THÉÂTRE ESPAGNOL.

LE DRAME RELIGIEUX.[1]

Le fanatisme religieux, l’un des traits distinctifs des temps d’ignorance et de barbarie, s’affaiblit d’ordinaire à l’approche de la civilisation et disparaît tout-à-fait au milieu de l’éclat qu’elle répand lorsqu’elle a achevé de se développer. En cela, comme en bien d’autres choses, l’Espagne a fait exception aux lois générales de l’humanité. Pendant le moyen-âge, lorsque l’Europe entière était livrée aux ténèbres d’une superstition cruelle et grossière, un esprit de tolérance au moins relative régnait dans la Péninsule. Les chrétiens, placés en présence des Maures contre lesquels ils luttaient depuis des siècles avec des succès divers pour reconquérir leur indépendance et leur territoire, avaient sans doute puisé dans cette lutte prolongée le principe d’un attachement vif et ardent pour des croyances devenues le symbole de leur nationalité ; mais d’un autre côté ils se trouvaient en contact continuel avec une population dans laquelle ils ne pouvaient méconnaître, malgré la différence de sa foi, des lumières supérieures, le goût des arts, une riche imagination, un caractère chevaleresque et même une grande douceur de mœurs. Ce contact était évidemment incompatible avec les préjugés absurdes, avec les haines furieuses qui partout ailleurs, chez les nations chrétiennes, s’associaient à l’idée de la moindre dissidence religieuse. Les vicissitudes de la guerre, en faisant successivement dans chaque province, dans chaque ville, passer les chrétiens sous le pouvoir des mahométans et ces derniers sous le pouvoir des chrétiens, en renouvelant même à plusieurs reprises ces alternatives, avaient habitué les esprits à comprendre la nécessité d’user avec modération des faveurs de la fortune pour ne pas s’exposer à de cruelles représailles. Il était, d’ailleurs, dans la nature d’une lutte soutenue avec des forces à peu près égales de donner lieu fréquemment à des transactions qui faisaient de ces ménagemens un devoir absolu. Le plus souvent, les villes assiégées ne se rendaient au vainqueur qu’à la condition de conserver la liberté et même la publicité de leur culte. La diversité des religions était donc un fait patent, reconnu ; c’était en vertu d’un droit formel qu’elles existaient à côté l’une de l’autre. On s’exagérerait beaucoup pourtant cette situation si l’on voulait en conclure que la liberté de conscience existait alors en Espagne. Il était permis, il est vrai, d’y professer la croyance mahométane lorsqu’on l’avait héritée de ses pères, on pouvait y rester fidèle à la loi de Moïse qui n’interdisait même pas toujours l’accès des emplois publics et des dignités ; mais, dans le sein de la société chrétienne, l’apostasie, l’hérésie, le schisme le plus léger, étaient dès-lors frappés de peines terribles. Néanmoins, il est facile de comprendre qu’une intolérance ainsi circonscrite, devenue en quelque sorte conventionnelle et soumise aux nécessités politiques comme aux lois de l’état, ne pouvait avoir, même dans le cercle où elle s’exerçait, l’âpreté, l’énergie cruelle qu’elle eût puisées dans le sentiment d’un droit absolu et illimité.

Cet état de choses explique la vive résistance qui se manifesta dans la nation espagnole, lorsque, vers la fin du XVe siècle, Ferdinand-le-Catholique, cédant plutôt à des considérations politiques qu’aux inspirations d’une piété exagérée, se détermina à créer le tribunal permanent de l’inquisition. Bien que ce tribunal ne fût pas encore à beaucoup près ce qu’il devint plus tard, le nom seul souleva dès-lors une répugnance qui alla sur quelques points jusqu’à la révolte ouverte. Il est vrai que la persévérance du roi et l’indomptable fermeté de son ministre Ximenez eurent bientôt triomphé de ces obstacles, et que le saint-office ne tarda pas à dépasser toutes les espérances de ses fondateurs. C’est sous le règne de Philippe II que cette effroyable institution atteignit son apogée. Il n’y avait pas encore un siècle qu’elle existait, et dans ce court intervalle elle avait fait disparaître de la Péninsule les derniers vestiges du mahométisme et du judaïsme, elle avait étouffé les germes nombreux que le protestantisme naissant y avait déjà jetés. En présence de l’Europe livrée aux discordes religieuses, l’Espagne seule présentait le spectacle d’une complète unité de foi, d’abord plus apparente que réelle sans aucun doute, qui n’était que la manifestation de la terreur produite par tant de supplices, mais qui avec le temps devait devenir sincère et se maintenir pendant des siècles.

Un tel succès constituerait un déplorable argument à l’appui de l’efficacité des moyens de terreur pour faire triompher un système ou une idée, et il fournirait à tous les genres de fanatisme l’arme dangereuse d’une spécieuse logique, si, pour réfuter les conséquences qu’on en peut tirer, il ne suffisait de rappeler ce qu’il a coûté à la malheureuse Espagne. Pour quiconque étudiera sérieusement l’histoire de ce pays pendant les trois derniers siècles, pour quiconque recherchera, avec un désir sincère de trouver la vérité, les causes qui ont fait succéder tant de faiblesse, de misère et de ténèbres si profondes, à la force, à la puissance, au génie dont l’Espagne brillait il y a moins de trois cents ans, il sera démontré que l’inquisition est, sinon l’unique, du moins la grande, la principale cause de cette décadence, celle à laquelle toutes les autres se rattachent plus ou moins étroitement.

C’est en effet à l’inquisition, c’est à la terrible compression qu’elle exerça sur les esprits, aux barrières absolues qu’elle éleva entre l’Espagne et le reste de l’Europe, qu’il faut attribuer l’état stationnaire, et bientôt la marche rétrograde dont le résultat fut de laisser si loin en arrière de tous les autres peuples celui qui naguère avait marché à leur tête. C’est par l’effet des détestables maximes sur lesquelles reposait l’établissement du saint-office, que la religion, complètement et profondément dénaturée, devint en quelque sorte l’adversaire systématique de la civilisation et de la morale.

Le mal fut à son comble lorsque le pays même qui en était victime en eut perdu le sentiment, lorsqu’il se fut assez habitué au joug qu’on lui avait imposé pour s’en glorifier et pour repousser avec horreur la pensée de l’alléger, lorsqu’enfin l’isolement moral auquel on l’avait condamné, par un effet analogue à celui que la solitude prolongée produit trop souvent sur les individus, lui eut inspiré un opiniâtre et invincible attachement pour des idées étranges, bizarres, contraires à toute vérité comme à toute sociabilité.

Ce serait une belle histoire que celle qui exposerait en détail le principe, les progrès de cette transformation et les inévitables conséquences qui ne tardèrent pas à en découler. Malheureusement cette histoire n’a pas été écrite, et les matériaux d’après lesquels elle pourrait l’être, ne sont rien moins que faciles à réunir. À défaut de mémoires contemporains où l’on puisse chercher l’expression naïve et spontanée des sentimens, des opinions qui animaient alors les esprits, c’est seulement par l’étude intelligente et approfondie de la littérature espagnole de cette époque qu’il est possible d’arriver à s’en former une juste idée. Il est vrai que cette littérature, par son éclat, son abondance et son originalité, offre pour une semblable étude de bien précieuses ressources ; il est vrai encore que les compositions dramatiques qui constituent sa richesse principale sont précisément, de toutes les branches de la poésie, celle qui reproduit le mieux le mouvement moral des peuples et qui permet d’apprécier avec le plus de justesse les tendances auxquelles ils obéissent à des époques déterminées.

Nous ne pouvons avoir la prétention de nous livrer ici à un semblable travail dans toute l’étendue qu’il comporte. Notre seul but est de faire entrevoir tout ce qu’un historien philosophe, cherchant à se rendre compte des révolutions intellectuelles qui ont amené l’Espagne au point où elle en est aujourd’hui, trouverait de secours et de lumières dans l’immense répertoire du théâtre espagnol.

C’est particulièrement sur les drames religieux qu’il devrait concentrer son attention, non pas qu’ils soient, malgré les incontestables beautés qu’offrent quelques-uns d’entre eux, les plus remarquables sous le rapport de l’art, mais parce qu’il n’en est pas de plus caractéristiques, de plus complètement originaux, parce que leur nature même rentre spécialement dans le point de vue où il faut se placer, comme nous le disions tout à l’heure, pour se rendre compte des véritables causes de la décadence de l’Espagne.

Ces drames sont très nombreux. L’Ancien Testament en fournit parfois le sujet. Plus habituellement, ils retracent des circonstances tirées de la vie des saints, particulièrement des saints espagnols, des fondateurs d’ordres religieux, et reproduisent sous la forme du dialogue les détails transmis par la tradition, en y ajoutant les développemens nécessaires pour donner à la légende la forme et la consistance de la comédie.

Il est une observation que suggèrent d’abord ces compositions singulières et dont on ne peut manquer d’être frappé en les lisant. Évidemment, le public devant lequel on les représentait avait une connaissance intime de l’histoire ecclésiastique. Tout ce qui se rapporte aux ordres monastiques, à leurs règles, au but de leur institution, à l’intérieur même de la vie des couvens, lui était familier, et loin d’être choqué de la bizarrerie des habitudes monacales, il y trouvait le principe d’un surcroît d’admiration et de respect pour les institutions dont elles étaient à ses yeux le symbole. S’il en eût été autrement, si les poètes eussent pu craindre que le tableau exact et naïf de la réalité ne jetât sur les saints personnages dont ils voulaient célébrer la gloire une teinte de ridicule, ils eussent certainement essayé d’écarter un tel danger en idéalisant cette réalité et en remplaçant par des traits généraux l’exactitude un peu triviale de certains détails. C’est ce qu’on ne voit pas qu’ils aient jamais fait. Tout au contraire, il semble en les lisant que dans ce siècle d’ardentes croyances le froc et ses accessoires donnassent un caractère de noblesse et de grandeur à toutes les idées qu’on y rattachait, et ces tableaux de la vie religieuse étaient si loin d’exciter dans les esprits une impression analogue à celle qu’ils éveilleraient aujourd’hui, ils étaient si loin de prêter à la dérision, que les auteurs de ces drames, composés dans une intention évidente de piété, ne craignaient pas d’y mêler, suivant le goût du temps, des scènes de bouffonnerie dont nul alors n’était scandalisé ; personne, en effet, ne supposait qu’on pût voir, dans l’ensemble du tableau au milieu duquel ces scènes étaient jetées, autre chose qu’un objet de respectueuse admiration.

