Le Théâtre moderne en Espagne/01
tragedia en cuatro actos, por la señorita doña Gertrudis
Gomez de Avellaneda
Le 22 mai 1835, la jeunesse lettrée de Madrid se prit d’un vif enthousiasme, qui bientôt se communiqua, dans la Péninsule, à tous les hommes d’élite. Don Angel de Saavedra, duc de Rivas, grand d’Espagne, aujourd’hui ambassadeur à Naples, venait de faire représenter le plus beau de ses drames, Alvaro ò la Fuerza del Sino (Alvaro, ou la Force de la Destinée)[1], et l’on s’apercevait enfin qu’il était possible encore d’avoir un théâtre vraiment national. La joie fut profonde, et il ne faut pas que l’on s’en étonne. L’ancien théâtre est pour l’Espagne le titre de gloire le plus durable. On enlèverait à la Péninsule ses musées, ses archives, ses bibliothèques ; une armée nouvelle de Vandales ou de Maures brûlerait tous ses livres, tous ses manuscrits, toutes ses chroniques : l’Espagne n’aurait pas tout perdu, si elle conservait son vieux et immortel répertoire dramatique ; elle y retrouverait sûrement son histoire, sa religion, ses croyances, la tradition de ses mœurs et de ses habitudes, sa poésie lyrique et chevaleresque, sa bouffonne et sentencieuse philosophie. Que dès les premières années du XVIIIe siècle le théâtre soit déchu tout-à-fait en Espagne, cela est bien aisé à concevoir. L’ancien drame espagnol est mystérieux et terrible, tour à tour imposant et fécond en épisodes bizarres, comme la politique de ces rois qui, s’appuyant sur le saint-office, et portant leurs bandes si long-temps invincibles sur tous les points connus des deux hémisphères opprimaient d’un côté le Nouveau-Monde, et de l’autre fomentaient en Europe les soulèvemens, les conspirations et les intrigues : le moyen que l’Espagne appauvrie et humiliée de Ferdinand VI y pût rien comprendre ! Et la preuve qu’elle n’y comprenait absolument rien, c’est que, vers la fin du XVIIIe siècle, les beaux esprits de Madrid, de Murcie, de Valence, s’appliquaient principalement à remanier, à refondre les compositions gigantesques des Calderon et des Lope, mutilant, retranchant, ajoutant à leur guise et selon les petits caprices du jour, s’efforçant de voiler çà et là les lueurs éclatantes et d’ajuster les péripéties grandioses aux proportions mesquines qu’avaient prises les mœurs publiques et les sentimens nationaux. Quoi qu’on ait fait pour naturaliser au-delà des Pyrénées les héros de Corneille et de Racine, notre poésie classique fut également une lettre morte pour l’Espagne ; à son tour, le romantisme y a pendant un petit nombre d’années tourné quelques têtes, sans remuer les cœurs, sans pénétrer dans les esprits. On commençait à craindre que toute tentative ne fut décidément inutile, et à désespérer de la littérature dramatique au-delà des monts, quand le théâtre del Principe donna brusquement la première représentation de la Fuerza del Sino, œuvre espagnole si jamais il en fut, dont l’auteur ne s’est pas plus attaché à imiter les maîtres de l’ancien répertoire que nos tragiques et nos dramaturges ; œuvre originale en un mot, et telle que la pouvait enfanter un pays en révolution, où tout change et se régénère, les mœurs, les opinions et les lois. Ce fut là un fécond exemple : l’école formée par M. le duc de Rivas est déjà nombreuse et sûre de son avenir ; chaque jour, de brillans débuts y ajoutent des noms qui deviennent sur-le-champ populaires. Il y a un mois à peine, un de ces débuts a produit une si grande sensation, que nous croyons devoir dire comment il s’est accompli. C’est celui d’une jeune fille, doña Gertrudis Gomez de Avellaneda, d’un talent vigoureux et fier, et dont la beauté égale dit-on, le talent ; la première femme d’ailleurs qui à Madrid se soit ainsi aventurée en pleine poésie dramatique. Les drames et les tragédies se succèdent rapidement dans les théâtres de l’Espagne ; mais le public madrilègne n’en est pas pour cela plus blasé. La seule annonce d’une représentation importante imprime une physionomie toute particulière à la bonne ville des Alarcon et des Tirso de Molina ; c’est là pour elle une fête véritable dont il peut être curieux de décrire les principaux incidens.
Le 13 juin dernier, en dépit de la chaleur étouffante que les vents d’Andalousie apportaient à Madrid par-dessus les montagnes de la Sierra-Morena, la vieille capitale de l’Espagne avait pris un air d’animation tout-à-fait extraordinaire. Au premier aspect, comme la jeunesse entière était sur pied, on se fût attendu peut-être à une émeute ; mais en regardant de plus près, on voyait bien qu’il s’agissait de tout autre chose que d’un pronunciamiento. Les nouvelles de province étaient aussi bonnes qu’on le pouvait souhaiter ; c’était au plus si, à Murcie ou Séville, une douzaine de conspirateurs avaient été placés sous la main du chef politique, et l’on n’avait guère passé par les armes que cinq ou six factieux dans les âpres défilés du Maeztrago. Il est vrai que la veille les créanciers de l’état s’étaient quelque peu récriés à la bourse ; mais on était loin d’en concevoir la plus légère inquiétude : les menace de financiers ne sont pas des menaces de guerre ; on savait bien, après tout, que les capitalistes ne peuvent pas vouloir de révolutions. Des groupes parés de cavaliers en gants jaunes et de jeunes élégantes en mantilles se formaient au Prado et sous les auvens bariolés des plazuelas qui avoisinent les théâtres. À mesure que s’avançait la journée l’émotion prenait toutes les allures de l’impatience. Les amphithéâtres de l’Athénée étaient déserts ; M. Alcala-Galiano ou M. Martinez de la Rosa en personne serait remonté dans sa chaire, qu’il eût fort risqué de n’avoir pas un seul auditeur. Si les cortès avaient tenu séance, députés et sénateurs auraient sûrement quitté avant trois heures l’enceinte parlementaire ; cela s’est toujours vu quand il a été question pour les députés et les sénateurs de prendre part à une grande solennité littéraire, même à l’époque où les guérillas de Gomez et de Guergué poussaient jusqu’à la Granja, même en décembre 1843, au moment où M. Olozaga défendait si énergiquement sa vie et son honneur à la tribune du congrès. Dans le Casino, pas un publiciste, pas un poète autour des journaux de France, et il en était absolument de même dans tous les lieux de réunion où les jeunes hommes politiques viennent, le soir, exposer, entre le sorbet et l’orange, leurs belles théories sociales et leurs plans de régénération. À quatre heures, la moitié de Madrid était sur le chemin du théâtre de la Cruz, dont l’immense affiche rouge annonçait triomphalement la représentation d’une pièce chevaleresque, en quatre actes et en vers, Don Alfonso Munio, premier ouvrage dramatique d’une jeune fille que les journaux, l’Heraldo en tête, avaient déjà rendue célèbre. Les meilleurs rôles étaient confiés aux plus brillans sujets des deux troupes réunies de la Cruz et del Principe, parmi lesquels se distingue très particulièrement le chaleureux don Julian Roméa, beau-frère de M. Gonzalez-Bravo.
