THÉÂTRE ESPAGNOL.

LE DRAME HISTORIQUE.

Un des traits caractéristiques du théâtre espagnol, c’est qu’il est profondément national, c’est qu’il est l’expression énergique des mœurs, des idées, de l’histoire du pays. De même que, dans les comédies de cape et d’épée, il nous offre un tableau vivant de l’état de la société à l’époque où elles ont été composées, les comédies héroïques qui constituent une portion si notable de son répertoire forment comme une vaste galerie où se déroule toute l’histoire de l’Espagne depuis le commencement de la monarchie. Les poètes dramatiques n’ont pas même reculé devant la tâche difficile de produire sur la scène les évènemens à peu près contemporains. Bien qu’ils aient quelquefois réussi dans ces tentatives hardies, ce n’est pas parmi les compositions empruntées à des faits si récents, qu’il faut chercher leurs chefs-d’œuvre. La poésie est mal à l’aise lorsqu’elle a à représenter les élémens compliqués d’une civilisation aussi avancée que celle qui existait alors en Espagne ; elle s’entend mal à interpréter les calculs de la politique, les profondes combinaisons et les grandes luttes de l’ambition, les guerres savantes et méthodiques, en un mot tout ce qui fit l’éclat et la gloire du siècle de Ferdinand-le-Catholique, de Charles-Quint, de Philippe II. Il lui faut quelque chose de plus simple, de plus saisissant, qui parle d’une manière plus directe aux imaginations. Il lui faut des héros dont la physionomie ouverte, saillante, s’empare puissamment des esprits, sans qu’on soit obligé, pour les apprécier, de se livrer à une subtile analyse. Il faut enfin, et cette dernière circonstance n’est guère moins indispensable que les autres, il faut que les faits et les personnages, conservés dans la mémoire des peuples par une tradition vivante, soient néanmoins, dans l’ordre des temps, à cette distance, à ce point de perspective où les teintes s’adoucissent et se confondent, où le côté grossier et trivial, inséparable de la réalité, disparaît dans une sorte de nuage, où la multitude des détails, trop souvent peu poétiques même aux époques qui semblent l’être le plus, se concentrent et se résument dans un petit nombre de résultats plus faciles à idéaliser.

Pour trouver réunies toutes ces conditions à un degré où elles n’existent peut-être chez aucun autre peuple, il suffisait de remonter un peu plus loin dans les annales de l’Espagne. Pendant tout l’espace qui s’étend du VIIIe au XVe siècle de notre ère, ces annales présentent en quelque sorte une vaste épopée dont l’unité grandiose surpasse dans sa vérité les plus brillantes et les plus heureuses fictions. Un peuple luttant pendant huit siècles pour délivrer son territoire d’une invasion étrangère, et, après mille vicissitudes, après s’être vu réduit à la possession de quelques rochers stériles, réussissant enfin à expulser les agresseurs ; la cause de la religion inséparablement unie dans cette lutte à celle de la nationalité, le contraste de deux populations rivales qui, différant absolument par les mœurs, les croyances, le langage, se ressemblent pourtant par leur esprit chevaleresque et généreux, par leur aventureuse bravoure, ce sont sans aucun doute de bien autres élémens de poésie que ne l’avait été pour les Grecs la petite guerre de Troie, et pour les Romains le fabuleux voyage d’Énée, source pourtant de si admirables inspirations.

Des chantres populaires avaient exploité de bonne heure un terrain aussi heureusement préparé, et leurs romances avaient donné aux traditions nationales cette consécration poétique qui peut seule en assurer la durée. Ces romances ne méritent pas seulement de fixer l’attention des amis des lettres et des philologues qui peuvent y étudier les progrès du langage et du goût littéraire ; c’est avant tout un riche dépôt d’informations historiques. Il ne faut sans doute pas s’en exagérer la valeur sous ce dernier rapport. On aurait tort d’y voir des documens contemporains sur lesquels on puisse s’appuyer avec confiance pour confirmer et compléter le témoignage des chroniques. Il est bien peu de ces romances qui aient été composées à l’époque qu’elles rappellent, et, à l’exception d’un très petit nombre dont la physionomie rude et grossière atteste une haute antiquité, les plus anciennes ne paraissent pas d’une date antérieure au XVe siècle ; mais il en est beaucoup qui, suivant toute apparence, ne sont que la traduction en langage moderne de compositions plus anciennes, et, en tout cas, il suffit d’y jeter un coup d’œil pour s’assurer que les évènemens et les personnages qu’elles célèbrent n’avaient pas cessé de vivre dans la mémoire des peuples. Si les poètes les eussent imaginés, ou seulement si pour les faire revivre ils eussent dû les tirer de l’oubli, les rapides allusions par lesquelles ils les désignent eussent été inintelligibles pour le public.

Évidemment, et c’est là ce qui fait à nos yeux un des grands mérites de ces petits poèmes, évidemment ils ne font que reproduire des souvenirs déjà consacrés, déjà admis par la croyance universelle. Ils ne prouvent pas, tant s’en faut, la vérité de tout ce qu’ils racontent ; mais ils prouvent que ces récits héroïques et romanesques, conformes au goût du temps, à l’esprit de la nation, étaient généralement accrédités. L’histoire n’est pas seulement la transmission des évènemens qui ont eu lieu, c’est encore celle des opinions qui ont régné, des croyances qui ont prévalu à des époques données, et sous ce point de vue, le plus important peut-être pour l’observateur philosophe, les romances dont nous parlons sont essentiellement de l’histoire.

On sait bien peu de chose sur ce qui s’est passé dans l’Espagne chrétienne pendant les trois premiers siècles qui suivirent l’invasion des Arabes. Les chrétiens, réfugiés dans leurs montagnes, où ils avaient tant de peine à conserver leur indépendance, et ramenés par la nécessité d’une guerre incessante à une sorte de barbarie, n’avaient guère le loisir d’écrire leurs annales. À peine les chroniques composées à cette époque nous donnent-elles le nom des rois et la sèche indication de quelques faits principaux. Tout ce que les historiens plus récens y ont ajouté ne repose évidemment que sur les traditions populaires dont nous parlions tout à l’heure.

Les amours du roi Rodrigue avec la belle Cava, non moins funestes à l’Espagne que ne l’avaient été pour Ilion ceux de Pâris et d’Hélène ; le tribut annuel de cent jeunes filles imposé aux chrétiens par les musulmans et aboli par Alfonse-le-Chaste ; les infortunes du comte de Saldaña, expiant par la perte de ses yeux et par une longue captivité le crime d’avoir plu à la sœur de ce monarque ; les exploits de son fils Bernard del Carpio, la terreur des musulmans, le rival et le vainqueur de notre Roland ; la tragique histoire des sept infans de Lara, livrés au fer des Maures par la trahison de leur oncle et si terriblement vengés par leur frère posthume, l’illustre Mudarra, l’un des aïeux du Cid : toutes ces romanesques aventures, et bien d’autres encore qu’il serait trop long d’énumérer, ne sont probablement pas de pures inventions. Elles cachent sans doute, sous les détails fabuleux avec lesquels elles nous ont été transmises, un fonds de vérité historique ; mais on s’efforcerait vainement aujourd’hui de dégager cette vérité des fictions qui s’y sont en quelque sorte identifiées. Autant vaudrait chercher laborieusement dans les fables de la mythologie grecque l’histoire véritable des temps héroïques.

L’Espagne a donc eu aussi une époque à demi fabuleuse, qui appartient bien plus à la poésie qu’à l’histoire proprement dite. Ce qu’avaient été chez les Grecs les poètes dont Homère a résumé et fait oublier les chants, les auteurs inconnus des romances l’ont été chez les Espagnols. Ce sont les vrais historiens de ces temps reculés ; mais l’Espagne n’a pas eu son Homère pour recueillir et résumer dans un magnifique et imposant monument ces esquisses imparfaites, pour leur donner ainsi la consécration du génie.

Les poètes dramatiques, venus plus tard, ont puisé dans les romances le sujet d’innombrables compositions qui ont ravivé et rajeuni ces souvenirs. C’est ainsi encore qu’Eschyle, Sophocle, Euripide, empruntaient à l’Iliade et à l’Odyssée la pensée de leurs admirables tragédies.

Les drames qui nous retracent ces temps primitifs de l’Espagne ne sont certes pas des chefs-d’œuvre. Généralement ils restent fort au-dessous des romances dont on les a tirés, et qui, par la simplicité de leur forme, étaient bien plus propres à faire valoir ces traditions populaires, à mettre en relief l’originalité naïve qui en fait tout le charme, à en dissimuler l’absurdité, rendue trop évidente et trop choquante par les longs développemens d’une œuvre dramatique. Il est pourtant quelques-unes de ces comédies auxquelles on ne saurait contester un grand intérêt romanesque. Il en est d’autres qui rendent assez heureusement le caractère agreste et primitif dont l’imagination se plaît à entourer le berceau de la monarchie espagnole, alors qu’elle n’était pas encore sortie ou qu’elle commençait seulement à sortir des montagnes qui servirent d’asile à Pélage et à ses compagnons. Lope de Véga, si habile à varier ses tons et à se transformer suivant les idées qu’il voulait exprimer, a particulièrement réussi dans ce tableau d’un état social si différent de celui au milieu duquel il vivait. On peut surtout citer comme un modèle dans ce genre ses deux comédies des Exploits des Meneses. Sans doute, la couleur locale répandue sur ces pièces n’est pas à l’abri de tout reproche, on peut signaler plus d’une disparate au milieu de traits qui respirent un vrai parfum d’antiquité ; mais le ton d’héroïque rusticité, les tableaux de la vie sauvage et montagnarde que Lope y a jetés avec beaucoup d’art et de charme, sont plus que suffisans pour faire illusion, et l’illusion est tout ce qu’on demande à la poésie, qui bien souvent s’accommoderait fort mal de la vérité absolue.

Ce premier âge de l’histoire d’Espagne finit vers le milieu du XIe siècle. C’est alors que la réunion du comté de Castille et du royaume de Léon en un seul état, suivie bientôt après de la conquête de Tolède, l’antique métropole des Goths, constitua enfin au sein de la Péninsule une monarchie chrétienne, stable, puissante, qui, déjà maîtresse de la plus grande partie de l’Espagne, déjà supérieure en forces aux débris de la puissance arabe, ne devait plus s’arrêter dans ses progrès jusqu’à ce qu’elle eût achevé de les absorber. Dès ce moment, la Castille est un état considérable et régulier qui prend rang parmi les grands états de l’Europe ; dès ce moment aussi, son histoire est plus connue, la part du roman et de la fable s’y amoindrit pour s’effacer bientôt complètement.

C’est à cette époque intermédiaire qu’apparaît la grande figure du Cid.

Ruy Diaz, autrement dit Rodrigue, fils de Diègue, Ruy Diaz de Bivar est le plus populaire des héros espagnols, c’est celui aussi que les poètes ont le plus célébré. Cinquante ans après sa mort, il était déjà le sujet d’un poème épique, premier et informe essai de poésie espagnole. Les siècles suivans voient éclore une multitude presque incroyable de romances consacrées à sa mémoire. À des faits vrais, plus ou moins altérés, se mêlent dans ces petits poèmes beaucoup de faits évidemment controuvés. Telle est souvent la monstrueuse absurdité de ces interpolations faites dans des temps d’ignorance, qu’elle mettrait à bout la crédulité la plus aveugle, et que dans ces derniers temps un critique paradoxal, ne sachant comment distinguer la réalité au milieu de toutes ces fictions, a cru pouvoir révoquer en doute l’existence même du Cid, doute qui ne peut se soutenir d’ailleurs contre un examen attentif des documens historiques, quelque incomplets qu’ils soient sur ce point.

Les romances dont il est le héros sont peut-être, dans leur ensemble, les plus intéressantes et les plus poétiques que l’on possède. Le recueil dans lequel on les a réunies a une réputation européenne. Partout il a été lu et traduit ; partout, bien qu’il fût presque impossible hors d’Espagne d’en apprécier complètement les charmans détails, on a été frappé du caractère d’inspiration naïve et énergique qui en fait un monument si original.

De même que les romances du Cid sont sans comparaison celles qui ont eu le plus de retentissement hors de la Péninsule, le drame qu’en a tiré Guilen de Castro, l’un des contemporains de Lope de Vega, est incontestablement, de tout le théâtre espagnol, celui qui en France, et par suite en Europe, a obtenu le plus de célébrité. C’est sans doute à une cause accidentelle qu’il en est redevable. On ne pouvait oublier qu’il a fourni à Corneille la matière de son premier chef-d’œuvre, de la première tragédie qui soit restée sur notre scène ; mais l’ouvrage de Guilen de Castro n’eût-il pas ce titre à la reconnaissance des amis des lettres, les beautés dont il étincelle le recommanderaient encore à toute leur admiration. Elles sont trop connues pour que nous nous arrêtions ici à les rappeler : il nous suffira de dire qu’il n’est peut-être pas dans le Cid français une belle scène dont la pensée, dont le dialogue même, ne soient presque textuellement empruntés au poète espagnol, et que, si quelquefois Corneille a perfectionné les conceptions de son modèle, quelquefois aussi il les a affaiblies en les modifiant pour les mettre en rapport avec la régularité de notre théâtre et la délicatesse de notre goût.

