LE
THÉÂTRE EN ITALIE.

I.
STENTARELLO.

La haute comédie est morte en Italie, il est vrai qu’elle n’y a jamais été fort vivante ; Goldoni, Carlo Gozzi, le comte Giraud, effleurent l’écorce comique plus souvent qu’ils ne pénètrent au cœur. Goldoni est plein de verve, mais il est grossier ; Gozzi abuse de la poésie et pousse le fantastique jusqu’au délire. Giraud, esprit voltairien, offre un assez heureux mélange de gaîté et de sensibilité, sa comédie de Don Desiderio ne manque ni d’intérêt ni de nerf comique ; mais ce ne sont là que des étincelles : rien de franc, rien de complet. La Mandragore de Machiavel est toujours la seule comédie vraiment digne de ce nom qu’ait produite l’Italie, comédie peut-être un peu triste.

Ce ne sont pas cependant les sujets qui ont manqué aux poètes comiques italiens. Les ridicules par-delà les Alpes ne sont ni plus rares ni plus communs qu’ailleurs ; ils sont seulement moins remarqués et moins sentis. À bien dire, dans ce que nous appelons des ridicules, un Italien voit plutôt des manières d’être plus ou moins fâcheuses que des sujets de moquerie. L’avarice, la misanthropie, la poltronnerie, la jalousie et toutes les péripéties de la passion paraissent à la plupart des Italiens des choses toutes simples, des nécessités de notre nature ; et du moment qu’une chose est naturelle, pourquoi s’en moquer ? On souffre de l’avarice autant qu’un avare, on évite un misanthrope, on comprend la peur, on l’avoue même, on plaint un jaloux, on console un amant trompé, on ne songe pas à en rire, on s’exposerait à se moquer de soi-même ; puis l’esprit italien est en général peu porté à s’égayer de ce qui fait souffrir ; ce genre d’esprit est tout-à-fait français ; en France, on rit de tout, même de sa propre souffrance. Un jeune homme bien élevé tombe de cheval sur le boulevart, se casse un bras et se relève en disant un bon mot ; un Italien dans le même cas jette les hauts cris. Cette disposition au rire, cette gaieté dans le malheur et la souffrance, nous sont venues sans doute par héritage ; ne sommes-nous pas les descendans de ces hommes du Nord qui combattaient en chantant et qui mouraient en riant ?

La censure du gouvernement et des prêtres fut une autre cause de l’infériorité de la comédie italienne. Les théâtres bouffes, où se jouaient ces farces populaires improvisées en partie (comedia dell’ arte), échappant seuls à la censure préventive, avaient seuls conservé une gaîté, sinon relevée, du moins franche et nationale ; cette comédie en langue parlée, toute différente de la haute comédie, ou comédie académique, écrite en italien pur, eût pu s’appeler provinciale, chaque province ayant son type comique : Bergame, Arlequin ; Venise, Pantalon ; Naples, Polichinelle ; Milan, Meneghino ; Rome, Cassandrino et Meopattaca, et Florence Stentarello. Quelques-uns de ces types s’étaient même popularisés chez les nations voisines, comme Polichinelle ou Punch à Londres, et Arlequin à Paris ; ce qui faisait dire à Voltaire, qui jugeait d’ensemble et un peu à la légère, qu’en fait de comédies les Italiens n’avaient que des arlequinades[1].

Aujourd’hui ce mot de Voltaire serait encore vrai, en ce sens qu’en Italie la farce seule intéresse et fait rire. Rien de plus niais et de plus ennuyeux que les rapsodies décorées du nom de hautes comédies, que de malheureux auteurs colportent des théâtres de Milan et de Venise à ceux de Florence et de Naples. Ce sont des scènes du comique larmoyant le plus lourd, ou des comédies nobles dans lesquelles il s’agit presque toujours d’une grosse somme d’argent à gagner ou à perdre, ou de coups de bâton à donner ou à recevoir. On croirait, à voir la persistance des auteurs dans la mise en œuvre de ces singuliers ressorts dramatiques, qu’ils ne peuvent émouvoir leurs spectateurs par d’autres moyens ; et cependant n’est-il pas en Italie comme ailleurs de ces hommes rares qui joignent à un esprit délicat et supérieur une ame tendre et une belle et noble imagination ? Les péripéties de ces drames, où tout l’intérêt se concentre autour d’un gros sac d’argent tiraillé par les quatre coins, ou d’un bâton plus ou moins lourd, sont incroyables. La naïve et insolente bassesse des drôles en habit noir accrochés à ce sac, ou se débattant sous le bâton, offre un spectacle des plus ignobles et des moins comiques. Si par hasard quelque poète mieux avisé choisit des personnages d’un ordre plus relevé, le résultat n’est guère plus heureux ; ces pauvres poètes censurés manquent de la liberté de pinceau nécessaire et de la fermeté de touche indispensable pour peindre d’une manière franche et vraie ce mélange d’opulence avare, d’intrigue pesante et d’impudente bonhomie qu’en Italie, comme chez nous, on ne rencontre guère que dans certaines régions d’un certain monde qui, bien qu’on ait dit, n’est ni grand ni beau.