Les théâtres de Madrid ne sont point régis comme ceux de France et d’Angleterre ; les jours de première représentation, on ne voit pas, comme chez nous, aux abords de la Cruz ou del Principe, cette foule étrange, où se mêlent confusément toutes les conditions, tous les âges, essuyant la pluie et la bise, se préparant au plaisir par un vrai supplice. Dès le matin, les portes sont ouvertes à qui désire acheter son billet d’avance ; toutes les places, petites et grandes, sont numérotées soigneusement et disposées en stalles, chacun peut tranquillement retourner à ses affaires ; on est bien sûr, si tard que l’on rentre, de retrouver son fauteuil ou sa banquette complètement inoccupée. Le 13 juin pourtant, le public stationnait en foule devant la Cruz ; les groupes se composaient de curieux attardés qui n’avaient pu se ménager l’entrée dans la salle ; ni les uns ni les autres ne songeaient à regagner leurs hôtels ou leurs mansardes ; la plupart étaient fermement résolus d’attendre que les heureux spectateurs se fussent prononcés sur le sort du drame nouveau. C’est là un des cas, peu nombreux à la vérité, où les bons Madrilègnes se rappellent, avec une certaine colère, l’occupation française. Si l’on excepte le Circo, où nos ballets se dansent et où l’on chante nos opéras, les théâtres de Madrid sont étroits, obscurs, incommodes ; tous les soirs, les salles sont combles, mais, comme les meilleures places se cotent à un prix extrêmement modique, il est hors d’exemple qu’une entreprise dramatique ait jamais prospéré. Sous l’ancienne monarchie, Madrid possédait un théâtre immense ; c’est là que, sous Philippe III, sous Philippe IV, se donnaient ces magnifiques représentations dont l’Espagne garde le souvenir comme d’une victoire sur les Maures ou d’une expédition dans les Flandres ; dès les premiers jours de l’invasion, ce théâtre fut réduit en cendres, et de toutes les calamités de la guerre, c’est peut-être celle que le peuple de Madrid a le plus vivement ressentie. Après 1823, vers la fin du règne de Ferdinand VII, on se mit en devoir de construire une salle nouvelle ; au moment où nous sommes, chacun encore, à Madrid, se rappelle avoir vu, travaillant aux boiseries des loges et des stalles, le jeune fils d’un ébéniste allemand qui, plus tard, devait être un des poètes les plus puissans et les mieux inspirés de l’Espagne moderne, don Juan Eugenio Hartzembusch, génie profond et capricieux dont l’Europe entière connaît déjà l’œuvre principale : Los Amantes de Teruel.
À la mort de Ferdinand VII, les cortès indépendantes jugèrent tout-à-fait indigne de leur majesté souveraine d’aller siéger au palais, comme à l’époque où les rois absolus se donnaient la fantaisie de les convoquer. Elles s’emparèrent tout simplement du théâtre, en attendant que l’on achevât le majestueux édifice où elles doivent un jour tenir leurs séances. Et voilà pourquoi les tragédies imposantes, les comédies de genre, les drames à grands caractères se jouent encore aujourd’hui sur des planches étroites et assez mal jointes, dont nos moindres troupes de vaudeville auraient peine à se contenter.
Quoi qu’il en soit, le 13 juin avant cinq heures, la salle de la Cruz était remplie jusqu’au cintre ; absorbée tout entière dans l’attente, la foule gardait le silence, mais elle était bien décidée à ne point accorder une minute de grace à l’administration du théâtre, si par aventure elle se trouvait en retard ; Le moment venu, un grand cri s’élève, chacun s’assied, tous les regards se dirigent sur la toile, après quoi, pendant cinq ou six secondes, le silence s’établit de nouveau, mais cette fois si profond, que par les rues voisines on aurait pu entendre monter dans la haute ville les brises du Manzanarès. Cependant la toile demeure immobile, et le vieux poète comique, don Léandro Moratin, dont la tête joyeuse figure tout à côté des Calderon et des Tirso de Molina, regarde en ricanant les spectateurs désappointés. Un second cri jaillit de toutes les poitrines, un cri de colère qui va au fond des coulisses chercher le directeur éperdu et l’amène tremblant en présence du public. Gens du bel air ou manolos, jeunes et vieux, tout le monde s’indigne ; les femmes elles-mêmes sont debout, au balcon et dans les loges, l’œil en feu et la tête nue ; plus d’une jolie bouche profère ces charmantes petites imprécations castillanes par lesquelles une Madrilègne, si haut placée qu’elle soit par la fortune ou la naissance, témoigne au moindre propos de son dépit et de son mécontentement. Quand le malheureux directeur est parvenu à se faire écouter, il demande en balbutiant quelques instans de répit au nom d’un artiste en vogue, et vous êtes tout surpris de voir tomber aussitôt une si terrible fureur. C’est en pareille circonstance que l’on mesure en Espagne le crédit que peut avoir un artiste : on accorde fort souvent une demi-heure à une cantatrice ou à une danseuse ; on est moins généreux envers une simple tragédienne, à moins qu’elle n’ait pour nom Mathilde Diez ou Théodora Lamadrid. Quelquefois on compose par d’autres moyens avec l’impatience populaire : on promet un riche costume, une décoration magnifique, dont le souvenir ne doit pas de si tôt s’effacer ; mais ce sont là des moyens désespérés. Le public espagnol s’attend alors à de telles merveilles, qu’il est à peu près impossible de répondre à l’éblouissant idéal que se fait à l’instant son imagination méridionale ; on peut s’attendre à le trouver dédaigneux et mécontent, dans le cas même où l’on étalerait sur le costume promis tous les joyaux de l’ancien trésor royal de Castille, et où la décoration annoncée égalerait en magnificence la Méditerranée aperçue du haut de la Porte-de-Mer, à Barcelone, et l’immense panorama qui, du roc crénelé de Gibraltar, s’étend à travers la mer bleue jusqu’aux chaînes grises de l’Atlas.