Ce qui est moins connu, c’est qu’au drame imité par notre grand tragique, Guilen de Castro a ajouté une seconde partie, qui, dans notre opinion, ne le cède pas à la première. Elle n’a pas, il est vrai, comme celle-ci, le mérite d’être dominée par un incident principal qui, ramenant l’intérêt vers un but unique, donne à l’ensemble de l’œuvre un caractère vraiment dramatique. C’est en réalité une chronique dialoguée à la manière de Shakspeare, c’est le récit des guerres civiles qui troublèrent la Castille et le royaume de Léon après la mort de Ferdinand-le-Grand, et qui ne finirent que par l’assassinat de son fils Sanche au siége de Zamora ; mais ce récit est plein d’action, de mouvement, de pathétique, le moyen-âge y respire tout entier, et les lambeaux des vieilles chroniques que Guilen de Castro y a insérés avec un art infini, donnent à l’ensemble un air de réalité antique que je ne trouve au même degré peut-être dans aucune autre comédie espagnole.

C’est surtout dans cette seconde partie de la Jeunesse du Cid (tel est le titre de la pièce) que le héros nous apparaît avec ce caractère énergique et original emprunté aux romances, et qui n’est pas de tout point conforme à la physionomie que lui donne Corneille. Ces romances et les drames qui en ont été tirés nous le montrent brave et généreux, religieux, dévoué au devoir et à l’honneur. En lui, la fidélité la plus loyale à son souverain s’unit à un noble esprit d’indépendance : il subit l’exil plutôt que de s’humilier devant un roi injuste et qui ne lui pardonne pas, malgré ses services, d’opposer d’honorables scrupules et de courageuses représentations aux entreprises d’une ambition inique ; mais cet exil, il le consacre à vaincre les ennemis de son ingrat souverain, à étendre sa puissance. Il a toute la franchise et la rudesse des camps. Habitué à combattre et à commander, il semble mal à l’aise lorsqu’il se trouve momentanément condamné à l’oisiveté de la cour. Trop plein peut être du juste sentiment de sa supériorité, il est également hors d’état de supporter la moindre contradiction de la part des courtisans qu’il méprise et de dissimuler le mépris qu’il a pour eux. Son indignation, son impatience, se manifestent à chaque instant par de brusques saillies, par des railleries piquantes. Il ne respecte que le roi, et, tout en le respectant, il ne le flatte pas, il ne sait pas se plier envers lui à ces formes obséquieuses auxquelles les princes sont trop accoutumés pour ne pas s’irriter contre ceux qui y manquent ; il ne sait pas même adoucir par l’expression les austères avis que son zèle lui dicte quelquefois. On devine à son langage qu’il ne sera jamais un favori, qu’on acceptera, qu’on recherchera même ses services dans le moment du danger, mais qu’on le trouve incommode, exigeant, peu respectueux, et que le jour de la disgrace viendra tôt ou tard pour lui. — Nous l’avons dit, ce n’est pas là le Cid de Corneille, qui ne nous le présente d’ailleurs que dans sa première jeunesse, et qui en fait un modèle d’élégante courtoisie non moins que de générosité et de courage, un vrai paladin de nos vieux romans ; mais c’est bien le héros espagnol du moyen-âge, embelli sans doute par la tradition comme tout ce qui est destiné à vivre dans la poésie.

Il y a dans ce drame une scène bien pathétique, le fonds en est emprunté aux romances, mais Guilen de Castro l’a admirablement développé. Le roi don Sanche vient de mourir assassiné. Son meurtrier est sorti des murs de Zamora, où le roi assiégeait l’infante sa sœur, qu’il voulait dépouiller de son patrimoine. Un des principaux guerriers du camp royal, Diego de Lara, a accusé les habitans de Zamora de complicité dans l’assassinat, et, suivant les usages du moyen-âge, il les a défiés en combat singulier pour soutenir cette accusation contre les champions qu’ils voudront désigner. Suivant ces usages encore, il a par là contracté l’obligation de combattre successivement contre cinq guerriers. Le vieil Arias Gonzalo, le conseiller, le défenseur de l’infante qui lui a été recommandée par son père mourant, se présente avec ses quatre fils pour défendre l’honneur de Zamora. Malgré son âge, il veut descendre le premier dans la lice. Les supplications de l’infante, qui lui demande en pleurant de ne pas oublier qu’il est son seul appui au milieu des infortunes dont elle est accablée, peuvent à peine le déterminer à laisser combattre avant lui ses enfans. L’infante, en grand deuil, monte sur un échafaud d’où elle doit assister à la lutte qui va s’ouvrir. Arias Gonzalo, le cœur plein de tristes pressentimens, est auprès d’elle. À la barrière opposée, on aperçoit le Cid qui fait les fonctions de juge du camp, le Cid qui, désapprouvant la guerre impie déclarée par l’ambitieux Sanche à son frère et à sa sœur, et se refusant à y prendre part, a néanmoins suivi son souverain jusque sous les murs de Zamora, l’a sauvé plus d’une fois des dangers où le précipitait son audace imprudente, et n’a cessé de lui faire entendre des conseils trop mal accueillis. Autour du héros sont rangés les principaux chefs de l’armée castillane. L’accusateur Diego de Lara s’avance dans la lice plein de confiance et d’audace.


L’Infante. — Qu’il est bien à cheval ! sa vue seule inspire l’effroi.

Arias Gonzalo. — Ah ! mes enfans, ah ! madame, pourquoi m’avez-vous empêché d’aller le premier le combattre ? suis-je destiné à les voir mourir et à leur survivre !

Diego de Lara. — Puisque j’ai l’obligation de vaincre cinq ennemis, je vais planter cinq pieux en terre.

Le Cid. — Quelle idée mystérieuse y attachez-vous ?

Diego de Lara. — Ils m’aideront à me rappeler le nombre de ceux que j’aurai tués. J’arracherai un de ces pieux à mesure que j’aurai terrassé un de mes ennemis.

Un des fils d’Arias s’avance dans la lice.

Arias (à l’Infante.) — Il s’incline pour saluer votre altesse.

L’Infante. — Donnez-lui votre bénédiction pendant qu’il baisse la tête.

Arias — Il est vaillant. Oh ! si l’expérience pouvait aider son courage !

L’Infante. — Vous le verrez victorieux.

Arias. — Si je le croyais… On partage entre eux le soleil… On leur donne les lances… Que ne puis-je l’avertir de choisir la sienne aussi pesante qu’un chêne ! Elle serait mieux assurée à l’arçon… On baisse sa visière… Que Dieu te conduise !

L’Infante. — Le cœur me manque. Où allez-vous, mon père ?

Arias. — Il me semble que mon ame s’envole avec les pieds de son cheval. Qu’il a bien rompu sa lance !

L’Infante. — Le choc a été terrible ; ils tirent leurs épées.

Arias. — Mon fils va montrer tout son courage… Que la lutte est acharnée !… Ah ! si je pouvais le diriger ! J’aurais porté ce coup plus à propos… Pierre a plus d’ardeur, madame ; mais Diego de Lara combat avec plus d’adresse.

L’Infante. — Lequel vaut le mieux ?

Arias. — Hélas ! dans le métier des armes l’expérience l’emporte sur le courage… Ah ! Pierre est mort.

L’Infante. — Infortunée que je suis ! c’est mon malheur qui le tue.

Arias. — Ne pleurez pas, madame, vos larmes retardent la vengeance. Il est mort honorablement, il n’est pas à plaindre. (À part.) Il faut cacher ma douleur, qu’on ne dise pas que je suis faible comme une femme.

Diego de Lara. — Arias, envoie-moi un autre de tes fils, j’ai dépêché le premier.

Arias. — Je le prépare.

Diego. — Je l’attends.

Arias. — Don Diego, qu’il te suffise de vaincre et de tuer. Pourquoi m’affliger par tes paroles ?

L’Infante. — Vous avez plus de bravoure que de courtoisie et de compassion, don Diego.

Diego. — Je venge mon roi ; la colère m’aveugle et me rend furieux.

Le Cid. — Oui, mais n’oubliez pas que la courtoisie n’a jamais rendu le courage moins redoutable… Venez vous reposer.

Diego. — Vous auriez raison si j’étais fatigué.


Le second fils d’Arias, avant de descendre dans la lice, demande la bénédiction de son père.


Arias. — Mon fils, la mort de ton frère doit t’animer davantage encore. Il est mort en digne chevalier ; va lui payer, en le vengeant, l’exemple qu’il t’a donné. Sois maître de ton courage ; don Diego vient de nous apprendre par une triste expérience comment l’adresse triomphe de la valeur. Rappelle-toi bien que la force sans adresse ne suffit pas pour combattre à cheval, qu’on ne combat pas seulement avec l’épée, mais avec les rênes, avec l’éperon… Que la colère ne t’emporte pas, ne frappe jamais un coup sans regarder où tu le diriges. Un seul coup frappé avec intention vaut mieux que dix lancés au hasard…


Le jeune guerrier s’éloigne, la trompette retentit de nouveau, l’infante frémit.


Arias. — Oh ! si le ciel qui voit combien mes intentions sont droites, voulait se contenter de m’avoir enlevé un de mes enfans !… Du premier choc il a perdu la meilleure partie de sa cuirasse… Il saisit vaillamment son épée, mais il est désarmé… comment éviterait-il son malheur !… Mon fils, mon fils, prends garde à toi… Je me meurs… Don Diégo se borne encore à se défendre, mais il cherche le défaut de ta cuirasse… Il l’a trouvé… J’ai perdu deux enfans…

Diego de Lara. — Un autre, don Arias ; celui-ci a reçu son compte.

Rodrigue Arias. — Me voici, me voici !

Diego. — Je t’attends.

Le Cid. — Tant de paroles vont mal aux braves.

Diego. — Viens achever de rougir la garde de mon épée.

Le Cid. — Ne voyez-vous pas que beaucoup faire et beaucoup parler ne vont pas bien ensemble ?

Arias. — Mon fils, je n’y puis plus tenir ; je descendrai avec toi dans la lice ; plus près de toi, je pourrai te diriger : mon souffle, ma voix t’animeront ; permettez-le, madame.

L’Infante. — Oui, Arias, je ne vous retiendrai plus, ce n’est plus le temps de trembler et de s’attendrir ; le feu de la vengeance a séché les pleurs de la tendresse ; il me semble que mon cœur s’est endurci, que mon ame s’est fortifiée… Allez venger votre père et vos frères.

Arias. — Et pour t’animer à venger tes frères, regarde leur sang qui couvre l’épée et les mains de ton vaillant ennemi… Ne pense qu’à ton honneur. Ouvre les yeux au danger, mais ferme ton cœur à la crainte. Affermis-toi sur ta selle. Invoque d’abord l’aide de Dieu. Pique ton cheval lorsqu’il en sera temps, porte ta lance d’une main assurée, manie ton épée avec dextérité. Et tout cela, hélas ! servira de bien peu si le bonheur te manque !

Rodrigue Arias. — Vous semblez douter de ce que je ferai. N’ai-je pas depuis long-temps appris à l’Espagne que je sais vaincre et donner la mort ? Il m’est pénible, mon père, que ce soit vous qui paraissiez me méconnaître. Plût à Dieu que j’eusse précédé mes frères dans le champ clos !


Le combat s’engage ; la fortune reste quelque temps indécise entre les deux héros, leur sang coule. L’épée de Diego de Lara brise le casque de Rodrigue Arias ; mais celui-ci, d’un coup plus décisif, coupe les rênes et fend la tête du cheval de son adversaire. Le coursier expirant emporte au-delà de la barrière son maître, qui ne peut plus le diriger.

Rodrigue Arias, mortellement blessé, tombe entre les bras de son père, Diego de Lara veut rentrer dans la lice pour achever sa victoire, mais on lui crie qu’il est vaincu, puisqu’il est sorti de l’enceinte du champ clos. Une vive contestation s’élève. On décide enfin par accommodement que Zamora est purgée de l’accusation intentée contre elle, mais que Diego de Lara est victorieux. Rien de plus pathétique que le désespoir de Lara, dont l’orgueil regarde une victoire incomplète comme une défaite honteuse ; rien de plus touchant que l’exaltation héroïque du jeune Rodrigue, qui, au moment de rendre le dernier soupir, et pouvant à peine proférer quelques mots, ne pense qu’à demander quel est le vainqueur.

Une autre scène très belle et très caractéristique, qui, d’ailleurs, est tout entière empruntée aux romances, c’est celle où le frère du roi assassiné, Alfosse, rappelé de l’exil pour monter sur le trône, reçoit de ses nouveaux sujets le serment de fidélité. Le Cid seul se tient à l’écart.


Le Roi. — Don Rodrigue de Bivar, pourquoi gardez-vous seul le silence ?

Le Cid. — Écoutez, sire, les motifs qui m’empêchent de vous prêter serment ; ils n’ont rien qui doive vous offenser. On a osé répandre le bruit insensé que j’ai été complice pour vous de la mort de votre frère. Il faut prouver que cette accusation est fausse.

Alfonse. — Et comment ?

Le Cid. — En mettant la main sur le crucifix.

Alfonse. — Je prêterai le serment, qui osera le recevoir ?

Le Cid. — Moi, qui ne connais pas la crainte.

Diego de Lara. — Ses yeux lancent des éclairs.

Le Cid. — Alfonse, puissiez-vous être tué, non avec des épées dorées, mais avec des couteaux de la montagne, non par des nobles des Asturies, mais par des vilains étrangers à la Castille, par des hommes qui portent des sandales et non des souliers, des manteaux d’une grossière étoffe et non d’un drap délicat ! puissent-ils vous arracher le cœur par le côté gauche, si vous avez eu part, si vous avez consenti à la mort de votre frère ! Le jurez-vous ?

Alfonse. — Je le jure, j’en prends le ciel à témoin.

Le Cid. — Puissiez-vous mourir comme votre frère, percé de part en part avec un javelot aigu par un autre Bellido, si vous avez donné l’ordre, si vous avez eu connaissance de la mort de don Sanche ! et dites : Ainsi soit-il !

Alfonse. — Ainsi soit-il !