L’Italie, depuis le commencement du siècle, n’a donc produit aucun poète comique dont le talent se soit élevé au-dessus du médiocre ; il y a plus, aucun des pitoyables auteurs dont nous venons de parler n’a pu même arriver à cette popularité de bas étage, à cette célébrité de mauvais aloi, partage souvent assuré de ces esprits communs qui ne doivent peut-être qu’à leur manque de goût et à leur vulgarité les sympathies et les suffrages de la foule. Aussi toutes ces pièces écrites en italien, en style noble, ne tardent-elles pas, après un petit nombre de représentations, et quels que soient les efforts du malheureux impresario qui paie leurs auteurs, à rentrer dans le néant. À peine une sur cent obtient-elle les honneurs de l’impression. Les ridicules imitations des pièces de nos théâtres, mutilées par la censure et mises tant bien que mal à la portée de l’intelligence des spectateurs italiens par des arrangeurs sans goût, et qui souvent ne comprennent pas même l’auteur qu’ils affublent d’oripeaux italiens, n’obtiennent guère plus de succès. Elles expriment des nuances de sentiment trop délicates, et pour les saisir, il faudrait un public plus raffiné. Tout en déplorant la nécessité où nous sommes de formuler un pareil jugement, nous n’hésiterons cependant pas à ajouter qu’il est applicable à chacun des grands centres de l’Italie, aux théâtres de Turin, de Milan et de Venise, comme à ceux de Florence, de Rome et de Naples.

Quelque sévère qu’elle puisse paraître, cette opinion semble partagée par la société italienne, qui ne va plus au théâtre que pour faire ou recevoir des visites, tenir conversation et entendre un peu de musique, quand par hasard l’impresario a loué pour la saison un ou deux artistes de talent, ce qui est fort rare. La foule, qui voudrait rire, et que l’assommant dialogue de la comédie noble fait bâiller, remplit les petits théâtres où se jouent l’impromptu et la farce. Là règne une sorte de gaieté grossière, licencieuse même ; mais du moins c’est de la gaieté. Là seulement on peut trouver aujourd’hui la peinture comique du caractère du peuple italien, l’expression vive du côté plaisant de son esprit. Nous ne nous occuperons ici que de ces théâtres populaires, et particulièrement des petits théâtres de Florence, de Rome et de Naples, comme les plus franchement italiens. Qu’on ne s’imagine pas, du reste, que ces petits théâtres ressemblent en aucune façon à leurs analogues de Paris, au Gymnase, au Vaudeville, au théâtre du Palais-Royal. Le théâtre de Débureau, quand il est bien composé, peut seul en donner une idée. À Florence, un théâtre comme celui du Palais-Royal serait presque un théâtre du premier ordre, et pour la tenue, le bon goût et les belles manières, ses acteurs en remontreraient aux premiers sujets de la Pergola ou du Cocomero.

Dans ces petits théâtres florentins, dont nous parlerons d’abord, on ne joue guère que des pièces à tiroir et des farces plus ou moins extravagantes. Les acteurs, que les trois quarts du temps on ne voudrait pas toucher avec des pincettes, improvisent sur un canevas donné. Ces malheureux en haillons sont pleins de verve, de saillies et d’imprévu. Le rire s’est réfugié sur leurs tréteaux, et l’on est étonné de retrouver là quelque chose de cette vieille comédie satirique des Italiens, dont la Mandragore est le chef-d’œuvre. Les acteurs et auteurs de ces petites pièces recherchent avant tout la vérité, quelque triviale qu’elle soit, et ils ne reculent devant aucun détail pour arriver à leur but. Ce sont les mœurs du peuple qu’ils peignent de préférence. Les marchands, les ouvriers, les voiturins, les femmes des marchés, figurent tour à tour dans ces compositions, dont le comique ne réside guère que dans un dialogue plein de locutions populaires et souvent mêlé de patois, et dans le jeu plus ou moins expressif des acteurs. Les caractères et les dialectes des habitans des villes voisines de Florence, Lucques, Pérouse, Sienne, Arezzo, Pistoie, y sont souvent reproduits d’une manière très plaisante ; mais ce qui donne à ces petites compositions un caractère local et tout particulier, c’est le singulier personnage de Stentarello. Stentarello est le favori du public florentin ; il n’y a pas d’impromptus et de farces supportables sans Stentarello. Qu’on se figure de petits yeux perçans encadrés dans d’énormes sourcils noirs, un visage blafard sillonné aux coins de la bouche de trois rides profondes et parallèles qui lui donnent une expression diabolique et quelque peu machiavélique, ce qui va bien d’ailleurs à un bouffon florentin ; un front tout plissé couronné d’une perruque blondasse, terminée par une interminable queue, et l’on aura une peinture assez exacte de cet enfant gâté des Florentins. Son langage est varié, son caractère est mobile, mais son visage ne change pas.

Stentarello n’est, du reste, pas né d’hier. Je n’ai pas vu son extrait de baptême, et je ne pourrais dire depuis quand et à quel propos il a reçu ce nom si pittoresque[2] ; mais Stentarello était bien vivant il y a quelques centaines d’années. Aujourd’hui, Stentarello est devenu vieux ; il est presque retombé en enfance, et comme les vieilles gens que chacun abandonne, il fréquente la canaille. Au temps de la république, il vivait dans les palais ; il était alors dans toute la force de l’âge et dans toute la verdeur de son esprit ; il s’appelait Machiavel, Boccace, l’Arétin et Poggio. Stentarello est le petit-fils un peu vulgarisé de tous ces beaux esprits, et il a hérité surtout de leurs vices et de leurs petitesses. Je m’étonne qu’au lieu de prendre le nom de Stentarello, il n’ait pas gardé celui de Poggio. C’est le même esprit sous la même enveloppe, ou, pour mieux dire, c’est le même personnage un peu vieilli et encanaillé, comme nous l’avons dit, et de plus devenu avare, poltron, et fort réservé dans certaines matières qu’il abordait autrefois d’un ton plus décidé.

