie intellectuelle, est tenu de s’inspirer des idées et des sentimens qui lui sont propres. On peut bien, en dehors de ces voies fécondes, déconcerter un instant le goût public ou l’éblouir par les brillans caprices et les imitations décevantes ; mais c’est dans la seule originalité de ses allures que doit chercher à l’avenir toute littérature qui se sent forte et vivace, et l’originalité ne se conserve ou ne se recouvre que par le culte religieux de la nationalité. Durant tout ce mouvement de rénovation où se retrempe et se rajeunit la poésie espagnole, M. Gil y Zárate soutiendra bien, nous l’espérons, la responsabilité que lui imposent l’énergie même de son talent et l’élévation de son esprit. M. Gil y Zárate n’a point pris l’initiative ; c’est M. le duc de Rivas qui à bon droit en revendique l’honneur. Cependant nul mieux que M. Gil y Zárate ne peut en assurer le triomphe par ce rare instinct des choses les plus émouvantes et les plus grandioses de la scène, que discipline aujourd’hui l’expérience, par les réels mérites des idées aussi bien que par ceux du style. En un pays tel que l’Espagne, n’est-ce point une précieuse fortune pour un homme de passion et d’imagination éclatante, que chez lui on trouve non-seulement un poète, mais encore un penseur ?
- ↑ En sa qualité de roi absolu, Ferdinand VII n’aimait point les journaux, à moins pourtant qu’il ne les fît faire ou ne se donnât la peine de les écrire lui-même. Durant les troubles de Madrid, très peu de temps avant l’intervention française, un journal prodiguait chaque jour les plus violentes injures non-seulement à sa majesté espagnole, mais à tous les princes de l’Europe, et particulièrement à Louis XVIII. Ses diatribes ne furent pas, dit-on, étrangères à la détermination que prit Louis XVIII d’envoyer une armée au secours de son royal cousin. Or, on prétend que ce journal avait pour principal rédacteur le roi Ferdinand, septième du nom.
- ↑ En Espagne, tout noble titré paie au trésor une contribution de douze cents réaux, quel que soit du reste le titre. Cette curieuse coutume, très peu connue hors de la Péninsule, est d’origine féodale : le tribut porte le nom de lanza, car sous Ferdinand-le-Catholique, qui l’a établi, il a remplacé le nombre de lances qu’un chevalier était autrefois obligé de fournir. Quand le possesseur d’un titre se voit hors d’état de payer la lanza, il cherche naturellement à s’en défaire en faveur d’un plus riche ; s’il ne trouve point à le vendre, il déclare tout net au gouvernement qu’il entend ne plus le porter. Ce n’est qu’en renonçant au titre qu’il peut se soustraire à l’impôt.