Le Cid. — Mettez la main sur votre épée ; jurez, foi de chevalier, que vous n’avez ni préparé ni ordonné, pas même en pensée, la mort que pleure toute la Castille. Le jurez-vous ?

Alfonse. — Je le jure. Mais sachez, Cid, que presser un roi de la sorte, c’est peu de respect de la part d’un sujet. Est-il raisonnable à vous de vous montrer si hardi envers celui dont vous devrez ensuite baiser les mains à genoux ?

Le Cid. — Cela pourra avoir lieu si je deviens votre sujet.

Alfonse. — Eh ! que m’importe que vous le deveniez ou non ? Ne me répondez pas.

Le Cid. — Je me tais et je pars…

Le Roi. — Partez, qu’attendez-vous ?

Le Cid. — Je pars pour vaincre des rois et conquérir des royaumes.

L’infante s’efforce d’apaiser le Cid. Arias Gonzalo représente au roi combien il lui importe, lorsque la couronne n’est pas encore bien affermie sur sa tête, de ne pas irriter un homme aussi puissant. Ces sages remontrances sont écoutées. Le Cid consent à faire sa soumission, et le roi lui déclare que c’est de sa main qu’il veut recevoir la couronne.


Les deux drames de Guilen de Castro ne sont pas les seuls dont l’histoire du Cid ait fourni le sujet ; mais les autres méritent peu de fixer notre attention. Nous n’en exceptons pas celui de Diamante, à qui Voltaire a donné en France une certaine célébrité, parce qu’il a cru que Corneille l’avait aussi imité. Si cette opinion eût été fondée, il faut avouer que la part d’originalité de l’œuvre de Corneille eût été bien faible. Toute la portion qui n’est pas empruntée à Guilen de Castro se trouve en effet dans Diamante ; mais c’est ce dernier qui a copié notre grand tragique, et là où il ne le traduit pas littéralement, on peut dire qu’il le parodie.

Le Cid, nous l’avons déjà fait remarquer, est placé, en quelque sorte, dans l’histoire d’Espagne, à l’entrée du moyen-âge. C’est à partir du temps où il vécut que les faits prennent un caractère de certitude et d’authenticité. Les aventures bizarres et romanesques sur lesquelles aimaient à s’exercer les auteurs des romances se présentent désormais rarement. Ces romances ne forment plus sur cette époque, comme sur les époques précédentes, un tissu continu, une sorte de chronique non interrompue ; leur nombre diminue sensiblement ; mais, par une sorte de compensation, le génie dramatique, s’emparant du terrain ainsi abandonné, y trouve ses plus riches matériaux. C’est précisément dans les annales des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, qu’il a puisé ses plus belles inspirations.

Avant d’aller plus loin, nous devons faire une observation qui n’est pas sans importance. Les drames que les Espagnols appellent historiques ne méritent souvent cette qualification que dans un sens assez restreint. Les noms des personnages principaux, les traits saillans de leur caractère, les circonstances générales du temps où ils ont vécu, sont sans doute fournis par la réalité ; mais très habituellement le fait particulier sur lequel repose l’action est tout-à-fait imaginaire, ou du moins tellement dénaturé, qu’on peut dire que la vérité historique en a été le prétexte plutôt que la source.

C’est ainsi, par exemple, que Lope de Vega, dans une de ses plus belles comédies, le Roi est le meilleur alcade, a su tirer un admirable parti d’une anecdote qui en elle-même ne prêtait peut-être pas à de grands effets. L’histoire raconte que le célèbre roi Alfonse-l’Empereur, apprenant qu’un chef militaire s’était emparé arbitrairement de la maison d’un pauvre campagnard de Galice, lui envoya l’ordre de la rendre sur-le-champ à ce malheureux ; que, l’ordre étant resté sans exécution, il se transporta à l’improviste sur le lieu du délit, et que le coupable, saisi et convaincu, paya de sa tête moins encore son brigandage que sa désobéissance. À une maison volée, le poète a substitué une fille enlevée et déshonorée, et ce trait d’une justice presque sauvage est devenu pour lui tout à la fois le texte d’une touchante intrigue et d’un éloquent plaidoyer en faveur du pouvoir absolu.

Dans l’Étoile de Séville, autre chef-d’œuvre supérieur encore à celui que je viens d’indiquer, Lope a pris de bien autres licences envers l’histoire. On sait l’aventure du célèbre Antoine Perez, secrétaire de Philippe II, qui, ayant assassiné, sur l’ordre exprès de son maître, un homme dont ce tyran voulait se défaire, n’en fut pas moins abandonné par lui aux poursuites de la justice, subit la torture sans rien avouer, réussit ensuite à s’échapper, et se réfugia en France. Rien ne peint mieux que ce trait singulier, raconté froidement et naïvement dans les mémoires d’un homme aussi intelligent que Perez, Philippe II et son siècle, l’immense idée qu’on se faisait alors des droits de l’autorité royale, et la barbarie de mœurs qui s’unissait à la brillante civilisation de l’esprit. Mais si cet évènement est de nature à intéresser l’historien et le philosophe, il est peu dramatique en lui-même, parce que tous les personnages qui y concourent sont également peu dignes d’estime, et qu’aucun sentiment noble ou exalté ne les anime. C’est pourtant de ce fonds ingrat que Lope a tiré, à l’aide de quelques modifications, un de ses plus beaux ouvrages. À la place du sombre et sévère Philippe, qu’il ne pouvait d’ailleurs traduire sur la scène sous le règne de son fils, il a fait intervenir un roi du XIIIe siècle. L’assassin vulgaire frappant sa victime par ambition ou par l’effet d’une servile obéissance est devenu entre ses mains un brave guerrier, un héros immolant douloureusement son ami, le frère de sa maîtresse, et sacrifiant tout l’avenir de bonheur qui s’ouvrait devant lui au devoir de venger la majesté royale outragée ; cherchant ensuite dans la mort la seule consolation qui lui soit possible, et, lorsque les aveux du roi l’ont arraché au bourreau, refusant toute faveur, toute récompense, pour aller demander à une guerre incessante contre les Maures la chance d’un plus glorieux trépas. Je ne sais si le pathétique a jamais été poussé plus loin que dans cet admirable drame, dont le Cid d’Andalousie, représenté il y a quelques années sur le Théâtre-Français, était une imitation.

Les amours du roi de Castille Alfonse VIII avec la belle juive Rachel, que les grands, irrités de l’influence absolue qu’elle exerçait sur ce prince, mirent à mort en l’absence de son royal amant, présentaient sans doute une catastrophe éminemment propre à exciter l’intérêt dramatique : il suffisait de la développer, et l’on doit regretter qu’aucun des grands maîtres de la scène ne s’en soit emparé. Diamante, à leur défaut, a su en tirer quelque parti ; il y a, dans la Juive de Tolède, des situations touchantes et plusieurs morceaux d’une assez belle poésie. Plus d’un siècle après lui, à l’époque où l’ancienne école dramatique de l’Espagne avait fait place à l’imitation du genre français, Gutierrez de la Huerta traita le même sujet avec assez de succès dans sa tragédie de Rachel, une des meilleures, ou, si l’on veut, une des moins médiocres productions de cette nouvelle école.

De tous les personnages historiques du moyen-âge, celui qui a été le plus souvent et avec le plus de succès produit sur la scène, c’est incontestablement Pierre-le-Cruel ; il s’élève à ce sujet un problème historique auquel nous croyons devoir nous arrêter un moment.

Par un contraste singulier, don Pèdre, que les historiens nous représentent comme un autre Néron, est pour les poètes dramatiques espagnols un héros et presque un sage. Au surnom de cruel que lui donne l’histoire, ils ont substitué celui de justicier ; ils nous le montrent brillant de courage, de générosité, de galanterie, ami du peuple, passionné pour la justice, protecteur dévoué du faible et de l’opprimé, et s’ils ne dissimulent pas l’emportement despotique de son caractère, s’ils rappellent même avec affectation quelques actes de violence, quelques meurtres auxquels il s’est laissé entraîner, il est évident que, loin d’y attacher un blâme sévère, leur but, en mêlant ces taches légères à son éclatante physionomie, est de la rendre plus dramatique encore.

Des critiques modernes, s’emparant de cette version poétique et la combinant avec d’autres indices recueillis à des sources plus graves, se sont cru autorisés à en faire sortir un système qui a trouvé assez de partisans, comme tout ce qui est paradoxal. Ils ont voulu prouver que ce monarque si diffamé était une victime de la partialité des historiens vendus à la dynastie dont le chef lui avait enlevé le trône et la vie, et, se fondant sur l’évidente invraisemblance de quelques-unes des imputations accumulées contre sa mémoire, ils ont essayé d’établir que toutes celles qui lui ont attiré l’horreur du monde sont également fausses ou exagérées.

Ce système, qui n’est pas soutenable dans son ensemble, renferme pourtant quelques élémens de vérité. Le père de Pierre-le-Cruel, Alfonse XI, l’un des plus grands rois qu’ait eus la Castille, habile politique autant que vaillant capitaine, avait réussi, par sa prudence et sa fermeté, à réprimer l’insolence et les continuelles révoltes des grands seigneurs. Lorsqu’à la place de ce prince illustre, ils virent monter sur le trône un enfant de quinze ans, l’occasion leur parut favorable pour ressaisir le pouvoir exorbitant qu’on venait de leur enlever. Ils parvinrent à semer la division dans la famille royale ; ils excitèrent l’ambition de Henri de Trastamare et des autres frères naturels du jeune roi, les poussèrent à la révolte, s’emparèrent de la personne du roi lui-même, lui imposèrent une femme de leur choix, et le tinrent quelque temps dans une véritable captivité. Pierre finit pourtant par recouvrer sa liberté et bientôt sa puissance, et il se vengea avec fureur. De nouvelles révoltes amenèrent de nouvelles vengeances, et ces vengeances furent si affreuses, qu’elles firent presque oublier les crimes de ceux qu’elles frappaient. Pierre se baigna dans le sang de ses frères, de ses parens, de presque tous les grands du royaume : violences, artifices, perfidie, rien ne lui coûta pour assouvir ses ressentimens, et pourtant, après une longue lutte dans laquelle il avait vainement cherché à s’appuyer des classes inférieures, des juifs, des mahométans, de tout ce qui était alors opprimé et méprisé, il succomba sous une insurrection aristocratique, aidée d’un secours étranger.

Henri de Trastamare, arrivé au trône par un lâche fratricide, devant tout aux grands qui voyaient en lui leur associé, leur complice et non pas leur maître, fut hors d’état d’arrêter leurs empiètemens. Il dut leur abandonner la meilleure part des domaines de la couronne ; aussi devinrent-ils tellement puissans, que ses faibles successeurs ne purent plus leur tenir tête. La Castille fut en proie, pendant un siècle, à d’affreux déchiremens qui arrêtèrent le cours de ses prospérités, et retardèrent l’époque de l’expulsion des Maures ; le peuple fut livré sans défense à l’oppression des seigneurs. Au milieu de la misère et des calamités sans nombre de cette époque, sans doute la multitude, exaspérée contre ces tyrans, regretta plus d’une fois le temps où leurs attentats n’étaient pas impunis, où ils avaient à redouter les coups d’une autre tyrannie, plus formidable que la leur ; sans doute elle appela de ses vœux un autre Pierre, un autre justicier, elle vit un ami dans le prince qui avait été le fléau de ses oppresseurs, et qui d’ailleurs, pour se faire des partisans, avait affecté de s’ériger en vengeur des pauvres et des faibles.

C’est ainsi qu’a dû se former, en sa faveur, au milieu des guerres civiles du XVe siècle, une sorte de clameur populaire dont les poètes dramatiques ont rajeuni et nous ont transmis l’expression. Il y a cela de remarquable que ce n’est pas dans les romances qu’ils ont pris les élémens, ni même le point de vue de leurs drames. Les romances, d’ailleurs assez peu nombreuses, où figure le roi don Pèdre, sont loin de lui être favorables. Elles roulent presque exclusivement sur les actes les plus odieux que lui impute l’histoire, et qui ne sont pas tous également démontrés, sur l’assassinat de son frère le grand-maître, sur le meurtre de sa malheureuse femme, Blanche de Bourbon, sur celui du roi maure qui était venu chercher un asile auprès de lui, et qu’il fit égorger pour s’emparer de ses trésors. Une seule de ces romances, conçue dans une autre pensée, indique, bien qu’avec quelque timidité, que l’opinion qui jugeait si sévèrement ce monarque malheureux, avait trouvé des contradicteurs.

Nous citerons quelques passages de ce petit poème, dont le sujet est la mort de don Pèdre, égorgé par son frère et son successeur, Henri de Trastamare, au moment où il cherchait à s’échapper d’une place où Duguesclin, l’auxiliaire de Henri, le tenait assiégé après l’avoir vaincu.

« Le roi don Pèdre est étendu mort aux pieds de don Henri, moins par la vaillance de son ennemi, que par la volonté du ciel. Don Henri a remis son poignard dans le fourreau, et de son pied il presse la gorge de son frère. Même en ce moment il ne se croit pas encore en sûreté contre son invincible adversaire. Les deux frères ont lutté, et ils ont lutté de telle sorte, que celui qui n’existe plus eût été un Caïn à défaut de celui qui a survécu. Les armées, émues de compassion et de joie, accourent mêlées l’une à l’autre, pour contempler ce grand évènement.

« Et ceux de Henri chantent, font retentir leurs instrumens, crient vive Henri, et ceux de don Pèdre, poussant des lamentations et des cris redoublés, pleurent la mort de leur roi.