Poggio, Voltaire florentin, implacable railleur, bouffon plein de science, de politique et de génie, secrétaire à la fois de trois papes et du Buggiale[3], a toujours, comme ce pauvre Stentarello, qui fait chaque soir une si prodigieuse dépense de verve au théâtre de Borgo-ogni-Santi, un conte à faire, ou un trait de satire à lancer ; mais Poggio, plus hardi que Stentarello, ne s’attaque pas seulement aux ridicules du peuple : sa moquerie atteint à la fois le noble et le bourgeois, le tyran et l’esclave, le prêtre et le philosophe.

Qu’est-ce que le peuple ? se demande Poggio, citoyen d’une république qui pendant long-temps ne trouva rien de mieux à faire pour flétrir un homme que de l’inscrire sur le livre de la noblesse, ce qui n’empêcha pas cette république de se voir un beau jour métamorphosée en monarchie par un marchand qui avait fait fortune… Le peuple, ce sont des hommes comme vous et moi, et, le titre excepté, de patricien à plébéien je ne vois de différence que beaucoup d’insolence d’un côté et beaucoup de patience de l’autre. — À ce propos, il raconte l’historiette suivante.

« Un jeune patricien avait insulté un brave officier qui sortait du peuple ; celui-ci lui demanda raison de son insulte. — Y songez-vous, mon ami ? lui dit le patricien avec hauteur ; moi, vous rendre raison ! mais vous oubliez que ma noblesse date de plus de quatre siècles, et que ma famille a été illustrée par je ne sais combien de comtes, de princes, de cardinaux et de généraux de terre et de mer. — Je le sais parfaitement, répliqua l’officier ; mais ce n’est pas contre vos nobles ancêtres que je veux me battre, c’est contre vous. »

Poggio, secrétaire de trois papes, garde néanmoins son franc-parler. Martin V avait fait cardinal un imbécile qui riait toujours. — De quoi rit-il ? demanda à Poggio un Florentin qui se trouvait à Rome. — Il rit de la sottise du pape qui l’a fait cardinal. Poggio ne craint pas non plus de s’attaquer aux petits tyrans qui de son temps se partageaient les villes du centre de l’Italie ; Machiavel leur donnait des conseils, Poggio les poursuit de ses sarcasmes et se fait l’historien ingénieux de leurs méfaits. L’un d’eux, raconte-t-il dans ses facéties, avait appris qu’un riche commerçant de sa ville venait de recevoir une grosse somme d’argent ; il le fit saisir par ses gardes et conduire devant lui. — Il y a long-temps que tu es d’accord avec mes ennemis, lui dit-il, et je sais même que tu en caches quelques-uns dans ta maison. — Il est vrai, je suis coupable, et j’avoue mon crime, répondit le commerçant, homme d’esprit ; mais si vos ennemis sont entrés dans ma maison, c’est dans mon cabinet, et peut-être bien dans mon coffre-fort qu’ils se sont cachés ; que votre trésorier vienne avec moi, et je vous promets de les lui livrer tous jusqu’au dernier. — Le tyran se prit à rire, envoya son trésorier, et pardonna à un conspirateur qui s’exécutait de si bonne grace.

— Cela n’est pas vrai ! s’écrie une autre fois Poggio, chancelier de la république, en rencontrant un intrigant, grand hableur de son métier. — Mais je n’ai rien dit. — N’importe, vous allez parler.

Veut-on voir comment du même coup il se moque des juges et des avocats ?

« Un paysan des environs de Pérouse avait un procès ; il prit le meilleur avocat de la ville. — Ta cause est excellente, et tu as un bon avocat ; eh bien ! tu n’en perdras pas moins ton procès, lui dit charitablement un de ses voisins. — Tu crois ? — J’en suis certain. — Que faire alors ? — Que faire ?… Écoute, je vais te le dire en confidence : prends dans ton grenier un beau sac de blé, et va l’offrir à ton juge. — Tu as, ma foi, raison. — Le paysan ne se le fait pas dire deux fois ; il charge sur le dos de son âne un sac de blé et le porte chez le juge, qui accepte sans façon. La cause arrive, l’avocat plaide, fait de belles phrases, déploie l’érudition la plus vaste ; il cite, à propos d’une borne déplacée, Solon, Dracon, Lycurgue et toutes les lois romaines, à partir de la loi des douze tables, jusqu’aux institutes et aux pandoctes. L’affaire plaidée, le juge prononce et donne gain de cause au paysan. Aussitôt son avocat accourt d’un air triomphant, attribuant nécessairement ce résultat à son éloquence. — Vous avez très bien plaidé, lui répond le paysan ; mais ce n’est cependant pas votre plaidoyer qui m’a fait gagner mon procès, c’est celui de mon âne qu’hier j’ai mené braire à la porte du juge. »

L’admirable bouffon n’épargne pas plus le clergé ; sa satire contre les prédicateurs est vraiment ingénieuse. Un cordelier, nous dit-il, était chargé de prononcer le panégyrique de saint Étienne, dont la fête est célébrée en hiver le lendemain de Noël. C’était dans l’une des bourgades des montagnes, aux environs de Florence ; la neige couvrait la terre, et il faisait un froid piquant. — Soyez court, dit le curé de l’église au cordelier montant en chaire ; sans cela nous allons tous geler. — Tranquillisez-vous, je ne serai pas long, répondit celui-ci ; et faisant le signe de la croix, il commença en ces termes : « Mes frères, c’est aujourd’hui la fête de saint Étienne, patron de cette paroisse ; l’an dernier, à pareille époque, je vous ai raconté son histoire, je vous ai fait connaître ses vertus et j’ai célébré son martyre ; vous avez tous assez bonne mémoire pour vous souvenir de ce que je vous ai dit il y a un an, et comme depuis ce temps-là je n’ai pas appris que ce grand saint ait rien fait de nouveau, je finis en vous souhaitant à tous la vie éternelle. »