Le 13 juin, précisément, on eût été mal venu à parler de décorations et de costumes ; l’irritation grondait en dedans, elle allait sans aucun doute éclater encore, mais pour ne plus s’apaiser, quand on entendit le long des tringles de fer le sourd frémissement de la toile qui se repliait sur elle-même : l’orchestre n’avait pas même songé à exécuter les deux ou trois mélodies nationales, saynètes ou boléros, qui forment l’ouverture obligée de toutes les pièces. Décrire la curiosité ardente qui va s’attacher aux moindres pas, aux moindres gestes de ces personnages, plus impatiemment attendus depuis une semaine que ne l’est le premier coup d’escopette dans Alicante, un jour où les contrebandiers ont résolu de faire un pronunciamiento, cela est évidemment impossible, et nous prenons le parti d’y renoncer tout-à-fait.
Don Alfonso Munio est un drame chevaleresque. Au moment où la toile se lève, la scène est déserte, mais aux murs lambrissés, aux boiseries sculptées et fouillées, on aperçoit parmi les harpes et les guitares d’énormes cottes de mailles et des gantelets de caballeros. Nous sommes en pleine guerre contre le Maure ; comme au prologue des Amans de Teruel, vous aspirez une senteur sauvage de sang versé dans les escarmouches et les batailles rangées. Peu à peu cependant quelques personnages entrent en scène ; ce sont les filles d’honneur de la reine qui tour à tour s’attristent ou s’exaltent à la pensée des combats déjà livrés et de ceux qui se préparent. La plus belle de ces jeunes filles, la plus fière, la plus rêveuse, cette damoiselle aux grands yeux noirs, aux cheveux d’ébène, que vous apercevez dans le fond, laissant errer son regard à l’aventure par ces campagnes qu’embrase un vrai soleil de Castille, c’est la fille d’un vieux comte, l’orgueil et la richesse de don Alfonso Munio ; c’est la vertueuse Fronilde qu’alarment tout à la fois les périls de son père et les périls de l’infant don Sancho : don Alfonso Munio ! don Sancho, l’infant de Castille ! deux noms populaires en Espagne, et qui sont demeurés dans toutes les mémoires, comme ceux des La Cerda, des Lara, des Basan. Don Alfonso est l’ami et le conseiller, le premier vassal, le premier chevalier de don Alonzo-le-Guerrier, septième du nom, le même qui, après trente victoires, se fit couronner empereur à Tolède et à Léon. Don Sancho, c’est le fils du roi, celui qui plus tard s’appela Sancho-le-Désiré, dont le règne fut si court et la mort si amèrement pleurée ; don Sancho occupa le trône une année à peine. Quand on parcourt les sanglantes annales de l’Espagne au moyen-âge, on s’arrête un instant à contempler le doux contraste que forme sa physionomie soucieuse et un peu hautaine avec les princes qui l’ont précédé et avec ceux qui ont tenu le sceptre après lui. C’est le fils de la grande reine Berenguela, princesse résolue que l’on entrevoit toujours dans les camps ou dans les sierras de Léon, suivant à cheval le roi-empereur, ou bien encore présidant aux tournois et aux fêtes somptueuses, aussi puissante chez les Maures que dans le cœur de ses sujets les plus fidèles par son renom incomparable de vertu et de beauté. On jugera de l’autorité irrésistible qu’exerçait une seule de ses paroles par le trait suivant, que nous trouvons dans l’histoire d’Espagne, et que les anciens dramaturges n’ont eu garde de négliger. Réduite à l’extrémité dans Tolède, où elle soutenait, en l’absence de don Alonzo, un siége vigoureusement poussé par un prince de la race indomptée des Almohades, elle envoya dire à ce prince que c’était violer toutes les lois de la chevalerie de presser ainsi une femme abandonnée à elle-même. Une heure après, le siége était levé ; le croissant ne rayonna plus sur les collines qui environnent Tolède ; du haut des tours de la ville, on put voir disparaître, un à un, au détour des vallées castillanes, les manteaux blancs des chevaliers maures ; le prince avait porté ses forces dans les comtés où combattait don Alonzo. Pour célébrer un si heureux évènement, Berenguela fit donner un tournoi magnifique où elle-même, de ses mains royales, devait récompenser le courage. À ce tournoi, douze chevaliers inconnus, la visière baissée, cachant leur écu et leur devise, se présentèrent tout à coup dans l’arène, et les histoires chrétiennes sont forcées de convenir que, de l’un à l’autre bout de la fête, ils se comportèrent avec un tel sang-froid, une telle vaillance, qu’on ne put, sous peine d’injustice, leur refuser le prix de l’adresse et de la valeur. C’était le prince maure, escorté de ses principaux walis, qui avaient saisi une si belle occasion de voir la reine, et en même temps de montrer que, s’ils avaient levé le siége, c’était par courtoisie et non par faiblesse. Le gage que la reine fut obligée d’accorder au prince infidèle, celui-ci le porta jusqu’à la mort sur son cœur, ni plus ni moins qu’un amulette béni par tous les alfaquies des mosquées de Cordoue, au risque d’être condamné, ajoutent les chroniques arabes, à ne jamais contempler les houris de l’élysée musulman. Le surlendemain du tournoi, le roi don Alonzo rentra dans Tolède, et son retour donna le signal des mêlées sanglantes. Les haines de religion et de race purent de nouveau s’assouvir, aussi ardentes, aussi aveugles que par le passé ; mais peu importe : étaient-ce donc des siècles de barbarie absolue que ces bizarres siècles du moyen-âge espagnol où une femme trouvait tant de force dans sa faiblesse, et, pour désarmer son ennemi, n’avait à exercer d’autre empire que celui de la vertu et de la beauté ?
