LE
THÉÂTRE EN ITALIE.

II.[1]
Les Théâtres Romains. — Meo Patacca et Cassandrino.

Les Romains ont eu de tout temps la passion du théâtre. Les Romains d’autrefois ne demandaient que deux choses à leurs maîtres : du pain et des spectacles ; les Romains d’aujourd’hui leur demandent des spectacles avant tout. Ce goût pour le théâtre est si prononcé, que le gouvernement, tout bigot qu’il est, a dû se résigner à le satisfaire ; Rome compte aujourd’hui huit théâtres, qui tous ont leur public ; Argentine, Valle et Apollo sont les principaux. Le théâtre Apollo date seulement de la domination des Français. Les préfets de ces barbares connaissaient le faible de leurs gouvernés ; pour les séduire, ils leur donnaient à la fois cette jolie salle de spectacle et la promenade du Pincio. Cette fondation et l’autorisation accordée aux comédiens de jouer en tout temps avaient rendu les Français populaires. Cependant, lorsque 1815 arriva, le peuple, qui aime à changer de maîtres, les vit partir avec plaisir ; mais le pouvoir restauré ayant décidé qu’à l’avenir les spectacles ne seraient ouverts que pendant le carnaval, et qu’en tout autre temps on ne laisserait jouer que des acteurs de bois, on les regretta. Cette mesure froissait singulièrement le goût national ; à la longue elle parut tellement odieuse, qu’il fallut bien la rapporter. On toléra donc les comédiens de chair et d’os, et l’on permit aux Romains récalcitrans de se damner en temps ordinaire comme en temps de carnaval. Le carême seul fut excepté. Pendant ce temps, tous les théâtres chôment, même les théâtres de marionnettes. Il est vrai que, par compensation, durant ce saint temps, les spectacles d’un autre genre ne manquent pas ; le peuple, qui trouve les théâtres fermés, remplit les églises.

Les petits théâtres de Rome, où l’on joue le mélodrame et la farce, ressemblent à ces jeux de paume enfumés de nos villes de province, où de pauvres comédiens de passage jouent par occasion. L’aspect des grands théâtres n’est guère plus séduisant. C’est là cependant que Pergolèse, Cimarosa et Rossini ont débuté tour à tour, jetant, avec la prodigalité du génie, leurs divins chefs-d’œuvre à la foule passionnée. Au premier coup d’œil, on dirait de poudreux bazars autour desquels seraient appendus des échantillons d’étoffes de toutes les couleurs. Chacun, en effet, orne sa loge comme bon lui semble ; les rideaux sont drapés ou forment baldaquin, et sur le devant des loges pendent des tentures de velours, de laine et de soie de toutes les nuances. Si ces draperies et ces tentures étaient de même époque, cette bigarrure serait peut-être agréable ; malheureusement il y a là du vieux et du neuf, et même le vieux domine. Cette variété est donc assez déplaisante ; mais chaque propriétaire de loge peut se dire chez lui, et la vanité de chacun est satisfaite.

Les gens qui, lors du départ des Français, avaient substitué des comédiens de bois aux comédiens vivans, promulguèrent, vers la même époque, des règlemens de police pour les théâtres, qui sont peut-être tombés en désuétude, mais qui n’ont pas été rapportés. L’atroce et le ridicule les ont rendus fameux. Chaque place du théâtre devait être numérotée ; cent coups de bâton étaient immédiatement administrés, sur l’échafaud de la place Navone, au spectateur qui prenait la place d’un autre. Cinq ans de galères punissaient le spectateur qui cherchait querelle au portier du théâtre, chargé de distribuer les places, ou aux agens chargés de la police de la salle. Voilà de la justice tout-à-fait turque, et c’est à Rome qu’elle était rendue. Les condamnations à ces peines correctionnelles devaient être prononcées d’une manière sommaire par des inquisiteurs établis ad hoc[2].

La perspective de la bastonnade et des galères aurait dégoûté des amateurs moins prononcés que les Romains. Ils ne continuèrent pas moins de remplir les théâtres. Aujourd’hui même, malgré la médiocrité des acteurs et la nullité des pièces, ils ne les ont pas désertés. Ce goût pour les spectacles tient sans doute à la facilité qu’ils ont de se faire illusion. Leur imagination est vive et mobile, elle se plie merveilleusement à toutes les inventions, et obéit à toutes les volontés du poète. Au bout de quelques momens, le spectateur romain devient le confident et l’ami des personnages en scène, et se fait en quelque sorte acteur dans le drame. Cette facilité de sympathie est poussée à un tel point, qu’il n’est pas surprenant de voir des spectateurs passionnés interrompre la pièce, pour se porter, comme l’illustre chevalier de la Manche en pareille occasion, au secours de la vertu malheureuse et de l’innocence opprimée. En France, le spectateur a plus de vanité et semble toujours se tenir en garde contre l’illusion. Si par hasard il cède et s’y abandonne, c’est d’une manière toute fugitive. Ce genre de fascination n’a lieu d’ordinaire que dans certains momens vifs, quand l’action dramatique court et vous entraîne après elle.

Un soldat de Baltimore était de faction dans l’intérieur d’un théâtre. Au moment où l’acteur chargé du rôle d’Othello va frapper Desdemona, le soldat l’ajuste et lui casse un bras. Toute la salle se soulève et crie au meurtre. — Vous n’êtes tous que des lâches, leur dit le soldat en rechargeant tranquillement son arme ; vous laissiez faire ce maudit nègre. Il ne sera pas dit que, moi de faction, une femme blanche aura été étranglée par un pareil misérable.

Un acte isolé, comme celui de ce soldat, peut se concevoir, surtout de la part d’hommes simples et tout au premier mouvement. Ces actes sont bien autrement significatifs lorsqu’ils sont le fait d’une assemblée nombreuse. Ils caractérisent un peuple, sa manière de concevoir et de sentir. N’est-ce pas à Rome que, vers la fin du dernier siècle, se passa la scène singulière que nous allons raconter ? On jouait un drame tiré de l’histoire du moyen-âge, et qui avait pour titre le Tyran des Abruzzes. Le tyran a découvert l’amour d’un fils issu d’un premier mariage pour la belle Cornélie, qu’il vient d’épouser en secondes noces. Il ne doute pas que cet amour ne soit partagé, et il a résolu de se venger d’une manière terrible de l’infidélité de sa nouvelle épouse. Il appelle son fils, et lui mettant un poignard à la main : — Je viens de surprendre la coupable Cornélie avec un de mes majordomes, lui dit-il ; tu sais qu’en pareille occasion la loi veut que ce soit le fils qui venge le père, prends donc ce poignard et va tuer l’infidèle. — Le fils, dans son égarement, prenait le poignard… Alors tout le parterre se leva comme un seul homme : — Ne le croyez pas, elle n’est pas coupable ! criaient les uns ; — c’est un vieux coquin, un infâme qui veut te tromper ! disaient les autres ; — pas de poignard, rendez le poignard ! — répétait la foule unanime. Comme le fils hésitait et gardait le poignard, les plus emportés commençaient à l’injurier, et les menaces succédant aux injures, il fallut bien que l’acteur obéît, aux grands applaudissemens du public. Malheureusement, une fois le poignard rendu, la pièce, dont l’intrigue était rompue, ne pouvait plus continuer ; le fils du tyran se vit donc contraint de s’avancer vers la rampe de l’orchestre, et s’adressant aux spectateurs du parterre d’une voix humble et suppliante : — Je ne crois pas un mot de l’histoire que mon père vient de me faire, leur dit-il ; je sais parfaitement qu’il me trompe, et je vous assure que je ne veux nullement tuer Cornélie ; permettez-moi donc de reprendre le poignard… Ce ne fut que lorsqu’il eut donné sa parole d’honneur au public que, loin de faire aucun mal à Cornélie, il la sauverait, qu’avant dix minutes on aurait la preuve de ses bons sentimens, et qu’enfin tout s’arrangerait pour le mieux, qu’on lui permit de reprendre son arme et de continuer.

Même aujourd’hui ces scènes se renouvellent encore sur les théâtres de Rome, et il est tels rôles odieux dont les acteurs ne se chargent qu’à leur corps défendant, tant ils craignent les injures et quelquefois même les voies de fait de la foule. Ces scènes, nous le savons, scandalisent grandement certains voyageurs collets-montés, et parce que ce peuple se laissait aller volontiers à ses instincts, ils l’ont accusé de barbarie. Ceux qui se piquent d’austérité l’ont condamné avec colère ; les plus indulgens l’ont plaint. Ces emportemens sont peu raisonnables, et cette charité pourrait être mieux entendue. Cette facilité à s’émouvoir et à prendre à partie des ennemis imaginaires et même des fantômes est le propre des natures généreuses et naïves. Il n’y a que les gens blasés et les égoïstes qui restent toujours froids et raisonnables, qui calculent jusqu’à leurs émotions, et qui ne se passionnent que lorsqu’il le faut. D’un autre côté, doit-on réellement plaindre des hommes qui se rangent si volontiers du parti de leur plaisir, car se laisser aller à l’illusion du théâtre, c’est se tromper pour son plaisir ? C’est, dit-on, de leur part une sorte de prolongation de l’enfance ; mais où est le mal ? N’est-ce pas là au contraire qu’est leur bonheur ? Quelles jouissances sont plus vives que celles du premier âge ? et quels drames, dans l’âge mûr, nous ont jamais causé les mêmes émotions de surprise et d’intérêt que dans l’enfance les premières scènes venues d’un théâtre de marionnettes ? Plus tard nous analysons nos plaisirs, nous raisonnons nos jouissances, nous résistons de toutes nos forces à l’illusion, au lieu de nous laisser emporter par elle ; n’étant plus trompés, nous ne sommes plus émus, et partant nous cessons de jouir.

Les Romains se prêtent donc plus aisément peut-être qu’aucun autre peuple aux combinaisons plus ou moins vraisemblables de leurs arrangeurs dramatiques. Du moment qu’on les intéresse, ils sont satisfaits, et, loin qu’il faille les violenter, ils se livrent spontanément à qui les amuse. Il faut sans doute attribuer à cette heureuse disposition d’esprit l’inépuisable fonds de gaieté qui les console de tout, même de leur misère et de leur abaissement actuel. Cette gaieté est d’autant plus étrange, qu’une énergie sombre et contenue forme comme la couche la plus profonde, le tuf de leur caractère national. Cette gaieté surprendrait davantage si elle était plus franche et moins satirique. On a eu grand tort néanmoins de leur reprocher amèrement cette gaieté et de n’y voir qu’une sorte d’aveu, ou si l’on aime mieux d’acceptation tacite de l’état de dégradation où ils sont tombés. Il eût été plus exact d’en conclure que, sentant trop vivement cette même dégradation et comprenant trop l’impossibilité où ils sont de s’en relever, ils se faisaient pitié à eux-mêmes et se moquaient de leur manière d’être pour n’être pas obligés d’en rougir. Ce rôle, s’il est le plus philosophique, n’est peut-être pas le plus digne. Au lieu de plaisanter de leur avilissement, on aurait voulu qu’ils le sentissent ; au lieu de songer à se distraire de la perte de leur liberté, on aimerait mieux qu’ils s’en montrassent profondément affectés ; ils eussent, de cette façon, fait preuve à la fois de la noblesse de leur caractère et de la constance de leurs sentimens. On s’est en outre indigné de les trouver dans certaines occasions (par exemple lors du carnaval) l’un des peuples les plus gais et les plus fous de la terre[3] ; ces saturnales ont paru une sorte de contre-sens et leur ont attiré des reproches trop exagérés pour être tout-à-fait justes. Dans ces circonstances exceptionnelles, leur gaieté est en effet fort bruyante et tient presque du délire ; mais ce genre de gaieté, qui ne se manifeste que par de grands éclats, est propre surtout aux tempéramens mélancoliques et aux caractères habituellement graves, et nous le répétons, le peuple romain a dans le caractère un fonds de gravité triste qu’on découvre même sous toute cette joie.