Ces œuvres étranges où la superstition s’exprime souvent d’une manière si naïve, disons mieux, si grossière et si burlesque, qu’on les croirait datées du moyen-âge, avaient pourtant les mêmes auteurs, étaient représentées sur les mêmes théâtres, devant le même public, avec le même succès que tant d’autres drames, véritables chefs-d’œuvre de génie, de goût, d’esprit fin et exquis. C’était Lope, c’était Moreto, c’était Calderon lui-même, bien que dans une forme ordinairement plus poétique, qui offraient ces incroyables spectacles à la cour brillante et raffinée de Philippe IV, Une telle anomalie est certes une des plus frappantes que présente l’histoire de l’Espagne, et elle suffirait pour imprimer à cette époque le caractère d’une incontestable originalité.

Il est, d’ailleurs, un contraste bien plus surprenant encore : c’est celui que présente, avec la haute civilisation du siècle où parurent ces comédies religieuses, l’absurde et odieuse morale qui en fait la base. Ne perdons pas de vue que, malgré les scènes bouffonnes dont elles sont semées, elles étaient composées dans une pensée d’édification, et qu’à l’accent de bonne foi, de conviction profonde qui y règne constamment, il est impossible de ne pas reconnaître qu’elles exprimaient les opinions généralement admises alors. C’est par ce côté qu’elles méritent surtout de fixer l’attention de l’observateur ; c’est sous ce point de vue, nous l’avons déjà dit, que nous nous proposons de les examiner.

L’idée qui se trouve le plus souvent reproduite dans ces drames étranges c’est celle de la toute puissance de la foi. Sur un pareil terrain, l’imagination peut s’ouvrir une large carrière. C’est une belle et grande pensée, inséparable d’ailleurs de toute religion positive, que celle qui fait, de la plénitude de la croyance religieuse, sinon le principe de toutes les vertus, du moins le complément nécessaire pour les épurer, pour les rendre complètement méritoires aux yeux de la Divinité, et l’unique appui dans lequel l’homme puisse trouver la force suffisante, soit pour résister à l’entraînement des passions, soit pour s’arracher à leur joug lorsqu’il a eu le malheur de le subir. Il y a certes dans un pareil thème une source d’inspirations d’autant plus puissantes qu’elles peuvent se concilier avec une haute raison. L’exaltation passionnée des poètes espagnols, d’accord avec l’esprit de leur temps, n’a pas su se renfermer dans ces limites. On dirait qu’en se bornant à nous présenter l’admirable alliance de la piété et de la vertu s’appuyant et se fortifiant l’une par l’autre, ils auraient craint de ne pas rendre à la foi un hommage suffisant. Pour nous la faire voir dans toute sa gloire, ils nous la montrent complètement isolée et brillante de sa seule beauté. Par une abstraction impossible, absurde, contradictoire jusque dans ses termes, ils la supposent associée aux vices les plus monstrueux, tolérant pendant toute la durée de l’existence humaine les erreurs des passions les plus criminelles, et au dernier moment opérant dans l’ame du coupable, par l’effet d’une grace miraculeuse, une conversion qui suffit pour assurer son salut. Quelquefois même, leur imagination ne s’arrête pas là : éludant hardiment, pour la plus grande gloire de la religion, un de ses dogmes fondamentaux, ils arrachent aux châtimens éternels le pécheur surpris par la mort au milieu du crime. S’ils n’osent pas dire précisément que la foi, à elle seule, suffit pour mériter au criminel non repentant l’éternité bien heureuse, ils arrivent par une voie détournée au même résultat ; ils font intervenir la toute-puissance divine qui, bouleversant toutes les lois de la nature, ressuscite le croyant mort dans l’impénitence pour lui donner la possibilité de mériter cette éternité.

Dans le développement de ces conceptions monstrueuses, une seule crainte paraît préoccuper les poètes, celle de ne pas donner une idée assez complète de la puissance de la foi en ne peignant pas sous d’assez noires couleurs la scélératesse de l’homme à qui elle ouvre les portes du ciel. Il semblerait qu’à leur gré ils ne l’ont jamais rendu assez odieux, assez effroyable. Ils mettent dans sa bouche, avec une naïveté qui rappelle l’enfance de l’art, l’aveu emphatique de ses forfaits et de sa perversité mêlé à la proclamation de ses sentimens religieux. Tout cela compose un ensemble tellement extraordinaire, qu’il serait impossible d’en donner l’idée au moyen de simples indications. Nous y réussirons mieux par l’analyse détaillée d’une comédie de Calderon, qui, assez médiocre en elle-même, mérite pourtant d’être signalée comme le type le plus complet peut-être de ces prodigieuses extravagances. Nous voulons parler du Purgatoire de saint Patrice, dont la fable est empruntée à une des légendes les plus bizarres qu’ait inventées la crédulité du moyen-âge.

Deux hommes sont jetés par la tempête sur la côte d’Irlande. Le roi, qui se trouve là pour les recevoir, leur demande qui ils sont et quel motif les amène dans son pays. Il les avertit, en même temps, pour qu’ils sachent à qui ils ont à faire, que son nom est Égérius, qu’il est le souverain de l’île, que s’il est vêtu de peaux d’animaux, c’est parce qu’il se glorifie d’être un barbare et qu’il voudrait ressembler à une bête sauvage ; enfin, qu’il n’adore aucun dieu, et qu’il ne connaît que la naissance et la mort. À ce discours étrange, l’un des deux naufragés, Patrice, répond qu’il est chrétien, et qu’il s’est consacré dès son enfance aux études et aux pratiques du christianisme ; il raconte plusieurs miracles que Dieu a déjà opérés en sa faveur, et qui semblent prouver qu’il est destiné à de grandes choses ; il annonce d’un ton prophétique qu’il va prêcher à l’Irlande la doctrine sacrée de l’Évangile, et que la famille même du roi sera bientôt convertie. L’autre naufragé prend ensuite la parole. Son langage est assez curieux pour que nous le reproduisions textuellement :

« Grand Égérius, je suis Ludovic Ennius, chrétien aussi, c’est le seul trait de ressemblance que j’aie avec Patrice ; encore, différons-nous, même en cela, de toute la distance qu’il y a d’un bon à un mauvais chrétien. Et cependant, pour la défense de ma foi, pour ce Dieu que j’adore et en qui je crois, je donnerais, s’il le fallait, mille et mille vies, tant cette croyance m’est précieuse. Je n’ai point, d’ailleurs, comme Patrice, à te raconter des actes de piété ou des miracles du ciel opérés en ma faveur, mais des vols, des meurtres, des sacriléges, des trahisons, des perfidies de toute espèce. C’est là ce dont je tire gloire. Je suis né dans une des îles de l’Irlande, et je pense que toutes les planètes ont combiné leurs plus funestes influences pour en composer ma destinée. La lune m’a donné l’inconstance, Mercure l’esprit de ruse et de tromperie, Vénus le goût effréné des plaisirs, Mars la cruauté (que peut-on attendre autre chose de Mars et de Vénus !) ; le soleil m’a inspiré des sentimens généreux, mais n’ayant pas les moyens de les satisfaire, j’ai recours, pour y suppléer, au larcin et au brigandage ; Jupiter m’a rendu altier et superbe, Saturne irritable, emporté et enclin à la trahison. Mes actes ont répondu à de telles dispositions… J’avais suivi à Perpignan, en Espagne, mon père, exilé de sa patrie pour des motifs que je m’abstiendrai de rappeler. Resté orphelin dès ma plus tendre jeunesse, l’amour des femmes et le jeu ont été les mobiles constans de ma conduite… Il serait trop long de te raconter toute ma vie, je me bornerai à t’en tracer une légère esquisse. Pour enlever une jeune fille, j’ai égorgé son père, un noble vieillard ; j’ai tué dans son lit un honnête gentilhomme dont j’ai ensuite déshonoré la femme. Dieu veuille avoir l’ame de ces deux martyrs de l’honneur ! Forcé de me réfugier en France pour échapper au châtiment de ce double meurtre, j’ai pris part aux guerres que le roi Étienne soutenait alors contre les Anglais, et je lui ai rendu, dans un combat, d’assez grands services, pour qu’il ait cru devoir m’accorder en récompense le commandement d’une compagnie. Je ne te dirai pas comment je lui ai prouvé ma reconnaissance. Qu’il te suffise de savoir que bientôt après, de retour à Perpignan, jouant avec des soldats dans un corps de garde, je me suis pris de querelle avec eux, j’ai donné un soufflet à un sergent, tué un capitaine et blessé trois ou quatre de leurs camarades. La justice ayant voulu m’arrêter au moment où je me réfugiais dans une église, j’ai frappé à mort un des alguazils qui me poursuivaient, seul acte méritoire au milieu de tant de crimes ! Une de mes parentes, religieuse dans un couvent du voisinage, eut la bonté de m’y donner asile, et de sauver ainsi ma vie. Pour prix de son bienfait, j’ai osé (j’ai à peine la force de le dire, ce crime est si affreux, que je crois vraiment me repentir de l’avoir commis), j’ai osé, pendant l’obscurité de la nuit, pénétrer avec deux de mes amis jusque dans sa cellule. En m’apercevant, la terreur l’a fait tomber évanouie, et lorsqu’elle est revenue à elle, je l’avais emportée dans un lieu inhabité, où sans doute il n’a pas plu au ciel de venir à son secours. Les femmes pardonnent facilement les excès qu’elles peuvent attribuer à l’amour. Bientôt je suis parvenu à sécher ses larmes ; inceste, adultère, sacrilége, elle a tout oublié. Montés sur deux chevaux rapides, nous sommes promptement arrivés à Valence, où je l’ai fait passer pour ma femme, et où nous avons vécu pendant quelque temps assez tranquillement. Mais lorsque le peu d’argent que j’avais emporté a été dissipé, me trouvant sans amis, sans ressource, j’ai voulu trafiquer de la beauté de ma prétendue femme. Si je pouvais avoir honte de quelque chose, ce serait sans doute d’une telle infamie. J’ai eu l’impudeur de lui en faire la proposition, elle a feint prudemment d’y consentir ; mais à peine m’étais-je éloigné, qu’elle s’est réfugiée dans un monastère, où un saint religieux l’a réconciliée avec Dieu. Elle y est morte après avoir égalé sa faute par sa pénitence. Dieu veuille avoir son ame ! C’est alors que, trouvant que le monde devenait trop étroit pour mes crimes, je me suis décidé à revenir dans ma patrie, où je pensais être plus en sûreté contre mes ennemis… Tu sais le reste de mon histoire… Maintenant, je ne demande pas la vie, je ne te demande aucune pitié ; fais-moi mourir, au contraire, mets fin à l’existence d’un homme tellement pervers, qu’il ne lui est guère possible de revenir à la vertu.