À toutes les époques, en Espagne, on a été sûr de passionner la foule, — et de nos jours il en est absolument de même, — quand on évoque ces noms poétiques du roi don Alonzo et de la reine doña Berenguèle ; la haine du Maure, qui en toute autre circonstance n’est plus qu’un souvenir historique, redevient un sentiment réel qui remue le sang et soulève les ames. Les têtes s’exaltent au point que l’on finirait presque par ajouter foi aux prodiges que racontent les vieilles chroniques sur ces siècles étranges où un seul chevalier catholique dispersait des bataillons de Maures, de telle sorte qu’après la victoire, c’était à peine si, parmi des milliers d’infidèles tués ou mutilés dans les plaines, on parvenait à découvrir cinq ou six chrétiens tombés victimes de leur ardeur excessive, la face contre terre, et qu’on était forcé d’ensevelir avec leurs armes, leurs mains crispées refusant de s’ouvrir pour les rendre, même après la mort. Temps merveilleux où tout repoussait les Maures, non-seulement le guerrier avec sa lance ou le prêtre avec ses prières, mais les fleuves qui débordaient exprès pour emporter aux mers lointaines, hors de la catholique Espagne, leurs tentes et leurs cadavres, le sol qui s’entr’ouvrait sous leurs pieds, les maisons qui s’écroulaient sur leurs têtes, et jusqu’aux taureaux sauvages de Guadarrama qui, à leur vue, se prenaient d’un courroux soudain, et, selon la naïve expression des légendes, se montraient bons chrétiens en les poursuivant sans relâche ni quartier ! Si dans la guerre qui se prépare contre le Maroc on veut que le soldat espagnol affronte résolument tous les périls, il suffit de faire représenter devant lui un de ces drames où éclate pleinement la haine du Maure, et l’on peut à coup sûr choisir Alfonso Munio, car dans aucune autre pièce, pas même dans celles du XVIe siècle, cette passion ne se retrouve plus franchement exprimée. À vrai dire, c’est la haine du Maure qui défraie tout le premier acte ; c’est elle qui donne un caractère aux coutumes de la cour de la reine Berenguèle ; elle est partout, dans tous les vers, dans toutes les paroles, dans l’amour des jeunes filles qui se racontent avec orgueil les prouesses de leurs fiancés ; dans leurs craintes et dans leurs tristesses quand elles songent aux champs de bataille que le sang de leur famille a rougis déjà, et à ceux qu’il doit rougir encore ; dans les cris de joie qui emplissent le palais, se communiquant bientôt à la ville et, de proche en proche, aux poblaciones les plus écartées, quand la vedette au cor d’ivoire annonce le retour de l’infant, et que l’on aperçoit enfin sa bannière, dont la poussière avait caché d’abord aux plus perçans regards les tours crénelées et les lions rugissans.
Au second acte, le drame se poursuit plus simplement et plus vivement encore ; nous sommes toujours au palais de la reine. Heureux de retrouver Fronilde, pour qui Munio avait cherché un asile dans un monastère perdu au fond des Asturies, mais que doña Berenguela avait retenue auprès d’elle, l’infant don Sancho ne contient plus son amour ; il l’exprime avec une véhémence dont un public français se montrerait un peu étonné peut-être, mais qu’un public espagnol accepte gravement comme la chose la plus naturelle du monde. Dans le Cid, Corneille n’a pris de l’amour espagnol que la sincérité profonde et l’intrépide persévérance. Les chastes transports de Fronilde répondant à la passion du prince, Corneille les eût infailliblement réprouvés ; et, en effet, ils ne conviennent point au grand cœur de sa fière héroïne qui s’irrite de son amour comme d’une faiblesse, et ne se pardonne point qu’on ait pu le deviner. Il faut avoir vécu en Espagne pour bien concevoir et pour bien aimer la passion qui éclate chez Lope et chez Calderon, la passion fougueuse dont Mathilde Diez est aujourd’hui une si énergique interprète, Mathilde Diez, la meilleure tragédienne qui se soit produite en Espagne. À l’heure même où nous écrivons, Mathilde Diez est à Paris ; elle y est venue étudier nos principaux artistes et, avant tous les autres, Mlle Rachel ; elle aura peine à comprendre, nous le craignons, que, dans leurs fureurs jalouses, Hermione et Phèdre se possèdent assez pour ne point déchirer la pourpre sur les épaules du volage roi d’Épire ou du fils indifférent de Thésée.
S’il faut dire toute notre pensée, nous croyons que dans Alfonso Munio, l’amour n’a pas exclusivement le caractère espagnol ; à quelques tirades un peu verbeuses, et surtout beaucoup trop philosophiques, il est très facile de reconnaître que depuis long-temps il n’y a plus de Pyrénées pour les héroïnes de Mme Sand[2]. Quoi qu’il en soit de cet amour, au moment où Fronilde l’exprime avec une ardeur si naïve, un évènement survient qui le contrarie et le doit briser. Avant les derniers combats soutenus contre les Maures, les deux maisons de Castille et de Navarre se faisaient une guerre opiniâtre, au grand scandale de l’Europe chrétienne, qui voyait l’islam relever la tête, et peu à peu reprendre vie à la faveur de ces dissensions. Alarmés à bon droit de son audace renaissante, les principaux vassaux des deux couronnes, comtes, caballeros, ricos-homes, intervinrent à la fois par les respectueuses représentations et par les menaces ; la paix se conclut, et, pour qu’elle fût durable, on convint d’unir l’infante de Navarre à l’héritier de Castille et de Léon ; ainsi devaient se résoudre toutes les questions de territoire et de suzeraineté. À l’époque où s’engagèrent les premières hostilités contre les Maures, les dernières négociations étaient à peu près terminées déjà. Éperdument épris de Fronilde, occupé d’ailleurs à battre les infidèles, l’infant don Sancho ne songeait guère à la princesse de Navarre ; rentré à Tolède, il l’avait oubliée complètement aux genoux de la fille du comte Alfonso, quand des chevaliers de Navarre viennent solennellement rappeler à la reine Berenguela que la main de leur infante est accordée à son fils. Leur langage est pressant et un peu amer, leur attitude hautaine ; voici bien des jours que l’alliance est arrêtée ; on s’étonne qu’elle ne soit pas consommée encore ; des deux parts, les esprits se froissent et s’aigrissent ; il est temps d’en finir si l’on ne veut point que la querelle se rallume plus vive que jamais entre les deux pays.