Cette gaieté bruyante et désordonnée se retrouve également dans ces comédies populaires et dans ces farces qui charment le parterre des petits théâtres de Rome. Mais, au milieu de ces charges grotesques, on est surpris de rencontrer par instans de ces coups de pinceau vigoureux et naïfs, de ces touches pénétrantes qui démontrent une profonde connaissance du cœur humain, et qui rapprochent le poète comique du moraliste et du philosophe. Les auteurs de ces farces ne se sont cependant pas attachés, comme Molière et nos bons comiques, à peindre principalement les vices et les travers du cœur humain : les ridicules extérieurs les ont frappés davantage ; cette peinture des ridicules extérieurs, trop souvent exagérée, a dû nécessairement les faire tomber dans la bouffonnerie. Ils n’ont pas fait le portrait de la vie, ils en ont saisi la caricature ; mais il est certain genre de caricature qui approche plus de la ressemblance parfaite et qui fait mieux connaître l’original que le portrait le plus exact : il est telle habitude de l’homme que le grotesque seul peut bien exprimer.

À Rome, les principaux théâtres, ceux de musique exceptés, ne sont guère fréquentés du public et par les mêmes motifs qu’à Florence. Le Burbero benefico, don Desiderio, le Poeta fanatico, et cinq à six chefs-d’œuvre de Giraud, Goldoni et autres qui forment le fonds de l’ancien répertoire, ne sont plus ni joués ni jouables. Les Vestris, les Casaciello, les Pertica, les De’ Marini, ces bouffons pleins de verve qui ont fait les délices de l’Italie pendant le premier quart de ce siècle, ne sont plus là pour faire valoir ces pièces beaucoup trop vantées. Ces vieilleries sont donc laissées de côté, et les œuvres modernes ne sont pas supportables, surtout quand leurs auteurs visent au genre sérieux et à la comédie de caractère. Les pièces traduites et arrangées sont, à peu de variantes près, les mêmes qu’à Florence ; le lieu de la scène et quelques détails de mœurs sont seuls changés. Comme il faut, par exemple, qu’à Rome la bastonnade joue toujours un rôle, on ne manque jamais d’adapter quelques scènes à coups de bâton même aux pièces musquées de M. Scribe. Les pièces franchement bouffonnes, dans lesquelles l’acteur improvise sur un canevas donné et peut se livrer à sa verve, n’ont guère que le mérite de l’imprévu. Ces modernes atellanes sont pleines d’évènemens singuliers, de jeux de mots, de lazzis, de folies plus ou moins divertissantes ; mais on n’y trouve ni développement de caractères, ni progression d’intérêt, ni vraisemblance, ni mœurs ; aussi est-il impossible de voir jouer plus d’une fois ces bouffonneries, même celles qui d’abord nous ont paru les plus amusantes ; l’imprévu seul les rend supportables.

On conçoit cependant que ce genre de comédie ait séduit des gens de goût auxquels il paraissait tout nouveau. Desbrosses, ce spirituel voyageur, lors de son séjour à Rome, en fut en quelque sorte émerveillé. « Cette manière de jouer à l’impromptu, qui rend le style très faible, dit-il, rend en même temps l’action très vive et très vraie. La nation est vraiment comédienne ; même parmi les gens du monde, dans la conversation il y a un feu qui ne se trouve pas chez nous, qui passons pour être si vifs. Le geste et l’inflexion de la voix se marient toujours avec le propos au théâtre ; les acteurs vont et viennent, dialoguent et agissent comme chez eux. Cette action est tout autrement naturelle, a un tout autre air de vérité, que de voir, comme aux Français, quatre ou cinq acteurs rangés à la file sur une ligne, comme un bas-relief, au-devant du théâtre, débitant leur dialogue chacun à son tour[4]. »

Aujourd’hui que nous avons l’analogue de ce genre sur nos petits théâtres de Paris, et que même aux Français des armées d’acteurs qui se démènent avec plus ou moins de furie, et qui crient plutôt qu’ils ne parlent, ont remplacé les quatre ou cinq personnages des bas-reliefs d’autrefois, nous ne pouvons plus être ni si étonnés, ni si amusés.

Le caractère du peuple romain est l’un des plus difficiles à bien étudier, ce caractère variant selon les quartiers de la ville et manquant d’unité. Les habitans des quatorze quartiers de Rome sont divisés aujourd’hui en quatre classes bien distinctes : les Monteggiani, les Romani, les Popolanti et les Trasteveri. Les Monteggiani habitent les Sept-Collines, les Romani le Corso et tout l’ancien Champ-de-Mars, les Popolanti le quartier voisin de la Porte-du-Peuple, et enfin les Trasteveri le quartier situé au-delà du Tibre. Le caractère des Romani et des Popolanti, c’est-à-dire du peuple de la ville neuve, se compose d’un fonds d’énergie, de vivacité, et en même temps de douceur et de politesse qu’il doit sans doute au voisinage et à la fréquentation des étrangers. Les Monteggiani, ou peuple des monts, sont criards et méchans ; le peuple de Trastevere est féroce. — Passa, o mai più non passerai ! (passe vite, ou bientôt tu ne pourras plus jamais passer !) dira en tirant son couteau l’habitant de Trastevere à l’étranger qui s’arrête un moment devant sa maison pour admirer la superbe tête de sa femme ou de sa fille ; l’habitant des monts rassemblera ses compagnons pour le huer ou le poursuivre à coups de pierres ; le boutiquier du Corso l’éconduira avec quelque impatience, se permettant tout au plus une épigramme polie. Les nuances du caractère romain sont également tranchées quand on passe d’une classe à une autre. La populace, dans son ensemble, est grossière, passionnée, énergique, spirituelle. La classe moyenne, ou secondo cetto, qui, à sa tête, a les avocats et les riches marchands, ne manque pas non plus d’énergie ; elle unit à beaucoup de naturel et de simplicité un grand savoir-vivre ; son esprit est extrêmement fin, et son bon sens parfait ; il est vrai qu’elle lit Voltaire en cachette, et que, ne voulant pas se compromettre avec les gens puissans dont elle a besoin, elle doit comprendre et se faire comprendre à demi-mot. Si elle veut se moquer de ces puissans personnages dont elle n’ignore aucun des ridicules, sans cependant qu’il y ait là de petits journaux pour les lui faire connaître, ce ne peut être que d’une façon prudente, modérée, et à l’aide d’allusions détournées. L’esprit de la bourgeoisie est donc plutôt légèrement satirique que décidément méchant. Ces bourgeois de Rome, que nous autres Français nous regardons comme si grossiers, ne traiteront pas de scélérats ou tout au moins de malhonnêtes gens ceux qui diffèrent d’opinion politique avec eux. Ils mettent avec raison l’honnêteté et la probité en dehors des opinions politiques, en dehors même des opinions religieuses ; ils connaissent trop la vanité de ce qu’on appelle des opinions. L’exemple des hautes classes de la société n’est pas non plus perdu pour eux. Pour ma part, je dois l’avouer, j’ai plus d’une fois été surpris de la modération des personnages les plus influens de ces hautes classes, et de l’indulgence de bon goût qu’ils montrent à l’égard de leurs adversaires déclarés. Un monsignore romain, souvent même un cardinal, serre la main avec effusion à un homme qu’il connaît parfaitement pour déiste ; il ne l’appelle pas athée, et s’il le damne, c’est tout-à-fait mentalement. Le pape reçoit avec une courtoisie singulière les protestans qui lui sont présentés.

Cette tolérance est d’autant plus méritoire qu’elle n’est pas un effet de l’indifférence. Nous ne sommes plus au temps où les grands seigneurs romains, laïcs ou séculiers, récitaient en riant ces vers de Pulci quand on les interrogeait sur leurs croyances :

À dir tel tosto,
Io non credo piu al nero che all’ azzuro,
Ma nel cappone, o lesso, o vuolsi arrosto ;
E credo alcuna volta anco nel burro.
..............
Ma sopra tutto nel buon vivo ho fede,
E credo che sia salvo chi gli crede
[5].

Ne dirait-on pas nos marquis du dernier siècle répétant les prologues de la Pucelle ?

Aujourd’hui la haute société romaine a renoncé à ce ton de légèreté philosophique, et si tous ses membres n’ont pas la foi, du moins tous gardent les apparences, surtout avec les étrangers.

Une autre cause de la modération spirituelle de la bourgeoisie romaine et de son malicieux bon sens, c’est l’état de résignation forcée à laquelle elle est condamnée. Chacun de ces bourgeois de Rome sait bien que le mal est trop invétéré pour qu’aucun remède puisse le guérir ; ce qui existe ne peut pas ne pas exister ; et quand un malheur est inévitable, à quoi bon s’en indigner ? à quoi bon se mettre en colère et s’armer contre les hommes puissans qui gouvernent, si le lendemain de leur mort on court risque de les voir remplacés par de plus méchans qu’eux ? Les Romains, qui, ainsi que nous l’avons vu, se moquent volontiers d’eux-mêmes, ont donc mieux aimé railler leurs gouvernans que guerroyer contre eux ; Pasquin et Marforio ont été leur moyen d’opposition le plus énergique, car leurs colères et leurs vengeances sont toutes intellectuelles, et ils ne connaissent qu’une seule arme : l’épigramme.

À Rome, ce genre de vengeance n’atteint guère que les hommes, et ne s’attaque presque jamais aux choses. Le commun des voyageurs s’étonne en effet de voir les Romains, dans leurs contes et leurs facéties, se moquer si volontiers de leurs prêtres, pour lesquels ils montrent en apparence un respect qui approche de l’adoration. On a dit à ce propos qu’ils jouaient fort habilement la comédie, on les a même accusés d’hypocrisie, et l’on a été jusqu’à mettre en doute la sincérité de leurs croyances. On n’a pas voulu voir que c’était du prêtre qu’ils se moquaient et non de la religion, et qu’ils distinguaient soigneusement le dogme de ses ministres. Ils voient l’homme de trop près, et dans un trop complet déshabillé, pour ne pas être frappés de ses ridicules ; le dogme au contraire réside pour eux dans une sphère éclatante et sublime, entourée des triples voiles de l’adoration et du mystère. Les moqueries dirigées contre les abbés et les cardinaux romains n’atteignent pas plus la religion que les épigrammes de nos petits journaux contre les députés et les ministres n’atteignent la constitution. Les gens attaqués peuvent seuls leur donner cette portée, qu’elles n’ont pas. La moquerie romaine est celle du Lutrin, et non pas la moquerie philosophique de Rabelais, encore moins celle de Voltaire. Si parfois, à travers l’homme, les Romains s’attaquent à quelques abus de la religion, c’est plutôt pour se divertir à propos de ces abus que pour essayer de les réformer. Ils ont vu échouer trop d’attaques de ce genre pour n’en pas comprendre l’inutilité. Avant tout, ils veulent rire, et, comme des écoliers espiègles, ils saisissent l’occasion de se divertir, toutes les fois qu’ils la trouvent, sans grand souci du mal qu’ils peuvent faire.

Ces différentes manières d’être du peuple et de la bourgeoisie de Rome, et ces nuances tranchées de leur caractère, sont résumées sur la scène populaire par deux types fort distincts, également vrais tous deux : Meo Patacca et Cassandrino, Meo Patacca le Trasteverin, Cassandrino le bourgeois aisé.