Sur ce bel exposé, le roi, charmé de trouver dans Ludovic une ame aussi féroce et aussi sauvage que la sienne, lui déclare qu’il lui pardonne d’être chrétien, qu’il veut l’avoir pour ami et qu’il le traitera désormais comme son plus cher favori. Patrice, au contraire, est accablé d’outrages, réduit en esclavage et condamné à garder les troupeaux. « Nous verrons, lui dit le roi, si ton Dieu saura te délivrer pour que tu ailles prêcher sa loi. » Avant de s’éloigner, Patrice, qui ne peut se défendre d’une inexplicable tendresse pour Ludovic, le conjure de ne pas oublier sa foi. Il obtient de lui la promesse que, vivans ou morts, ils se reverront encore dans ce monde.

À peine Patrice est-il arrivé au lieu de son exil, qu’un ange descend du ciel pour le délivrer ; il le transporte successivement en France, où saint Germain lui donne l’habit religieux, et à Rome, où le pape Célestin le sacre évêque d’Irlande pour qu’il puisse travailler à la conversion des Irlandais.

Cependant Ludovic, par un digne retour des faveurs insensées dont il a été l’objet, vient de se livrer à de nouvelles violences. Il a tué plusieurs soldats chargés de l’arrêter. Le roi furieux le condamne à mort, en ajoutant, il est vrai, que c’est moins comme meurtrier que comme chrétien. Ludovic, dans sa prison, attendant son supplice, se réjouit à l’idée de mourir en martyr. Un moment, il est vrai, le condamné pense à se dérober à la main du bourreau en se frappant lui-même, mais il se rappelle qu’il est chrétien, il repousse une idée qu’il regarde comme une tentation de l’enfer, il ne veut ni perdre son ame, ni déshonorer par cet acte de désespoir la religion qu’il professe au milieu d’un peuple qui ne la connaît pas encore.

Ces saintes pensées ne se soutiennent pas long-temps. Une des filles du roi, dont il a su gagner le cœur, la princesse Polonia, réussit à corrompre les gardes de la prison ; il est libre. Elle lui propose de l’accompagner. À peine arrivés dans un bois écarté, il la dépouille de ses diamans et la tue pour qu’elle ne retarde pas sa fuite. Ne pouvant plus retrouver son chemin, il entre la nuit dans la cabane d’un paysan et le force, le poignard sur la gorge, à lui servir de guide, se promettant bien de se débarrasser aussi de ce malheureux dès qu’il aura cessé de lui être utile. Il passe enfin la mer et continue le cours de ses voyages.

Sur ces entrefaites, Patrice est revenu en Irlande, où il a commencé l’exercice de sa mission épiscopale, parcourant le pays, appelant les habitans à la pénitence, accumulant miracles sur miracles et multipliant les conversions. Égérius, furieux de ses succès, engage avec lui une discussion théologique d’autant plus étrange qu’elle s’ouvre en présence du cadavre de sa malheureuse fille, dans le bois où Ludovic l’a égorgée et où l’on vient de la retrouver.


Le roi. — Qui te porte à troubler ainsi mes états par de trompeuses innovations ? Je te l’ai déjà dit, nous ne connaissons ici que la naissance et la mort. C’est la seule doctrine que nos pères nous aient transmise. Quel est ce Dieu que tu nous enseignes, qui, après la vie temporelle, donne, dis-tu, la vie éternelle ? L’ame peut-elle donc exister séparée du corps et éprouver de la souffrance et du bonheur ?

Patrice. — L’esprit, en se dégageant de cette enveloppe terrestre qui n’est qu’un peu de boue, peut s’élever à une sphère supérieure qui est pour lui le lieu de repos, s’il meurt dans la grace après avoir reçu le baptême et la pénitence.

Le roi. — Ainsi cette beauté, que nous voyons baignée dans son sang, existe encore là-haut ?

Patrice. — Elle existe.

Le roi. — Prouve-moi que tu dis vrai.

À la prière de Patrice, un miracle s’opère, Polonia ressuscite. Saisie d’effroi au souvenir de tout ce qu’elle a vu dans l’autre monde, elle demande à grands cris le baptême. Tous les spectateurs s’écrient que le Christ est le vrai Dieu. La colère du roi ne fait que s’accroître.

Le roi. — Ce n’est qu’un tour de sorcellerie. Peuple insensé, est-il possible que tu ne t’aperçoives pas qu’on t’abuse par de vaines apparences ! Pour moi, je ne croirai que si Patrice vient à bout de convaincre ma raison par ses argumens. Écoutez tous, notre dispute va commencer. Si l’ame était immortelle, elle ne pourrait cesser un seul moment d’être active.

Patrice. — Cela est vrai, et nos songes le prouvent, puisque les images qu’ils nous présentent ne sont autre chose que les conceptions qu’elle enfante alors qu’elle veille pendant le repos du corps, conceptions imparfaites, confuses, désordonnées, parce que dans ces momens l’action des sens est incomplète.

Le roi. — Soit. Mais ma fille était morte ou ne l’était pas. Si elle avait seulement perdu connaissance, où est le miracle ? Si elle était morte, cette ame dont tu parles était nécessairement dans le ciel ou dans l’enfer, c’est toi qui le dis. Si elle était dans le ciel, la bonté divine n’aurait pas permis qu’une fois entrée dans ce lieu de grace et de repos, elle en sortît pour revenir, au milieu des dangers du monde, s’exposer à encourir une éternelle damnation. Était-elle au contraire dans l’enfer ? Mais la justice n’admet pas ceux qui ont été damnés à concourir de nouveau pour mériter la grace divine, et la justice, en Dieu, est inséparable de la bonté, c’est la même chose. Où était donc cette ame ?

Patrice. — Voici ma réponse : en supposant que pour une ame purifiée par le baptême, il ne fût après la mort d’autre destinée que la gloire du ciel ou les souffrances de l’enfer, je reconnais qu’en vertu des lois ordinaires de la Providence, une fois entrée dans une de ces demeures dernières, elle ne pourrait plus en sortir, bien qu’en parlant d’une manière absolue, Dieu eût toujours la puissance de la tirer de l’enfer ; mais ce n’est pas là la question. L’ame n’est admise dans l’une ou l’autre de ces demeures que lorsque, par la volonté céleste, elle a pris congé du corps pour ne plus se réunir à lui. Si au contraire elle doit plus tard être jointe au corps de nouveau, elle reste comme en voyage, suspendue dans l’univers dont elle fait partie, sans y occuper une place déterminée. La puissance suprême, qui d’un seul coup d’œil embrasse tout l’avenir, au moment où elle a réalisé l’idée de ce monde conçue en elle de toute éternité, avait prévu ce qui vient d’arriver ; certaine de la résurrection de ta fille, elle avait décidé que son ame resterait ainsi suspendue tout à la fois dans l’espace et hors de l’espace… Apprends d’ailleurs que ces séjours de gloire et de souffrance ne sont pas les seuls, comme tu le crois ; il en est encore un autre, c’est le purgatoire, où les ames de ceux qui sont morts dans la grace expient les fautes commises dans ce monde, car nul ne peut entrer au ciel, nul ne peut se présenter devant la Divinité qu’après avoir été complètement purifié.


Le roi demande encore à Patrice de lui prouver par un miracle la vérité de ses paroles. Patrice se met en prière. Un ange vient lui révéler qu’il existe, en Irlande même, dans un lieu qu’il lui désigne, une caverne obscure et profonde où Dieu permet aux coupables repentans de chercher, pendant qu’ils vivent encore, l’expiation de leurs péchés. Il faut pour cela qu’avant d’y pénétrer ils les aient confessés avec une entière contrition et qu’ils n’y soient conduits par aucune pensée mondaine ; à cette condition, il leur sera permis de faire ainsi d’avance leur purgatoire ; ils y verront les supplices des malheureux livrés aux flammes éternelles, ils y verront aussi la gloire des élus. Mais si une vaine curiosité les conduisait seule dans ce lieu d’épreuve, malheur à eux ! Ils y resteraient à jamais, condamnés aux tourmens de l’enfer.

Patrice s’empresse de faire connaître au roi la révélation divine qu’il vient de recevoir ; le roi veut à l’instant même descendre dans la caverne. Vainement Patrice s’efforce de l’arrêter en lui signalant le danger auquel il s’expose. Égérius pénètre dans l’abîme en s’écriant qu’il ne redoute ni le Dieu des chrétiens, ni les enchantemens par lesquels on essaie de l’épouvanter. À l’instant même, la foudre éclate, et il est englouti dans le feu éternel aux yeux de ses sujets épouvantés.

Des années s’écoulent, Patrice est mort après avoir achevé la conversion de l’Irlande. Avant de mourir, un envoyé céleste lui a appris que ce Ludovic qu’il aime toujours malgré ses crimes trouvera grace devant Dieu. Ludovic revient enfin de ses longs voyages. Ni le temps, ni le malheur n’ont pu le dompter. La pensée qui le ramène en Irlande, c’est celle de se venger d’un homme qui l’a autrefois offensé. Trois jours de suite, il l’attend, la nuit, pour lui donner la mort ; mais toujours, au moment où il va le joindre, un inconnu, enveloppé dans un large manteau, se présente à l’improviste, et s’interposant entre eux, l’empêche d’accomplir sa vengeance. Il veut se débarrasser de cet obstacle, il se précipite l’épée à la main sur l’importun qui semble se plaire à lasser sa patience. Ses coups se perdent dans l’air, l’inconnu jette son manteau, et Ludovic ne voit plus qu’un squelette. Il recule épouvanté. — As-tu peur de toi-même ? lui dit une voix ; ne te reconnais-tu pas ? Je suis ton propre portrait, je suis Ludovic Ennius.

À cette apparition terrible, Ludovic tombe évanoui. Lorsqu’il reprend ses sens, son ame, encore sous le poids de l’image effrayante qu’il a eue devant les yeux et des paroles qu’il vient d’entendre, est entièrement transformée. Il n’a plus qu’un désir, c’est d’aller chercher dans le purgatoire de Patrice l’expiation anticipée de ses forfaits. Il se jette aux pieds de l’évêque, successeur de Patrice, qui, après avoir entendu sa confession, l’autorise à tenter l’épreuve qu’il sollicite avec tant d’ardeur et lui remet une lettre par laquelle il le recommande au prieur d’un chapitre de chanoines réguliers, préposés en quelque sorte à la garde du purgatoire. Le bon religieux, loin de céder aux premières demandes de Ludovic, le supplie de ne rien précipiter, de réfléchir mûrement à ce qu’il se propose, de ne pas s’exposer témérairement aux supplices de l’enfer ; il lui dit que de tous ceux qui sont entrés jusqu’à présent dans la caverne fatale, on n’en a vu sortir qu’un bien petit nombre. Ludovic persiste, et le prieur, cédant enfin, lui fait ouvrir la porte du gouffre qui se referme aussitôt sur lui.