Au troisième acte, l’infant don Sancho s’efforce d’étouffer sa passion, qui enfin prévaut sur les plus grands intérêts de Léon et de Castille ; l’épreuve est trop forte pour que le jeune prince y puisse tenir. Vaincu par l’amour, il déclare hautement que sa vie entière appartient à Fronilde ; c’est en pure perte que ses chevaliers, ses conseillers, la reine Berenguela, Fronilde elle-même, lui font entrevoir les malheurs que doit inévitablement appeler sur la Castille une telle détermination. À partir de ce moment, le caractère de don Alfonso Munio, considérablement effacé jusqu’ici, se montre dans toute sa noblesse ; bien loin de favoriser un amour qui veut placer sa fille sur un trône, il le combat de toutes ses forces ; et en cela, il est dignement secondé par Fronilde : mille fois la mort, mille fois le cloître plutôt que d’être pour la Castille une cause d’abaissement et de ruine ! De son côté, l’infant don Sancho ne songe plus qu’à se faire tuer à la première rencontre qui aura lieu entre les chrétiens et les Maures ; son désespoir est si violent, il se manifeste avec une si sombre énergie, que sa mère ne se sent plus le courage de lui résister. Don Sancho épousera Fronilde ; tout est rompu avec Navarre ; encore quelques jours, et la guerre impie, la guerre entre chrétiens, entre frères, aura de nouveau éclaté. À cette résolution de la reine Berenguèle, la toile tombe pour la troisième fois ; certes, il n’y a là ni péripéties, ni ce qu’on appelle vulgairement des coups de théâtre ; et cependant nous ne croyons pas qu’en Espagne, jamais acte se soit terminé d’une plus émouvante façon. On entend déjà, pour ainsi dire, les renaissantes clameurs des collisions civiles ; sous les lances chrétiennes, des flots de sang chrétien vont couler. Ce n’est pas là, néanmoins, ce qui remue le cœur et l’étreint au moment où l’acte s’achève. On frémit comme à l’approche d’une catastrophe inévitable ; mais ce n’est point pour Castille et Navarre qu’on la redoute ; on comprend bien que dans cette querelle, ce n’est pas la cause des peuples qui doit périr, non plus que celle du christianisme. C’est pour l’infant don Sancho que l’on tremble, pour sa vie, pour son amour, pour sa douce et belle Fronilde. Dès l’instant où le péril de son pays ne l’a point décidé à sacrifier sa passion, don Sancho est condamné ; il est marqué au front du sceau fatal qui appelle la malédiction et la mort. La vieille Espagne est une terre de dévouement et d’abnégation : on y pardonne à la cruauté, à la violence ; on y a excusé don Pèdre de Castille, on y cherche de nos jours à réhabiliter Philippe II ; mais l’égoïsme ne s’y peut produire qu’il ne soit tout aussitôt voué à l’exécration et au châtiment.
Et en effet, au quatrième acte, le châtiment arrive prompt comme la foudre ; vous pressentez à peine le dénouement, qu’il est survenu déjà. Pour protéger sa fille contre l’amour du prince, don Alfonso l’enlève à la reine ; il sort avec elle de Tolède ; il l’amène sous sa tente, et la confie à la garde de ses chevaliers. Cependant, un jour qu’il est allé passer la revue de ses hommes d’armes, le jeune infant, tout entier à la joie d’avoir décidé la reine à lui donner Fronilde, pénètre chez le vieux comte, annonce brusquement à sa fille que les chevaliers de Navarre ont repris le chemin de leurs montagnes, et que, par les soins de Berenguela elle-même, leur mariage va s’accomplir. La digne fille d’Alfonso fait d’abord résistance ; mais l’amour du prince est si éloquent, ses prières si vives, qu’elle se laisse persuader. Comme à l’époque où le prince pouvait l’aimer et le lui dire sans que la Castille eût le droit de lui en faire un crime, Fronilde accepte l’amour de Sancho et y répond avec franchise, quand tout à coup une main nerveuse, armée d’une épée, écarte les tapisseries qui forment sous la tente l’appartement de Fronilde. : c’est Munio, qui, trompé par des serviteurs trop zélés, s’imagine que le prince a déshonoré sa fille ; c’est Munio qui maudit Fronilde, et, tout en la maudissant, lui plonge son épée dans le cœur. Don Sancho lui-même tomberait sans doute sous ses coups, si des soldats, accourus au dernier cri de sa fille mourante, ne s’empressaient de le désarmer. Sous les imprécations du vieux comte, don Sancho revient peu à peu de la stupeur où l’a jeté une si brusque péripétie ; en quelques paroles énergiques, il justifie Fronilde et se justifie lui-même. C’est en vain que Munio se précipite sur le sein de Fronilde pour arrêter avec ses lèvres le sang qui coule de la blessure ; Fronilde a expiré déjà. L’infortuné père se relève et pleure ses premières larmes ; de tous côtés, il cherche une arme pour se percer le cœur à son tour. Comme il s’abandonne à son désespoir, une immense clameur se fait entendre au camp et dans la ville ; à la nouvelle de la rupture survenue entre Castille et Navarre, les Maures ont repris courage ; aussi rapides que le vent d’Afrique, ils se portent à la fois sur Léon et Tolède ; les rauques fanfares de leurs trompettes ont donné le signal de l’attaque ; le cri de défi des Almoravides retentit au pied des remparts. Munio voulait se tuer, mais il comprend qu’à deux pas de sa fille morte, une autre fin lui est réservée, plus digne de lui et de sa race. Suivi de ses chevaliers, il quitte sa tente et s’élance au-devant de la mort, que don Sancho trouvera bientôt, lui aussi, dans les regrets amers et dans les ennuis de la royauté.
Si nous avons réussi à indiquer les situations principales de ce drame et à montrer comment de scène en scène l’intérêt y grandit et s’y développe, on en peut d’un seul coup d’œil apercevoir les qualités réelles et les plus notables défauts. Au point de vue rigoureusement historique, on est en droit de reprocher à l’auteur d’avoir dénaturé les caractères de l’infant don Sancho et de la reine Berenguèle ; mais au fond, comme l’un et l’autre ne cessent point un instant, malgré leurs faiblesses et leurs fautes, d’inspirer une sympathie véritable, c’est là une critique sur laquelle nous ne voulons point appuyer. Nous préférons signaler d’abord les mérites du style, qui, en dépit d’une certaine fougue aventureuse, dont l’expérience aura tôt ou tard raison, est à presque toutes les scènes d’une mélodieuse élégance et d’une rare vigueur. Une citation étendue en dira plus, d’ailleurs, que tous nos éloges ; nous choisissons les tirades où sont le mieux exprimés les deux passions, ou, pour mieux parler, les deux sentimens qui ont le plus remué, le plus dominé la vieille Espagne : la haine du Maure et l’orgueil castillan.
Trompé sur les intentions du prince, et s’imaginant qu’il médite la honte de sa famille, don Alfonso, au commencement du quatrième acte, compte les rubis qui ornent la poignée de son épée de combat ; chacun de ces rubis est le souvenir d’un péril noblement couru, le prix d’une victoire ; en les comptant, le vieux chevalier s’abandonne à toute sa tristesse et à tout son courroux.