Meo Patacca est le favori de la populace romaine. Les érudits prétendent qu’il descend de Maccus, ce paysan osque, héros des atellanes, dont il a la rustique et spirituelle insolence. Quoi qu’il en soit, Meo Patacca est un brave de la vieille roche ; il ne s’est jamais servi, comme les bravi actuels, d’une pierre cachée dans la main pour frapper ses adversaires à la tempe, ou d’un petit couteau de poche pour leur faire au ventre une étroite boutonnière. Il portait naguère un bon poignard à sa ceinture, et, le poignard étant défendu, il l’a remplacé par un bâton noueux ; son visage brun est encadré par d’énormes favoris noirs, et, sous son grand chapeau ou fungo (champignon), son œil brille d’un éclat vraiment fulminant.

Meo Patacca n’y va pas non plus de main morte ; il ne peut souffrir la contradiction, et il ne connaît qu’un seul moyen de persuasion : c’est d’assommer ses contradicteurs. Meo Patacca parle, du reste, le dialecte romain dans toute sa pureté. Il ne prononce pas une phrase sans en répéter le mot le plus énergique ; il ne dit pas à ses compagnons qui raisonnent : Faites cela ; — mais : Je veux que vous fassiez cela, je le veux[6]. Il avale toutes les syllabes finales des infinitifs. Il dit sape pour sapere, et fa pour fare ; ou bien il remplace les dernières syllabes de ces mots par la particule ne qu’il place à tout propos ; alors il dit fane pour fare, sapene pour sapere, chine pour chi, quine pour qui. Il se plaît encore à déplacer les l et les r ; quand il parle de sa gloire, il ne dit pas gloria, mais grolia, et jamais vous ne l’entendrez prononcer un d ; aussi dit-il quanno pour quando, anna pour andare.

D’autres fois il vous paraîtra tout-à-fait incompréhensible. Si par exemple vous le priez de vous rendre un service, et qu’il soit dans un moment de belle humeur et d’activité : mo ! s’écriera-t-il d’une voix tonnante. Que veut-il dire par-là ? Vous avez beau consulter tous les vocabulaires italiens, vous n’en saurez pas davantage, à moins qu’un des compagnons du bravo ne vous traduise ce mo par adesso ; vous comprenez alors qu’il a voulu dire tout de suite.

Meo Patacca ignore sans doute qu’il a eu Maccus pour aïeul. Il se prétend toutefois l’héritier direct des anciens Romains ; il vous parle du forum comme s’il y avait vécu, et de Marcus Brutus, de Jules César, et surtout de l’empereur Néron, comme d’amis qu’il aurait quittés la veille. Ce n’est cependant que vers la fin du XVIIe siècle, à l’époque du siége de Vienne par les Turcs, que Meo Patacca a commencé à faire parler de lui. Un poème héroïque en douze chants nous raconte ses aventures. Meo Patacca, vers ce temps-là, végétait sous quelque portail d’église des environs de la place Navone, vivant d’herbes sauvages qu’il allait cueillir dans la campagna, et ne mangeant qu’une fois l’an une poignée de friture ou une grillade de viande salée. Meo Patacca n’en était pas moins l’un des citoyens les plus fiers di sta gran Roma[7], comme disent encore les savetiers de Trastevere.

À la nouvelle du danger qui menace Vienne, ville chrétienne comme Rome, l’intrépide Meo Patacca rassemble ses camarades de Trastevere, les harangue et leur persuade de marcher au secours de cette ville amie du pape. C’est là le sujet du premier chant.

Au commencement du second chant, tous ces héros sont prêts à partir :

« C’était l’heure où les charcutiers ajustent avec des perches de grandes toiles sur le devant de leurs boutiques, et où les fruitiers et tous les vendeurs de comestibles en font autant ; l’heure où le soleil, cet ami si complaisant des glaciers, échaude les marchandises et brûle les marchands, s’ils ne prennent pas leurs précautions ; c’était midi[8] ! »

Meo Patacca, après avoir visité en détail tous ses bons amis qui vendent la robba magnaticcia (la mangeaille), se dispose à partir. Tout à coup il est entouré par une troupe de femmes qui arrivent en poussant des cris de désespoir et des hurlemens ; toutes s’arrachent les cheveux et paraissent en proie à la désolation la plus vive. Ce sont les femmes, plus ou moins légitimes, des héros que Meo Patacca a enrôlés ; elles viennent faire au chef des représentations éloquentes et refusent de laisser partir ses soldats. Quatre chants sont remplis de leurs plaintes, de leurs querelles et des répliques de Meo Patacca ; car ce héros galant, ne sachant à laquelle entendre, veut néanmoins répondre à toutes. Dans cette partie du poème abondent les détails satiriques, les saillies plaisantes, et une foule de mordantes épigrammes sont envoyées à l’adresse des personnages importans de l’époque. Enfin, à l’aide de son énergique volonté et de ses poumons vigoureux, Meo Patacca sort triomphant de cette lutte qu’il regarde comme la plus pénible qu’il ait jamais soutenue ; rien ne l’arrête plus, les tambours battent, les enseignes sont déployées, il va partir, quand arrive la nouvelle de la délivrance de Vienne par Sobieski.

Meo Patacca est désolé, car il voit d’un même coup s’évanouir son armée et ses espérances de gloire ; il finit cependant par se consoler de sa mésaventure ; il fait plus, il se décide à célébrer cette délivrance, qui s’est opérée sans son concours, par de grandes réjouissances. Il n’est pas bien certain, en effet, de n’avoir pas été pour quelque chose dans la déconfiture du Turc, qui, en apprenant sa prise d’armes, n’aura pas osé l’attendre de pied ferme. À cet effet, il convoque de nouveau ses compagnons d’aventures.

Dans les chants qui suivent, nous assistons aux préparatifs de la grande fête et à la fête elle-même, et nous retrouvons toujours Meo Patacca jurant, querellant, goguenardant, et se débarrassant d’une manière fort expéditive tantôt d’un rival, tantôt d’un insolent qui ose lui tenir tête. Mais la fête tire à sa fin, et Meo Patacca va être obligé de licencier une seconde fois son armée, quand tout à coup on apprend que la ville de Bude en Hongrie vient d’être emportée d’assaut par l’armée des chrétiens ; le bruit court en même temps que les juifs qui habitaient la ville se sont joints aux Turcs pour repousser l’assaut. À cette nouvelle, l’héroïque Meo Patacca se sent transporté d’une sainte colère ; ses compagnons sont encore réunis, il les harangue. Les juifs sont les alliés des Ottomans, il faut se venger des juifs ; la gloire qu’ils comptaient recueillir à Vienne, c’est dans le Ghetto (le quartier des juifs) qu’il faut l’aller chercher. Jamais plus belle occasion ne se présentera de venger le nom chrétien, et en même temps de remplir sa bourse. Les compagnons de Meo Patacca ne se le font pas dire deux fois ; ils se précipitent, à la suite de leur chef, vers le Ghetto, qu’ils attaquent et mettent au pillage pour la plus grande gloire de Dieu.

C’est par ce bel exploit que se termine le poème de Meo Patacca. Il y avait bien quelque chose à reprendre dans cette manière leste avec laquelle ce héros met un quartier de Rome au pillage ; mais devait-on y regarder de si près avec des juifs ? Joseph Berneri, l’auteur du poème, n’a donc pas hésité à le dédier à l’illustre D. Clément Rospigliosi, depuis Clément XI ; aussi ce poème est-il très orthodoxe, c’est un des livres favoris du peuple romain, et naguère encore Pinelli l’a illustré de ses compositions.

Berneri a chanté le plus glorieux exploit de Meo Patacca. Depuis son héros a beaucoup déchu. Quand le poignard fut prohibé, Meo Patacca, ayant persisté à en faire usage, se fit une mauvaise affaire avec les sbires, et fut obligé de gagner la Macchia, et de chercher fortune sur les routes de Piperno et d’Itri. Il n’en veut pas aux pauvres diables ; ce sont les riches seulement qu’il rançonne. S’ils n’ont pas sur eux d’argent comptant, il les emmène avec lui dans la montagne, et il adresse à leurs parens et à leurs amis une demande de fonds fort pressante que le prisonnier apostille. Si les parens et les amis sont trop long-temps à délier les cordons de la bourse, nouvelle missive à laquelle il joint une des oreilles du prisonnier. Si par hasard ceux-ci sont tout-à-fait récalcitrans, Meo Patacca envoie l’autre oreille que le nez ne tardera pas à suivre, car Meo Patacea a une volonté, il tient scrupuleusement sa parole, et ce qu’il a juré de faire, il le fait. Meo Patacca n’en est pas moins un excellent catholique. Il va à la messe et au salut le plus souvent qu’il peut, au risque même de se laisser prendre par les carabiniers, qui du reste ont pour lui beaucoup de respect. Il porte sur la poitrine la sainte croix avec ses mystiques inscriptions ; il croit fermement aux miracles, et il raconte en se signant que son grand-père faisait ferrer sa mule par saint Albo. Qu’était-ce donc que saint Albo ? Un maréchal-ferrant d’une grande piété et qui avait reçu le don des miracles. Lorsqu’on lui amenait un cheval, il lui ôtait tout simplement le pied, le portait à sa forge, y clouait un fer, et puis le rajustait à la jambe au moyen d’une prière et d’un signe de croix.

Quelle que soit la vivacité de son esprit et la singularité de son caractère, Meo Patacca est plutôt un héros épique qu’un héros dramatique. Il a cependant adopté le théâtre de Palla corda ; c’est là qu’il figure dans une foule de petits drames à coups de bâton. On a remarqué néanmoins qu’il n’était plus si méchant homme qu’autrefois, et que, par instans, et grace peut-être aux inspirations de la censure, il avait des retours à la vertu. Il ne fait plus le mal pour le plaisir de le faire, et s’il assomme encore le prochain, c’est à son corps défendant. Nous le retrouvons, par exemple, dans l’une des synagogues du Ghetto, empruntant l’argent des juifs, au lieu de le prendre de force, comme jadis. Il est vrai que le bravo a changé de costume, de caractère et d’état. Au lieu du fungo, de la veste et de la culotte de velours à double rang de boutons argentés, il a revêtu de méchantes guenilles, et tient, par son costume bigarré, le milieu entre Briguelo et Polichinelle. Il a aussi beaucoup perdu de son altière prepotenza ; la preuve, c’est qu’au lien de prendre il emprunte, et qu’au lieu de commander il supplie. Les juifs qui l’ont reconnu et qui lui gardent rancune lui prêtent quatre écus à condition qu’il en rendra douze. Meo Patacca consent à tout, résolu qu’il est à ne rien rendre du tout ; mais les juifs, qui connaissent leur homme, exigent encore une petite formalité avant de lui compter son capital : c’est qu’il se fasse juif. Meo Patacca, qui a grand besoin des quatre écus, consent encore ; alors les rabbins le saisissent et s’apprêtent à le circoncire. Meo Patacca avait oublié cette cérémonie préalable. À la vue de la lancette que tient un des opérateurs, il retrouve son caractère primitif, et c’est alors qu’il se met dans une terrible colère, et qu’avec son gros gourdin, il les assomme sur la place.