Eh bien ! ce même esprit satirique, ces mêmes bouffonneries railleuses, vous les retrouvez encore dans les dialogues comiques et dans les farces les plus triviales du théâtre Stentarello. Là ce n’est plus l’esprit de quelque pauvre diable d’auteur, c’est l’esprit du peuple qui se traduit chaque soir, et l’esprit du peuple n’a pas varié autant qu’on le pense. Le Florentin est toujours un bonhomme un peu moqueur, qui se fâche et s’apaise facilement, qui crie très fort et qui se laisse battre, et qui surtout est prodigieusement avare ; il est toujours prêt à répondre, comme ce riche vieillard de Poggio au médecin qui lui recommandait de se nourrir de blancs de perdrix et de volaille, et de fréquenter la compagnie s’il ne voulait pas tomber dans la mélancolie et périr d’étisie : — Ce régime est absolument contraire à mon tempérament ; — n’osant pas dire, à mon caractère et à ma bourse.

La plupart de ces petits drames, où Stentarello paraît chaque soir comme victime ou comme héros, à la grande satisfaction du public florentin, échappent à l’analyse ; nous essaierons néanmoins de faire connaître ce singulier personnage et de raconter quelques-unes de ses prouesses. Stentarello a d’ordinaire la cinquantaine au moins ; son épaisse crinière blonde et sa longue queue contiennent bon nombre de mèches grises, et pourtant ses énormes sourcils sont toujours d’un beau noir de jais. Son teint est blafard et passe du blanc jaunâtre au blanc mat dans les momens critiques, lorsqu’il se trouve en présence du danger. Stentarello est du reste fort maigre, et c’est à sa maigreur qu’il doit son extrême agilité, car Stentarello est très leste, surtout lorsqu’il s’agit de se sauver ; il est galant au suprême degré, et tombe inévitablement amoureux de chaque jolie femme qu’il rencontre. Comme il est Italien, et de la vieille roche, il ne s’amuse pas à faire sa cour avec des phrases, mais il agit, ce qui lui attire bon nombre de soufflets et de coups de bâton. Après la luxure, le péché capital auquel Stentarello est le plus enclin, c’est la gourmandise ; l’odeur seule d’un bon morceau le met hors de lui et lui fait oublier l’amour et même le danger. La paresse vient après la gourmandise, et l’avarice après la paresse ; mais Stentarello est si pauvre, qu’il n’a pas de plaisir à être avare, comme il le dit quelque part. Amoureux, on le soufflette parce qu’il est trop vieux ; gourmand, il est réduit à flairer le dîner des autres ; poltron, il tremble au moindre bruit et fuit devant son ombre ; avare, il n’a ni coffre-fort ni même la plus petite cassette à remplir et à caresser. Stentarello serait donc un être fort malheureux, s’il n’avait ce qui console de tout les gens de son espèce : une fort mauvaise langue. Pourvu qu’il puisse, médire du prochain, le pauvre diable ne sent pas sa propre souffrance, et du moment qu’il trouve un bon mot ou qu’il fait un conte, il oublie qu’il est à jeun, que sa belle le trompe ou le bat, et qu’il n’a pas un paoletto.

Mais voyons-le d’abord père de famille.

Stentarello a eu une jeunesse orageuse ; il a séduit la fille d’un négociant de Florence et il l’a épousée. Cette fille avait de la fortune ; cependant comme Stentarello est joueur et qu’il aime le plaisir, il a bientôt mangé sa dot ; et quand il se trouvera sans le sou, il se campera à la porte d’une église, pleurant à chaudes larmes, car ce jour-là son courage et sa gaieté l’ont abandonné. Il paraît si malheureux que des passans s’intéressent à son sort et lui demandent ce qu’il a. Je n’ai rien, répond Stentarello, qui, tout triste qu’il est, ne peut perdre l’habitude de faire un jeu de mots. — Eh bien ! si vous n’avez rien, pourquoi pleurez-vous ? — Et les gens charitables qui tiraient leur bourse la rengainent et lui tournent le dos. Stentarello, qui voit que l’esprit ne lui a pas réussi, prend un grand parti ; il se met à voyager, espérant faire fortune en courant le monde. Il laisse sa femme sans argent et sans enfans, lui donnant sa bénédiction pour toute ressource et la recommandant à la Providence.