Au jour fixé pour le terme de cette redoutable épreuve et où, par conséquent, il doit revoir la lumière s’il est destiné à la revoir jamais, les chanoines, qui n’ont cessé d’invoquer le ciel en sa faveur, l’attendent à l’entrée du purgatoire. La reine, fille d’Égérius, le roi, son époux, celui même à qui Ludovic voulait naguère donner la mort, la malheureuse Polonia qu’il a jadis traitée avec tant de cruauté, l’attendent aussi. Le prieur ouvre solennellement la porte de la caverne, et Ludovic se présente à leurs yeux. Après avoir remercié le ciel de sa délivrance, il leur fait un long récit des prodiges dont il vient d’être témoin, récit assez semblable à celui de don Quichotte sortant de l’antre de Montesinos, ou à une scène de réception maçonique. À peine entré dans la caverne, il s’est vu assailli par des êtres monstrueux qui, moitié par leurs menaces, moitié par leurs mauvais traitemens, ont essayé de l’effrayer et de le décider à retourner sur ses pas, sans pousser plus loin l’aventure. Il les a mis en fuite en invoquant le nom de Jésus. Il a entendu les gémissemens et les blasphèmes des damnés, il les a vus, au milieu des flammes, les uns percés de flèches ardentes, les autres attachés à la terre par des clous de feu, d’autres encore dont des serpens de feu dévoraient les entrailles. Plus loin, des démons pansaient leurs plaies en y versant du plomb et de la résine bouillante. On lui a montré le bain des délices, où les femmes, livrées pendant leur vie aux recherches de la volupté, étaient plongées dans un lac de glace ; des couleuvres cachées dans l’eau les déchiraient. Non loin de là, d’autres malheureux sortaient continuellement du sein d’un volcan enflammé, et à l’instant on les y replongeait comme pour raviver leurs tortures. Passant de l’enfer dans le purgatoire, il y a vu des souffrances non moins grandes, supportées avec courage et même avec cette espèce de joie qui s’attache à l’espérance ; là, au lieu de chercher à l’épouvanter, on lui a prodigué des paroles d’encouragement et de consolation. Un fleuve de soufre, dont les rives étaient ornées de fleurs de feu, s’est ensuite offert à sa vue. Des hydres et des serpens en couvraient les flots. Sur ce fleuve s’élevait un pont tellement étroit, que ceux qui essayaient de le traverser ne pouvaient s’y soutenir et tombaient l’un après l’autre au milieu des monstres qui les mettaient en pièces. Forcé lui-même de tenter cette terrible entreprise, c’est encore à l’aide du nom de Jésus qu’il est parvenu à l’achever. Arrivé sur l’autre rive, il y a trouvé les délicieux jardins du paradis, des bois de cèdres et de lauriers, la terre couverte de fleurs brillantes, le chant harmonieux des oiseaux mêlé au murmure de mille ruisseaux limpides, et, au milieu de tout cela, une ville étincelante de lumière, d’or, de pierres précieuses, où le glorieux saint Patrice, entouré d’une immense multitude d’anges et de saints, l’a félicité de son courage et lui a ordonné de retourner sur la terre pour y mériter d’être un jour admis dans la cité céleste. En terminant ce récit, Ludovic demande aux religieux de le recevoir dans leur communauté.

Ainsi finit cet étrange ouvrage. Si nous nous y sommes arrêté aussi longuement, c’est parce qu’à défaut d’un grand mérite littéraire, il a une valeur historique très réelle. L’époque où de tels spectacles pouvaient être avec succès offerts au public et où l’on croyait honorer la religion en la présentant comme une vaine abstraction compatible avec tous les écarts de la perversité et de la cruauté, cette époque est suffisamment caractérisée.

Ce n’est pas d’ailleurs le seul drame où Calderon ait développé cette monstrueuse doctrine. Elle fait encore le fonds de sa célèbre comédie la Dévotion de la Croix, dans laquelle il y a incontestablement plus d’art et de poésie que dans le Purgatoire de saint Patrice, mais qui cependant, à notre avis, a été beaucoup trop exaltée par Guillaume Schlegel. Le héros est un chef de brigands, non pas, comme les brigands de Schiller, un brigand philosophique, un systématique adversaire de la tyrannie légale, mais un véritable bandit qui, retiré dans des montagnes presque inaccessibles, répand la désolation et la terreur dans les campagnes voisines. Cependant, au milieu de ses innombrables forfaits, il a conservé un sentiment profond de respect pour les signes extérieurs de la piété. Après avoir blessé mortellement un de ses ennemis, il le porte lui-même jusqu’à l’entrée d’un couvent, pour qu’il puisse y recevoir les secours religieux. Sur la terre dont il recouvre les cadavres de ses nombreuses victimes, jamais il ne manque d’élever une croix. Au moment d’outrager une jeune religieuse qu’il est allé enlever jusque dans sa cellule, il s’enfuit épouvanté à l’aspect de la croix dont l’empreinte est marquée sur sa poitrine. Un vieux prêtre, qu’il rencontre sur un grand chemin et qu’il veut d’abord égorger, devient l’objet des égards les plus empressés, dès que son caractère est reconnu. Tant d’actes méritoires ne restent pas sans récompense. Le brigand finit par succomber dans une rencontre avec les paysans soulevés contre lui ; mais la puissance divine le ressuscite pendant quelques instans pour qu’il puisse confesser ses péchés et gagner ainsi le ciel.

Nous pourrions citer une multitude d’autres drames, tant de Calderon que de ses émules, où se trouve reproduite l’idée fondamentale des deux compositions que nous venons d’analyser. Dans l’Animal prophète de Lope de Véga, Jésus-Christ descend du ciel pour sauver un croyant qui a tué son père et sa mère et projeté l’assassinat de sa femme. Dans le Damné par faute de foi de Tirso de Molina, un brigand, un meurtrier, mort repentant sur l’échafaud, est porté au ciel par les anges, tandis qu’un saint ermite, après une longue vie de sacrifices et de piété, est précipité, pour un seul instant de doute, dans le crime, et de là dans les flammes infernales. C’est toujours le même principe : la foi seule est essentielle, la vertu n’en est qu’un accessoire dépourvu par lui-même de toute efficacité, et dont un rayon de repentir peut largement compenser l’absence. Il serait plus que superflu de faire ressortir quelle funeste influence une pareille doctrine devait exercer sur la morale publique.

Un autre principe non moins universellement admis à cette époque et dont le théâtre espagnol porte également témoignage, principe qui, au surplus, est en quelque sorte le corollaire obligé du précédent, c’est que l’hérésie est le plus grand des crimes ; c’est qu’il n’est pas de châtiment trop sévère pour la punir, pas de précaution trop rigoureuse pour la prévenir ou l’étouffer à sa naissance ; c’est qu’en vue d’un but aussi salutaire, aussi sacré, toute autre considération doit s’effacer ; que les hérétiques, les ennemis de la croyance catholique, sont placés en dehors des lois de l’humanité ; que tout est permis, soit pour les ramener à la foi, soit, s’ils s’y refusent, pour les anéantir, et que les promesses de tolérance ou d’indulgence qu’on leur aurait faites sont nulles de droit comme contraires à la loi de Dieu.

Ces maximes révoltantes étant, en réalité, celles qui servaient de base à l’inquisition, qui dirigeaient tous ses procédés et pouvaient seules les justifier, il n’y a pas lieu de s’étonner de les trouver citées dans les ouvrages des poètes espagnols du XVIIe siècle, comme autant d’axiomes incontestables ou plutôt comme des idées parfaitement naturelles, comme des lieux communs dont la négation constituerait un inacceptable paradoxe. On voit parfaitement, aux locutions proverbiales qu’emploient ces poètes, aux plaisanteries même qu’ils placent à tout propos dans la bouche de leurs bouffons, que la qualification d’hérétique constituait alors la plus grossière et la plus cruelle injure, que la pensée de l’hérésie éveillait immédiatement et inévitablement dans les esprits celle du feu et du bûcher, que le meurtre des mécréans passait pour un acte aussi glorieux que méritoire, et qu’on croyait fermement pouvoir tout se permettre à leur égard, la perfidie comme la cruauté.

Ici encore, en parcourant le théâtre espagnol pour y chercher des exemples à l’appui de cette assertion, nous n’avons que l’embarras du choix. Nous pourrions citer la Vierge du Sanctuaire, où Calderon nous montre la mère de Dieu glorifiant la violation des engagemens pris par un traité formel avec les Maures de Tolède, pour les maintenir dans la possession de leur grande mosquée, et venant tout exprès proclamer qu’il n’est pas de plus grand péché que de garder la parole donnée aux infidèles. Nous nous arrêterons de préférence à un autre drame assez peu connu du même auteur, le Schisme d’Angleterre, dont la conception nous paraît offrir un caractère d’originalité tout-à-fait particulier.

Calderon y a embrassé un bien vaste sujet, la lutte d’Henri VIII contre le protestantisme, puis ses amours avec Anne Boulen, son divorce, sa rupture avec l’église de Rome qui en fut la conséquence, la disgrace du cardinal Wolsey, premier auteur de cette révolution, la mort sanglante de la malheureuse Anne, et enfin, après tous ces évènemens historiques plus ou moins défigurés, un fait purement imaginaire, le repentir de Henri VIII et son retour, assez vaguement indiqué d’ailleurs, au catholicisme. Une telle série de faits, dont un seul a fourni à Shakespeare les élémens d’un de ses plus beaux drames, ne pouvait évidemment être développée d’une manière satisfaisante dans les limites étroites que comporte une représentation dramatique. Aussi, Calderon n’en a-t-il tiré qu’une ébauche assez grossière et remarquable seulement sous le rapport historique, parce qu’elle donne une idée de l’opinion qu’on se formait à Madrid sur la révolution encore bien récente qui avait changé la religion de l’Angleterre. Ce qui est vraiment curieux, c’est que Calderon, en rejetant sur l’ambition et l’orgueil de Wolsey et d’Anne Boulen tout l’odieux de cette révolution, fait de Henri VIII un assez bon homme, un peu vif, un peu crédule, mais prompt à revenir, facile au repentir ; et dont un conseiller perfide ne réussit qu’à grand’peine à vaincre un moment la profonde vénération pour le pape, qu’il appelle un vice-Dieu, un Dieu même, cloué sur la terre de la toute-puissance.