Marco Pepe est le seul des compagnons de Meo Patacca qui ose lui tenir tête. Marco Pepe a les dehors encore plus formidables que son ami, et quand il met le poing sur la hanche, que, se posant en matamore, il roule ses gros yeux et jure per Bacco ou la santissima madonna, on croirait que rien ne pourra résister à un si terrible champion. Mais si, par hasard, Meo Patacca se fâche, ferme le poing ou lève le bâton, Marco Pepe se fait petit et disparaît si lestement, qu’on dirait que la terre s’est ouverte sous ses pieds. On le cherche, on l’appelle : où est Marco Pepe ? Marco Pepe ne répond pas ; il s’est évanoui en fumée, ou bien, blotti entre deux bornes, caché dans un sillon, il attend que la colère de Meo Patacca soit passée. Malgré ses accès de poltronnerie et l’horreur qu’il a pour le bâton, Marco Pepe n’est pas moins l’inséparable compagnon de Meo Patacca ; c’est son contradicteur et son compère, son souffre-douleur et son ami. Il le suit comme son ombre, copie ses gestes, imite les inflexions de sa voix, convoite le même fiasco d’Orvietto et se passionne pour la même maîtresse. Il est vrai que Meo Patacca est toujours l’amant préféré, qu’il caresse les belles eminentes à la barbe de son débonnaire rival, et qu’il ne lui passe la bouteille que lorsqu’elle est tout-à-fait vide. Marco Pepe ne diffère de son compagnon que par un point capital, c’est que Meo Patacca ne craint rien, et que lui, Marco, a peur de tout. Marco Pepe, en effet, est le plus turbulent et en même temps le plus pacifique des habitans de Trastevere. C’est un tapageur timide, un poltron criard ; les Romains qui ont des prétentions au courage le renient, et disent que Marco Pepe est un Napolitain naturalisé. Il y a une chose certaine, c’est que Marco Pepe s’était fait connaître, sous ce même nom, bien antérieurement à la révolution de Naples de 1820. Le caractère de Marco Pepe a beaucoup d’analogie avec celui de Falstaff. Il est jovial, conteur et quelque peu philosophe ; les femmes qui le repoussent ne méritent, à son avis, ni un effort, ni un soupir, et le laurier n’est pour lui qu’une plante tout-à-fait vulgaire, qui sert plus encore à couronner les jambons que les héros.

Les Romains prétendent que ces types de Meo Patacca et de Marco Pepe ont tout-à-fait vieilli, et que ces deux personnages ne sont plus en aussi grande faveur qu’autrefois auprès du peuple. Ils ont certainement beaucoup à faire pour lutter contre les susceptibilités de la censure et contre l’inconstance du public, que séduisent les belles manières et les joyeux et élégans propos de Cassandrino, son rival lilliputien.

Cassandrino a, en effet, d’énormes avantages sur le mauvais drôle de Trastevere. C’est un homme d’un âge fort mûr, mais jeune de manières ; Cassandrino, malgré la cinquantaine, est aussi leste qu’un séminariste. Il est toujours bien poudré, bien peigné, coiffé d’un joli tricorne, et, à le voir dans son bel habit rouge, qu’on croirait taillé dans le manteau écarlate d’un cardinal, on le prendrait presque pour un porporato. Sa culotte est rouge comme son habit, ses bas blancs sont bien tirés, ses souliers sont luisans, et son linge est d’une blancheur irréprochable. Cassandrino, comme tous les bourgeois romains, a l’usage du monde et une entente parfaite des hommes et des choses ; il sait médire et flatter à propos, fait la sourde oreille quand on lui dit de dures vérités, et il faut qu’on l’ait cruellement poussé à bout pour qu’il laisse échapper un juron ou un mot grossier. Il peut avoir des momens de mécontentement et de mauvaise humeur, mais il est presque sans exemple qu’il se soit jamais mis en colère. C’est à ces aimables qualités, et surtout à la finesse d’esprit qu’il cache sous des dehors modestes, que le petit personnage doit la singulière faveur dont il jouit auprès du peuple romain, auprès des Romani et des Popolanti surtout, c’est-à-dire des habitans de la nouvelle Rome. Ceux-ci font fi de Meo Patacca, et l’appellent paltone ou villano.

Nous ne voulons en aucune façon discuter le plus ou moins de mérite dramatique des petites comédies qui sont représentées chaque soir au théâtre du palais Fiano. Nous voulons seulement faire connaître le personnage qui en est le héros, personnage typique, et dont les habitudes, les faiblesses et les ridicules nous initient merveilleusement à la connaissance du caractère romain.

Entrate, ô signori ! nous crie le portier du théâtre. Nous payons six baiocques, et nous entrons. La compagnie est tout autre que pouvait le faire redouter la modicité du prix. Six baiocques, c’est une somme pour un Romain. La bourgeoisie seule fait de ces dépenses-là pour son plaisir ; la canaille est donc restée à la porte.

Ce soir-là, nous avions le Voyage à Civita-Vecchia et une pièce féerique avec ballet.

Cassandrino, comme tous les vieux garçons, s’est aperçu un beau jour qu’il s’ennuyait affreusement. Il s’accorde cependant toutes les petites douceurs et se fait tous les jolis cadeaux qu’un vieux garçon à son aise peut se faire. L’habit qu’il porte, il en a fait venir le drap de France, et c’est le tailleur de son excellence qui l’a confectionné. Un de ses amis qui arrive de Genève lui a vendu une belle montre à répétition, qui est un bijou pour le travail et l’exactitude ; Cassandrino la fait sonner. Enfin, la veille encore, il a changé sa tabatière d’écaille contre une tabatière d’or. Que de raisons pour être heureux ! et cependant le pauvre Cassandrino s’ennuie. L’anitra con oliva qu’on lui sert pour le régaler lui paraît coriace ; les olives sont rances, et il trouve amer le vin d’Orvietto que lui verse sa gouvernante. Sa gouvernante elle-même lui déplaît, elle vieillit ; Cassandrino la gronde, mais, comme il parle haut, le son de sa propre voix lui porte sur les nerfs. Enfin, il est si dégoûté et si mécontent de tout, que, s’il n’était pas bon croyant, il se pendrait. S’il ne peut se pendre, il va du moins mourir de langueur. Sur ces entrefaites arrive un de ses amis qui lui parle d’un voyage qu’il vient de faire à Civita-Vecchia. Le voyage à Civita-Vecchia est pour un Romain ce qu’est le voyage à Dieppe pour un Parisien. « Per Bacco ! je suis sauvé ! s’écrie Cassandrino ; moi aussi, je vais voyager. » Il fait sur-le-champ ses préparatifs, met quelques pistoles dans sa bourse, garnit bien sa tabatière, enfourche Griletto, son petit âne, derrière lequel il a attaché sa valise, et le voilà trottant sur la route de Civita-Vecchia, un parasol ouvert sur sa tête pour se garantir de l’ardeur du soleil. — Ce personnage, il faut en convenir, est ingénieusement inventé. Il est bien de ce monde ; ses habitudes ne sont pas exceptionnelles, et dans une ville comme Rome, où il est si difficile de cacher un ridicule ou une faiblesse, on peut toujours, à l’aide d’une parenthèse adroitement jetée ou d’un détail brodé sur le canevas de chaque jour et connu de tous, lui donner le mérite de l’à-propos.

Cette fois, Cassandrino a parfaitement choisi le moyen de se désennuyer, car son voyage est rempli de mésaventures et d’incidens de toute espèce qui lui font très vivement sentir l’existence. À peine a-t-il fait deux ou trois milles sur la voie Aurélia, qu’il rencontre un voiturin qui vient de Civita-Vecchia et qui se rend à Rome. Cassandrino se croit obligé de saluer les voyageurs et de leur faire quelques politesses ; ceux-ci, qui sont en goguette, lui jettent des pelures d’orange et l’appellent Galeotto, parce qu’il porte un habit rouge. Pour comble de malheur, Griletto, qui a fait un maigre déjeuner, et qui sent un sac d’avoine que le voiturin a attaché sous un paillasson derrière le carrosse, fait volte-face et suit obstinément le malencontreux équipage. Cassandrino supplie, menace, et finit par se mettre dans une terrible colère contre son opiniâtre monture. Bataille entre Cassandrino et l’âne, qui gambade, jette à terre son cavalier, et s’enfuit en emportant la valise et les provisions du malheureux voyageur.

Nous retrouvons Cassandrino à l’osteria de Mala-Grotta. Il a rattrapé son âne, mais il a perdu son parasol. Il est tellement couvert de poussière, qu’on a peine à distinguer la couleur de son habit ; il est en outre si cruellement contusionné, qu’il ne peut s’asseoir, quoiqu’il soit rompu de fatigue, et la sueur ruisselle si abondamment de tous ses membres, que, comme Biblis, il a peur de se changer en fontaine. Le début est rude pour un homme qui aime ses aises ; aussi est-il déjà quelque peu dégoûté des voyages ; cependant il s’en faut qu’il soit au bout de ses peines.

Cassandrino, en arrivant à l’osteria de Mala-Grotta, a donné ordre à l’hôte de lui préparer un bon repas et de lui servir de son meilleur vin. Tandis que le dîner se prépare, Cassandrino, toujours tendre, et qui trouve l’hôtesse à son goût, papillonne autour d’elle, et, quand l’hôte tourne le dos, essaie de lui ravir un baiser. L’hôte s’est aperçu de la manœuvre du Lovelace ; il feint de n’avoir rien vu, mais lorsque Cassandrino se retourne pour embrasser sa femme, le rustre lui renverse sur les pieds un chaudron rempli d’eau à peu près bouillante. Cassandrino, rappelé de son paradis par cet avant-goût des peines de l’enfer, pousse des cris terribles. Fort heureusement pour lui l’eau n’était pas encore en ébullition, autrement il aurait eu les deux pieds cuits. Il en est quitte pour quelques échauboulures et pour une cuisson si douloureuse, qu’il en perd absolument l’appétit. Il ne faudra pas moins payer le copieux repas qu’on lui sert et auquel il ne peut toucher. En se levant de table, il met bien un poulet dans sa poche ; mais en se rasseyant il oublie le poulet, et son bel habit rouge est tout taché. Au moment de partir, l’hôte lui présente son compte. Cassandrino cherche vainement sa bourse ; sans doute il l’aura perdue au moment de sa chute. Il est obligé de donner sa montre de Genève en gage à l’aubergiste, qui ne veut pas le laisser partir sur sa bonne mine. L’aubergiste consent à lui remettre une dizaine d’écus sur ce gage ; Cassandrino les accepte en se résignant, et le voilà reparti sur son âne, qui paraît plus raisonnable.

Dans la scène suivante, Cassandrino arrive sur le théâtre poursuivi par des brigands. Griletto s’est emporté ; Cassandrino, à demi désarçonné, fait de vains efforts pour le modérer et pour retrouver l’équilibre, il finit par tomber lourdement au pied d’un grand arbre ; mais comme les brigands approchent et qu’il entend leurs grosses voix, il se relève aussitôt, et la peur lui rendant toute son agilité, il grimpe au haut de l’arbre, aussi lestement que pourrait le faire un habitué du mât de cocagne, et se cache dans le feuillage. Les brigands ne tardent pas à paraître. Barbone les commande. Barbone est, je crois, le dernier chef de bande qui ait fait trembler les Romains. Ses soldats sont armés jusqu’aux dents, et profèrent de terribles menaces contre le misérable qui les fait courir depuis si long-temps. S’ils l’attrapent, ils se proposent de lui faire souffrir mille tortures ; ils le crucifieront, le feront rôtir à petit feu. Cassandrino se fait le plus petit qu’il peut ; que n’a-t-il les ailes des oiseaux qui voltigent autour de lui ! Il consentirait dans ce moment à troquer sa coquette enveloppe contre celle d’un corbeau ou d’un hibou ; il consentirait à tout pour ne plus être Cassandrino.