Plusieurs années se sont écoulées. Stentarello, qui s’est fait tour à tour médecin, avocat, condottiere et colporteur, et qui n’a fait fortune dans aucun de ces métiers, revient à Florence et rentre au logis. Il avait laissé une masure délabrée, il trouve en place une jolie maison. Stentarello s’étonne : — Suis-je bien chez moi ? — Il appelle sa femme ; celle-ci accourt. Elle est vêtue avec élégance, car, de son côté, elle a su mieux employer le temps que son mari, et la galanterie a été pour elle un métier fort profitable. Stentarello la trouve bien autrement belle qu’avant son départ. — Comme te voilà jolie et bien habillée, lui dit-il en lui prenant la taille. — Pourquoi t’en étonnes-tu ? lui répond celle-ci en riant ; tu m’avais recommandée à la Providence, et c’est à la Providence que je dois ces beaux habits. — Et cette jolie maison, qui l’a décorée ? — La Providence. — Et ces beaux meubles, qui les a donnés ? — La Providence. — Stentarello est dans l’enchantement ; à chacune de ces réponses de sa femme, il sautille, se frotte joyeusement les mains et paraît fort satisfait. On lui sert un excellent repas, il mange comme un ogre ; et quand sa femme lui répond que c’est à la Providence qu’il doit un si bon dîner, il ne peut plus se contenir et chante la Providence le verre à la main. Comme il est en gaieté, il veut embrasser sa femme, qui le repousse doucement et qui s’échappe en riant. Lorsqu’elle est sortie, monologue de Stentarello : il se réjouit de son bonheur ; mais tout à coup il croit rêver ; il veut s’assurer qu’il ne dort pas, avale d’un seul trait une bouteille de vin de Montepulciano, et comme il doute encore, pendant un quart d’heure il fait d’affreuses grimaces, cherchant à voir la racine de son énorme nez, parce qu’on lui a dit, dans ses voyages, qu’on ne pouvait voir son nez en dormant. Il est tout entier à cette belle occupation, quand trois marmots, conduits par Mme Stentarello, arrivent en courant. — Embrassez votre père, leur dit la bonne femme en leur montrant son mari, et tous trois sautent au cou de Stentarello, qui se récrie, se débat, et jure par Bacchus qu’il n’a pas laissé un seul enfant à Florence… pas même, dit-il, un projet d’enfant. — Imbécille que tu es, lui dit Mme Stentarello en se fâchant ; ne vois-tu pas que ce sont encore les enfans de la Providence ? — Stentarello se gratte le front. — Je comprends, dit-il avec un geste expressif, je vois que la Providence n’a rien oublié. — Puis, tout à coup prenant sa femme par le bras et la conduisant à la fenêtre : — Tiens, lui dit-il, ne serait-ce pas la Providence qui passe là-bas dans un carrosse et qui semble lorgner de ce côté ? Mme Stentarello rougit, baisse les yeux d’un air discret ; mais bientôt elle jette ses bras au cou de son mari, lui parle bas à l’oreille, et finit en lui disant à demi-voix et en accompagnant ses paroles d’une œillade assassine : — De cette façon, tu n’y perdras rien. — Soit, j’y consens, dit Stentarello en prenant un air de résignation comique ; j’y consens, car à Florence un mari fait toujours bien de se confier à la Providence. — Cette maxime est applaudie à tout rompre par le public florentin.

Dès que Stentarello peut dire mes gens, ma maison, mes enfans, il devient rangé, et bientôt, comme tout bon Florentin, il tourne à l’avarice. Cependant, comme il a beaucoup de vanité, il lésine en cachette sur les petites choses. Il a des chevaux, et il les laisse mourir de faim ; il a des domestiques, et il ne les paie pas. Son système d’économie intérieure est des plus plaisans ; il ne coupe pas un œuf en quatre : il a imaginé un moyen pour en faire plusieurs repas. Au déjeuner, dit-il, on le pique à l’un des bouts avec une grosse épingle, on aspire la moitié du contenu, et l’on réserve le reste pour dîner. De cette façon, le goût est satisfait, le plaisir dure long-temps, et la bourse ne se vide pas. Bien plus, l’œuf n’est pas perdu ; on reporte la coquille au poulailler, où elle invite les poules à pondre. — Voilà qui peut s’appeler manger un œuf avec profit.

Stentarello a des retours de jeunesse, des momens de laisser-aller où il ambitionne le titre de magnifique ; il se passe ces fantaisies de grandeur à bon marché. Il invite tous les étrangers de distinction qui sont dans la ville à un pique-nique dans sa maison. Chacun apporte son plat ; le repas est splendide et délicat ; Stentarello et ses amis de Florence se régalent aux dépens de ses convives ; puis, avec les débris du repas, il remplit son garde-manger, et le lendemain il envoie ses domestiques chez chacun des invités réclamer l’étrenne obligée. De cette façon, il a régalé son monde, approvisionné sa maison, payé ses gens, et fait même un assez joli bénéfice, car on raconte que, lorsqu’il présume que la recette a été bonne, il oblige les pauvres diables de valets à rendre gorge.

Malheureusement Stentarello, en devenant avare, est devenu spéculateur. La spéculation lui paraît un moyen prompt de satisfaire sa passion pour l’argent. Il se mêle donc à sa lésinerie un fonds d’imprudence qui doit le perdre. Il veut grossir rapidement son petit trésor, se met dans la main des juifs, et prête à gros intérêts. Ceux à qui il a prêté, ne pouvant payer l’intérêt, gardent le capital. Stentarello veut les poursuivre ; les huissiers l’achèvent, et vers la cinquantaine il se trouve sur le pavé avec sa femme, qui a perdu sa beauté, et ses enfans, dont il ne sait que faire. Autrefois sa femme était une ressource ; maintenant c’est un embarras. Il la chasse en lui reprochant son inconduite ; il envoie au diable ses enfans, qu’il appelle de petits bâtards, et va chercher fortune ailleurs.

Stentarello a de l’expérience : il se fait pédagogue. La pièce dans laquelle nous l’avons vu remplissant ces nouvelles fonctions rappelle un peu le Précepteur dans l’embarras.

Notre brave Florentin est le mentor d’un jeune seigneur, auquel il fait force morale ; mais son élève, qui est d’un caractère fort décidé, ne l’écoute pas, et ses actions sont toujours en opposition avec la morale de son gouverneur. Stentarello veut faire acte d’autorité, parle haut, se fâche. Son élève l’envoie paître, et lui fait peur. Le jeune seigneur devient amoureux de la fille d’un cordonnier. Stentarello essaie d’abord de combattre sa passion ; mais soit faiblesse, soit sympathie, il finit par lui donner les moyens de voir la jeune fille ; il va même jusqu’à signer la promesse de mariage de son élève. Au milieu d’une scène pathétique qui suit la signature de cette promesse arrive le cordonnier. C’est une assez bonne caricature d’ouvrier florentin, bruyant, criard, et qui aime à boire. Stentarello, effrayé, s’est caché dans un cabinet, son élève dans un autre. Le malheur veut que ce soit le pauvre pédagogue qui soit découvert. Il a si mauvaise mine, qu’on le prend pour un voleur. Il est bien penaud et tremble de tous ses membres quand son élève est découvert à son tour. Grande bataille entre le cordonnier et les deux inconnus. Comme il ne s’agit que de donner des coups de pied et des coups de poing, Stentarello paie bravement de sa personne ; il finit même par assommer à moitié le cordonnier, et se sauve avec son élève. Stentarello est traduit en justice : il est tout-à-fait câlin devant le tribunal, et comme on parle de la potence, il soupire, pense à sa femme et à ses trois enfans. Il est tiré de ces idées mélancoliques par la vue d’une biscotte qu’on lui allonge de l’orchestre ; il l’avale, puis une seconde, puis une troisième, et, se sentant réconforté, il commence un beau plaidoyer. Il courrait néanmoins grand risque d’être pendu, si le cordonnier, à qui le jeune seigneur à payé une grosse somme, ne se désistait de la poursuite.