L’intérêt de cette pièce se concentre sur la reine Catherine, douce, tendre, résignée, généreuse, et particulièrement sur sa fille, celle qui épousa depuis Philippe II, qui porta sur le trône un zèle si outré pour le catholicisme, et que les Anglais ont flétrie du nom de la sanglante Marie. Un tel personnage devait plaire à Calderon. Le caractère qu’il lui prête est d’une bizarrerie bien caractéristique, et amène un dénouement aussi singulier qu’inattendu.

Le roi a ordonné la mort d’Anne Boulen, qu’il a surprise dans un entretien secret avec un ancien amant. L’illusion passionnée qui l’a entraîné à commettre tant d’erreurs est complètement dissipée, et il est sur le point de rappeler auprès de lui la reine Catherine, lorsque la princesse Marie, vêtue de deuil, vient lui annoncer que sa malheureuse mère a succombé à ses chagrins. En apprenant cette douloureuse nouvelle, Henri s’abandonne à l’expression de ses remords et de ses regrets ; il prie celle dont il a causé les souffrances et la mort d’intercéder pour lui auprès de la Divinité ; il témoigne le désir de réparer le mal qu’il a fait à la religion. Dès ce moment même, afin d’assurer à la fille de Catherine la succession au trône, il veut que le parlement soit convoqué pour la reconnaître en qualité d’héritière et lui prêter serment. Vainement Marie le conjure de laisser quelques instans à sa douleur. Il faut que la volonté du roi s’accomplisse sans délai.

Le parlement est réuni. Le roi et la princesse sont assis sur un trône, et à leurs pieds est le cadavre d’Anne Boulen, recouvert d’un voile, que le roi fait enlever en présence du public. Ici commence une scène étrange.


Marie. — Votre majesté m’a dignement vengée, puisqu’elle a mis à mes pieds celle qui voulait s’élever au-dessus de ma tête. Cet heureux commencement m’annonce, j’ose l’espérer, un avenir aussi glorieux que fortuné.

Un capitaine des gardes. — Le très chrétien Henri, ce monarque si grand, que la couronne d’Angleterre, malgré l’éclat dont elle brille, est au-dessous de son mérite, pour dissiper l’erreur du vulgaire ignorant qui pourrait croire que la reine Catherine n’était pas sa légitime épouse, veut que son unique fille, la princesse Marie, soit proclamée héritière du trône, et que, comme telle, on lui jure fidélité. C’est pour cela qu’il a convoqué à Londres tous les grands d’Angleterre. En vertu de sa toute-puissance, il leur ordonne de prêter le serment. Sont-ils prêts à obéir ?

Tous. — Nous sommes prêts.

Le capitaine. — Son altesse jurera à son tour d’accomplir les engagemens que je vais énumérer. Elle consacrera tous ses soins, toutes ses forces, elle ne reculera devant aucun sacrifice pour maintenir ses sujets en paix : c’est le premier devoir des rois. Elle ne contraindra personne à renoncer aux innovations religieuses qui se sont introduites dans ce pays. Pour éviter de fâcheuses querelles, elle persistera dans la politique suivie par son père à l’égard du pontife romain. Elle n’enlèvera pas aux laïques les revenus ecclésiastiques qui leur ont été distribués, et elle ne verra pas un vol dans ce changement de destination. Si votre altesse prête ce serment, toute la noblesse va la reconnaître pour héritière.

Marie. — Je ne veux pas l’être à ce prix. Est-il possible, sire, que votre majesté m’ordonne de prêter ce serment ?

Le Roi. — Le parlement l’exige, et ce n’est pas une innovation qu’il demande.

Marie. — Si le parlement croit que je m’y soumettrai, il se trompe ; la promesse de mille couronnes ne me l’arracherait pas. Puisque votre majesté connaît la vérité, je la conjure de ne pas permettre que, pour un intérêt mondain, la loi de Dieu soit foulée aux pieds. Le prince qui a écrit sur les sept sacremens ce livre rempli d’une doctrine si merveilleuse, que les plus savans théologiens en parlent avec respect, qui a condamné la désobéissance au pape par des argumens tellement concluans, qu’ils imposent silence à l’hérétique le plus opiniâtre, qui a réfuté si victorieusement tous les sophismes de Luther, ce monstre de l’Allemagne, peut-il se contredire à ce point ?

Le Roi. — Tu dis vrai ; mais il faut ménager mon honneur. Infortuné Henri, que de malheurs t’attendent ! Marie, vous êtes jeune, vous êtes femme ; c’est votre peu d’expérience qui vous fait parler ainsi. Vous reconnaîtrez bientôt qu’il vous importe de faire ce qu’on vous demande.

Marie. — Ce qui importe, c’est que nous rendions à l’église une humble obéissance ; pour moi, je me prosterne devant elle, je me soumets à ses décrets, et je renonce à toutes les promesses du monde plutôt que de renier la loi divine.

Le Roi. — On ne vous demande pas de renier cette loi, mais de laisser dormir quelques-unes de ses dispositions.

Marie. — Manquer à une seule, c’est les violer toutes.

Un ministre. — Sire, veuillez engager la princesse à ne pas résister davantage. À moins qu’elle ne cède, le parlement refusera de lui jurer fidélité.

Marie. — Et il fera très bien, car je ne veux pas qu’il ignore que si, moi régnant, qui que ce soit osait enfreindre les préceptes de ma religion, je le ferais brûler vif. Le plus prompt repentir pourrait seul l’en sauver. Le Roi. — C’est sa jeunesse qui la fait parler ainsi ; mais elle a trop d’intelligence pour ne pas se modérer avec le temps. Le parlement peut lui prêter serment. Si, devenue reine, elle ne gouverne pas au gré de la nation, la nation la déposera. (À voix basse.) Dissimulez et taisez-vous, Marie ; un jour viendra où vous pourrez sans danger vous livrer à l’ardeur de votre zèle ; et où cette étincelle produira un incendie.

Le capitaine des gardes. — Le parlement veut-il prêter le serment ?

Tous. — Oui, puisque le roi l’ordonne.

Le ministre. — Avec les conditions exprimées.

Marie, à part. — Je n’accepte pas ces conditions.


Cette scène, qui exprime bien évidemment la pensée de Calderon et de son siècle, vaut toute une dissertation historique. On ne peut pas être surpris qu’un pays où l’on concevait ainsi la religion, la morale et la politique, soit tombé dans la situation déplorable où on devait le voir bientôt après, et vers laquelle il marchait dès-lors à grands pas. Cette appréciation serait pourtant incomplète, et par conséquent inexacte, si nous n’ajoutions qu’à ce qu’il y avait dans un pareil ordre d’idées d’absurde, de révoltant, de cruel, se mêlait une certaine grandeur, qui, à quelques égards, en tempérait les déplorables effets. Nulle part, sans doute, l’exaltation religieuse n’a pris plus qu’en Espagne le caractère d’une exagération poussée parfois jusqu’à la déraison la plus absolue, jusqu’à la férocité ; mais, dans d’autres pays, elle a dégénéré en superstitions ridicules et puériles qui ont énervé et dégradé complètement le caractère national. En Espagne, il n’en a pas été ainsi. Quelque chose de fier, d’ardent, de passionné, y a constamment plané sur les démonstrations extérieures de la piété. Tandis qu’ailleurs la religion tout entière s’absorbait dans d’étroites et mesquines pratiques de dévotion, elle prenait en Espagne le caractère d’une inspiration puissante et élevée jusque dans ses écarts. Le fanatisme, où il entre toujours une certaine dose d’énergie, y dominait la superstition, principe infaillible d’affaiblissement, et c’est sans doute une des causes auxquelles le peuple espagnol doit d’avoir conservé, jusque dans la profonde décadence de son gouvernement, de ses institutions, de ses classes supérieures, le germe d’une force morale qui, sommeillant en quelque sorte dans les temps ordinaires, devait, lorsque de grandes circonstances viendraient la stimuler, se réveiller avec éclat, au profond étonnement de l’Europe, pour faire bientôt place, il est vrai, à un nouvel engourdissement.

Ce côté favorable de l’exagération du principe religieux, qui pendant les trois derniers siècles a régné au-delà des Pyrénées, se retrouve jusque dans les drames dont nous avons signalé les innombrables extravagances. Il ressort bien mieux encore dans quelques autres, grace à la nature plus heureuse du sujet. Calderon surtout, celui de tous les poètes espagnols qui a porté le plus de grandeur et de noblesse dans cette branche de l’art dramatique, a montré plus d’une fois tout le parti qu’un génie tel que le sien pouvait tirer de pareilles idées. Dans le Martyr de Portugal, dans le Magicien prodigieux et dans quelques autres ouvrages encore, il a su exprimer admirablement la puissance du sentiment de la foi. Il y a d’ailleurs dans tout ce qu’il a produit, surtout en ce genre, une verve de poésie fantastique qui lui est particulière et qu’on ne retrouve au même degré dans aucun de ses contemporains. On risquerait donc de se tromper si l’on voulait chercher en lui l’exacte mesure de son siècle. La comédie si célèbre en Espagne du Diable prédicateur, œuvre d’un génie moins éminent, quoique bien remarquable encore, peut être considérée comme un écho plus exact des impressions religieuses du temps dans ce qu’elles avaient d’élevé, de puissant, de vraiment original.

Le Diable prédicateur appartient à la classe des drames anonymes, si nombreux dans le répertoire espagnol ; les opinions qui l’attribuent soit à Louis de Belmonte, soit à tel autre poète du règne de Philippe IV, ont en effet trop peu de consistance pour qu’on puisse s’y arrêter avec quelque apparence de certitude.

Pour bien apprécier ce singulier ouvrage, il faut d’abord constater l’esprit dans lequel il a été composé. Le but de l’auteur était de glorifier l’ordre religieux des franciscains, d’exciter en sa faveur la dévotion et la munificence des fidèles, et ce but, il paraît qu’il l’avait complètement atteint. Pendant bien long-temps, en effet, lorsque ces moines, si populaires en Espagne, croyaient s’apercevoir d’un relâchement dans l’espèce de culte dont ils étaient l’objet, d’une diminution dans la somme des aumônes qu’on leur prodiguait, ils demandaient qu’on remît sur la scène le Diable prédicateur : cet expédient bizarre était, dit-on, d’un effet assuré. On comprend ce qu’offre de curieux, pour l’étude de l’histoire et de l’esprit humain, l’examen du drame qui agissait ainsi sur les imaginations.