« Les uns disent que c’est un acte de justice, les autres que c’est un crime, qu’on ne doit pas accuser un roi d’être cruel, lorsque les temps sont tels que la cruauté devient nécessaire ; qu’il n’est pas raisonnable que la multitude entre en compte avec son souverain pour juger s’il a bien ou mal fait dans d’aussi graves circonstances, que les erreurs de l’amour proviennent d’une trop belle cause pour ne pas être excusées, et qu’en voyant les yeux de la belle Padilla, personne ne se refusera à reconnaître la sagesse du prince, qui n’a pas pour elle, comme un autre Rodrigue, mis le feu à son royaume.

« Ceux qui, ayant appartenu au parti vaincu, ont l’ame assez vile pour suivre aussitôt le vainqueur par peur ou par flatterie, célèbrent la vaillance de Henri, et appellent don Pèdre un tyran. Hélas ! l’amitié et la justice meurent toujours avec celui qui succombe. La fin tragique du grand-maître, celle de ce tendre enfant, la captivité de la malheureuse Blanche, voilà les souvenirs qu’on évoque pour condamner sa mémoire. À peine un petit nombre d’amis fidèles osent-ils élever leurs voix vers le ciel pour demander justice.

« La belle Padilla pleure la triste catastrophe qui fait d’elle l’esclave du roi vivant et la veuve du mort. « Ah ! don Pèdre, dit-elle, ce sont de perfides conseils, c’est une confiance trompeuse, c’est ton hardi courage, qui t’ont conduit à cette mort infame ! etc., etc. »

Cette romance, dont nous aurions vainement essayé de rendre le mouvement poétique, l’expression simple, vive, énergique et naïve tout à la fois, est, comme on le voit, le résumé des deux opinions qui s’étaient formées sur le compte de don Pèdre. Malgré l’impartialité qu’elle affecte, elle penche évidemment en sa faveur, elle tend à rendre au moins suspectes l’équité et l’impartialité de ses accusateurs. Comme nous allons le voir, les poètes dramatiques ont marché plus hardiment dans cette voie de réhabilitation.

Il faut remarquer cependant que les drames où figure ce malheureux prince se rapportent sans exception aux premières années de son règne, à un temps qui précéda celui de ses grandes cruautés, de ses luttes dernières et irréconciliables avec Henri de Trastamare et ses autres frères. Cette circonstance ne doit pas être perdue de vue, parce qu’elle fait disparaître ce qu’il y aurait de trop paradoxal dans la glorification d’un homme dont les dernières années furent souillées par des forfaits malheureusement trop incontestables.

En tête de tous ces drames, on doit placer incontestablement le Vaillant Justicier, de Moreto, le Médecin de son Honneur, de Calderon, et le Certain pour l’incertain, de Lope de Vega. Les deux premiers surtout sont de véritables chefs-d’œuvre dans lesquels le caractère de don Pèdre est dessiné avec une énergie et une profondeur vraiment admirables. Nous ne reproduirons pas ici l’analyse très étendue que nous avons donnée du Vaillant Justicier dans un travail spécialement consacré au théâtre de Moreto. Quant au Médecin de son Honneur, transporté littéralement sur la scène germanique, traduit en français et souvent cité comme une des plus originales productions de Calderon, il n’est étranger à aucun de ceux qui ont donné quelques soins à l’étude de la littérature espagnole. Dans le Certain pour l’incertain, drame rempli d’intérêt, de passion et de cette sensibilité gracieuse et naïve qui distingue Lope, le côté grave et tragique du caractère de don Pèdre occupe assez peu de place. Nous nous arrêterons de préférence à une pièce moins connue, mais peut-être non moins digne de l’être, qui a sur les précédentes l’avantage de se rattacher à une circonstance vraiment historique, ou, ce qui vaut encore mieux, transmise comme telle par la tradition, et qui, par l’aspect particulier sous lequel elle nous fait voir le héros, établit en quelque sorte la transition entre le don Pèdre des poètes et celui des historiens, nous prépare à la transformation de l’héroïque justicier en un tyran sanguinaire, et nous en rend presque témoins. Cette pièce, dont l’auteur est ignoré, c’est le Montagnard Jean Pascal ou le Premier assistant de Séville. Chez les Espagnols, le nom de montagnard désigne les habitans d’une partie reculée de la Vieille-Castille, où les chrétiens s’étaient réfugiés lors de l’invasion des Maures, et où s’était conservée, dans une vie laborieuse et pauvre, la rude simplicité des anciennes mœurs. Le titre d’assistant est celui que portait encore, il y a quelques années, dans la capitale de l’Andalousie, le premier magistrat, appelé corrégidor dans les autres cités.

On trouve dans cette comédie plusieurs scènes qui ne dépareraient certes ni le Vaillant Justicier, ni le Médecin de son Honneur. Telle est celle qui en forme, pour ainsi dire, l’exposition, et qui n’est autre chose qu’une étude détaillée et approfondie du caractère de don Pèdre. Elle est, sous ce rapport surtout, si digne d’attention, que nous n’hésitons pas à l’insérer ici tout entière malgré sa longueur.

Le roi, chassant pendant une nuit orageuse aux environs de Séville, s’est trouvé séparé de ses courtisans et s’est complètement égaré. Un vieillard qu’il rencontre, et à qui il ne se fait pas connaître, lui offre l’hospitalité. Ce vieillard, c’est Jean Pascal, qui le conduit dans une vaste habitation dont l’aspect représente une existence aisée et rustique tout à la fois. Une conversation animée s’établit entre les deux personnages.


Jean Pascal. — Mon gentilhomme, vous voici dans ma maison ; vous y passerez la nuit comme je vous l’ai proposé, puisqu’une heureuse rencontre m’a procuré le bonheur de vous rendre ce service.

Le Roi. — J’accepte votre offre avec reconnaissance. Je faisais partie de la suite du roi. Engagé dans l’épaisseur d’un bois que je n’avais jamais parcouru, je m’y suis perdu à l’entrée de la nuit : j’ai essayé de me diriger vers la lumière que je voyais sortir de ce village. C’est alors que je vous ai rencontré, et qu’avec tant d’empressement et de courtoisie vous m’avez proposé de me recevoir chez vous.

Jean Pascal. — Trêve de complimens. Vous voyez bien que c’est sans savoir seulement qui vous êtes que je vous ai ainsi accueilli. Il ne faut donc y voir qu’une habitude de ma part, un témoignage d’humanité que tout autre voyageur eût reçu de moi aussi bien que vous.

Le Roi. — Il en eût éprouvé la même reconnaissance.

Jean Pascal. — Changeons de propos. Léonor, je suppose que la chambre des étrangers est toute prête comme à l’ordinaire. C’est là que couchera notre hôte. Ajoute à notre pauvre souper de tous les jours quelque chose qui le rende digne de celui qui va y prendre part. En attendant, fais-nous apporter des siéges. Si vous le trouvez bon, nous passerons le temps à causer.

Le Roi. — Comment s’appelle ce village ?

Jean Pascal. — Il s’appelle Jean-Pascal. On n’y compte que huit ou dix maisons occupées par les domestiques que j’emploie à garder les troupeaux et à cultiver les terres qui me composent, grace à Dieu, une fortune plus que moyenne. C’est de là qu’il a pris son nom.

Le Roi. — Vous vous appelez donc Jean Pascal ?

Jean Pascal. — Ce nom est aussi connu dans ce pays que celui du roi don Pèdre en Espagne. Et vous qui me faites ces questions, quel est le vôtre, mon gentilhomme ?

Le Roi. — Don Pèdre de Castille.

Jean Pascal. — Seriez-vous parent du roi ?

Le Roi. — Je ne dois pas vous cacher que je suis aussi noble que lui.

Jean Pascal, à part. — C’est bien là la vanité espagnole. (Haut.) Quant à moi, seigneur don Pèdre, je ne suis que ce que vous voyez. Je suis né dans les montagnes de Léon. J’ai servi le roi quand j’étais jeune ; devenu vieux, je me suis retiré dans ce pays, où je possède quelques terres que j’ai héritées de ma femme et qui me font vivre avec ma fille et quelques serviteurs. J’y mène une existence douce et tranquille, et moi aussi, je suis roi dans ma maison, puisque j’y exerce le droit de punir et de récompenser.

Le Roi. — Si vous avez servi le roi, comment n’avez-vous reçu de lui ni emploi ni pension ?

Jean Pascal. — Il n’y en a pas pour tout le monde, et je n’ai pas été heureux en cela.

Le Roi. — En ne vous récompensant pas, le roi s’est montré injuste.

Jean Pascal. — Mon gentilhomme, je n’ai rien dit de semblable, et on ne tient pas devant moi de tels propos. Le roi est toujours juste, et si un grand nombre de ceux qui l’ont servi restent sans récompense, ce n’est pas sa faute. S’il n’y a qu’un seul emploi pour cent prétendans, quatre-vingt-dix-neuf, pour le moins, ne doivent-ils pas rester mécontens ? Eh bien ! j’ai été un de ceux-là, la fortune m’a regardé de son mauvais œil. Ce qui me console, c’est que, sujet et soldat, je n’ai manqué à aucun de mes devoirs. Le roi Alfonse, que j’avais servi, est mort, et je me suis retiré au moment même où son fils est monté sur le trône.

Le Roi. — Vous avez eu tort. Si vous ne vous êtes pas adressé à lui, de quoi vous plaignez-vous ?

Jean Pascal. — Je ne me plains pas, mais j’ai voulu au moins tirer parti de mon expérience. Je n’avais rien obtenu du roi que j’avais servi pendant tant d’années ; que pouvais-je attendre d’un nouveau souverain, auprès de qui tout ce que j’ai pu faire ne m’eût servi de rien, si je n’eusse commencé par perdre beaucoup de temps à me faire connaître de lui ? (À part.) Le courtisan est curieux.

Le Roi, à part. — Le campagnard n’est pas sot. (Haut.) Je crois que vous avez raison. On accuse d’ailleurs le roi don Pèdre d’être violent, rigoureux et même cruel.

Jean Pascal. — Vous saurez mieux que moi ce qui en est. Je ne l’ai aperçu de ma vie.

Le Roi. — Mais vous aurez souvent entendu parler de lui de cette façon.

Jean Pascal. — Oh ! les bruits publics méritent peu qu’on s’y arrête. Le vulgaire s’attache moins à la vérité qu’aux premières impressions qu’il a reçues au hasard, et que rien ensuite ne lui ferait perdre.

Le Roi. — Eh bien ! on lui a fait une réputation de cruauté.

Jean Pascal. — S’il en est ainsi, elle lui restera. J’ai entendu dire qu’il est brave. C’est le seul reproche que je lui fasse.

Le Roi. — Comment ! la bravoure est-elle un défaut, dans un roi surtout ?

Jean Pascal. — Oui, lorsqu’un roi, oubliant ce qu’il est, veut faire usage de son courage personnel. Les rois sont-ils donc les dieux de la terre pour recourir à des armes qui les mettent au niveau de tout le monde ? Est-il convenable qu’une main qui ne devrait s’ouvrir que pour répandre des bienfaits, verse un autre sang que celui des ennemis ? Et encore même à la guerre, je ne veux pas que l’amour de la gloire entraîne trop loin un monarque. Ce n’est pas à lui de chercher les dangers, de se jeter dans de téméraires entreprises.

Le Roi. — Je crois que vous avez raison. Mais le roi don Pèdre est jeune, il est entraîné par l’ardeur de son âge.

Jean Pascal. — C’est là ce qui l’excuse. D’ailleurs, je ne lui reproche pas d’être brave, mais de se laisser trop souvent emporter à sa bravoure. Si, après avoir fait ses preuves, il pouvait se contenir, il en retirerait un double honneur, celui de savoir se battre, et la gloire non moins grande, à mon sens, de savoir s’en abstenir.

Le Roi. — Peut-être n’a-t-il pas la force de contenir la chaleur de son sang. Peut-être aussi ne le veut-il pas.

Jean Pascal. — Soit, qu’il se batte, je ne m’y oppose pas.

Le Roi. — Cela m’est tout-à-fait indifférent.

Jean Pascal. — Et à moi bien plus encore. Ce qui est plus fâcheux, c’est ce qu’on raconte de cette Marie Padilla.

Le Roi. — À cela je répondrai encore que le roi est jeune.

Jean Pascal. — Il n’y a pas d’âge pour les rois, en cela même ils sont dieux, et il ne leur est jamais permis de faillir. Voyez un peu les déplorables effets des scandales qu’ils nous donnent, eux qui sont, pour ainsi dire, les patrons sur lesquels se modèlent les peuples qu’ils gouvernent ! Quel miroir à présenter à leurs sujets pour qu’ils y cherchent leur image ! C’est l’absence de justice qui amène toutes ces rébellions : de là vient qu’on obéit par crainte, et non par amour.

Le Roi. — Permettez, j’ai encore quelque chose à dire en faveur du roi. Quant à la Padilla, c’est un amusement qu’il faut bien lui passer, car enfin il est homme, et les héros les plus célèbres n’ont pas échappé à cette faiblesse, dont le temps au surplus vient bientôt les guérir. J’ajouterai qu’il attend, pour l’épouser, cette belle fleur de France, Blanche de Bourbon, dont l’arrivée mettra fin à toutes ces folies de jeunesse. (À part.) Je ne dis pas ce que je pense, je sens trop la force de ma passion. (Haut.) Il est vrai que Séville est agitée, qu’on s’y plaint du gouvernement, et que cette inquiétude des esprits contribue à la misère qu’on y éprouve ; mais la faute n’en est pas au roi. Dans les guerres civiles qui ont désolé ce royaume, l’expérience a prouvé que si, pour rétablir l’ordre, on emploie les moyens de douceur, le mal résiste à leur insuffisance. Si, au contraire, on veut recourir au feu et au fer pour retrancher la partie gangrenée, pour arrêter les progrès du poison, un pareil remède fait horreur, et le roi dont le courage s’échauffe de plus en plus par l’effet de l’opposition qu’il rencontre, le roi, qui s’est montré justicier, passe pour cruel. On ne veut pas voir qu’aux grands maux il faut de grands remèdes, et qu’une main énergique peut seule empêcher le pays de se perdre dans un abîme.