Mais c’est en sergent napolitain que notre héros est sublime. Il s’appelle don Stentarello, chante des airs de bravoure d’une voix tonnante, traîne son sabre d’un air superbe et ne jure que par la bombe et le canon. Il aime surtout à faire le récit de ses exploits et à raconter ses prouesses à qui veut l’écouter. Une fois, d’un coup d’estoc, il a embroché trois généraux ennemis ; une autre fois, d’un coup de taille vigoureusement appliqué, il a pourfendu un cavalier et son cheval, faisant du tout quatre morceaux ; le coup était si bien frappé, que son sabre, après ce beau travail, s’enfonça en terre assez profondément pour qu’il lui fût impossible de l’en retirer.

Un jour, dans une grande bataille contre les pandours, il vit venir à lui une énorme bombe ; loin de se troubler et de fuir, il l’attendit de pied ferme, recueillit toutes ses forces, et, la prenant au bond, la renvoya comme une balle de paume dans les rangs ennemis, où elle fit un grand carnage. Ce héros merveilleux n’est sensible qu’à trois choses, à l’amour, à la faim et à la peur. Il a fait de grands dégâts dans les couvens d’Espagne et dans les sérails de la Turquie ; il a toujours une faim atroce et une soif alarmante, et malgré tous les beaux récits de ses hauts faits, il est facile de voir qu’il craint tout et n’a pas d’autre crainte.

Dans l’un de ses voyages, don Stentarello rencontre un capitaine piémontais. À Florence, un capitaine piémontais est toujours un héros. Stentarello lie conversation avec lui ; tout en lui racontant longuement ses exploits, il pense qu’ils feront bien de voyager ensemble, car des brigands infestent les environs ; il finit par lui demander, d’un air familièrement câlin, s’il n’a pas quelque bon petit morceau de parmesan dans sa gibecière. Le Piémontais se met à rire, car lui ne connaît pas plus la faim que la peur. Tandis qu’ils sont à jaser, un pauvre vient à eux. Ce pauvre n’est rien moins que le chef d’une bande de brigands qui a élu domicile dans un vieux château près duquel Stentarello vient de rencontrer le capitaine piémontais. Le coquin, qui voit deux militaires armés jusqu’aux dents, avec lesquels il n’y a rien à gagner, et qui aime mieux les effrayer que de payer de sa personne, leur raconte que le château est habité par des esprits qui rôdent dans les environs à la tombée de la nuit. Le soleil vient de se coucher, et, en entendant ce récit, Stentarello commence à trembler de tous ses membres ; le Piémontais, au contraire, se redresse de toute sa hauteur, et tout en frisant sa moustache : — Ah ! ah ! des esprits, dit-il en ricanant ; allons un peu voir quelle tournure ils ont, ces esprits, mon brave Stentarello, car je suis certain que tu es aussi curieux que moi de voir ces habitans d’un autre monde. — Le Napolitain fait des façons ; il est trop pressé pour s’arrêter et s’amuser à ces bagatelles, et puis sa femme l’attendrait, serait inquiète. Le Piémontais insiste. — Je n’aime à me mesurer qu’avec des êtres bien vivans, armés jusqu’aux dents ; je craindrais de me gâter la main en essayant de pourfendre des ombres, lui répond son compagnon… Chasser des esprits, bast ! c’est l’affaire de mon curé… La seule manière de combattre ces drôles-là, c’est de les asperger d’eau bénite. — Tout en continuant sur ce ton moitié badin, moitié fanfaron, Stentarello veut se remettre en chemin. Le Piémontais l’arrête : — Crois bien que je ne t’aurais pas proposé de rendre une petite visite à ces esprits, si je n’eusse supposé qu’ils étaient de chair et d’os comme toi et moi, mon brave Stentarello, lui dit-il ; puis, se rapprochant et lui parlant à demi-voix : — Regarde ce pauvre ! ajoute-t-il ; eh bien ! je le soupçonne fort d’être quelque coquin déguisé. — Stentarello a une défaillance. Le voleur, voyant qu’il ne peut les effrayer, et que le Piémontais semble l’examiner en parlant à son compagnon, s’échappe en abandonnant le panier qu’il portait, et qui contient du pain, du fromage et du vin.

Stentarello, à la vue de ces provisions, oublie tout-à-fait le danger, et, la gourmandise l’emportant, il profite d’un moment où le capitaine s’est éloigné pour examiner les alentours du château, pour avaler le pain et le fromage ; il se dispose même à boire le vin quand une femme, dont les vêtemens sont dans le plus grand désordre, accourt, le saisit par le bras et l’arrête. Stentarello, épouvanté de ce contact, fait un bond de quatre pieds de haut ; à la vue d’une femme, il se rassure et veut continuer l’opération interrompue. Cette femme est muette, et elle lui explique par des signes que ce vin qu’il veut boire est empoisonné. Stentarello fait une horrible grimace ; néanmoins il a si soif, que, malgré les avertissemens de la muette, il va goûter le vin, quand tout à coup on entend une grosse voix et un grand bruit de chaînes. L’ivrogne laisse tomber sa bouteille ; il se lève ; ses jambes flageollent et ne peuvent le porter ; sa main tremble si fort, qu’il lui est impossible de trouver la garde de sa redoutable épée. Il voudrait fuir ; mais de quel côté ? D’ailleurs, il n’en a pas la force.