L’action se passe à Lucques. Le prince de l’abîme, Lucifer, monté sur un dragon ailé, fait en ce moment un voyage autour du monde pour s’assurer par lui-même de l’étendue de sa puissance. Il appelle Asmodée, à qui il a laissé en son absence le gouvernement de l’empire infernal. Il lui raconte ce qu’il a vu et les projets nouveaux que lui ont suggérés ses observations. Il a trouvé les neuf dixièmes de la terre soumis à son obéissance, plongés dans les ténèbres de l’islamisme ou adorant de fausses divinités. À peine quelques contrées de l’Europe reconnaissent-elles la loi du vrai Dieu. Parmi les ordres religieux qui y sont établis, et qui, par leurs prières, désarment la colère du ciel, irrité de tant de profanations et de crimes, il en est un qui a surtout frappé l’attention de Lucifer, et dont il ne parle qu’avec un douloureux emportement, parce qu’il y voit le principal instrument du salut des ames, le principal obstacle au succès de ses efforts c’est l’ordre des franciscains. Le poète place ici dans la bouche du démon un résumé des légendes et des traditions qui ont popularisé dans la Péninsule la mémoire de saint François ; il rappelle, par des allusions rapides qui prouvent combien ces traditions étaient alors universellement connues, les similitudes que la faveur céleste avait voulu établir entre la vie du sauveur des hommes et celle du fondateur des moines mendians, l’un et l’autre nés dans une étable, l’un et l’autre assistés dans leurs travaux par douze disciples, tous deux flagellés jusqu’au sang, tous deux percés de cinq glorieuses blessures. À cette comparaison, que nous ne suivrons pas dans ses détails minutieux, succède un magnifique éloge du zèle et de la piété des religieux franciscains, dont les efforts conduisent au ciel plus d’ames que tous les hérésiarques réunis n’en ont jamais précipité dans les enfers et que l’Océan ne contient de grains de sable. Lucifer voit en eux ses plus redoutables ennemis. Son orgueil s’en irrite autant que son ambition : « Il ne faut pas te le dissimuler, Asmodée, dit-il à son confident ; si je ne me hâte d’y pourvoir, il n’y aura bientôt plus un seul lieu où ces mendians déguenillés n’aient arboré la bannière de celui qui, par son héroïque humilité, a mérité d’être appelé le grand lieutenant du Christ et d’occuper la place que m’a fait perdre jadis ma téméraire présomption. Voici l’entreprise où je t’appelle ; certes elle n’est pas aisée ; mon audace n’en a pas tenté de plus difficile depuis celle que j’osai diriger contre le trône céleste. La règle que suivent ces hommes, c’est, tu ne l’ignores pas, la vie apostolique. Cette règle n’a pas été établie par une simple inspiration d’en haut ; c’est Dieu lui-même qui, de sa propre bouche, l’a dictée à François, et lorsque François, ému de pitié pour ses successeurs, lui demanda où des êtres soumis aux faiblesses humaines puiseraient la force nécessaire pour observer les vingt-cinq préceptes dont elle se compose, préceptes si rigoureux qu’aucun ne peut être enfreint sans péché mortel : Ne t’en inquiète pas, lui répondit le Seigneur, je me charge de susciter ceux qui les garderont. — Mais il n’a pas dit que tous sans exception y seraient fidèles ; s’il l’eût dit, tous nos efforts seraient vains. Pars donc pour l’Espagne, dirige-toi sur Tolède qui en est aujourd’hui la principale cité, jettes-y les germes de l’impiété parmi les hommes d’une condition moyenne et dans le corps des marchands, auxquels ces moines doivent principalement les aumônes qui les font vivre ; empêche que la dévotion ne prenne racine dans leurs cœurs, car les Espagnols tiennent fortement aux impressions qu’ils ont une fois reçues. Quant aux riches, ne t’inquiète pas d’eux, leurs désirs immodérés agiront plus efficacement sur leur ame que toutes tes insinuations. Eussent-ils sous les yeux des milliers de pauvres, ils n’y feront aucune attention. Comme ils n’ont jamais vu de près le besoin, ils ne le comprennent pas : je parle du plus grand nombre ; on trouve partout des exceptions. Pour moi, je reste dans cette ville de Lucques où je travaille, par mes artifices, à empêcher ces moines de conserver un couvent qu’ils y ont fondé. Je m’efforce d’engager les habitans à changer en mauvais traitemens et en injures les aumônes qu’ils leur accordaient. Déjà je les ai presque amenés à croire qu’il est plus méritoire de venir au secours de ceux qui vivent dans la misère avec une famille qu’ils ont peine à soutenir, que de ces religieux mendians qui ne rendent aucun service à l’état… Pars donc pour l’Espagne. Ces malheureux ont beau implorer la protection divine : je ferai si bien que ce nouveau vaisseau de l’église échouera contre les écueils impies et les cœurs rebelles. Se voyant refuser le strict nécessaire, ils auront peine à se défendre des entraînemens de la faiblesse humaine. Leur confiance sera pour le moins ébranlée, et le navire qui les porte, s’il ne se perd pas tout-à-fait, sera au moins maltraité par la tempête ; il s’égarera dans les bas-fonds, s’il ne se brise complètement. »

Asmodée, obéissant aux ordres de son souverain, s’éloigne à l’instant. Depuis ce moment, il n’est plus question de lui ni de sa mission. Toute l’action du drame se concentre dans l’attaque que Lucifer lui-même dirige contre les religieux de Lucques. Le plan qu’il vient d’annoncer s’exécute de point en point. Les bourgeois, cédant aux suggestions secrètes du démon, deviennent sourds aux prières des malheureux religieux, les aumônes cessent complètement. Un certain Ludovic, le plus riche, mais aussi le plus impie des habitans de Lucques, se distingue surtout par la brutalité de ses refus. Vainement le père gardien s’efforce de ranimer par ses exhortations la ferveur des fidèles. Son insistance ne fait qu’irriter des esprits prévenus. Poursuivi, menacé, il se voit forcé de rentrer dans son couvent, dont les portes, se refermant à l’instant sur lui, peuvent à peine le soustraire, lui et ses moines, aux outrages de la foule. Le gouverneur lui-même, s’associant à la haine populaire, essaie d’abord d’engager les religieux à quitter une ville où on ne veut plus les supporter, et bientôt il prétend les y obliger. Privés de toutes ressources, épuisés par la faim qui les presse, le courage des religieux faiblit. Déjà on parle de vendre les vases sacrés, d’aller chercher ailleurs une terre plus hospitalière. Le père gardien, dont la pieuse et noble fermeté a jusqu’à ce moment résisté aux instances de ses frères, commence à chanceler. Lucifer triomphe. Il se croit au moment d’atteindre le but qu’il s’était proposé, mais sa joie est de courte durée. Tout à coup une clarté éclatante vient l’éblouir. L’Enfant-Jésus lui apparaît, le visage couvert d’un voile. Auprès de lui est saint Michel, qui apostrophe ainsi l’ange déchu.


Saint Michel. — Serpent infernal, j’humilierai ton orgueil.

Lucifer. — Michel !

Saint Michel. — Comment, connaissant la promesse que le Créateur a faite à François, comment as-tu pu croire que tes fourberies enlèveraient à ces religieux leurs moyens d’existence ?

Lucifer. — Nul ne sait mieux que moi que l’immense parole de Dieu ne peut manquer d’être accomplie, mais la confiance qu’on place en elle peut faillir, et déjà il est bien sûr que, si ce sentiment n’est pas tout-à-fait détruit chez ces moines, il est au moins fort ébranlé. Il n’est pas indispensable, pour que je triomphe, qu’ils soient privés de ce qui leur est nécessaire ; il suffit que j’aie décidé le peuple à le leur refuser.

Saint Michel. — Eh bien ! tu déferas toi-même ton ouvrage. Pour punir ta faute, tu es chargé d’amener Ludovic à se repentir, à se soumettre à la loi sainte.

Lucifer. — Moi ! lutter contre moi-même, malheureux que je suis !

Saint Michel. — Ce n’est pas tout, il faut encore que tu construises un autre couvent où en dépit de toi François comptera d’autres disciples. Lucifer. — Comment ?

Saint Michel. — Ne réplique pas. Il faut que tu fasses ce que ferait François. Entre dans son couvent. Reproche à ses moines d’avoir pu penser un instant à l’abandonner. C’est à toi qu’il appartient désormais d’assurer leur subsistance et en outre de leur fournir des moyens de secourir un certain nombre de pauvres, comme le prescrit la règle que Dieu leur a dictée. Va donc, et jusqu’à ce que tu reçoives de nouveaux ordres, exécute scrupuleusement ceux que je viens de te donner. Tu apprendras ainsi à ne plus t’attaquer à François dans ses moines.


Lucifer reste accablé. Son désespoir s’exhale en plaintes douloureuses contre la partialité du Très-Haut, qui, non content d’avoir donné aux hommes tant de moyens de résister à ses attaques, le force ainsi à se combattre lui-même. Cependant il faut obéir. Revêtu d’un froc de franciscain, il se présente à l’improviste au milieu des religieux qui déjà se préparent à quitter leur retraite et à s’éloigner.


Lucifer. — Deo gratias, mes frères. (À part.) Quel supplice !

Le père gardien. — Dieu me soit en aide ! Qui êtes-vous, mon père ? Comment êtes-vous entré ici ?

Frère Nicolas. — Il n’a pu entrer par la porte, je l’avais fermée.

Lucifer. — Aucune porte n’est fermée pour la puissance divine. C’est elle qui, sans que je pusse m’y refuser, m’a amené ici d’un pays tellement éloigné, que le soleil lui-même ignore son existence ou dédaigne de le visiter.

Le père gardien. — Votre nom ?

Lucifer. — Je m’appelle frère Obéissant forcé. On me nommait jadis Chérubin.

Le frère Antolin (le gracioso.) — C’est sans doute un Basque.

Le père gardien. — Mon père, dites-nous ce qui vous amène. Vos paroles, le prodige de votre entrée dans ce couvent, malgré la clôture des portes, nous remplissent de trouble et d’inquiétude. Je crains quelque piége de notre grand ennemi.

Lucifer. — Ne craignez rien. C’est par l’ordre de Dieu que je viens, c’est lui qui m’a chargé de vous reprocher votre peu de foi. Les soldats enrôlés sous la bannière du grand lieutenant du Christ doivent-ils abandonner ainsi lâchement la place qu’il leur a confiée ? Il n’y a pas encore deux jours que l’ennemi vous tient assiégés, et déjà votre force, votre espérance, se sont évanouies ! Ceux qui devaient résister comme des rocs aux attaques de l’impiété, en qui la moindre hésitation sera déjà coupable, reculent ainsi à la simple menace du danger ! Sachant que Dieu a promis à notre père que le nécessaire ne manquerait jamais à ses enfans, ils ont pu se rendre coupables au point de douter de l’accomplissement d’une promesse divine ! (À part.) Est-il bien possible que ce soit moi qui parle ainsi ! Je me sens tout brûlant de colère. (Haut.) Croyez qu’alors même que dans l’univers entier les êtres raisonnables fermeraient, sans exception, leur cœur à la pitié, les anges vous apporteraient la nourriture qui vous a été promise, le démon lui-même s’en chargerait au besoin.