Jean Pascal. — Eh bien ! je vous répète que tout cela vient de l’absence de justice. Remarquez bien qu’il y a justice et justice. Un châtiment répand une crainte utile, une exécution est une leçon salutaire ; mais, lorsqu’on voit le glaive de la loi toujours levé, toujours ensanglanté, la colère qu’on éprouvait contre les coupables se change en pitié, la pitié en regret : de là les mécontentemens et les troubles. La justice est un attribut de la Divinité, il faut qu’à son exemple ceux qui l’exercent inspirent le respect et non pas l’horreur. Si le roi avait auprès de lui un homme comme moi, qui veillât avec zèle au soin de sa gloire et au repos de l’état, je crois que Séville serait bientôt pacifiée.

Le Roi. — Que dites-vous ?

Jean Pascal. — Je dis que je me suis laissé emporter par mon zèle de sujet dévoué, et que c’est mon cœur qui a parlé.

L’arrivée d’un des gentilshommes de la suite du roi fait connaître à Jean Pascal quel est l’hôte avec qui il vient de s’entretenir si familièrement. Le roi lui déclare qu’il compte sur ses services, dont il vient en quelque sorte de lui faire la proposition, et qu’il veut le charger du gouvernement de sa capitale. Jean Pascal, sans se rétracter, sans se perdre en protestations de modestie, objecte pourtant l’humilité de sa condition. — Qu’importe ? lui répond don Pèdre, ce que je cherche, c’est une tête : je la trouve en vous. Quant à votre sang, vous saurez bien lui donner l’illustration qui peut lui manquer encore. C’est ainsi que tout a commencé.

Jean Pascal. — Réfléchissez-y bien, sire, je suis opiniâtre ; ce qu’une fois j’aurai décidé par voie de justice, aucun ordre ne me le fera révoquer.

Le Roi. — Tout ce que vous ferez, je le tiendrai pour bon.

Jean Pascal. — Sachez bien que celui que j’aurai trouvé coupable, je le châtierai sans aucune exception, sans permettre qu’on dénature la loi par des interprétations subtiles.

Le Roi. — N’épargnez pas même ma maison. Est-ce assez ?

Jean Pascal. — Vous me pressez beaucoup, prenez-y garde, je finirai par accepter.

Le Roi. — Jean Pascal, ce qui est dit est dit.

Jean Pascal. — Eh bien ! s’il n’y a pas de remède, j’y consens.



Cette belle scène contient toute la pensée du drame, elle en est pour ainsi dire le programme. Tout l’intérêt réside dans le contraste que présentent les caractères et la position des deux personnages principaux. Jean Pascal, à peine installé dans ses fonctions d’assistant, devient par l’énergie de son administration, par la vigilance, la sagacité, la vigueur sage et modérée de sa justice, la terreur des criminels et l’espoir des gens de bien. Bientôt Séville a changé d’aspect ; mais ce n’est pas seulement contre les malfaiteurs qu’il a à lutter. Le roi lui-même lui suscite des obstacles plus difficiles à surmonter. Don Pèdre n’est plus le héros du Médecin de son honneur, du Vaillant Justicier ; il est bien plus avancé dans les voies funestes qui doivent le conduire à sa perte. Déjà le meurtre et les violences de toute nature se présentent à lui comme des moyens naturels de venger ses injures, de calmer ses inquiétudes, de satisfaire ses passions. Irrité des complots qui s’ourdissent contre lui et auxquels à tort ou à raison le nom de sa femme et de son frère se trouvent toujours mêlés, c’est par leur mort qu’il veut y mettre fin ; c’est aussi par la mort de ses rivaux qu’il veut assurer le succès des intrigues amoureuses qui, malgré sa passion pour Marie de Padilla, occupent une grande partie de son temps. Dans d’autres momens, moins cruel, mais non pas moins arbitraire, il veut sauver des coupables condamnés par l’assistant. Jean Pascal, toujours ferme et consciencieux, mais trop adroit, trop maître de lui-même pour ne pas comprendre qu’il faut éviter de choquer directement un semblable caractère, réussit pourtant à le contenir, tantôt en lui rappelant ses promesses, tantôt en feignant pour un moment de céder à ses emportemens, tantôt en déguisant la sagesse et l’équité de ses propres actes sous une apparence de bizarrerie et d’originalité qui ne peut manquer de frapper l’imagination de don Pèdre. Il y a encore au fond de cette ame fatalement vouée à la tyrannie un instinct de justice, un reste d’amour de l’ordre, des sentimens d’honneur qu’avec quelque adresse il n’est pas impossible de réveiller. Le roi se considère comme lié envers l’assistant par les promesses qu’il lui a faites ; il éprouve d’ailleurs un puissant attrait pour cette nature vigoureuse et un peu sauvage dont les caprices adroitement simulés amusent son esprit fantasque. Sa curiosité se complaît à voir Jean Pascal lutter contre les difficultés innombrables de la tâche qu’il a acceptée ; quelquefois même il s’ingénie à lui en susciter de nouvelles pour voir comment il s’en tirera. C’est une sorte de défi, une lutte étrange, mais qu’explique parfaitement le caractère de ce prince.

Cette lutte se termine dignement par un incident que le poète a emprunté à la tradition. Don Pèdre, qui a conçu une vive passion, ou plutôt un caprice violent, pour la fille de Jean Pascal lui-même, a essayé de s’introduire pendant la nuit dans la maison de l’assistant. Il a tué un homme qui voulait lui en interdire l’entrée. Avant que les voisins accourus au bruit du combat aient pu l’apercevoir, il est parvenu à s’échapper ; mais il a été reconnu par une vieille femme qui travaillait à sa fenêtre à la clarté d’une lampe. Elle l’a reconnu à un certain bruit que faisaient ses genoux en se choquant lorsqu’il marchait avec précipitation. Interrogée par Jean Pascal, qui, pour découvrir le meurtrier, a fait arrêter tous les habitans de la rue où le crime a été commis, ce n’est pas sans hésitation qu’elle se décide a avouer le secret qu’elle seule possède. Il lui prescrit le plus profond silence et poursuit la procédure dans la forme accoutumée. Le roi, avec une malicieuse ironie, recommande à l’assistant de ne rien négliger pour trouver le coupable, de le punir rigoureusement, quel qu’il puisse être, et bientôt il lui témoigne sa surprise, son mécontentement, des lenteurs du procès. Jean Pascal ne se déconcerte pas. Au bout de quelque temps, il vient annoncer au roi que l’enquête est terminée, le coupable connu, que le crime a été commis par un de ces hommes pour lesquels on fait quelquefois taire les lois, et qu’il serait à propos de ne pas pousser les choses plus loin. Don Pèdre a déjà appris, par l’indiscrétion d’un des agens subalternes de l’assistant, que celui-ci sait tout ce qui s’est passé. De plus en plus curieux de voir par quel expédient il mènera à fin cette étrange aventure, il insiste pour que justice soit faite sans aucun ménagement. L’assistant, qui voulait seulement se mettre, par un ordre formel, à l’abri de la colère royale, n’hésite plus. Il propose au roi de le conduire sur la place même où le crime a été consommé et où il va être puni. À peine y sont-ils arrivés, qu’un rideau tendu devant la maison de l’assistant est enlevé et laisse voir la statue en pierre de don Pèdre. Non loin de là une lampe est suspendue à la fenêtre d’où la vieille a été témoin du meurtre. — C’est mon portrait, s’écrie le roi. — Voilà le coupable, répond Jean Pascal, et voici le juge, qui vous rappelle à genoux les injonctions et les promesses qu’il a reçues de vous. — Le roi le relève, l’embrasse, et, dans son admiration, pour perpétuer le souvenir de cet acte éclatant de justice et d’une courageuse intégrité, il ordonne que sa statue reste à jamais dans le lieu où elle vient d’être placée, et que Jean Pascal conserve à perpétuité les fonctions d’assistant de Séville.

Nous avons dit que ce dénouement était puisé dans une de ces traditions dont abonde l’histoire de Pierre-le-Justicier. Celle dont il s’agit a été consacrée à Séville et transmise d’âge en âge par la présence de la statue et par le nom même de la rue, qui s’appelle encore, si nous ne nous trompons, la rue de la Lampe.

Le caractère des premiers successeurs de don Pèdre ne prêtait pas à beaucoup près autant que le sien aux développements dramatiques. Les guerres civiles qui troublèrent leur règne et remplirent la plus grande partie du XVe siècle sont peu fécondes en évènemens vraiment saillans qu’on puisse détacher de l’ensemble de l’histoire pour en former le thème d’une composition tragique. Elles ont pourtant fourni la matière de quelques drames, tels que la Femme prudente, de Tirso de Molina, et le Pauvre Diable en Espagne, de Canizares, qui renferment çà et là de véritables beautés, mais qui n’ont pas un caractère suffisant d’originalité pour que nous croyions devoir nous y arrêter. Le fait le plus marquant de cette époque, la disgrace et la mort d’Alvaro de Luna, ce favori long-temps tout puissant de Jean II, qui, abandonné enfin par son faible maître à la haine jalouse des grands, expia sur l’échafaud sa fortune plutôt que ses crimes, cette terrible catastrophe qui laissa un long et profond souvenir dont tant de romances nous ont transmis la pathétique expression, n’a inspiré à Lope de Vega qu’un drame fort médiocre.

Ce XVe siècle, dont les longues perturbations avaient paru faire retomber la puissance espagnole au-dessous de ce qu’elle était du temps de Pierre-le-Justicier, vit, avant d’expirer, jeter les bases de la formidable monarchie de Charles-Quint et de Philippe II. Le mariage de Ferdinand et d’Isabelle, en réunissant sous le même sceptre l’Aragon et la Castille, rendit facile l’anéantissement de ce qui subsistait encore de la puissance musulmane dans la Péninsule.

Le siége et la prise de Grenade sont le sujet d’un drame dont le titre est bizarre, c’est le Triomphe de l’Ave Maria. Ce drame, d’un auteur inconnu, n’a pas une grande valeur poétique, mais il mérite d’être signalé comme une reproduction frappante des mœurs chevaleresques et de l’exaltation religieuse de cette époque. Un chevalier chrétien, pour faire preuve à la fois de bravoure et de piété, imagine de pénétrer secrètement dans la ville assiégée et d’y arborer, au faîte de la mosquée principale, une sorte d’étendard sur lequel est inscrite la salutation de l’ange à la Vierge. Un chevalier maure, pour venger l’outrage fait à Mahomet, attache à la queue de son cheval ce singulier trophée et vient défier les chrétiens. Bientôt il tombe sous les coups d’un guerrier castillan qui, rapportant à ses souverains la tête du profanateur, est proclamé le champion de Marie, et comblé d’honneurs extraordinaires. Il y a dans cette œuvre étrange une paraphrase poétique de l’Ave Maria et de nombreuses invocations à la Vierge, qui prouvent que l’auteur, ainsi que l’indique d’ailleurs le titre de la pièce, s’était proposé pour but principal la glorification de la mère du Sauveur. Ces élans d’une ardente dévotion sont encadrés dans un tableau animé d’une des plus brillantes époques de l’histoire d’Espagne. Les noms héroïques, les exploits chevaleresques, les souvenirs d’amour et de galanterie, consacrés par les romances et par les vieux romans, se présentaient en foule au poète. Il en a tiré parti pour donner à son œuvre, d’ailleurs assez médiocre, une sorte d’éclat et d’intérêt qui l’a soutenue au théâtre jusque dans ces derniers temps.

Parmi les guerriers qu’il y fait figurer se trouve le fameux Gonzalve de Cordoue, qui en Espagne, et on peut dire dans l’Europe entière, a conservé par excellence le titre de grand capitaine, devenu pour lui une sorte de nom propre. Gonzalve de Cordoue est peut-être, après le Cid, le plus célèbre et le plus populaire des héros espagnols. Il a encore avec lui un autre point de ressemblance. De même que les exploits du Cid ferment en quelque sorte les temps fabuleux de l’Espagne et commencent le véritable moyen âge, Gonzalve de Cordoue, qui appartient encore au moyen âge par ses combats contre les Maures, commence, pour ainsi dire, l’histoire moderne de la Péninsule. Ses victoires d’Italie sont le premier acte par lequel l’Espagne, délivrée de ses ennemis intérieurs et réunie enfin en une seule monarchie, se produisit avec éclat sur la scène de la politique européenne.

Un poète du temps de Charles II et de Philippe V, Canizares, le dernier des écrivains dramatiques de l’ancienne école, a composé sur Gonzalve de Cordoue une comédie fort remarquable, les Comptes du grand Capitaine. Elle nous le montre dans tout l’éclat de la gloire et de la grandeur où l’avait porté la conquête du royaume de Naples. L’action roule sur les intrigues ourdies par ses ennemis pour le desservir auprès de Ferdinand-le-Catholique, pour exciter contre lui les préventions de ce prince défiant. Le caractère du roi, hésitant entre ses soupçons, sa jalousie et les ménagemens dus au puissant sujet qui a gagné pour lui tant de batailles, est fort bien tracé. Il y a de la grandeur, de la bonhomie, de la naïveté dans celui de Gonzalve, et, quoique ce ne soit pas peut-être absolument sous ces traits que nous le montre l’histoire, un tel personnage ne peut manquer de plaire et d’attacher. Garcia de Paredes, l’Ajax, ou plutôt l’Hercule espagnol du XVIe siècle, a bien cette franchise rude, cette simplicité un peu gauche, cette lenteur d’intelligence qui, dans les hommes doués d’une force physique extraordinaire, s’allient assez habituellement à la générosité et à la bravoure. Une scène fort originale, et qui explique le titre de la pièce, c’est celle où le grand capitaine se trouve, à son inexprimable indignation, appelé à rendre compte, devant une commission composée de ses ennemis, des sommes qu’il a reçues pour la conquête du royaume de Naples. Les commissaires, un peu embarrassés eux-mêmes de leur rôle, veulent s’excuser auprès du héros. Il les presse brusquement d’aller au fait.