Les voleurs, après avoir fouillé toutes les ornières, toutes les touffes de genêts, commencent à croire que le drôle leur a échappé et font mine de vouloir se retirer, quand tout à coup le malheureux, qui pour se distraire a eu la fatale idée de humer une prise de tabac, éternue d’une façon bruyante. Les voleurs lèvent les yeux et aperçoivent notre homme blotti sur sa branche comme un écureuil. Vingt carabines sont aussitôt braquées de son côté. Il faut voir l’agilité surprenante de Cassandrino grimpant de branche en branche et entendre ses supplications, ses invocations et ses attendrissantes apostrophes quand il se trouve le point de mire de ces coquins. Il finit par descendre ou plutôt par se laisser tomber de l’arbre, car ses forces l’abandonnent. Les brigands l’ont dépouillé en un clin d’œil. L’un d’eux s’empare de son bel habit rouge, un autre prend sa tabatière d’or, un autre son foulard anglais, et si on lui laisse sa culotte et sa chemise, c’est que le théâtre Fiano est astreint à respecter certaines convenances morales que la parfaite nudité du héros pourrait contrarier. La perruque même du voyageur excite la convoitise d’un coquin sur le retour ; il s’en empare, et la tête de Cassandrino décoiffée brille au soleil comme une vessie soufflée ; les brigands, que la tabatière a mis en belle humeur, plaisantent leur captif et l’appellent coccuzzolo, la citrouille ; des Parisiens auraient dit la coloquinte. — Si nous lui coupions les deux oreilles, la ressemblance serait plus parfaite encore, dit l’un des brigands. — Un moment, s’écrie Barbone, sachons auparavant si ses oreilles ne peuvent être bonnes à quelque chose. — Es-tu riche ? demande le brigand à Cassandrino. — Non, excellence, je ne suis qu’un pauvre homme. — Mais pour un pauvre homme tu avais là un bien bel habit rouge ? — C’est mon cousin le cardinal qui me l’a donné, excellence. — Et cette tabatière d’or ? — Excellence, c’est un présent d’un monsignore de mes parens. — À merveille ; eh bien ! prends cette plume et ce papier, et écris sur ce chapeau à ton cousin le cardinal et à ton parent le monsignore que, s’ils tiennent à te voir encore en vie, ils t’envoient sur-le-champ mille écus romains pour rançon. Pour leur prouver que nous ne plaisantons pas, et que ce billet est bien sérieux, nous y joindrons comme cachet une oreille du coccuzzolo, — ajoute le chef en tirant son poignard de sa gaîne. Toute la troupe applaudit. Le parterre applaudit aussi, car l’énergie du brigand lui plaît toujours, et ces bouffonneries sont à son adresse. Cassandrino se débat et cherche à s’enfuir. On l’entraîne vers le chef, et malgré ses cris et ses supplications il court grand risque d’avoir les deux oreilles coupées, quand tout à coup on entend une décharge de mousqueterie. Plusieurs brigands sont abattus à côté de Cassandrino ; les autres s’enfuient. Cassandrino, terrifié, se jette à plat ventre ; il ne se relève que lorsqu’il se trouve au milieu des carabiniers qui viennent de surprendre les brigands. Cependant ses infortunes ne sont pas encore à leur terme. Les carabiniers ne croient pas un mot du récit qu’il leur fait ; ils le prennent pour quelque brigand sournois. Ils lui lient donc les poignets, le font monter sur l’âne qu’ils ont retrouvé, et le ramènent à Rome escorté par les paysans, qui l’appellent ladrone, malandrino, et qui se promettent bien de l’aller voir pendre. C’est ainsi que finit le voyage à Civita-Vecchia.

On voit déjà par ce récit quelles sont les allures du héros des burattini ; on comprend sur-le-champ que son âge et ses habitudes de vieux garçon d’une part, et de l’autre sa trop grande tendresse de cœur, le rendront victime d’une foule de mésaventures comiques, dans lesquelles sa douceur, sa politesse, son savoir-vivre et ses autres belles qualités doivent tourner contre lui. Ce ne sont guère là que des intentions comiques sans doute, mais ces intentions sont heureuses ; elles donnent lieu à des développemens de caractère parfaitement vrais et à d’intéressantes études de mœurs. Ce que l’analyse ne peut exprimer, c’est la vivacité d’action, la prestesse et la vérité pleine d’esprit de ces bagatelles improvisées la plupart du temps. La gentillesse et l’espièglerie de ces petits personnages d’un pied de haut ne peuvent non plus se décrire. Le théâtre Fiano n’est rien autre chose, en effet, qu’un théâtre de marionnettes, mais ces marionnettes sont célèbres. Ces petits acteurs de bois luttent sans trop de désavantage avec les meilleurs comédiens de Rome. Le mécanisme qui les fait vivre est des plus ingénieux, il faut le dire. La combinaison des fils qui font mouvoir chacun des membres, en passant dans l’intérieur du corps, et des plombs dont ils sont lestés, de manière à pouvoir obéir à la moindre impulsion donnée, sans perdre jamais leur centre de gravité, permet d’exprimer jusqu’aux nuances du mouvement ; les yeux aussi sont mobiles et suivent l’inclinaison de la tête. Les décorations sont excellentes, et la hauteur des arbres, la grandeur des maisons, de leurs portes et de leurs fenêtres, sont parfaitement calculées pour des acteurs de douze pouces de haut. Ce qui prête par-dessus tout à l’illusion, c’est le naturel et la vivacité du dialogue improvisé, dialogue toujours gai, toujours spirituel, et qui du moins a le mérite de l’à-propos, ce qui à Rome est une véritable bonne fortune. Il n’est donc pas surprenant que les Romains raffolent de Cassandrino, et qu’ils remplissent chaque soir la petite salle du palais Fiano. Ils y rencontrent un ingénieux écho de leurs médisances, et trouvent l’occasion de rire malignement, sans presque rien dépenser, ce qui pour eux n’est pas le moindre des mérites.

Mais quelle est l’ame qui anime ces petits acteurs de bois, et qui leur souffle si à propos ces quolibets piquans, ces plaisantes reparties, et toutes ces drôleries satiriques, qui souvent amusent Rome tout un mois ? Ce charmant improvisateur, qui réunit à lui seul la verve de Carmontel, la finesse de Théodore Leclercq, le naturel parfait et la bonhomie comique d’Henry Monnier, c’est le bon M. Cassandre, joaillier du Corso. Pendant le jour vous le voyez dans sa boutique, la lime ou les pinces à la main, ajustant une pierre sur sa monture, ou fermant les anneaux d’une chaîne. Ne croyez pas trop à sa grande application, et voyez comme le bonhomme, tout absorbé qu’il semble, regarde sournoisement par-dessus ses lunettes ce qui se passe dans la rue. Un geste singulier l’a-t-il frappé, le soir même vous le verrez reproduit le plus exactement du monde au théâtre Fiano. Il y a toujours à Rome quelques fats de passage que leurs ridicules rendent célèbres ; quand notre joaillier aperçoit quelqu’un de ces messieurs dans le rayon de sa boutique, il quitte sa besogne et se place sur le devant de sa porte pour le bien étudier ; quelquefois même il se hasarde à le suivre, attrapant au vol quelques phrases singulièrement accentuées qui le soir feront les délices du parterre de Fiano. M. Cassandre, que le hasard seul a fait l’homonyme de Cassandrino, tout à la fois impresario, maestro et acteur, est donc en même temps un adroit et profond observateur, et par-dessus tout cela il est doué de l’heureuse faculté de pouvoir reproduire ce qu’il a observé avec une verve infatigable, et en faisant vibrer fortement la corde comique.

M. Cassandre est un Molière au petit pied auquel il n’a peut-être manqué, pour arriver à la renommée, qu’un champ plus vaste, c’est-à-dire un grand théâtre avec de bons acteurs vivans, et un pays où la censure n’existe pas. Les Romains prétendent que depuis un an ou deux le bonhomme commence à vieillir, qu’on s’en aperçoit à un peu de radotage et à une certaine stérilité d’invention dans les canevas et le dialogue, qu’on ne lui aurait pas reprochés il y a quelques années. Nous n’avons pu juger du plus ou moins d’exactitude de ces critiques ; tout ce que nous savons, c’est que M. Cassandre nous a fait passer de fort agréables soirées. Mais revenons au théâtre Fiano.

Cassandrino dilettante e impresario est l’une des pièces les plus amusantes de son répertoire. C’est une suite de scènes folles et singulières, imitées la plupart d’une comédie de Sografi. Les mœurs et les ridicules retracés dans cette petite composition n’ont pas d’analogues en France, et nous font connaître tout un coin des mœurs italiennes ; nous l’analyserons donc avec quelque détail.

Cassandrino s’est trouvé pris tout à coup d’une belle passion pour la musique, un peu tard, il est vrai ; mais comme toutes les passions sur le retour, la sienne est excessive, et il veut à toute force la satisfaire. Non content d’écouter, il pratique. Un jeune maestro de ses amis, qui le flatte pour en tirer quelques écus, lui persuade qu’il a une voix de soprano magnifique, qu’il excelle surtout dans le falsetto (la voix de tête), et qu’au besoin il remplacerait Davide ou Pacchiarotti. Cassandrino s’essaie donc dans les falsetti, et poursuit de sa voix aigre et chevrotante tous ceux qui viennent le visiter. Sa passion étant arrivée au plus haut degré, il avise un moyen merveilleux de la satisfaire. Il loue la salle de théâtre de Montefiascone, et le voilà impresario. Il recrute à grand renfort d’écus le tenore, la prima donna, le basso cantante, le basso buffo ; il se réserve les parties les plus élevées, où brille le falsetto. Puis il achète à l’un des vingt poètes de Montefiascone le libretto de Crolinda (Clorinde), qui lui coûte six écus, et il charge son jeune ami le maestro de faire la musique de ce poème, lui recommandant surtout de lui ménager les falsetti les plus brillans.

Le plus difficile n’est pas de recruter la troupe, d’acheter le poème et d’en composer la musique ; c’est de mettre tout ce monde d’accord, et d’accord de toutes les manières. Cassandrino est plein d’ardeur ; il connaît les hommes, il sait ménager leurs passions ; son éloquence est insinuante, sa conduite politique ; quelque difficile que soit cette entreprise, il la mènerait donc à bonne fin, s’il pouvait triompher de deux grandes faiblesses, de sa passion pour la musique d’abord, et de l’amour plus positif dont il vient d’être subitement pris pour la prima donna de son théâtre.

Malheureusement Cassandrino a pour rival le maestro. Le maestro est dans toute la fleur de la jeunesse. Il aime le plaisir et la bonne chère ; ses cheveux sont blonds, ses yeux bleus, son esprit est plus séduisant encore que sa personne, et il porte un bel habit vigogne. On reconnaît sur-le-champ à ce portrait Rossini, fameux par les ravages qu’il a faits parmi les reines de théâtre et les duchesses italiennes, fameux surtout par ce bel habit vigogne qui mit en gaieté toute la salle d’Argentine, le jour de la première représentation du Barbier, et qui faillit faire tomber la pièce. Le moyen de lutter contre un si formidable rival ? Cassandrino, après l’avoir long-temps cherché, croit enfin l’avoir trouvé. Il remplace sa perruque poudrée par une perruque blonde, il saupoudre de jaune ses sourcils blancs, il quitte le surtout écarlate, il endosse un habit vigogne, et, dans cet accoutrement vainqueur, il se présente à son adorée. Celle-ci feint malicieusement de ne pas le reconnaître ; et comme il s’est fait annoncer sous le nom d’Ettore Cassandrino : — Vous êtes sans doute le fils de ce bon M. Cassandrino ? lui dit-elle avec une feinte affabilité. — Nullement, madame. — Vous êtes donc son neveu ? — Pas davantage. — Vous avez tort de vous en défendre ; M. Cassandrino est un bien respectable vieillard. Je suis persuadée qu’il n’a oublié aucun de ses neveux dans son testament. Le pauvre homme ! il est bien cassé ; encore un an ou deux, et chacun de vous aura sa part. — Je le croyais au contraire un homme dans toute la force de l’âge, sage, rangé, et surtout extrêmement généreux… On le dit aussi excellent comédien. Peut-être a-t-il voulu rire et mystifier ses nouveaux camarades. — Lui, sage, oh ! non pas ; c’est un vieux débauché, qui se donne les airs de faire la cour à toutes les jolies filles. — Il n’en adore qu’une seule, et c’est… — Ne me parlez pas de sa générosité ; il est si avare, qu’il n’a pas encore fait le plus petit présent aux dames de la troupe qu’il a rassemblée. — C’est qu’il ne veut leur en faire que de magnifiques. — Je n’en crois rien. — Tenez, par exemple, il m’a chargé de vous offrir cette bague ; c’est un superbe brillant qu’un juif de Civita-Vecchia lui a vendu.