L’officier piémontais est de retour ; il a découvert l’entrée du château, et il est décidé à y pénétrer ; il donne l’un de ses pistolets à Stentarello, et lui dit de le suivre, mais l’invincible napolitain a perdu toute espèce de faculté locomotive ; ses jambes, qui ont subi un singulier ramollissement, lui refusent leur service, et, quand il peut bouger, ses mouvemens sont fort irréguliers ; le pistolet à la main, il recule à la façon des écrevisses ; fort heureusement, le capitaine piémontais est trop occupé de son côté pour s’apercevoir de ce moment de faiblesse du héros, car les brigands sortis du château viennent de l’assaillir. Il fait feu sur le chef ; au bruit de la détonation arrivent les carabiniers, qui combattent et mettent en fuite les brigands. Tant que l’on entend le cliquetis des sabres et le bruit des coups de fusil, Stentarello, qui dès le commencement de l’affaire s’est laissé prudemment tomber derrière une racine d’arbre, fait le mort ; aussitôt que les brigands ont pris la fuite, il se relève, et, saisissant un de ces coquins qui est venu tomber à demi mort à son côté, il le traîne après lui, le frappant du fourreau de son sabre, car dans la bataille la lame, plus dentelée que celle de Falstaff, s’est brisée. Don Stentarello est rayonnant de gloire, il serre la main du Piémontais en lui disant : — Mon ami, vous êtes un brave, je suis content de vous ! — Dans cet instant il se sentirait la force de conquérir le monde.

On voit qu’à Florence on ne se fait pas faute de charger le caractère napolitain ; les Napolitains auraient beau jeu s’ils voulaient renvoyer la balle aux Florentins. Stentarello, vainqueur, ne songe plus qu’à achever son déjeuner : il a retrouvé du même coup la langue, les jambes et l’appétit.

Les derniers Amours de Stentarello, tel est, si je ne me trompe, le titre du plus compliqué de ces petits drames, improvisés en grande partie sur un canevas plus ou moins détaillé. Le Florentin est dégoûté des affaires, il a rompu avec l’état militaire, dont les émotions le fatiguent ; il est attaché à la maison d’un prince du voisinage qu’il s’est chargé de divertir, et il s’acquitte le mieux qu’il peut de son rôle de bouffon. Tout en contrefaisant le fou, il a néanmoins conservé sa raison, et ne perd jamais de vue son intérêt. L’exemple de Triboulet, qui vend un beau cheval que le roi lui a donné, pour acheter du foin pour le nourrir, n’est pas perdu pour lui ; il s’aperçoit toujours à temps qu’il n’a plus de cheval, et revend fort bien le foin.

Quand Stentarello a été par trop méchante langue, on lui dit quelque grosse injure ; au lieu de s’en fâcher, il fait le sourd, et si on lui demande pourquoi il ne réplique rien, il répond comme Arlotto : Cet homme est maître de sa bouche, et moi je suis maître de mes oreilles ; je ne veux pas l’entendre.

Un jour que Stentarello se promène avec le prince son maître dans la campagne, ils rencontrent un jeune seigneur florentin, monté sur un beau cheval, suivi d’une nombreuse meute et un faucon sur le poing. Le bouffon le salue très humblement, et prenant un air fort sérieux : — Peut-on demander à son excellence où elle va avec tout ce bel équipage ? lui dit-il.

— Où je vais ! à la chasse, parbleu ! répond le jeune homme.

— Et qu’allez-vous faire à la chasse ?

— Prendre du gibier, imbécille.

— Comptez-vous en prendre beaucoup ?

— J’en doute ; le gibier est rare, la plaine est épuisée ; tout ce que je demande, c’est que mes chiens puissent forcer un lièvre, et mes éperviers attraper une caille ou une grive.

— Voilà tout ?… mais ce gibier-là ne vaut pas un écu !

— D’accord.

— Et ce beau cheval, combien vous coûte-t-il à nourrir par jour ?

— Un écu.

— Et chacun de vos valets ?

— Un écu.

— Et vos chiens, vos oiseaux ?

— Il leur faut une nourriture délicate, et chacun d’eux me coûte également un écu.

— À ce compte voici trente écus que vous déboursez pour en attraper un.

Et Stentarello se tournant vers son maître : — Si Stentarello vient à mourir, lui dit-il, je vous recommande ce jeune homme ; il mérite sa survivance.