Le frère Antolin. — Il parle avec tant de chaleur, que la flamme sort par ses yeux.

Le père gardien. — Mon père, je vois bien que vous êtes un envoyé de Dieu je le reconnais à l’empire que vos paroles exercent sur nous. Je sens que maintenant j’expirerais de faim mille fois plutôt que d’abandonner la maison de mon père saint François.

Le frère Pierre. — Il n’est pas un de ses vrais enfans qui ne soit prêt à donner sa vie pour Dieu.


Le frère Nicolas. — Et ils se repentent tous, mon père, d’avoir pu un seul instant penser à tourner le dos au danger.

Lucifer, à part. — Ainsi donc, la peur naturelle à laquelle ils ont un moment cédé devient pour eux une occasion de s’acquérir de nouveaux titres à la faveur du ciel ! Ceux que Dieu protége rentrent bien vite dans la bonne voie… (Haut.) Mes frères, apaisez par des sacrifices le juste mécontentement du Créateur, qui vous porte tant de tendresse. Pour moi, je me charge de pourvoir à votre subsistance ; je serai votre aumônier.

Le frère Antolin. — Vous espérez trouver des aumônes dans cette ville ? Vous me faites rire.

Lucifer. — Vous serez bientôt détrompé… Père gardien, ne craignez rien, faites ouvrir ces portes.

Le père gardien. — C’est un ange, il faut lui obéir… Mais le ciel m’éclaire. Dieu me soit en aide… Cachons ce prodige à mes religieux.

Lucifer. — Allez tous au chœur, et cessez de craindre. Tant que je vous assisterai, le bercail de François sera à l’abri des attaques des loups.

Le père gardien. — Oui, puisque Dieu a changé le poison en contre-poison.


Lucifer se met à l’œuvre, et tout a bientôt changé de face. Les aumônes arrivent de toutes parts au couvent, les moyens ordinaires ne suffisent plus pour les y transporter. Du surplus des produits de la charité publique, un autre monastère s’élève avec rapidité. Le prétendu moine se multiplie. On le voit partout à la fois, parcourant la ville pour stimuler la générosité des fidèles, dirigeant la construction du nouvel édifice, pressant les ouvriers, faisant preuve en tous lieux d’une activité, d’une adresse, d’une force miraculeuse. Les religieux, frappés de ces qualités extraordinaires auxquelles se mêle dans l’inconnu quelque chose d’étrange et de mystérieux, se demandent qui il peut être. L’un croit voir en lui un être étranger à l’humanité ; l’autre, à son ton d’autorité et à une certaine âpreté de langage, le prend pour le prophète Élie. Le père gardien, qu’une révélation divine a instruit de la vérité, conseille à ses frères de ne pas chercher à pénétrer les secrets du ciel, et de se contenter d’obéir aux ordres de celui en qui ils ne peuvent méconnaître un envoyé de Dieu.

Le rôle du père gardien est d’une grande beauté. La simplicité, l’abnégation du moine se réunissent en lui à la fermeté calme et prudente sans laquelle il n’est pas possible de diriger utilement d’autres hommes. Il y a entre lui et Lucifer une scène remarquable.


Le père gardien. — Père Obéissant, le couvent que vous construisez est-il bien avancé ?

Lucifer. — Il est achevé.

Le père gardien. — Entièrement ?

Lucifer. — Il ne reste plus qu’à le blanchir.

Le père gardien. — La rapidité de cette construction me surprend, je l’avoue.

Lucifer. — Il y a pourtant cinq mois qu’on en a posé la première pierre, et ces cinq mois m’ont paru cent années. Je n’y ai contribué que par ma présence assidue aux travaux, en cherchant l’argent nécessaire et en traçant le plan de l’édifice ; mais, si le Créateur me l’eût permis, j’eusse fait en cinq jours et en moins peut-être plus que cent hommes n’ont fait en cinq mois.

Le père gardien, à part. — Il vaut mieux ne pas paraître comprendre. (Haut.) Je vous crois ; mais Dieu ne fait pas de miracles sans nécessité.

Lucifer. — Ce miracle, je l’aurais fait à moi seul ; je suis assez puissant pour cela, si Dieu ne m’en eût empêché.

Le père gardien. — Je sais qui vous êtes. Vous n’avez pas besoin de me le faire entendre.

Lucifer. — Je ne l’ignore pas.

Le père gardien. — Et je sais aussi que votre puissance n’égale pas celle de mon père saint François.

Lucifer. — Père gardien, la faveur dont votre père jouit auprès du roi du ciel fait toute sa force, et, sous ce rapport, elle est grande, je l’avoue ; mais ce n’est pas une puissance véritable que celle qui a besoin de recourir à la prière.

Le père gardien. — Quelle est donc la puissance qui ne procède pas de Dieu ?

Lucifer. — N’argumentons pas, soyez humble ; auprès de moi, le plus savant en sait bien peu.

Le père gardien. — Je n’en ai jamais douté ; mais il n’est pas moins vrai qu’avec toute sa puissance, avec toute sa science, celui qui me parle n’a pu atteindre l’objet de ses vœux les plus ardens.

Lucifer. — Non ? Eh bien ! mon père, pourquoi pensez-vous donc que Dieu me punit ?

Le père gardien. — Pour votre intention.

Lucifer. — Père gardien, vous êtes un bon religieux, mais votre intelligence est faible. Lorsque je suis venu vous trouver, vous et vos moines, n’étiez-vous pas résolus à abandonner lâchement le couvent ? En ce qui vous concerne, j’avais donc atteint mon but, puisque le Créateur ne s’est interposé que lorsqu’il qu’il vous a vus vaincus. Rendez-lui donc grace de sa miraculeuse intervention ; mais croyez que, si vous aviez eu plus de courage, mon châtiment serait moindre.

Le père gardien. — C’est en toute justice que vous m’avez humilié.

Lucifer. — Je suis condamné à faire ce que ferait François, s’il vivait encore. Jugez s’il était possible de m’imposer une mortification plus douloureuse, sans compter l’ignominie d’être contraint à me couvrir de sa bure.

Le père gardien. — Jamais vous n’avez été plus honoré depuis que vous êtes tombé du ciel.

Lucifer. — L’orgueil vous aveugle et vous fait perdre la mémoire. Oubliez-vous donc votre origine ? ignorez-vous que vous êtes sorti de la boue et de la poussière ?

Le père gardien. — Je ne l’oublie pas : je sais que Dieu a formé le premier homme de ses propres mains, avec un peu de terre ; mais la création de l’ange lui a coûté moins encore, puisque d’une seule parole…

Lucifer. — Laissons cela ; de telles matières ne peuvent être traitées entre nous : vous les ignorez, et il ne m’est pas permis de vous répondre. Quand voulez-vous que nous commencions la fondation nouvelle ?

Le père gardien. — Sur-le-champ, si vous le trouvez bon.

Lucifer. — C’est ce que je désire. Quels sont ceux des frères qui y travailleront ?

Le père gardien. — Je ne puis les désigner ; c’est à vous qu’il appartient de les choisir et d’en fixer le nombre. Mon devoir est seulement d’exécuter tout ce que vous aurez ordonné.

Lucifer. — Quelle hypocrite humilité ! Mais le temps viendra bientôt où on le verra passer d’un extrême à l’autre.

Le père gardien. — Dieu permettra que vos artifices nous fournissent de nouvelles occasions de mériter sa grace.

Lucifer. — Si Dieu y intervient, cela sera facile sans doute. Autrement, je sais par expérience comment vous combattez.

Le père gardien. — J’avoue que je ne suis que poussière.

Lucifer. — Allez, allez faire paître vos brebis. Je les vois qui attendent leur pasteur. Prenez garde qu’il ne s’en égare quelqu’une, elle pourrait se perdre.

Le père gardien. — Ce soin serait superflu de ma part. C’est à vous de les garder s’il survient quelque danger, puisque Dieu ne vous a envoyé parmi nous que pour être le chien de garde de son troupeau. (Il sort.)

Lucifer. — Il le faut bien, hélas ! puisqu’il ne m’est permis de mordre aucune de ces brebis. Mais un jour viendra où, le berger et moi, nous nous verrons d’une autre façon.

Il y a, ce me semble, quelque chose d’éminemment dramatique dans cet étrange dialogue, où le ciel et l’enfer, forcés, pour ainsi dire, d’exister un moment à côté l’un de l’autre, de suspendre leurs hostilités, de concourir au même but, se dédommagent d’une aussi pénible contrainte par un assaut d’ironie amère si profondément empreint de leur insurmontable antipathie. C’est une très belle idée, imparfaitement esquissée, il est vrai, par l’auteur espagnol, que de montrer la simplicité d’une ame ferme, pure et religieuse, luttant contre toutes les ressources du génie infernal et le déconcertant même quelquefois par la seule force de la vertu et de la vérité. Ce qui, dans le texte, ajoute encore à l’effet de cette scène, mais ce que nous n’avons pu transporter dans la traduction, c’est que les deux interlocuteurs ne se parlent qu’à la troisième personne. Cette forme, autorisée par le génie de la langue espagnole, donne à leur entretien une teinte vague et mystérieuse parfaitement appropriée au sujet.

Cependant Lucifer, en raffermissant le courage des religieux, en leur élevant un nouveau couvent, en réchauffant la ferveur du peuple de Lucques, n’a accompli qu’une partie de sa tâche. Nous avons vu que saint Michel lui a aussi prescrit de travailler à convertir le mauvais riche Ludovic. Mais ici tous ses efforts échouent contre l’avarice de cet homme pervers, contre son impiété, et surtout contre la haine particulière qu’il porte à l’ordre de saint François. L’éloquence du démon réussit bien à le troubler, à l’effrayer, à le remplir d’une sorte de respect dont il ne sait comment se rendre compte ; mais rien ne peut le déterminer à se départir de la moindre parcelle de son immense fortune.