Cassandrino veut passer au doigt de la prima donna un anneau orné d’une énorme pierre. — Ce brillant m’a tout l’air d’un morceau de cristal taillé ? — En conscience, c’est un diamant de la plus belle eau. — Oui, d’une aussi belle eau que celle que contenaient les carafes auxquelles il a pu autrefois servir de bouchon. — Vous êtes une ingrate !… Eh bien ! pour vous convaincre de l’affection qu’il vous porte, il a encore voulu que je vous misse au cou cette superbissime chaîne. — Non pas, non pas ; je ne porterai jamais ses chaînes, surtout ses chaînes de cuivre. — Ah ! cruelle !… il porte bien les vôtres, et les vôtres sont-elles dorées… Croyez-moi, écoutez-le, aimez-le, et, possédât-il tous les trésors de la terre, il les partagera avec vous ; son palais de Rome, rempli de magnifiques tableaux, sa belle villa de Montefiascone, deviendront votre palais et votre villa !…

Ce dialogue ne manque, comme on voit, ni de grace, ni de finesse ; il est de plus franchement comique, et il exprime d’une manière fort heureuse ce mélange de passion et de timidité prudente d’un amoureux de soixante ans. Mais lorsque Cassandrino, qui peu à peu se livre avec plus de confiance à sa passion, parlant tantôt au nom de son oncle supposé, tantôt en son propre nom, se met à faire, avec la ridicule vanité d’un vieux garçon, l’inventaire détaillé de son palais et de sa villa, nommant le tapissier qui les a décorés, les marchands à la mode qui lui ont vendu ses meubles, son argenterie, ses livres, ses tableaux, la scène devient excellente, et il est impossible de ne pas rire aux larmes en voyant le malheureux suer sang et eau pour faire entrer dans la tête de la coquette prima donna, et cela sans se donner trop de ridicule, cette proposition si simple : mon rival est jeune et beau, mais moi je suis riche, bien placé dans le monde, et ma personne ne manque pas non plus d’agrément.

Cette scène est d’un comique d’autant plus fin que Cassandrino a la conscience de son âge et de ses imperfections, et que doutant de lui, il s’efforce de faire pencher la balance en sa faveur, grace à tous ces petits avantages qu’il regarde comme lui étant en quelque sorte personnels. Lorsqu’à l’aide de cette éloquence positive il croit avoir réduit la cruelle, il sort de sa prudente réserve et se précipite aux pieds de la prima donna ; celle-ci se penche vers lui, et lui arrachant sa perruque blonde, elle le regarde fixement, puis poussant de grands éclats de rire, elle s’enfuit en s’écriant : C’est lui ! c’est bien lui !…

Tout autre à la place de Cassandrino serait découragé ; lui, au contraire, sent redoubler sa passion. — Patience passe science, se dit-il, je puis ne pas lui plaire aujourd’hui ; mais les femmes sont changeantes, et puisqu’elle ne m’aime pas aujourd’hui, il est probable qu’elle m’aimera demain. Pour se consoler, il se rappelle les succès de sa jeunesse. Ce monologue de Cassandrino, rempli de parenthèses et de digressions, est aussi fort plaisant, surtout quand, à la suite de ces maximes générales à l’aide desquelles il essaie de se donner du cœur, il en vient au détail des petites infirmités qui, bien qu’il soit encore à la fleur de l’âge, lui rendent assez pénible le métier d’amoureux. — D’abord il dort mal, mais cela tient à l’excès de chaleur de son sang. Il regrette aussi les six dents qui lui restaient, et qu’il a remplacées par un ratelier qui le gêne cruellement, et qu’il craint de voir tomber dans son assiette ou d’avaler toutes les fois qu’il mange avec appétit. Il se sent en outre fort gêné par son habit vigogne et par son pantalon, que le tailleur anglais de la rue du Babouin a fait si juste, qu’une fois à genoux il lui est fort difficile de se relever. Sa complainte ne finirait pas si tout à coup il ne se rappelait qu’on l’attend pour la première répétition de l’opéra de Crolinda.

Auteurs et acteurs sont réunis dans le ridotto (foyer) du théâtre de Montefiascone, autour d’un méchant piano auquel le maestro est assis. Le ridotto sert en même temps de salle de répétition et de cuisine pour la troupe, et, tandis que les virtuoses s’exercent, le tournebroche marque la mesure. Rien de vif et de plaisant comme les débats de ces pauvres diables de musiciens. L’amour-propre le plus naïf et le plus exalté, l’ambition la plus folle, tournent la tête de ces grotesques personnages, et tous étalent à la fois les prétentions les plus extravagantes. Le ténor est Napolitain, et ne peut prononcer que la moitié des mots ; le basso, de son côté, veut que chaque morceau à effet qu’il doit chanter finisse par le mot patria, parce qu’il sait que les provinciaux applaudissent toujours ce mot avec fureur. La prima donna, qui autrefois a débuté au cirque de Guerra, et qui excelle dans l’équitation, exige absolument que sa première entrée ait lieu à cheval, et que ce cheval soit blanc ; il faut, en outre, que les mots aurore et speranza, sur lesquels elle s’est particulièrement étudiée à faire des roulades, remplacent tels autres mots du libretto. Ces conditions remplies, la répétition commence.

Le basso est enrhumé et chante du nez comme un rabbin. Le ténor a une admirable voix ; malheureusement il prononce à la napolitaine, et il est impossible de comprendre un mot de son rôle. La prima donna est sans doute excellente écuyère, mais elle ne peut saisir sans fausser le passage de tel ton à tel autre ton ; enfin les falsetti de Cassandrino égaient toute la troupe, qui ne cesse de rire que pour se révolter contre le maestro. Le maestro, de son côté, est furieux contre chacun des acteurs, qui ne comprennent pas sa musique. Aux mots piquans succèdent les personnalités cruelles. Quels que soient les griefs de Cassandrino contre le maestro son rival, comme il voit que son opéra va manquer, il essaie de s’interposer entre ces disputeurs acharnés ; ses efforts sont vains, et il dépense en pure perte toute son éloquence mielleuse. Le poète s’acharne contre le maestro, qui l’appelle paltone (gueux) ; les épithètes les plus brutales sortent à la fois de toutes les bouches ; le ténor se fâche en napolitain, la prima donna crie de la gorge, le basso mugit comme un bœuf, tous frappent à la fois du poing sur le misérable piano, qui chancelle, tombe avec fracas, et se brise en mille pièces ; les disputeurs en ramassent les morceaux et se les jettent à la tête. La prima donna a subitement quitté le champ de bataille ; le maestro, après avoir souffleté le poète, s’est empressé de la suivre. Peu à peu l’harmonie commence à renaître dans la troupe, tout à l’heure en si grand désaccord ; c’est alors que l’on s’aperçoit de l’absence du maestro et de la prima donna ; on court après eux, on les cherche de tous les côtés, et bientôt on apprend que tous deux roulent en chaise de poste sur la route de Florence, emportant, l’une ses appointemens, l’autre le prix de son opéra, que Cassandrino a payé d’avance. C’en est fait, le malheureux impresario voit s’évanouir du même coup ses espérances de gloire, de fortune et d’amour. Crolinda ne sera pas joué, et il va lui en coûter pour la location du théâtre et des acteurs deux milliers d’écus. Mais ce n’est pas son argent qu’il regrette, c’est l’ingrate qui s’est enfuie !

Outre ces petites comédies de mœurs et ces parades satiriques, le théâtre Fiano a encore ses mélodrames fantastiques et ses ballets. Ces pièces à grand spectacle sont le triomphe de la mécanique. Les bons et les mauvais génies, les géans et les nains, les magiciens et les fées, le diable et toute sa séquelle sont les personnages ordinaires de ces pièces, dans lesquelles Cassandrino remplit toujours le rôle le plus important, démolissant les géans, narguant les magiciens, courtisant les sylphides et les fées, et sablant l’orvietto à la barbe du diable, quand le diable ne lui escamote pas subtilement le verre de vin de six lignes de haut qu’il vient de remplir avec tant d’adresse.

Dans l’une de ces folies, Cassandrino, protégé par une fée, se rend dans le château d’un malandrin qui a trois fois sa taille, et dont il aime la fille. « Si le géant te menace, et que tu veuilles rompre le charme, lui dit la bonne fée, saute-lui à la barbe, il ne pourra plus te faire aucun mal, et deviendra ton esclave soumis. » Cassandrino est d’abord parfaitement accueilli par le géant. « La fée se trompait, se dit-il à part ; ce géant-là est le meilleur enfant du monde. » Le géant prend de l’humeur et se fâche. « La fée pourrait bien avoir dit vrai ; maudit géant ! prends garde à ta barbe. » Le géant devient insolent et menace. « Ah ! malandrin, nous allons te mettre à la raison. » Le géant appelle ses gardes, et veut le faire décapiter. « Allons, l’instant est venu ! courage, mon ami ! » Et Cassandrino se pend à la barbe du colosse, qui n’est plus que son très humble serviteur. Ces pièces finissent par des divertissemens et des ballets admirables de naturel et de mouvement. Ces petites poupées font les ronds de jambe les plus étonnans, se donnent des graces, battent des entrechats et pirouettent à qui mieux mieux. Les solos surtout sont merveilleux ; c’est la parodie la plus amusante des premiers sujets de San-Carlo ou de la Scala. L’illusion est vraiment singulière. Mais croirait-on jamais que la pudique censure romaine ait eu la folle idée de faire porter des caleçons bleu de ciel à ces ballerines de dix pouces de haut ? Pour compléter le ridicule, il aurait fallu interdire les coulisses du théâtre aux spectateurs, auxquels les voluptueux ronds de jambe de ces dames auraient pu donner des idées.

Nous achèverons de faire connaissance avec Cassandrino en le suivant au milieu des fêtes populaires du pays. C’est là surtout qu’il se montre franchement Romain, et qu’il se distingue par une activité d’esprit, une fraîcheur de sentiment et une mobilité d’allure fort singulière à son âge.

Lorsque les moissons et les vendanges sont faites dans la banlieue de Rome, qui n’est pas tout-à-fait aussi inculte qu’on l’a bien voulu dire, lorsque les premières bouffées des vents du nord ont rafraîchi l’atmosphère embrasée et emporté les fièvres d’été, le peuple romain se repose avec abandon des énormes fatigues que lui ont causées une vingtaine de journées de travail, durant lesquelles les uns ont rempli leurs caves et leurs greniers, et les autres ont gagné quelques écus en les aidant. C’est le moment des fêtes d’octobre, les plus animées après celles du carnaval. Le jardin de la villa Borghèse, ce parc sans égal au monde, est le lieu que les Romains choisissent de préférence pour se livrer à ces divertissemens. La villa Borghèse l’emporte même sur le mont Testaccio, cette colline de pots cassés. Des orchestres en permanence et des jeux de toute espèce s’y établissent ; on y boit du vin d’Orvietto et du vin doux autant que la bourse et la cervelle le permettent ; on y mange autant que des Romains peuvent manger ; on y gambade, on y danse, on y chante, on y hurle. C’est un spectacle de folle licence, de joie effrénée. La villa Borghèse, durant ces jours des fêtes d’automne, présente la fidèle image de ce pays de Cocagne si admirablement décrit par les poètes populaires du pays. De tous côtés, on y voit des feux de joie, des arcs de triomphe, de la bonne chère ; de tous côtés retentissent les chants et le bruit des instrumens, et coulent des fontaines de bon vin[9] ; de tous côtés, au lieu des fades odeurs de la myrrhe et de l’encens, on respire les parfums d’excellens jambons ou de côtelettes grillées[10].