Don Fabrice. — Je vous obéis.

Gonzalve. — Prenez garde, je suis peu patient.

Fabrice. — On vous a envoyé cent trente mille ducats en lettres de change tirées de Valladolid.

Gonzalve. — Cela est vrai.

Fabrice. — Le capitaine Aguirre vous a porté huit mille piastres ; je me trompe, c’est quatre-vingt mille.

Gonzalve. — Soit huit mille ou quatre-vingt mille, c’est tout un pour le bon payeur. Continuez.

Fabrice. — La Calabre vous a fourni trois millions onze mille écus en contributions et autres revenus.

Gonzalve. — Vrai Dieu ! cela devient bien long. Ne peut-on savoir la somme totale ?

Fabrice. — Si, seigneur, en voici la récapitulation.

Gonzalve. — Voyons-la donc.

Fabrice. — Vous avez reçu treize millions d’écus.

Gonzalve. — Quoi ! Pas davantage ? Mais c’est une misère. Grace à moi, l’entretien de nos troupes a coûté bien plus cher que cela à l’ennemi. Donnez-moi ce livre… J’ai aussi mes papiers. Écrivez… Mémoire de ce que j’ai dépensé pour des conquêtes qui me coûtent tant de sang, de veilles et de soucis.

Fabrice. — J’y suis, votre excellence peut continuer.

Gonzalve. — Deux millions en espions.

Fabrice. — Autant que cela ?

Gonzalve. — Et c’est peu. Faute d’espions, on perd les occasions les plus favorables. Il faut les bien payer, si l’on veut qu’ils nous reviennent ; car, si ce ne sont pas eux qui donnent la victoire, au moins ils ouvrent la voie qui y conduit.

Fabrice. — J’ai écrit.

Gonzalve. — Cent mille ducats en poudre et en balles.

Fabrice. — Vous avez dû, avec cette somme, en acheter beaucoup.

Gonzalve. — Apprenez que nous nous servions de celles même que nous lançait l’ennemi, autrement tous les trésors du roi n’auraient pas suffi à notre consommation… Mettez encore dix mille ducats pour des gants parfumés.

Fabrice. — Parlez-vous sérieusement ?

Gonzalve. — Écrivez ce que je vous dis. Après une mêlée, où vingt-sept mille hommes étaient restés sur le champ de bataille, et nous vivans et vainqueurs, n’était-il donc pas raisonnable de fournir à nos pauvres soldats ces gants parfumés pour les préserver de la contagion du mauvais air exhalé par tant de cadavres ? Ne pouvant leur donner à manger, ne leur devais-je pas au moins cette satisfaction ? Monsieur le commissaire, vous n’avez jamais senti la chair morte.

Fabrice. — Non, seigneur.

Gonzalve. — On le voit bien, continuez. Cent soixante-dix mille ducats pour mettre les cloches en état.

Ascagne, autre commissaire. — Voilà quelque chose de nouveau.

Gonzalve. — On avait si souvent à fêter une victoire, et les sacristains les mettaient en branle avec tant d’empressement, qu’elles ont fini par se briser. Il a fallu renouveler les anciennes et même en ajouter de nouvelles. Pour enivrer les troupes un jour de combat, un demi-million en eau-de-vie.

Fabrice. — Étrange précaution !

Gonzalve. — Dites précaution sage. Comment voudriez-vous que des hommes ordinaires (je ne parle pas des nobles, qui obéissent à l’honneur) allassent boire la mort la face découverte, uniquement parce qu’un autre homme le leur ordonnerait, s’ils n’étaient pas ivres ? Croyez-vous qu’ils le feraient de sens rassis ?

Ascagne. — Vous avez raison.

Gonzalve. — L’entretien des prisonniers blessés pendant une aussi longue guerre s’élève à un million et demi. J’ai employé deux autres millions à faire dire des messes pour que Dieu nous donnât bonne chance ; car, sans le secours de Dieu, rien n’est possible ; trois millions en prières pour les morts.

Fabrice. — Pour les morts ?

Gonzalve. — Sans doute. Ceux qui meurent à la guerre n’ont-ils pas subi sur cette terre, dans leur pénible métier, un purgatoire assez rigoureux pour mériter qu’on ne les laisse pas dans l’autre.

Ascagne. — C’est vrai.

Fabrice. — Mais, seigneur, votre compte monte déjà si haut, que c’est le roi qui se trouve vous devoir une forte somme.

Gonzalve. — Ce n’est pas tout. Ajoutez cent millions.

Fabrice. — Comment ?

Gonzalve (se levant et renversant la table et les registres). — Pour la patience que j’ai eue d’endurer que le roi fît demander des comptes à un homme qui peut se glorifier d’avoir poussé le désintéressement jusqu’à vendre ses meubles, son argenterie, son patrimoine même, pour fournir aux besoins des troupes abandonnées sans récompenses, sans solde et sans vivres.


Cette scène est certainement une variante assez piquante du fameux mot de Scipion montant au Capitole.

Gonzalve de Cordoue, nous l’avons dit, est en quelque sorte le lien qui unit, pour l’Espagne, le moyen-âge à l’histoire moderne. Avec lui, nous entrons dans cette ère de civilisation compliquée, de grandes guerres, de vastes combinaisons européennes, où l’élément poétique disparaît ou s’affaiblit. Là s’arrêtent les romances, parce que les évènemens ne présentent plus rien qui s’accommode à leur naïve allure. Le drame lui-même n’y trouve plus d’aussi heureuses ni d’aussi abondantes inspirations. Cependant des circonstances particulières à l’Espagne, et qui, au milieu de la carrière nouvelle où elle s’engageait avec tant de grandeur, lui conservaient quelques traits de sa physionomie romanesque des âges précédens, devaient encore fournir matière à de brillantes conceptions dramatiques. La guerre contre les Maures, terminée en Europe, se prolongeait sur la côte d’Afrique avec ce caractère de lutte religieuse si propre à exalter les imaginations. L’Amérique, récemment découverte et non encore explorée, offrait à tous les aventuriers espagnols une carrière illimitée où se précipitaient tous ceux qui, à un indomptable courage, à une inébranlable fermeté et à un esprit fécond en ressources, joignaient une vaste ambition et un désir immodéré de fortune, qu’ils ne croyaient pas pouvoir satisfaire par des voies régulières. La soif de l’or et toutes les passions les plus violentes s’y déployaient avec d’autant plus de liberté qu’elles se décoraient, aux yeux même de ceux qui s’y abandonnaient, de la réalité ou du prétexte de plus nobles sentimens auxquels ils les associaient. L’idée de gagner à la foi chrétienne des nations plongées jusqu’alors dans les ténèbres de l’idolâtrie, celle d’ajouter de vastes et riches contrées à la monarchie de Charles-Quint, étaient bien propres à exalter les imaginations. Elles jetaient un merveilleux coloris sur le récit de ces incroyables entreprises où une poignée d’Européens allaient à d’immenses distances, sous des climats inconnus, vaincre et conquérir des populations dont on se plaisait à s’exagérer encore le nombre et la force.

Il suffit de lire quelques-uns des drames dont les conquérans de l’Amérique sont les héros, par exemple, ceux que Tirso de Molina a composés sur les exploits des Pizarres, pour se rendre compte de l’impression profonde que ces aventures extraordinaires faisaient alors sur les esprits. Sous l’empire de l’admiration qui s’attachait à d’aussi prodigieux succès, on accueillait avec un avide empressement toutes les inventions que la crédulité et l’imposture ajoutaient à une réalité déjà si étonnante. L’Amérique était pour les esprits prévenus comme un pays de miracles où les lois de la nature étaient renversées ; on voyait dans ses conquérans l’équivalent de ce qu’étaient, aux yeux de l’antiquité, les guerriers des temps héroïques, des hommes doués d’une force physique et morale tellement au-dessus des proportions communes et d’une si inébranlable résolution, que rien ne leur était impossible, que les obstacles résultant du nombre, des distances, de la fatigue, des besoins physiques, disparaissaient en quelque sorte devant eux.

Le plus intéressant, à mon gré, de ces drames américains, c’est la Conquête de l’Araucanie, de Lope de Vega. Le sujet est le même que celui du fameux poème épique d’Ercilla. C’est une véritable chronique où aucune circonstance n’est omise, où tous les incidens, sans en excepter le supplice du chef de l’insurrection, sont mis sous les yeux du spectateur dans l’ordre exact où ils sont survenus. Malgré ce qu’il y a de peu dramatique dans une telle marche, malgré d’énormes fautes contres les convenances et la couleur locale, oubliées jusqu’au point de placer dans la bouche des sauvages de fréquentes allusions à Vénus, aux nymphes, aux tigres de la Libye, il règne dans toute cette pièce un mouvement, une vigueur soutenue, une puissance d’intérêt, qui nous avertissent qu’en dépit de ces inconséquences de détail le poète est dans la vérité de son sujet. Tout y respire ce sentiment de grandeur orgueilleuse qui animait alors les Espagnols et que la fortune semblait justifier par les faveurs dont elle comblait leurs armes et leur politique. La confiance absolue, la foi ardente, l’inflexible cruauté qu’ils portaient dans leurs audacieuses entreprises, forment un admirable contraste avec le patriotisme et la superstition sauvage des Araucaniens. Caupolican n’est pas moins héroïque que Mendoza. Dans le tableau de cette lutte entre la barbarie inculte et la barbarie civilisée, si l’on peut ainsi parler, Lope a su tenir la balance de manière à appeler tour à tour notre sympathie et notre admiration sur les Araucaniens défendant leur indépendance avec leur territoire, et sur une poignée d’Espagnols luttant, dans la pleine conviction de leur droit, pour leur vie, pour leur honneur, pour augmenter la puissance de leur roi et surtout pour propager la foi chrétienne.

Les drames empruntés à l’histoire du règne de Charles-Quint, et où ce prince figure quelquefois d’une manière d’ailleurs peu remarquable, sont en général fort médiocres. Quelques-uns de ceux qui se rapportent au règne de Philippe II ont au contraire une très grande valeur.

Je ne mettrai pas dans cette classe le Prince don Carlos, de Cuello ; j’en dirai pourtant quelques mots à titre de curiosité historique. On sait quel intérêt romanesque s’est attaché hors d’Espagne à la mort de ce jeune don Carlos, victime tout à la fois, disait-on, de la fière indépendance de son caractère et de son amour pour une belle-mère dont la main lui avait d’abord été destinée. En Espagne, c’est tout autrement qu’on présente les faits. Don Carlos n’est qu’un insensé, dont un accident physique avait de bonne heure dérangé la raison, également incapable d’éprouver et d’inspirer l’amour passionné que le roman lui attribue, et qui, arrêté par mesure de précaution au moment où des conspirateurs abusaient de sa faiblesse pour l’entraîner dans un complot contre l’autorité royale, mourut bientôt après des suites du régime extravagant auquel il s’était mis. À l’appui de cette version, il n’est pas hors de propos de faire remarquer que Philippe II, dans lequel nos préjugés nous font voir un sombre et vieux tyran enlevant la jeune fiancée de son fils, n’avait que trente-un ans lorsqu’il épousa cette princesse. Quoi qu’il en soit, le drame de Cuello, composé d’après le thème espagnol qui est en réalité celui de l’histoire, forme un curieux contraste avec la tragédie de Schiller. C’est, à vrai dire, à peu près le seul côté par lequel il mérite de fixer l’attention. Il faut y ajouter pourtant une scène où est peinte assez heureusement l’indomptable fierté du héros de cette époque, le grand duc d’Albe.

Ce que le Cid et Gonzalve de Cordoue avaient été pour leur temps, le duc d’Albe le fut ensuite pour le sien. C’est la personnification la plus haute, la plus éclatante, de l’époque où il vécut, et cette époque était précisément celle de l’apogée de la grandeur espagnole. Par son courage, ses talens, son orgueil froid et calme, qui semblait n’être que le sentiment intime et profond de sa supériorité, par son inébranlable dévouement à un monarque ingrat dont les mauvais traitemens furent également impuissans à l’irriter et à l’humilier, par la fermeté stoïque et la force de volonté auxquelles on doit attribuer, plus qu’à toute autre chose, les actes sanglans qui ont entaché sa mémoire, le duc d’Albe représente en quelque sorte l’idéal du caractère castillan, tel qu’il était alors que l’Espagne dominait, et méritait jusqu’à un certain point de dominer le monde.