« Ah ! s’écrie-t-il, don Sanche ! don Sanche ! mes ancêtres le tiennent de vos pères, ce titre de ma noblesse, ce gage de notre valeur ; cette épée, tant de fois trempée dans le sang du Maure, ils l’ont gagnée à force de fatigues et de prouesses, et dans la main de Munio, l’ennemi ne la trouva jamais oisive ; don Sanche de Castille, ne le savez-vous pas ? J’en atteste les champs d’Almodovar et de Montelo ! Les glèbes sanglantes vous diront leurs sueurs et leurs exploits populaires ; elles vous diront comment s’est agrandi par nous le beau royaume de vos aïeux. Don Sanche de Castille, à qui devez-vous votre gloire ? À qui, si ce n’est à nous, la race illustre des La Cerda est-elle redevable de ses poblaciones et de ses comtés ? Que de sang il nous a fallu verser, et que de sang il nous a fallu perdre pour refouler le Maure dans les vegas embrasées du midi, pour repousser ses cavaliers rapides, pour vous donner les palais des émirs, pour conquérir les mosquées au Dieu véritable, pour arracher les couronnes usurpées du front déloyal de vos grands vassaux révoltés ! N’avez-vous donc pas compris que notre nom est inséparable du vôtre, et que, si notre gloire a fait votre gloire, notre honte, don Sanche, fera votre honte également ? (Avec amertume.) Mais que vous importent dans un vassal le courage, le dévouement, l’héroïsme ? Votre cœur magnanime méprise tout cela, et vous nous croyez assez heureux sans doute quand la beauté de nos filles défraie les loisirs que vous ont faits nos fatigues. Consommez donc mon déshonneur, grand prince, consommez-le sans remords, sans hésitation, sans regarder à mes larmes, puisque votre ame royale en a besoin pour combler le vide qu’y fait l’oisiveté ; c’est un si beau spectacle, quand le Maure reprend les armes, qu’un infant de Castille ne s’occupe que de son amour et ne demande qu’à l’assouvir dans la honte de son plus fidèle vassal ! Puisque vous êtes si habile à multiplier les séductions autour d’une jeune fille sans expérience dont votre amour a charmé le cœur et que votre amour éblouit, puisque vous avilissez et désolez une famille jusqu’ici plus jalouse de la vertu de ses femmes que du courage de ses chevaliers, que demandez-vous de plus, don Sanche, et que pouvez-vous souhaiter encore ? (Avec une mélancolie soudaine.) Mais, mon Dieu ! Pensez-vous que ce soit là la gloire ? Est-ce donc ainsi que vous vous préparez à porter la main de justice et le sceptre ? »
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« Don Sanche de Castille ! vous vous êtes trompé, si vous avez pensé que je me résignerais à subir la flétrissure que vous vouliez imprimer à mon blason ; elle retombera sur vous, la honte que vous me réservez et contre laquelle mes services auraient dû me prémunir. Les honneurs et les distinctions accordés par votre père au sujet loyal, le chevalier offensé n’en veut plus ; reprenez-les, il vous les rend. Et pourquoi les garderait-il après, tout ? Quelle valeur peuvent-ils avoir, puisqu’ils ne peuvent me mettre à l’abri de vos outrages, et que vous, le fils du roi don Alonzo, vous oubliez à quel respect ils me donnent droit ? Don Sanche de Castille, vous avez voulu m’enlever un bien plus précieux que toutes les distinctions et tous les honneurs que mes pères ont reçus des vôtres. Ce qu’il vous est impossible de me ravir, c’est ma résolution et ma loyauté ; à votre aise, don Sanche ! Peu m’importe que vous méditiez l’outrage contre la maison des Munio, peu m’importe votre folle entreprise ! c’est un creuset où ma loyauté s’épure et s’exalte. (Avec colère et en regardant son épée.) Ah ! qu’elle est heureuse et bien protégée la famille dont l’archevêque de Tolède a béni les chefs ! que vous êtes heureux, don Sanche, qu’il faille respecter en vous la couronne que vous devez porter un jour, bien qu’à l’avance, vous l’ayez déshonorée déjà par vos faiblesses et vos passions ! »
Ce sont là de mâles accens, mais c’est la vigueur qui, dans cette pièce, est la qualité principale du style ; on peut encore s’en convaincre par la scène qui termine le drame, après que l’innocence de Fronilde a été pleinement reconnue, et où le cœur de Munio se brise sous la double pression de la douleur et du remords.
« Ah ! ne pleurez donc pas, don Sanche ! Ce n’est point en pleurant qu’il témoigne sa douleur, un noble castillan. Il réclame du sang, le sang de Fronilde… Il aura du sang ! Ce n’est point par de nouveaux crimes qu’il la faut apaiser, la douce victime ; du fond de la tombe où elle va reposer, elle doit parler encore à nos cœurs, et si sa voix nous excite à la colère, c’est contre les ennemis du nom chrétien que se devra tourner notre fureur ! »
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« Ah ! si c’est par du sang qu’il faut expier la folie de votre amour et le malheur exécrable que la fatalité m’a forcé aujourd’hui d’accomplir, venez, prince, nous aurons du sang à verser, avant que le nôtre soit tout-à-fait répandu. Des bataillons d’ennemis nous provoquent au combat… Oh ! laissez-moi bien entendre les défis de leurs clairons ! Que toutes les tribus infidèles se liguent contre Léon et Castille ! Oh ! ma noble épée, tombons ; tombons sur elles comme la faux aiguë sur les épaisses moissons. Pas de murailles, pas de boulevards qui les puissent protéger contre nos assauts ; poursuivons-les, don Sanche, dans les recoins des vallées et par les campagnes, à travers les mers, dussent-elles nous conduire aux extrémités de la terre ! Ah ! comme le champ de bataille est vaste, et comme il est beau pour un vrai Castillan ! Qu’il sera beau, le carnage !… Il faut des victimes à la douleur qui pénètre la moelle de mes os ; cette main qui s’est trempée dans le sang de ma fille, c’est dans le sang sarrasin que je la dois laver ! »
Ici, on entend le son aigre et prolongé des cymbales chrétiennes ; les tapisseries de la tente s’écartent ; sans aucun doute, les escarmouches ont recommencé dans les plaines ; au loin, parmi les drapeaux de Castille, vous diriez que l’on aperçoit déjà, s’inclinant et se relevant tour à tour, les bannières des musulmans. Arrivé au paroxisme de la douleur paternelle et de l’exaltation guerrière, don Alfonso s’élance d’un bond sur le devant de la scène ; puis, brandissant son pennon, que vient d’apporter un écuyer :