Cassandrino, en se mêlant aux fêtes de la villa Borghèse, a fait la rencontre d’une belle eminente, et, selon sa coutume, il est devenu subitement amoureux. Disons d’abord que les eminentes de Rome sont les femmes des marchés, qui, dans ces grandes occasions, ne portent que des robes de soie des couleurs les plus vives, et qui ne se croient pas décemment vêtues, si elles ne se couvrent de rubans bigarrés comme les madones. Cassandrino, depuis qu’il voit folâtrer autour de lui toutes les nymphes de la villa Borghèse, a des retours de jeunesse extraordinaires ; c’est au point qu’il finit par se tromper lui-même, et qu’il n’est pas bien certain d’avoir passé la cinquantaine. A-t-il des cheveux blancs ? Il en doute fort ; si sa tête est parfaitement blanche, c’est qu’il la poudre tous les matins. En faisant ces réflexions, il accoste l’eminente : « Le miel semble couler de vos lèvres avec chacune de vos paroles, lui dit-il galamment, et vos dédains ont la douceur de l’huile de Lucques[11]. » À la suite de ces aimables propos, il lui offre pour un paoletto de friandises. L’eminente n’a garde de refuser. Cassandrino, encouragé par ce premier succès, hasarde une déclaration plus claire. L’eminente est sur le retour ; elle songe dès-lors à se faire épouser, et répond au vieux garçon avec une sorte de timidité encourageante qui lui fait perdre la tête ; puis, sans lui laisser le temps de se reconnaître, elle le présente à son père le corroyeur, à son oncle le charcutier, à son cousin le fruitier. Cassandrino salue très profondément chacun de ces intéressans personnages, et chacun d’eux a grand soin de lui parler comme à un futur membre de la famille. Cassandrino se trouve engagé ; mais comme l’eminente lui semble adorable, il en prend fort bien son parti.

Ce qui fait tout le piquant de cette scène de la présentation, c’est l’air de politesse parfaite de Cassandrino et le beau langage qu’il affecte d’employer avec chacun de ses futurs parens, tandis qu’au fond il les méprise souverainement, et qu’il laisse même percer au dehors ce mépris par d’insolens à parte et par la manière aristocratique avec laquelle il estropie leurs noms. On voit que si la passion l’emporte, il ne se fait pas illusion ; plus tard il se promet bien de remettre chacun de ces drôles à leur place ; c’est avec ce mot plus tard que la faiblesse se tire toujours d’affaire. Cassandrino, comme tous les vieillards passionnés, songe d’abord à se satisfaire, et remet au lendemain l’examen du fâcheux côté des choses et la solution des embarras. Ce caractère est donc très finement tracé, et les situations qui aident à son développement sont bien choisies, dénotent une véritable connaissance du caractère humain, et ne seraient pas indignes d’un théâtre plus relevé. Telle est, par exemple, cette jolie scène dans laquelle Cassandrino reçoit la visite de deux grandes dames de sa famille. Le bruit du prochain mariage de leur cousin avec l’eminente est venu jusqu’à elles ; elles viennent lui faire des remontrances et l’engagent à ne pas se mésallier en épousant une fille des marchés ; au lieu de songer à déshériter ses parens, ne devrait-il pas penser qu’il a des cheveux blancs, et qu’il est temps de mener une conduite plus exemplaire ? Cassandrino a écouté avec un sang-froid merveilleux les remontrances de ses parentes. Quand elles ont fini, il leur fait des complimens sur leur bonne mine, leur air de jeunesse et l’excellent goût de leurs parures. Celles-ci reviennent à la charge ; Cassandrino les accable de choses flatteuses, leur parle de leurs enfans, qui sont de petits prodiges, et il demande à la plus vieille des nouvelles de son chien Parpaglione (papillon), qui est bien la plus délicieuse petite créature qu’il ait jamais vue. Les deux dames s’impatientent, l’appellent vieux débauché et se lèvent pour sortir. Loin de se fâcher, Cassandrino les reconduit galamment jusqu’à la porte, les saluant jusqu’à terre et les chargeant d’un million de complimens pour leurs amours d’enfans et pour l’adorable Parpaglione. Cassandrino, comme on voit, serait dans l’occasion un diplomate consommé.

Plus tard, nous retrouvons Cassandrino sur le chemin de la villa Borghèse. Il vient de se marier et cherche à s’étourdir. Il tient sous le bras la nouvelle épousée, et, se mettant au niveau de sa compagne, il chante de sa voix de tête ces jolis couplets d’une chansonnette populaire :

Or che ottobre e retornata
Sposa mia deletta e bella
Vuo, che andiamo in carretella,
Fuori, e dentrò la città
A Testaccio o Tor di Valle.
La faremmo i maccaroni,
Con buonissimi bocconi
Lieti noi sareni colà
[12].

L’eminente, qui, maintenant qu’elle est mariée, n’a plus de ménagemens à garder, lui répond très lestement :

Se non ho l’abbito nuovo
Con un altro cappelleto,
Sposo mio, comme ci metto
La campagna a passagiar.
Che diran l’altre paine ?
etc.[13].

Cassandrino s’exécute d’assez bonne grace et promet la robe et le bonnet.

— Ce n’est pas assez, lui dit la nouvelle épouse ; je trouve ridicule votre manière de vous habiller ; qui est-ce qui porte un habit rouge, un vilain chapeau à trois cornes, et des souliers à boucles ? Pourquoi n’êtes-vous pas costumé comme tous ces beaux étrangers que nous rencontrons dans le Corso ? — Cassandrino avoue modestement que jusqu’alors il avait cru que ses agrémens personnels devaient suffire, mais qu’à l’avenir il se mettra à la dernière mode. Ces conditions faites, sa femme lui permet de l’embrasser. Cassandrino lui serre amoureusement la taille, et tous deux disparaissent dans les bosquets de la villa Borghèse.

Cassandrino à sa toilette est excellent. Il endosse un paletot dans lequel il a peur de se perdre, il chausse des bottes qu’il a été obligé de prendre toutes faites, et qui serrent son pied osseux comme un étau ; il boutonne un pantalon anglais qui ne lui permet ni de s’asseoir, ni de se baisser, et à peine de marcher. À chaque pas qu’il fait, il pousse un profond soupir et jette un petit cri ; mais enfin il faut plaire, c’est maintenant une obligation. Cette pensée soutient son courage et l’aide à supporter son martyre.

Cassandrino consulte toutes ses glaces, et se regarde comme un cavalier accompli. Quel n’est donc pas son étonnement, lorsque sa femme se met à éclater de rire en le voyant ! L’infortuné a oublié ses cheveux poudrés, et sa tête, restée blanche, cause cette gaieté de mauvais augure. Il est trop tard pour remédier à cette imperfection ; ses nobles parens, qu’il a conviés à un repas de noces à la villa Borghèse, sont arrivés et l’attendent ; il cache donc le mieux qu’il peut ses cheveux poudrés à frimas sous son chapeau à la nouvelle mode, et les voilà partis pour la noce.

La fête a lieu dans le cirque de la villa Borghèse ; on boit, on mange, on rit, on danse ; c’est un bruit de violons, de hautbois, de tambourins et de castagnettes à devenir sourd. Il faut voir tous ces musiciens, qui n’ont guère plus d’un pouce de haut (la perspective le veut ainsi), s’escrimer à qui mieux mieux, l’un avec son archet, l’autre avec les cimbales ou les tampons de la grosse caisse ; il faut voir surtout le chef d’orchestre debout, l’archet à la main, marquant la mesure, et par momens se démenant comme un possédé quand il s’agit d’accélérer le mouvement d’une valse ou d’une galopade. Mais d’où vient qu’au milieu de toute cette joie Cassandrino, cet aimable boute-en-train, a l’air contraint et rêveur ? d’où vient qu’au lieu de rire il fronce le sourcil, qu’au lieu de danser il reste immobile comme un terme à l’un des coins du cirque, et qu’il repousse obstinément tous les verres pleins qu’on lui offre ? Faut-il attribuer cette morne attitude à la gêne qu’il éprouve dans son nouveau costume ? ou bien a-t-il fait tacitement le calcul de ce que lui coûteront ces folles prodigalités ? Nullement. Cassandrino a oublié qu’il avait des bottes neuves et un pantalon collant ; et, quant à l’argent, il s’en soucie dans ce moment comme des pierres du chemin. Mais alors pourquoi cet air maussade et désespéré ? Hélas ! il faut bien le dire, puisque Cassandrino lui-même, oubliant cette fois sa philosophie, semble prendre à cœur de le faire savoir à tous les invités : Cassandrino est jaloux ! Il vient de s’apercevoir qu’il avait un rival, et que ce rival ne paraissait pas indifférent à la mariée. Cassandrino, que sa gaieté et son sang-froid ont absolument abandonné, s’approche de sa femme et lui parle de se retirer ; celle-ci s’amuse et veut rester ; Cassandrino insiste, sa femme répond aigrement ; Cassandrino se fâche ; première querelle, dans laquelle tous les aimables parens de l’eminente que nous connaissons prennent parti contre le malheureux mari. Il cède donc et se résigne. Martyrisé par son costume à la mode, ruiné par les folles dépenses de cette journée, contrarié dans ses amours, le pauvre Cassandrino prend des airs féroces ; sa mauvaise humeur s’accroît d’instant en instant, et il se promet bien de se venger dans le tête à tête. Sans s’inquiéter de la colère de Cassandrino, sa femme danse et valse avec le rival préféré. C’est un jeune peintre français nouvellement arrivé à Rome et qui paraît très résolu et très insolent ; à Rome, c’est le caractère obligé du Français. Si Cassandrino se permet une observation, le Français le regarde de haut en bas avec son lorgnon et lui tourne le dos d’un air si méprisant, que le Romain perdrait patience s’il n’avait pas un peu peur.

La fête tire à sa fin ; Cassandrino a réussi à s’emparer du bras de l’épousée, et l’entraîne avec brusquerie. Le jeune fat la suit de très près, et, profitant du moment où le bonhomme a le dos tourné, il se permet avec elle des familiarités qui mettent toute la salle en gaieté. Le petit personnage exécute avec une précision des plus drôles cette pantomime fort leste, que nous ne décrirons pas ici. L’eminente, loin de paraître offensée de ces libertés, y répond par une œillade encourageante ; le rideau tombe, et l’on peut facilement deviner quelle dernière infortune attend le pauvre mari.

En effet, dans une autre pièce, reproduction littérale de George Dandin, ou qui n’est peut-être que l’ancien canevas italien sur lequel Molière a admirablement brodé, Cassandrino, qui ne peut se résigner à sa mésaventure, soutient avec sa coquette moitié une lutte toujours inégale. Celle-ci se moque de son vieux mari comme Angélique de George Dandin, et tandis qu’il dort, elle fait comme elle des escampativos. Mais Cassandrino s’est réveillé à propos, et quand la coupable veut rentrer, elle trouve la porte fermée ; celle-ci se livre tour à tour au désespoir ou à la colère, supplie ou menace. Cassandrino, que son ingratitude a ulcéré, est inexorable. Alors la rusée, au lieu de feindre de se frapper d’un couteau, menace son mari de se jeter dans un puits qui est près de la porte. Cassandrino tient bon et se permet même de mauvaises plaisanteries sur la légèreté des femmes, qui, dit-il, doivent surnager au-dessus de l’eau comme le liége. « Eh bien ! méchant homme, viens voir si je surnage. » L’eminente, en disant cela, ramasse un gros pavé qu’elle jette dans le puits, ayant soin de se blottir derrière le rebord. Cassandrino entend le bruit que fait la pierre en tombant ; il se désole, car au fond il a meilleur cœur que George Dandin. Il descend le plus vite qu’il peut ; il va chercher un crochet et se désespère en tirant du puits des roseaux qu’il prend pour des rubans, de la filasse qu’il croit être des cheveux, de vieux souliers et des chiffons de toute espèce qu’il reconnaît pour avoir appartenu à sa femme ; enfin, après de longs efforts, il ramène un poids très lourd : c’est le cadavre d’un barbet qui s’est noyé la veille. Cassandrino, que sa douleur rend aveugle, va le presser tendrement dans ses bras, quand tout à coup sa femme paraît à la fenêtre une lanterne à la main et l’apostrophe d’une façon brutale. L’infortuné croit voir un spectre, et, se mettant à genoux, implore son pardon ; c’est dans ce moment qu’arrivent les parens de l’eminente que le mari avait envoyé chercher. Il faut voir de quelle façon la mère traite le mari confus et repentant ! Elle ne lui dit pas comme Mme de Sotenville à George Dandin : « Vous m’engloutissez le cœur, parlez de loin. » Elle lui parle au contraire le plus près possible, en lui mettant le poing sous le nez et en accusant ce vilain hypocrite de vouloir déshonorer son enfant. Le père, qui est l’un des plus rudes paroissiens de Trastevere, engloutirait lui-même le malheureux Cassandrino, ou tout au moins l’assommerait sur la place, si l’épouse bien vengée n’implorait généreusement son pardon.