Je ne connais aucun drame où il joue le rôle principal ; mais dans plusieurs il figure d’une manière épisodique, et son nom n’y est prononcé qu’avec cette sorte de respect qui s’attache aux hommes extraordinaires, à ceux que la nature a faits pour régner sur leurs contemporains. Je citerai particulièrement une scène d’une comédie de Calderon, le Siége de l’Alpujarra, ou Aimer après la mort, dans laquelle l’autre héros de l’époque, le vainqueur de Lépante, l’illustre don Juan, prenant le commandement de l’armée qui marche contre les Maures rebelles, passe en revue les corps qui la composent et se fait nommer les chefs qui en commandent les divisions. On lui désigne successivement plusieurs guerriers célèbres alors, et aujourd’hui tombés dans l’oubli où l’impitoyable avenir plonge peu à peu quiconque, à la guerre ou dans la politique, n’a pas figuré tout-à-fait au premier rang, le marquis de Mondejar, la terreur des Maures d’Afrique ; le grand marquis de Los Velez, dont le nom, dit don Juan, rappelle de si glorieux souvenirs ; don Lope de Figuerra, si brave, si généreux, si actif, malgré les douleurs de la goutte qui le tourmente, mais si brusque, si impatient dans sa loyale franchise ; enfin don Sanche d’Avila. « Pour celui-là, dit encore don Juan, un mot suffit à son éloge. C’est le digne disciple du duc d’Albe, qui lui a enseigné l’art de n’être jamais vaincu. »

Le drame auquel appartient cette scène présente un tableau aussi vrai qu’animé et intéressant d’un des grands évènemens du règne de Philippe II, de l’insurrection des Maures du royaume de Grenade, qui, poussés à bout par les mesures vexatoires auxquelles le gouvernement avait recours dans le but de les forcer d’abandonner jusqu’aux derniers vestiges de leurs anciens usages, prirent tout à coup les armes, abjurèrent la foi chrétienne, se retirèrent dans les montagnes de l’Alpujarra, s’y donnèrent un roi, et se défendirent pendant trois années contre tous les efforts de la monarchie espagnole. Une des choses qui me frappe dans cette pièce, c’est qu’elle a évidemment été écrite sous l’impression d’un sentiment de préférence pour la cause des Maures. Malgré quelques déclamations banales qui semblent dictées par certaines convenances plutôt que par une forte conviction, Calderon semble pénétré de l’idée qu’on avait été injuste envers eux, qu’avec des procédés moins violens on eût évité les malheurs de cette insurrection ; il prête à ses personnages des paroles d’humanité, de modération, presque de tolérance, fort remarquables de la part d’un poète espagnol du XVIIe siècle, et particulièrement de celui qui, plus qu’aucun autre, se montre animé, dans la plupart de ses ouvrages, de cette indifférence pour la vie humaine, suite naturelle de la superstition religieuse et du fanatisme de l’honneur.

Un autre fait célèbre du règne de Philippe II, la surprise d’Amiens, enlevé à la France par un stratagème si connu, a fourni à Candamo, un des plus brillans poètes de l’école de Calderon, le sujet d’une fort belle comédie, dont le titre, Pour son roi et pour sa dame, indique parfaitement le caractère tout chevaleresque et tout héroïque. Candamo suppose que le vaillant Porto Carrero, amoureux de la fille du principal magistrat d’Amiens, et ne pouvant espérer de devenir son époux que lorsqu’ils seraient soumis à la même domination, se trouve amené, par l’entraînement de sa passion, à tenter et à accomplir une œuvre aussi difficile que la conquête d’une place de cette force. C’est par là qu’il couronne une suite d’entreprises plus hardies, plus téméraires, plus romanesques les unes que les autres, où il s’engage successivement pour prouver à la belle Sérafine qu’aucun des vœux qu’elle lui laisse entrevoir n’est au-dessus de son courageux dévouement. Il est impossible de mieux soutenir et de mieux graduer l’intérêt que ne l’a fait Candamo dans ce remarquable drame. Le ton du dialogue, galant, courtois, spirituel, s’adapte merveilleusement à l’action et aux personnages. Les caractères sont admirablement dessinés, le contraste des mœurs françaises et espagnoles est rendu d’une manière frappante, et il règne dans tout l’ensemble une exaltation héroïque, un sentiment d’orgueil patriotique, une vivacité de traditions et de souvenirs dont le charme, sensible même pour des étrangers, eût dû, ce semble, maintenir cette pièce sur le théâtre de Madrid.

C’est encore sous Philippe II que se passe l’évènement singulier auquel un poète inconnu a emprunté le sujet d’un drame célèbre en Espagne, le Pâtissier de Madrigal. L’extrême originalité dont il est empreint nous engage à en donner ici l’analyse détaillée.

Ce pâtissier est un adroit imposteur qui, quelque temps après la mort du fameux Sébastien de Portugal, tué dans une expédition contre les Maures d’Afrique, était parvenu à se faire passer pour ce malheureux prince. Voici comment le poète, d’accord presque en tout point avec la vérité des faits, présente cette singulière aventure. Philippe II, profitant de l’extinction de la branche directe de la maison royale de Portugal pour faire valoir contre des compétiteurs moins puissans les droits qu’il s’attribuait à la succession de ce royaume, a réussi à y établir son autorité ; mais le peuple qu’il a soumis par la force des armes regrette vivement son indépendance. Dans l’humiliation où il se trouve réduit, sa pensée se reporte sans cesse vers les époques brillantes où, sous des monarques nationaux, le Portugal formait un état particulier dont les annales rappellent des souvenirs si glorieux. Par une sorte de contradiction qu’explique très bien l’organisation du cœur humain, il garde surtout un puissant souvenir de cet infortuné Sébastien, qui, par sa témérité, a causé avec la ruine de l’état la désolation de tant de familles, mais dont le courage héroïque, l’esprit chevaleresque et les malheurs même émeuvent toutes les imaginations. On veut se persuader qu’il n’est pas mort, qu’échappé comme par miracle du massacre de son armée, il n’a osé reparaître immédiatement au milieu de ses sujets, sur lesquels il a attiré tant de calamités ; qu’il est allé chercher dans un exil volontaire et dans de rigoureux pèlerinages l’expiation de ses fautes. Bientôt ces bruits, d’abord vaguement répandus, prennent plus de consistance. Des voyageurs affirment avoir rencontré Sébastien sous un humble déguisement. Ils ont voulu lui parler ; mais, se voyant reconnu, il s’est rapidement éloigné en leur faisant signe de garder le silence. On ajoute que le terme qu’il a fixé lui-même à son expiation est au moment de finir, et que, touché des malheurs du Portugal, il va bientôt y reparaître pour briser le joug honteux auquel il est soumis.

Ces rumeurs, adroitement propagées, ne sont autre chose que le résultat d’une intrigue ourdie par un agent secret du prieur de Crato, don Antonio de Portugal, bâtard de la maison royale et le principal concurrent de Philippe II. Cet agent a rencontré un jeune homme d’une condition obscure, dont la figure et la taille rappellent singulièrement le roi Sébastien. Trouvant en lui l’esprit, le courage et la hardiesse nécessaires pour le rôle qu’il lui destine, il lui a persuadé de profiter de cette ressemblance pour tenter de grandes destinées. Ce qu’il ne lui a pas dit, c’est qu’il compte seulement se servir de lui pour exciter une insurrection populaire ; que, lorsque les insurgés seront trop engagés pour pouvoir reculer, il le fera périr et proclamera le prieur de Crato, qu’ils seront bien forcés de recevoir et de défendre comme souverain, moins encore à titre de représentant de leur ancienne dynastie, que parce qu’il sera leur seul refuge contre les vengeances de Philippe II. En attendant que les choses soient mûres pour ce dénouement, l’habile intrigant, après avoir soigneusement instruit le jeune aventurier des particularités qui peuvent l’aider à tromper les esprits crédules, le conduit à Madrigal, petite ville de Castille, où une cousine du véritable Sébastien, la princesse Anne d’Autriche, est religieuse dans un couvent. Il l’introduit auprès de cette princesse, qui, abusée tout à la fois par ses regrets, par la figure et par les discours de son prétendu parent, donne complètement dans le piége, s’associe aux projets qu’on lui révèle, et se fait un bonheur d’en préparer le succès par le sacrifice de l’argent dont elle peut disposer, de ses pierreries, de ses diamans, en un mot de tout ce qu’elle a de précieux. Avec ce puissant secours, le complot marche rapidement. Aux yeux du public, Gabriel d’Espinosa (c’est le véritable nom du faux Sébastien) n’est, il faut bien prononcer le mot, qu’un simple pâtissier ; mais, abandonnant à des valets les occupations de cette vulgaire industrie, il a soin de se répandre dans le peuple, de se montrer généreux, désintéressé, de donner, toutes les fois que l’occasion s’en présente, des témoignages de sa bravoure, de sa force prodigieuse, de son adresse, et il ne manque pas de manifester de préférence ces qualités si séduisantes pour le vulgaire dans certains exercices où l’on sait qu’excellait le roi dont il veut prendre la place. À d’autres personnes, il se présente comme un simple gentilhomme castillan, et c’est en cette qualité qu’aidé de sa galanterie et de sa bonne mine, il est parvenu à séduire une jeune personne noble et riche. Enfin, aux yeux de quelques Portugais retirés à Madrigal, comme aux yeux de la princesse Anne d’Autriche, il est le roi Sébastien, se préparant à reconquérir son royaume et à expulser un injuste usurpateur. Secondé par son complice, il a déjà envoyé dans les diverses provinces du Portugal des émissaires qui y ont fait de nombreuses dupes. On voit de tous côtés arriver, pour s’assurer par leurs propres yeux de l’heureuse nouvelle qui ranime leurs patriotiques espérances, des gentilshommes que le prétendu monarque reçoit avec tout l’appareil fastueux de la royauté portugaise dans un appartement reculé préparé à cet effet : là, il leur raconte ses malheurs, il leur présente comme son héritière une petite fille qu’il a eue d’une de ses maîtresses, et qu’il a aussi dressée à ce manége. La ressemblance frappante de l’imposteur avec l’infortuné Sébastien, sa bonne mine, son assurance, un certain mélange de hauteur, de familiarité, de vivacité et de bienveillance, enfin cet empire que le mystère exerce sur les esprits prévenus, et le charlatanisme même avec lequel ont été disposés les accessoires dont il est entouré, tout se réunit pour abuser des hommes dont les vœux s’accordent trop bien avec ses projets pour ne pas les rendre faciles à tromper. Rien de plus naïf, de plus vrai, de plus comique, et en même temps j’ai presque dit de plus touchant, que l’émotion et le bonheur de ces pauvres gentilshommes prosternés aux pieds de l’impudent imposteur, s’écriant qu’il ne leur reste plus qu’à mourir après avoir retrouvé leur roi, se disposant en effet à lui sacrifier leur fortune, leur vie, et dans leur enthousiasme admirant avec attendrissement jusqu’aux simagrées ridicules de l’enfant qui joue devant eux le rôle de la princesse.

Mais bientôt la scène change. Le gouvernement de Philippe II, à qui ces intrigues n’ont pu rester complètement inconnues, en a conçu quelque alarme. Un alcade est arrivé secrètement à Madrigal, chargé de s’assurer de la vérité, de saisir et de punir les conspirateurs. Gabriel d’Espinosa est arrêté avec un grand nombre de ses dupes au milieu d’un festin où il les a réunis et où il achève d’exalter leur zèle et leurs espérances. L’enquête commence aussitôt. Le magistrat interroge successivement tous les personnages. Tous, avec cette imperturbable confiance qu’inspire un fanatisme sincère, affirment que l’aventurier est bien le roi Sébastien, et les tentatives de l’alcade pour les convaincre de l’absurdité d’une telle croyance ou pour les mettre en contradiction avec eux-mêmes, échouent également. Le seul Gabriel, lorsqu’on le fait comparaître à son tour, proteste qu’il n’est autre chose qu’un pauvre pâtissier ; mais le ton même dont il le dit, son insouciance, sa présence d’esprit, l’apparence de dignité répandue sur toute sa personne, son insistance pour être conduit en présence de Philippe II, dont il prétend être connu, troublent et étonnent l’alcade. C’est lui maintenant qui ne veut plus croire à l’humble condition de l’accusé, qui s’obstine à voir en lui non pas sans doute le roi Sébastien, mais bien quelque grand personnage qui s’épuise en efforts inutiles pour l’en faire convenir, qui dans son incertitude n’ose prendre un parti et terminer le procès. Cependant le seul complice véritable de Gabriel, l’agent du prieur de Crato, espérant se soustraire au supplice qui le menace, s’est enfin décidé à tout avouer. Ainsi dénoncé et trahi, Gabriel ne se déconcerte pas. Il feint, il est vrai, d’avouer à son tour l’imposture dont il s’est rendu l’instrument ; déjà le juge et les témoins qu’il a réunis pour entendre cette confession commencent à se croire en possession de la vérité ; mais tout à coup l’intrépide aventurier, par quelques paroles pleines d’une audace ironique et mystérieuse, les rejette dans leurs hésitations, les met au point de douter si le récit qu’il vient de leur faire n’est pas une raillerie par laquelle il s’est joué de leur crédulité, et, ranimant la foi un moment ébranlée de ses partisans, augmente encore, s’il est possible, l’intensité de leurs illusions. Conduit enfin à l’échafaud, il y marche avec une fermeté que n’éprouve pas, dans ses incertitudes, le juge même qui l’y envoie.

Il est inutile, je pense, de signaler ce qu’il y a de saisissant, de profondément dramatique dans cette combinaison. Le caractère du Pâtissier de Madrigal est un des plus remarquables et des plus originaux qu’il y ait à la scène. Tel est l’art avec lequel le poète en a ménagé les effets, qu’à la lecture, à la représentation, surtout lorsque le rôle est joué avec quelque intelligence, le lecteur, le spectateur, bien qu’averti dès les premières scènes, se surprend par moment à partager les doutes de l’alcade. Je me demande pourquoi l’auteur de ce drame n’a pas augmenté encore la puissance d’une conception aussi complètement neuve en laissant planer quelque mystère sur la personne du faux Sébastien. Peut-être eût-il craint de paraître révoquer en doute la légitimité des droits de l’Espagne sur le Portugal. On le voit, en effet, dans quelques passages, proclamer avec une sorte d’emphase la justice des prétentions de Philippe II.