« Oui, tu seras glorieuse, Castille ! On tremblera un jour dans le monde, quand les lions de ton drapeau hérisseront leurs crinières ; et leurs rugissemens se feront entendre aux territoires les plus lointains. Munio doit périr, et après lui, pendant long-temps après lui, bien des soldats, bien des chevaliers, bien des rois invincibles… Mais qu’importe, pourvu qu’ils te laissent triomphante, pourvu que dans le monde que t’aura conquis leur bravoure, dans le monde espagnol, le soleil ne se couche jamais ?… — Dors en paix, ô fille de mon sang et de mon cœur ! Moi-même, après le combat, je ne pourrai pas offrir à ta tombe l’holocauste expiatoire qu’elle réclame… Quand mes hommes d’armes me rapporteront ici tout sanglant et enveloppé dans ma bannière, fais-moi place auprès de toi ! ô ma fille ! permets que l’on jette sur le corps de ton père un peu de la terre qui te recouvrira ! »
Pour faire connaître la manière de la señorita Gomez de Avellaneda, nous avons, en conservant de notre mieux l’éclat des couleurs et l’impétuosité du rhythme, traduit les passages dont notre goût se peut le moins étonner, et encore craignons-nous bien que l’on ne retrouve là toutes les invraisemblances, toutes les emphases de la déclamation. Dans la prose française, cela est possible, mais non certes dans le vers castillan. Rien de plus naturel, rien de plus vrai que ces images de sang et de mort, de désolation et de guerre, quand elles sont revêtues de ce dialecte magnifique tout formé, comme on sait, de feux et de rayons. On a prétendu que l’ampleur majestueuse était le caractère à peu près exclusif de la langue castillane ; on s’est trompé : connaissez-vous rien de plus vibrant et de plus rapide que ces paroles de colère proférées par Munio avant d’abandonner le corps déjà refroidi de sa fille, au moment où les cymbales appellent les chrétiens au combat ?
« ..........¡ Grato
Será a mis ojos el estrago ! ¡ Bella
La matanza será ! Victimas pide
El bárbaro dolor que en mi se ceba,
Y esta mano que mancha sangre illustre,
Se ha de lavar en sangre sarracena ! »
Alfonso Munio a obtenu un succès immense, un succès qui rappelle la représentation des plus belles pièces de MM. de Rivas, Hartzembusch, Gil y Zarate et Zorrilla. Les dramaturges eux-mêmes ont accueilli avec enthousiasme la jeune fille qui, la première de son sexe en Espagne, vient prendre fièrement sa part des gloires et des fatigues poétiques. Ceci s’explique d’abord par la spontanéité généreuse du caractère espagnol, qui n’est guère accessible aux jalousies basses, pas même à la jalousie littéraire, et puis, ils ont intérêt, les uns et les autres, à rendre populaire une œuvre qui, pour quelque temps du moins, ramènera le drame dans les voies larges et hautes où l’a fait entrer M. le duc de Rivas. Depuis un an ou deux environ, le public de Madrid s’est refroidi à l’égard des œuvres qui demandent exclusivement leurs conditions de succès à l’art difficile et à une poétique sévère ; il s’est un peu engoué des pièces politiques par lesquelles, à défaut de tribune, les quatre ou cinq partis espagnols se témoignent leurs antipathies ou leurs dédains ; il s’est laissé prendre aux décevans attraits de la comédie bouffonne et railleuse, et, à notre avis, c’est là un malheur pour les lettres renaissantes. Nous ne voulons pas le moins du monde mettre en question le talent et la verve des poètes comiques de l’Espagne actuelle, de MM. Rubi, Breton de los Herreros, Asquerino mais nous croyons que les mœurs, les opinions, les préjugés, les travers de la société de Madrid et des villes principales, ne comportent point encore la vraie comédie. Les meilleures intelligences étaient découragées au point de se résigner, pour vivre, à traduire comme par le passé nos drames les plus médiocres ; quatre jeunes poètes, rudement éprouvés déjà, fort connus dans la Péninsule, et parmi ceux-là don Juan-Eugenio Hartzemhusch lui-même, avaient eu besoin de se réunir pour transporter sur une des scènes de Madrid le triste Laird de Dumbicky ; quelques autres, et, parmi ceux-ci, don José Zorrilla, l’auteur d’el Zapatero y el Rey, (le Savetier et le Roi), retombaient dans les plus vieilles exagérations du romantisme. Les horreurs systématiques de la Copa de marfil (la Coupe d’ivoire), de don José Zorrilla, représentée en mai dernier au théâtre d’el Principe, ne le cèdent en rien, assurément, à celles de la Tour de Nesle ou de Richard Darlington. Alfonso Munio, c’est là son plus saisissant mérite, arrêtera le public sur la pente facile qui aboutit au faux goût et à la décadence précoce ; l’action d’Alfonso Munio est énergique et simple comme dans la tragédie grecque, et, si l’on nous autorise à parler ainsi, une comme l’état social que l’Espagne révolutionnaire entreprend aujourd’hui de fonder. Les fantaisies de l’esprit, les élans du cœur, les caprices de l’imagination, qu’il est d’ailleurs impossible de proscrire et de contenir en Espagne, sont relégués dans les méandres fleuris et rayonnans du style et dans les mille détails du dialogue. Tel est le genre qui, à l’heure présente, peut sérieusement prospérer au-delà des monts, et voilà pourquoi la jeunesse d’élite, à Madrid, n’a voulu voir de la pièce que les beautés incontestables, voilà pourquoi elle a fermé les yeux sur les défauts : l’invraisemblance de certaines situations, la raideur de certains caractères, les fréquentes inégalités du style, la jeunesse de Madrid a tout excusé. Pour nous, qui vivons bien loin de l’atmosphère sympathique où peu à peu se relèvent et s’épanouissent les lettres espagnoles, de ce milieu ardent où l’avénement radieux d’une femme jeune et belle ranimera l’émulation poétique si inquiète ailleurs et si haineuse, comme autrefois sur les champs de bataille de Léon ou de Castille les graces vaillantes de Berenguèle exaltaient le courage des infanzones et des chevaliers, on nous pardonnera, nous l’espérons, de nous montrer un peu moins indulgent.