Nous voudrions compléter cette analyse du répertoire du théâtre Fiano, en citant quelques-unes de ces scènes que les Romains appelaient hardies, parce que sous le voile fort peu transparent dont on l’avait affublé, les spectateurs pouvaient trouver à Cassandrino des traits de ressemblance avec quelques-uns des célibataires âgés de la cour oligarchique et religieuse qui gouverne Rome ; mais ces petites pièces dans lesquelles, selon l’expression si juste de l’écrivain qui nous a le plus spirituellement parlé de l’Italie[14], les spectateurs coiffaient ce personnage séculier de la calotte rouge d’un cardinal, ou le chaussaient tout au moins des bas violets d’un monsignore, ces pièces, depuis Léon XII, sont soigneusement interdites. Cassandrino, en vieillissant, est d’ailleurs devenu d’une timidité plus que prudente sur ces matières réservées. À peine se permet-il l’allusion, et encore de la façon la plus détournée. Cassandrino maintenant ne craint plus tant de faire un éclat, car il sait fort bien qu’il ne compromet plus son avenir. Aussi, quand un frère le surprend aux genoux de sa sœur, lui parlant d’amour, comme dans le petit drame de Cassandrino élève en peinture, dont l’ingénieux écrivain que nous citions tout à l’heure nous a laissé l’analyse, il ne peut plus reprocher à la jeune fille l’imprudence qu’elle a commise de recevoir en tête-à-tête un homme qui ne peut pas l’épouser. Cassandrino est aujourd’hui dégagé de toute ambition ecclésiastique, il peut toujours se marier, et la plus grande obligation que la censure lui ait imposée, c’est qu’on ne puisse jamais le prendre pour un monsignore ou pour tout autre aspirant au cardinalat. Le jeune peintre qui, sous la perruque noire et les favoris énormes de ce nouvel élève, reconnaît la tête poudrée de l’ambitieux et coquet vieillard, ne pourrait donc plus lui dire : — Vous étiez venu pour prendre une leçon de peinture ; je vais vous la donner ; je commencerai par le coloris. Mes élèves vont vous dépouiller de vos habits, après quoi ils vous peindront le corps de la tête aux pieds d’une belle couleur rouge (allusion à un grand costume) ; et parvenu ainsi au comble de vos vœux, ils vous promèneront dans le Corso. — Cassandrino, depuis une dizaine d’années, a fait un grand sacrifice ; il a renoncé au rouge.

Le prudent personnage ne se permet donc plus que de légères épigrammes qui ne s’attaquent qu’aux personnes, et qui sont loin d’avoir le mordant des dialogues de Pasquin et Marforio. La reproduction des ridicules des grands personnages laïcs lui est rigoureusement défendue. À peine lui permet-on de se moquer sagement d’un moine bavard ou d’un abbé turbulent ; c’est déjà beaucoup qu’on lui laisse ses coudées franches lorsqu’il s’agit d’attaquer les ridicules des séculiers. Cassandrino le sait bien, il ne doit la vie qu’à cette modération de la censure à son égard. Cassandrino censuré perdrait à la fois sa verve, son à-propos et son savoir-faire comique.

Aujourd’hui le théâtre des Burattini est le seul, à Rome, où l’on retrouve encore la vraie comédie, c’est-à-dire celle qui s’attaque franchement aux ridicules des hommes, qui les moralise en les amusant et en leur plaçant courageusement le miroir sous les yeux. Que l’on brise ce miroir, ou que seulement on en altère le poli, de sorte qu’au lieu de reproduire l’expression et le jeu mobile de la physionomie humaine, il n’en puisse plus retracer que les lignes grossières et les traits généraux, et l’on tombe aussitôt dans la comédie de lieu commun ; la comédie vraie et franche, la comédie naturelle n’existe plus.

Nous doutons fort toutefois qu’il faille attribuer à l’amour de l’art, ou seulement à son intelligence, la modération de la censure romaine à l’égard de ce petit théâtre ; nous croyons plutôt que le gouvernement romain a trouvé les malices de Cassandrino trop peu offensives pour s’en inquiéter ; nous croyons aussi qu’on s’est cru obligé de respecter un droit acquis, en quelque sorte traditionnel, et de faire comme le voisin. Dans ce siècle, qu’à Rome comme ailleurs on appelle le siècle du progrès, on a craint de paraître rétrograde en se montrant trop ombrageux. D’un autre côté, si Meneghino, le Docteur, Stentarello et autres avaient leur franc parler sur certaines matières, à quel titre aurait-on pu fermer la bouche à l’aimable et discret Cassandrino ? Cette fois donc on a laissé dire et laissé faire, chose rare en Italie, et si parfois le héros des Burattini s’émancipait un peu trop, l’action de la censure ne s’est fait sentir que par de paternels avertissemens[15].

Félicitons-nous de cette indulgence qui laisse toute liberté au pinceau, toute naïveté et toute franchise à la touche. Ce petit tableau de mœurs y a gagné ; le mouvement des groupes en est plus vrai, le coloris plus local, l’ensemble de la composition plus saisissant. Au lieu de ces insipides banalités des grands théâtres qu’on appelle comédies nobles, de ces prétendues peintures de l’homme où l’homme ne ressemble plus qu’à une froide statue jetée toujours dans le même moule, nous avons eu un portrait de l’individu, portrait chargé, mais toujours vivant. Là, au lieu de parler un langage uniforme et apprêté, de s’exprimer en style soutenu (sostenuto), et d’obéir infailliblement à certaines données ridicules, chaque personnage conserve le caractère et parle le langage de sa caste et de sa nation ; Stentarello et Cassandrino sont bien chacun de leur pays : l’un Florentin, l’autre Romain.

Chose singulière et digne de remarque ! l’Italie est peut-être le seul pays de l’Europe où chaque province ait son type comique, personnification des ridicules populaires et de certaines habitudes morales, et où ce type se soit religieusement conservé. La vitalité de ces personnifications et la faveur dont elles jouissent encore sembleraient indiquer que les mœurs et les goûts du peuple n’ont pas changé. L’étude de ces types n’est donc pas sans intérêt ; elle nous montre le caractère de chaque petite tribu italienne sous des faces imprévues, elle aide à la connaissance de la langue et des habitudes nationales, et, en nous mettant à même de comparer ses mœurs d’hier et ses mœurs d’aujourd’hui, elle complète l’histoire du peuple.


Frédéric Mercey.
  1. Voyez la livraison du 15 mars.
  2. Outre l’échafaud en permanence sur la place Navone, il y avait à la même époque, aux portes des autres théâtres, un cavaletto en permanence, avec un exécuteur de faction, attendant les pratiques. Le cavaletto est formé de deux planches en dos d’âne portées sur quatre pieds de bois. Le patient enfourche le cavaletto, sur lequel on le couche à moitié, le nez contre l’angle du dos d’âne. Alors l’exécuteur fait le signe de la croix, et lui applique sur le dos un nombre déterminé de coups de nerf de bœuf. L’exécution achevée, il réclame une bonne main du patient, qui s’en va chez lui, s’il n’est pas trop éreinté ; autrement, on le rapporte sur un brancard.

    La peine du cavaletto s’appliquait correctionnellement à la foule de petits délits commis par les marchands, cafetiers, restaurateurs, etc. Ainsi, un cafetier qui vendait une tasse de café un jour de jeûne était passible du cavaletto.

  3. Mme de Staël, De la Littérature, tom. I.
  4. Desbrosses, Lettres sur l’Italie, tom. II, pag. 255.
  5. À dire le vrai, je ne crois pas plus au noir qu’au bleu ; mais je crois dans un bon chapon rôti ou bouilli. Je crois encore quelquefois au beurre frais… Mais, par-dessus tout, j’ai foi dans le bon vin, et je ne doute pas que tous ceux qui ont cette même croyance ne soient sauvés. (Pulci, Morgante Maggiore, c. XVIII.)
  6. Par exemple : la vô, fini, la vò ; je veux finir cela, je le veux.
  7. Sta pour questa.
  8. Era quell’hora ch’i Pizzicaroli
    Con le perticha aggiustano le tenne.
    Innanzi aile lor mostre, e i fruttaroli,
    E ognun, che robba magnaticcia venne.
    Perche pé fa servizio à i novaroli,
    El caldo insupportabile se renne ;
    E allora il sol, se non ci son ripari
    Scalla le robbe, e scotta i bottegari ;
    Questo ero il mezzodi
    , etc.

    Tenne, venne, renne, pour tende, vende, rende, et scalla pour scalda.

  9. Da fuochi, ed archi, e di Cuccagna un monte,
    Con suoni, e canti, e di buon vivo un fonte
    .

    <p<
    (Poème des Horaces et des Curiaces.)

  10. Cuccagna respondear gli scoglie et il mare ;
    Cuccagna il cielo, e I venti imbalsamati
    Di mille odor soavi, e sensa pare
    Che spirando veniar di tutti i lati,
    Non d’incenso, di mirra, ovver di costo,
    Ma d’ salami, di braggiole arrosto
    .

    « Cocagne, répondaient les rocs et la mer ; Cocagne, redisaient le ciel et les vents embaumés de mille odeurs suaves et sans égales, non pas de celles de la myrrhe et de l’encens, mais des parfums du jambon et des côtelettes rôties. »

    (Le pays de Cocagne, par Rossi.)

    Dans ce pays, selon l’auteur, les petits cochons croissent tout rôtis sur les arbres, et crient aux passans : Venez me manger. Les côtelettes servent de feuillage et les jambonneaux de figues, etc. Ce poème rappelle un peu les Fantaisies de Cyrano de Bergerac et le Voyage à l’île des Plaisirs de Fénelon.

  11. Avete nel parlare il miele in bocca,
    E i vostri sdegni son’ oglio di Lucca
    .

  12. Maintenant qu’octobre est revenu, ô ma belle et chère épouse ! je veux que nous allions nous promener en carrosse dans la ville et ses environs, au mont Testaccio ou à Ter di Valle ; là nous mangerons des macaroni et toute sorte de bonnes choses ; là nous nous mettrons en gaieté.
  13. Si vous ne me donnez pas une robe neuve avec une autre coiffure, puis-je aller me promener, mon cher mari ? Que diraient de moi les autres filles, etc. ?
  14. M. Beyle.
  15. On nous assure cependant qu’autrefois, lorsque Cassandrino était plus hardi, la police lui a fait passer quelques vingt-quatre heures en prison. Le lendemain, l’aimable directeur prenait mieux ses précautions ; il enivrait l’espion chargé de le surveiller, et recommençait de plus belle, se moquant de tout, même de cet espion et de ses geôliers.