Passé le règne de Philippe II, l’histoire ne présente plus un fait ni un personnage qui ait été mis sur la scène d’une manière un peu remarquable. Cela se comprend. C’est précisément sous Philippe III, sous Philippe IV, sous Charles II, qu’écrivaient les poètes dramatiques. Il ne leur était guère possible de montrer leurs contemporains sur le théâtre ; d’y transporter les détails des évènemens dont le public venait d’être témoin. Cependant ces évènemens leur ont fourni fréquemment l’occasion d’allusions et de récits épisodiques qui sont loin d’être sans intérêt. On voit très habituellement, dans des comédies dont l’action n’a d’ailleurs rien d’historique, quelque officier arrivant, soit d’une expédition sur la côte d’Afrique, soit d’une campagne en Italie, soit surtout de la Flandre, ce théâtre d’une interminable lutte contre les Français et les Hollandais, cette école si fameuse de l’art de la guerre, raconter dans un langage pompeux, et avec toutes les exagérations du style castillan, la dernière bataille, le dernier siége, livré ou soutenu par les armes espagnoles, et exalter bien au-dessus de tous les héros de l’antiquité tel prince et tel capitaine aujourd’hui presque oubliés. Souvent aussi le poète place dans la bouche d’un de ses personnages la relation non moins prolixe, non moins fastueuse, de certaines solennités publiques, par exemple de l’entrée et du mariage d’une princesse. Est-il nécessaire d’ajouter que, dans ces récits, toutes les princesses sont des Vénus et des Pallas, comme tous les princes sont des Achille, des Alexandre, des Mars et des Alcide ? Ce n’est pas sans peine que le lecteur, à travers ce torrent de métaphores ampoulées, réussit à dégager le fait parfois assez insignifiant qui y sert de prétexte.

Sous un autre rapport, les comédies dont nous parlons jettent sur l’histoire de l’Espagne au XVIIe siècle une lumière moins directe, mais bien autrement vive. On y retrouve dans tous ses détails la physionomie de la société du temps. Lope de Vega surtout, moins idéal que Calderon, plus près de la nature, moins constamment aristocrate dans le choix de ses sujets, tout aussi habile que lui à peindre les classes élevées, mais ne dédaignant pas comme lui de peindre aussi les classes secondaires, Lope de Vega, dans ses innombrables drames, nous offre le tableau le plus complet et le plus varié de ce qu’était alors l’Espagne. Il nous donne le spectacle curieux de cette civilisation tout à la fois raffinée et rude encore, de ce mélange étonnant d’esprit, de génie même et de préjugés aveugles autant qu’absurdes, de ces mœurs galantes, chevaleresques, délicates et cruelles tout à la fois. Il nous introduit dans ces cercles dont les subtils entretiens et les exercices littéraires, plus ingénieux que solides, rappellent notre hôtel de Rambouillet. Il nous fait assister, dans les promenades mystérieuses du Prado, ou la nuit sous les balcons, dans les ruelles étroites, à ces rendez-vous amoureux, à ces rencontres, à ces duels sanglans dont la tradition romanesque est un des souvenirs distinctifs de l’Espagne. Les habitudes moins élégantes et moins relevées n’échappent pas davantage à son habile observation. Il saisit au passage tous les incidens, toutes les anecdotes plus ou moins piquantes que lui fournit la chronique contemporaine, et par là il imprime à ses drames ce caractère de réalité qui donne aux ouvrages de l’imagination une couleur si particulière, qui y fait, pour ainsi dire, circuler la vie. Ce que nous venons de dire de Lope de Vega peut s’appliquer, à des degrés différens et avec certaines nuances, à tous les poètes dramatiques de ce siècle. Tous, on le sent en les lisant, nous montrent réellement ce qu’ils avaient sous les yeux. Matériellement comme moralement, ils peignent d’après nature. Les jardins, les rues, les édifices publics, les palais particuliers qu’ils mentionnent à chaque instant, et où ils placent la scène de leurs drames, existaient bien, en effet, tels qu’ils nous les décrivent. Les noms même de leurs personnages fictifs sont ceux des familles illustres qui composaient et qui composent encore la haute noblesse espagnole, les Toledo, les Mendoza, les Silva, les Velasco, les Cardona et tant d’autres encore. Avec ces comédies, on reconstruirait en quelque sorte pièce à pièce l’Espagne de Philippe III et de Philippe IV, et le nouveau Walter Scott qui voudrait la ressusciter dans une œuvre d’imagination et d’érudition tout à la fois y trouverait des matériaux d’autant plus précieux, qu’ils suppléeraient à l’absence presque absolue de travaux historiques et même de mémoires sur cette époque, si importante pourtant dans les annales de l’Espagne.

Nous en avons dit assez pour faire voir quelle richesse, quelle variété infinie présente le drame historique chez les Espagnols. Il n’existe dans aucune littérature rien qu’on puisse comparer à ce vaste répertoire. Dans l’antiquité, les tragiques grecs ont célébré les origines à demi fabuleuses de leur nation ; mais, sauf quelques exceptions très rares, ils n’ont pas touché aux faits plus récens, à ceux qui portaient un véritable caractère de certitude. Chez les modernes, Shakspeare a doté ses compatriotes de quelques chefs-d’œuvre où l’Angleterre du moyen-âge nous apparaît toute vivante ; mais la voie qu’il avait si magnifiquement ouverte n’a pas été suivie après lui. Il n’y a, dans le théâtre espagnol, rien qui égale la majestueuse et parfaite beauté des tragédies de Sophocle, peut-être même rien qui égale la profondeur des conceptions de Shakspeare ; mais à quelques chefs-d’œuvre isolés dans leur admirable supériorité, ce théâtre peut opposer sans désavantage un nombre prodigieux de drames où brillent, à travers tant d’imperfections et souvent de monstrueuses absurdités, des traits si originaux et parfois si sublimes, où l’histoire, les traditions, les idées, les mœurs de l’Espagne, sont reproduites tout entières, et qui forment dans leur ensemble un vrai monument national, dans lequel se reflètent avec un merveilleux éclat les facultés diverses et également puissantes de tous les esprits qui y ont travaillé. C’est là certainement un trésor qui n’a à redouter aucune comparaison, et qui, à lui seul, suffirait à la gloire d’une littérature.

Cette variété, cette abondance même du théâtre espagnol, ne permettent guère d’en résumer le caractère au moyen de quelques traits généraux. Si cependant, au milieu de tous les aspects qu’il nous présente, il fallait absolument choisir ceux qui paraissent y dominer, je dirais que deux idées principales en ressortent presque constamment, et planent en quelque façon sur toutes les autres. L’une, c’est un sentiment énergique de la grandeur des destinées de l’Espagne et de la supériorité absolue du peuple espagnol, sentiment assez semblable à celui qui animait les écrivains de l’ancienne Rome, exprimé, non pas avec la noble gravité qu’ils y portaient, mais avec la pompe, la redondance du génie castillan, et dont il faut bien pardonner l’exagération emphatique aux glorieux possesseurs du vaste empire de Philippe II.

L’autre idée, à laquelle je viens de faire allusion, et que les poètes dramatiques semblent presque tous avoir eu pour but de consacrer et de glorifier, c’est le principe de l’adoration de la royauté et de l’excellence du pouvoir absolu gouvernant le monde sans contrôle, sans contrepoids, à la manière de la Divinité. Ce principe n’était pourtant pas celui qui régnait en Espagne aux XIIIe, XIVe, et XVe siècles à cette époque de troubles et de déchiremens où la royauté, si souvent disputée les armes à la main, avait tant de concessions à faire à une redoutable aristocratie pour conserver un reste de pouvoir. Lorsque Sanche-le-Brave détrônait son père et disputait la couronne à ses neveux, lorsque le frère bâtard du redoutable Justicier lui arrachait à la fois le sceptre et la vie, lorsque le malheureux Henri IV, déposé par les grands du royaume, n’obtenait d’eux la permission de mourir sur le trône qu’à la condition infamante de reconnaître l’illégitimité de la naissance de sa fille et de la déshériter, certes cette adoration de la personne et de l’autorité royales dont nous parlions tout à l’heure n’existait pas dans le cœur des Espagnols. Ce n’est que sous la maison d’Autriche que ce sentiment s’est introduit en Espagne avec le despotisme. Les poètes, lorsqu’ils en ont placé l’expression dans la bouche des hommes du moyen-âge, ont donc péché contre ce qu’on est convenu d’appeler la vérité historique, la couleur locale. Cette faute, si c’en est une, se retrouve à chaque instant dans les drames espagnols. Il paraît même que leurs auteurs se souciaient peu de l’éviter. Ils voulaient peindre les mœurs nationales, mais ils ne s’attachaient pas à les nuancer scrupuleusement suivant les opinions et les costumes des différens siècles. Ils semblaient comprendre qu’un travail aussi minutieux est propre à éteindre l’inspiration, et que d’ailleurs, sous les formes vivantes, avec les détails étendus que comportent et qu’exigent les compositions dramatiques, les seules idées qu’on puisse reproduire avec succès sont celles dont on est en quelque sorte entouré, dont on ressent soi-même l’influence, soit par l’attachement, soit par l’aversion qu’elles inspirent. Ce système est précisément le contraire de celui qui a prévalu en France depuis quelques années. On s’est habitué à admirer avant tout dans les anciens poètes, et surtout dans les poètes étrangers, la prétendue vérité avec laquelle ils ont peint les époques dont ils ont retracé les évènemens. Frappé de l’énergique originalité des mœurs qu’ils nous représentent, on s’est dit que ces tableaux devaient être exacts. Sans doute ils sont exacts dans un sens que nous allons expliquer : ces mœurs ont existé, mais non pas toujours dans le temps où les poètes ont placé l’action de leur drame ; elles ont existé dans celui où ils écrivaient. Encore une fois, s’ils n’avaient pas vécu eux-mêmes dans cette atmosphère morale, ils ne l’auraient pas reproduite avec cette force, cette simplicité, ce caractère de réalité profonde, qui nous subjuguent. Il leur serait arrivé ce qui arrive à certains dramaturges modernes, lorsque, croyant marcher sur les traces de ces grands maîtres, ils s’efforcent, tout pleins qu’ils sont des idées du XIXe siècle, de nous représenter les idées et les habitudes du moyen-âge. Substituant à la poésie l’érudition de l’antiquaire, dérobant des lambeaux de chroniques, mêlant çà et là à des pensées, à une physiologie, toutes contemporaines, quelque expression, quelque tournure de phrase, quelque allusion plus ou moins opportune à la langue, aux usages de ces temps reculés, c’est en vain qu’ils essaient de nous en offrir une copie fidèle jusqu’à la servilité. La forme extérieure, le costume, sont là peut-être ; mais l’esprit, l’intelligence intime, manquent d’autant plus qu’on s’est presque exclusivement préoccupé de détails matériels, et tout ce travail n’aboutit qu’à une sorte de mosaïque curieuse si l’on veut, mais où l’on chercherait en vain le mouvement et la physionomie. Nous le répétons : au moral comme au physique, on ne peint bien que ce qu’on a vu, que ce qu’on a éprouvé, que ce qui, directement ou indirectement, a affecté notre ame et nos sens. Dès qu’on veut sortir de ce cercle, on tombe presque nécessairement dans le faux et le bizarre. Nous accorderons, si on l’exige, qu’à force de génie et par une sorte de divination, de grands esprits ont pu échapper quelquefois à cette alternative ; mais ces exceptions sont bien rares, et, en les examinant de près, on reconnaîtrait peut-être qu’elles ne sont qu’apparentes.

Nous ne pousserons pas plus loin cette digression. Il nous reste d’ailleurs peu de choses à ajouter pour épuiser ce que nous avions à dire des drames historiques espagnols.

Nous n’avons parlé jusqu’à présent que de ceux qui se rapportent à l’histoire d’Espagne. Les poètes castillans n’ont pourtant pas borné à leurs propres annales le choix des sujets qu’ils ont transportés sur la scène. La mythologie, l’histoire sainte, celle des Grecs et des Romains, celle de tous les peuples modernes, ont été mises par eux à contribution ; mais, en quelque lieu qu’ils placent la scène de leur drame, ce sont toujours, en effet, des mœurs et des personnages espagnols du XVIe et du XVIIe siècles qu’ils nous présentent. Les anachronismes, les disparates les plus bizarres, les plus ridicules, du moins à notre sens, n’effrayaient pas des esprits si cultivés pourtant. On dirait presque qu’ils les recherchaient. Ce ne sont plus là, à vrai dire, des drames historiques, ce sont des œuvres de pure imagination que l’absence par trop complète du sentiment de réalité et de vérité finit par dépouiller de tout intérêt. On ne comprend pas comment ces ouvrages, pour la plupart si médiocres, même dans ce qu’ils ont de moins déraisonnable, ont pu obtenir un succès qui, au surplus, s’est beaucoup prolongé pour quelques-uns d’entre eux. Les vieillards de Madrid se souviennent encore d’avoir vu représenter une pièce de Zarate, écrivain du temps de Philippe IV, intitulée : le Précepteur d’Alexandre, et dans laquelle Aristote, en costume d’abbé, en petit manteau et avec des boucles à ses souliers, était transformé en confident des amours de son élève. Dans l’Esclave aux chaînes d’or, de Candamo, œuvre très remarquable à beaucoup d’égards, l’empereur Adrien va soupirer la nuit sous le balcon de sa maîtresse, se bat en duel avec un rival qu’il y rencontre, et il faut que Trajan vienne les séparer. C’est ainsi que les poètes espagnols comprenaient alors l’antiquité. Ne nous hâtons pas trop de nous en moquer. N’était-ce pas à la même époque que nos romanciers peignaient Caton galant et Brutes dameret ?


Louis de Viel-Castel.