Ludovic vient de se marier. Sa jeune femme Octavie, douce, charmante, pieuse, forme avec lui le contraste le plus parfait. Avant d’épouser Ludovic, elle avait donné son cœur à un homme plus digne d’elle. Forcée de renoncer à son amant, elle se consacre désormais tout entière à l’indigne époux que ses parens l’ont forcée d’accepter ; elle ne se permet ni un regret ni un souvenir. Néanmoins, la jalousie de Ludovic ne tarde pas à s’éveiller, et dans son emportement il se résout à donner la mort à la malheureuse Octavie. Avertie par plusieurs indices du sort qu’il lui prépare, elle se refuse à fuir, elle croirait se rendre coupable. Le scélérat l’attire dans un lieu écarté où il espère pouvoir cacher son crime. Il la frappe d’un coup de poignard ; elle tombe en invoquant le nom de la Vierge. Lucifer, qui avait ordre de la sauver, mais qui n’a pu y parvenir, est auprès d’elle ; il reconnaît bientôt qu’un prodige va s’opérer. « Elle est morte, et cependant, dit-il, son ame n’est ni montée au ciel ni descendue dans l’enfer, et elle n’est pas non plus entrée dans le purgatoire. » Tout à coup, au son d’une musique céleste, la Vierge apparaît au milieu d’un chœur d’anges. Elle s’approche d’Octavie et la touche de ses mains. Le seul Lucifer a aperçu la reine des cieux, invisible pour les yeux mortels. À l’aspect de sa plus puissante ennemie, de celle qui a brisé son empire, de douloureux souvenirs s’agitent en lui, il sent plus vivement les angoisses du désespoir éternel, et pourtant, subjugué par une puissance surnaturelle, il se prosterne, il gémit de ne pouvoir s’associer au culte que l’univers rend à la mère de Dieu, il célèbre comme involontairement ses perfections infinies, sa puissance illimitée, les récompenses qu’elle accorde à ceux qui lui ont voué une dévotion particulière. Ses transports, le tremblement qui l’agite, le feu qui sort de ses yeux, les paroles entrecoupées qui s’échappent de sa bouche, étonnent et épouvantent un moine présent à cette scène, mais pour qui l’apparition céleste est restée non avenue. Le miracle est enfin accompli, la Vierge s’éloigne, et Octavie ressuscite.

Irrité, mais non persuadé par ce miracle, Ludovic persiste dans son impiété. Vainement Lucifer tente un dernier effort pour le convertir, vainement il lui annonce la mort qui le menace, la damnation qui doit la suivre et qu’une aumône faite à saint François peut détourner. Ludovic, averti qu’il n’a plus qu’un moment pour se repentir, brave encore la puissance divine. Au signal enfin donné par saint Michel, Lucifer s’empare de sa proie, et Ludovic disparaît au milieu des flammes. Le démon croit avoir accompli toute sa mission, déjà il vient rejeter le froc qui pèse tant à son orgueil ; mais saint Michel lui déclare qu’il lui reste encore à faire restituer aux pauvres tout ce que leur a dérobé le scélérat qui vient de périr. Pour exécuter ce nouvel ordre, Lucifer appelle Astaroth, un de ses lieutenans. Ce dernier prend la figure de Ludovic, fait convoquer tous ceux qui ont à se plaindre de ses spoliations et leur partage ses richesses. Lorsque cette œuvre de réparation est terminée, Lucifer, dépouillant enfin le costume monacal, raconte en peu de mots, au peuple accouru de toutes parts sur le bruit de la prétendue conversion de Ludovic, les étranges évènemens qui viennent de se passer. « Demain, dit-il, le père gardien, qui a tout vu, à qui Dieu a tout révélé, vous donnera, dans un sermon, des explications plus complètes. Et maintenant, François, la trêve est expirée entre tes enfans et moi. Je redeviens ton plus grand ennemi. Veille sur eux. Puisqu’il ne m’est pas permis de les priver de leur subsistance, c’est en attaquant leur vertu que je satisferai ma haine. »

Ainsi se termine le Diable prédicateur. Nous ne donnerions pas de cette comédie une idée complète si nous n’ajoutions que l’auteur, fidèle à la mode de son temps, a mis au nombre des personnages un gracioso qui occupe même dans la pièce une place très considérable. C’est un frère lai, poltron, menteur et surtout gourmand, que Lucifer s’amuse à tourmenter dans ses momens de loisir. La grossière et joviale sensualité du frère Antolin, son ignorance, l’impossibilité où il est de s’élever à aucun sentiment exalté, à aucune pensée de dévouement et de sacrifice, forment avec la nature du sujet un contraste qui n’est pas dépourvu d’art, et qui d’ailleurs produit des effets d’un très bon comique.

En faisant la part des idées religieuses du temps, reproduites par le poète avec une force de vérité qui nous transporte en quelque sorte au milieu de son siècle, il est impossible de ne pas reconnaître dans l’ensemble de cette composition un caractère de grandeur et d’originalité qui en explique le long succès. C’est incontestablement une conception neuve et forte que la position de Lucifer, condamné à travailler contre lui-même, à faire usage pour sauver les hommes des puissantes facultés qu’il emploie d’ordinaire à les perdre, gémissant de ses propres succès et y trouvant la plus cruelle de ses tortures. Nous avons déjà dit ce que nous trouvions d’imposant dans le rôle du père gardien. La pureté vraiment céleste de la malheureuse épouse de Ludovic, l’angélique douceur de sa piété, jettent au milieu de ces sévères créations un charme tout particulier et d’une nature assez rare sur la scène espagnole.

Rien, peut-être, ne prouve mieux le changement qui, quoi qu’on ait pu dire, s’est depuis long-temps déjà effectué dans la manière de penser des Espagnols, que ce qui est arrivé au Diable prédicateur. Cette pièce qui, au XVIIe siècle, et pendant une grande partie du XVIIIe, était pour les fidèles une œuvre d’édification, un moyen de ranimer leur dévotion, qui, lorsqu’on la remettait à la scène, tenait lieu, pour ainsi dire, d’un sermon en faveur de l’ordre des franciscains et d’un panégyrique de leur saint fondateur, avait fini par affecter les esprits d’une tout autre façon. L’autorité, s’apercevant qu’elle jetait du ridicule sur les ordres religieux, en avait défendu la représentation, au moins dans la capitale. Lorsque la révolution de 1820 vint briser l’autorité de la censure et proclamer la liberté absolue du théâtre, je me trouvais à Madrid ; je vis représenter le Diable prédicateur en présence d’un public nombreux, dont les démonstrations n’étaient pas très différentes de ce qu’eussent été celles d’un parterre parisien du second ou du troisième ordre. Évidemment il ne saisissait pas le côté vraiment dramatique de ce qu’il avait sous les yeux, il ne voyait que la bizarrerie des préjugés et des habitudes de la vie monacale, il en riait ; le véritable héros de cette comédie, c’était pour lui le frère Antolin, et elle se résumait presque à ses yeux dans la guerre burlesque déclarée par le démon à la gourmandise de ce facétieux personnage. Nous aimons mieux, à tout prendre, le public qui dans un autre temps s’associait à l’enthousiasme du poète en faveur de saint François et de ses disciples, sympathisait avec le père gardien, s’indignait contre la dureté de cœur de l’impie Ludovic, et sortait du théâtre l’ame remplie d’une pieuse terreur. Il pouvait n’être pas plus éclairé que le public d’aujourd’hui, mais il y avait certainement en lui plus d’imagination, plus d’aptitude aux émotions fortes et élevées.

Il est presque superflu d’ajouter que le discrédit qui avait ainsi frappé, dès le siècle dernier, le Diable prédicateur, avait atteint plus complètement encore, et d’ailleurs à plus juste titre, cette multitude de drames religieux dans lesquels des extravagances bien autrement choquantes n’étaient pas toujours compensées par d’aussi heureuses inspirations. Lors même que l’affaiblissement du fanatisme, ou, si l’on veut, les premières lueurs de l’esprit philosophique, n’eussent pas banni de la scène ces productions jadis si admirées, le changement qui s’était opéré dans le goût littéraire de la nation eût suffi pour les en exclure. Elles ne pouvaient manquer de tomber dans l’obscurité où disparurent indistinctement toutes celles des anciennes comédies qui, jugées par la nouvelle école d’après la rigueur des règles classiques, ne furent pas trouvées conformes à un système que leurs auteurs n’avaient pas connu ou n’avaient pas voulu suivre. Sur ce point plus que sur tous les autres, la réaction fut rigoureuse jusqu’à l’injustice, parce que les Espagnols, en proscrivant ces objets de la pieuse admiration de leurs ancêtres, ne croyaient pas seulement faire preuve d’un goût plus pur, mais aussi d’un esprit plus éclairé, d’une raison dégagée enfin des préjugés superstitieux du moyen-âge. Pour être en mesure d’apprécier avec équité ce qu’il y a de beau, de noble, de partiellement vrai dans certaines erreurs, pour avoir la force de rendre hommage aux bons côtés d’un système justement condamné dans son ensemble, il faut avoir si complètement dissipé ces erreurs, si radicalement renversé ce système, que le retour n’en soit plus possible ; il faut même que depuis la victoire il se soit écoulé assez de temps pour calmer l’irritation de la lutte et pour rendre aux esprits la sécurité et le calme, indispensables conditions de l’impartialité. Les Espagnols de la fin du dernier siècle n’en étaient pas encore là, à beaucoup près, en ce qui se rapporte aux principes d’exagération et d’intolérance religieuses. Aujourd’hui même, malgré les pas immenses que la Péninsule a faits depuis trente années, les souvenirs de l’inquisition ne sont pas assez affaiblis pour que les hommes qui il y a vingt ans, tremblaient encore, sinon devant ses bûchers, du moins devant ses cachots, puissent entendre, sans une irritation à laquelle se mêle peut-être un reste d’effroi, la reproduction même la plus brillante et la plus poétique de ses odieuses maximes. L’éclectisme moderne, qui consiste à chercher dans le mal le peu de bien qui s’y trouve mêlé, et à l’en dégager en l’exagérant outre mesure, cette qualité ou cette maladie des intelligences blasées, dont l’Europe presque entière est aujourd’hui plus ou moins affectée, n’est pas encore, on le comprend sans peine, à la portée de l’Espagne. Les passions et les souffrances y sont trop vives pour se prêter à de pareils jeux. Nous ne nous étendrons pas plus longuement sur une idée dont les développemens nous entraîneraient trop loin. Il nous suffira, pour la rattacher au sujet qui nous occupe, de faire remarquer qu’elle explique ce qu’il y a d’excessif dans la défaveur où sont tombés, en Espagne, ces mêmes drames religieux dont la méditative et paisible Allemagne se plaît à exalter la sublimité parfois imaginaire.


Louis de Viel-Castel.
  1. Voyez les livraisons du 15 mars et 1er mai.