Les situations du drame sont fortes et pathétiques ; nous regrettons seulement que le poète ne se soit pas attaché à les ménager un peu mieux. Les scènes s’enchaînent sans trop s’expliquer ni se déterminer les unes les autres ; elles se succèdent comme les journées dans les montagnes de Catalogne, toutes pleines de vie et de soleil, mais séparées par des nuits profondes. L’action est une et simple, et nous avons déjà dit que, pour nous, c’est là une qualité réelle ; l’unité, la simplicité, ne perdraient rien pourtant, nous le croyons, à ce que cette même action fût un peu plus neuve. Que, dans un pays comme l’Espagne, on se défie de l’imagination, des écarts où elle peut entraîner, nous sommes loin d’y trouver à redire ; mais lui couper tout-à-fait les ailes, supprimer l’invention en un mot, c’est un autre excès dont il eût fallu également se garder. La péripétie finale se dénoue, il est vrai, d’une façon imprévue et fort émouvante ; à part l’intérêt qu’elle soulève, c’est là précisément ce dont on peut se plaindre, que rien ne l’annonce et ne la fasse entrevoir. Il ne convient point de marcher ainsi l’aventure ; il ne convient point de remettre ainsi au hasard le soin de trancher la complication. Que serait-il donc arrivé si, au moment où l’on comprend qu’il en faut finir, Munio ne s’allait mettre en tête que sa fille est coupable, et ne la sacrifiait à l’honneur de sa maison ? Parlons franchement, le quatrième acte forme à lui seul une pièce entière, et cette pièce n’a de commun que les noms des personnages avec celle dont vous avez jusque-là curieusement suivi les incidens. Ce n’est pas tout : dispensés d’agir, renfermés dans les limites étroites d’une situation un peu trop rigoureusement définie, ces personnages semblent avoir à cœur de se dédommager par des tirades et des monologues interminables ; nous devons ajouter cependant que le poète leur a fourni la meilleure des excuses en leur prêtant les idées les plus généreuses, fièrement et ardemment exprimées. Puisque nous sommes ramené à signaler une fois encore la partie remarquable de l’œuvre, c’est par là que nous voulons terminer : pourquoi insister outre mesure sur des défauts que l’expérience atténuera, si elle ne les fait disparaître quand on a ce que l’expérience n’a jamais donné à personne, la passion vraie, la pensée vigoureuse, et, par intervalles déjà, le style ferme et consistant ?
Aussi, pour découvrir une ovation comparable à celle que le public de la Cruz a décernée au poète, dans la soirée bienheureuse du 13 juin 1844, serait-on obligé de remonter aux plus brillantes époques de l’ancien théâtre espagnol. Quand la toile fut tombée sur les derniers vers du quatrième acte, la foule éperdue et ravie demanda sur-le-champ à saluer l’auteur de ses acclamations ; on ne sait pas trop à quels excès se serait porté son enthousiasme impatient, si, d’un pas timide et le regard ébloui, doña Gertrudis ne fût venue en personne cueillir au hasard une couronne parmi celles dont la scène se trouvait littéralement jonchée. La jeune señorita était entourée, ou pour mieux dire assistée de ses principaux interprètes, — d’un côté, l’élégant don Julian Roméa et don Carlos Latorre, le Kean de l’Espagne ; de l’autre, la gracieuse et pourtant si énergique señora Tablarès, les sœurs Lamadrid, ces deux artistes de mérite égal et de facultés diverses : groupe célèbre où se faisait regretter l’absence de la señora Mathilde Diez. Puis, quand tout fut décidément fini, le public entier se posta aux abords du théâtre pour attendre doña Gertrudis, que ses amis, anciens et nouveaux, connus ou inconnus, poètes, artistes, critiques même, portèrent en triomphe à son hôtel ; et jusqu’au matin, on put entendre le bruit des guitares sous ses balcons, illuminés comme le palais de la reine dans la nuit où fut célébrée la fête de la majorité.
Doña Gertrudis Gomez de Avellaneda a tout au plus atteint vingt-trois ans ; elle est appelée à réhabiliter complètement ce nom d’Avellaneda, que le malencontreux continuateur du Don Quichotte a tant compromis au XVIIe siècle. Par sa naissance, doña Gertrudis tient aux meilleures familles des provinces méridionales ; il existe un parfait rapport entre sa fière beauté de créole, — doña Gertrudis est née à la Havane, — et son talent sévère et hardi. Cela suffit, et bien au-delà, pour que l’attention, à Madrid, se fixe avidement sur les débuts de la première Espagnole qui se soit ouvertement consacrée au culte sérieux de la poésie et des lettres. Il paraît, du reste, que l’exemple ne doit point se perdre, car, le lendemain du triomphe, les journaux annonçaient la publication prochaine de la Revista Semanal, revue hebdomadaire de littérature, de peinture, de musique, exclusivement rédigée par quatre femmes, dont la plus âgée a vingt-deux ans à peine, doña Carolina Coronado, doña Adelaïda O’dena, doña Paulina Cabrero de Martinez, et doña Josefa Pieri, fort renommées aussi toutes quatre pour leur élégance et pour leur beauté. Il n’est point aisé de prévoir où aboutiront les naissantes ambitions littéraires de la femme en Espagne ; pour notre compte, il nous répugne de croire que l’esprit public et les mœurs s’en puissent un jour mal trouver. Très peu de temps après la représentation d’Alfonso Munio, le plus important journal de la Péninsule, l’Heraldo, se récriant sur la somme énorme que le Juif Errant doit rapporter à M. Eugène Sue, ajoutait avec une certaine tristesse : « Quand est-ce donc qu’en Espagne les travaux de l’intelligence seront aussi magnifiquement récompensés ! ». Que dites-vous là, bons Madrilègnes ? et pourquoi nous envier nos fastueuses misères ? Ah ! s’il le faut, redoublez d’enthousiasme pour vos jeunes filles poètes, prodiguez-leur plus abondamment encore les couronnes et les sérénades plutôt que de contracter les égoïstes et prosaïques allures de nos romanciers. Mieux vaut cent fois, nous vous l’affirmons, si bizarre, si exagérée qu’on la suppose, l’émotion que vient de soulever parmi vous la première œuvre dramatique de la señorita doña Gertrudis Gomez de Avellaneda !
- ↑ Littéralement : Alvaro, ou la Force du Oui et du Non.
- ↑ Alfonso Munio n’est point le début littéraire, mais bien le début dramatique de la señorita Gomez de Avellaneda. Depuis deux ans, doña Gertrudis a publié un beau recueil de poésies lyriques et deux romans, Sab et las Dos Mugeres (les Deux Femmes), où se fait sentir plus encore que dans la pièce l’influence d’Indiana.