Quoique déjà passablement vieux, Stentarello a toujours le cœur tendre, et devient subitement amoureux de toutes les filles qu’il rencontre. Il fait plus : son seigneur a une jolie femme, et Stentarello, qui se croit irrésistible depuis que la cour rit de ses quolibets, se persuade qu’il est aimé et lui fait une cour assidue. Il se peint le visage et noircit ses épais sourcils. Il reconnaît pour la première fois qu’il a énormément de cheveux blancs, et fait venir un barbier pour l’épiler. Le barbier travaille de si bon cœur et avec tant de conscience, ne voulant pas oublier un cheveu blanc, qu’il finit par laisser Stentarello sans un seul cheveu sur la tête. Le patient s’aperçoit un peu tard qu’il est absolument chauve ; le barbier lui apporte alors une belle perruque bien frisée, et aussitôt que notre amoureux l’a placée sur son chef, il se sent rajeuni d’un demi-siècle. Stentarello, qui veut être irréprochable, emprunte le nécessaire de toilette d’un jeune Anglais de sa connaissance. Ce nécessaire contient une foule de petits objets dont il ne peut deviner l’usage, et quatorze brosses différentes pour se nettoyer les ongles. Cette critique de la minutieuse propreté des Anglais est tout-à-fait italienne et fort drôle. Stentarello s’émerveille à la vue de chacune des pièces du nécessaire, et, après les avoir longuement examinées, il cherche à s’en servir. Son embarras et ses commentaires sont à mourir de rire ; enfin, après avoir retourné dans tous les sens cette machine si compliquée, il finit par s’éplucher le nez avec un coupe-cors, et par se brosser les dents avec une savonnette pleine de savon, ce qui lui fait faire une horrible grimace.

Quand cette toilette préliminaire est achevée, il revêt un bel habit de cour tout couvert de paillettes que le tailleur lui apporte, et il se compose à grand renfort de filasse une jambe tout-à-fait attrayante. Il faut voir les airs vainqueurs qu’il affecte, lorsque sa toilette est achevée, et avec quelle intime satisfaction, quel contentement de lui-même, il se regarde dans son miroir. La tête lui tourne, il se croit sûr de son fait, et il saisit la première occasion favorable pour adresser une belle déclaration à la princesse, qui l’écoute en souriant. Notre amoureux prend ce sourire pour un encouragement, il est au comble du bonheur et devient entreprenant ; il a saisi la main de la princesse et se précipite à ses pieds, quand tout à coup le prince arrive. La frayeur de Stentarello pris en flagrant délit de déclaration est si grande, qu’il ne peut se relever : — Que fait Stentarello dans cette belle position ? dit le prince en arrivant.

— Je cherchais un bijou que la princesse a perdu.

— C’est vrai ; don Stentarello vient de me remettre le bracelet qui était tombé.

Et en disant cela, la princesse fait à son mari un geste d’intelligence. Stentarello est au comble du bonheur ; il se relève d’un seul temps, et il faut voir de quel tendre et ardent coup d’œil il paie l’adorable supercherie de la princesse. Celle-ci sort avec son mari, et Stentarello, resté seul, célèbre dans une joyeuse et vive cavatine ses prouesses galantes et l’adresse avec laquelle il séduit une femme et trompe un mari. À la fin, il s’accuse d’avoir toujours été un grand scélérat. Mais aussi pourquoi la nature l’a-t-elle doté de tant d’aimables qualités et de charmes irrésistibles ? En disant cela, il se caresse le menton, cligne amoureusement de l’œil, et sautille allégrement. Dans sa pétulance, il se croit tout permis, tout lui paraît possible, et l’on devine que tout à l’heure il oubliera sa prudence accoutumée.

Dans l’acte suivant, Stentarello s’est caché dans la chambre à coucher de la princesse ; il est blotti derrière un rideau, et attend avec impatience qu’elle paraisse, quand le chat favori de la dame de ses pensées lui saute tout à coup au visage. Bataille entre Stentarello et le chat, qui imprime sur chaque joue du pauvre amoureux de profondes égratignures. Stentarello finit cependant par triompher et par jeter son ennemi par la fenêtre ; mais il est entièrement défiguré. Il se console de sa mésaventure en pensant qu’il va faire nuit, et qu’à défaut des charmes du visage, il a mille autres moyens de plaire. Sur ces entrefaites, la princesse arrive : elle sait que Stentarello est caché dans sa chambre à coucher ; elle a prévenu son mari, et tous deux sont décidés à se divertir aux dépens du pauvre diable d’amoureux.

La princesse achève rapidement sa toilette de nuit et renvoie ses femmes. Restée seule, elle pousse de bruyans soupirs et murmure le nom de Stentarello. Stentarello ne se possède plus. — Divine adorée, tu penses à ton amant ! — se dit-il d’un air fat ; et, rejetant de côté le rideau qui le cache, il se précipite aux pieds de sa belle, qui feint une vive terreur et se défend mollement, abandonnant sa main, que le passionné Florentin couvre de baisers. Celui-ci cependant s’attendait à une résistance plus provoquante ; il commence à être inquiet de sa victoire trop facile, il craint de pousser plus avant ses avantages, dont il ne saurait sans doute comment profiter. Il exprime son embarras par deux ou trois à parte à l’usage du parterre de Florence, mais que nous ne traduirons pas ici.

Un évènement imprévu vient subitement le tirer de cette situation délicate. On entend un grand bruit à la porte de la chambre de la princesse. — Ciel ! c’est mon mari, j’ai reconnu sa voix s’écrie celle-ci. — Le prince ! — Oui, mon cher Stentarello, le prince lui-même ! grand Dieu ! que va-t-il faire s’il te trouve ici, à cette heure ; point de doute, il va nous tuer ! — Il va me tuer ! — Oh ! oui, cache-toi ! — Où me cacher ? — Dans ce coffre. — Et Stentarello se précipite dans un coffre placé dans l’un des coins de la chambre, et où la princesse le pousse et le fait entrer de force.

Le côté de ce coffre qui regarde le théâtre est enlevé de façon à ce qu’on ne perde rien du jeu de l’acteur qui y est caché.

Le prince fait grand bruit en arrivant ; il sait que sa femme le trompe et que son amant était en tête-à-tête avec elle ; s’il découvre le coupable, il a inventé un supplice dont César Borgia eût été jaloux. En disant ces mots, il jette son épée sur le coffre, Stentarello bondit.

— J’ai entendu du bruit de ce côté, s’écrie le prince.

— Ce sont les rats, répond la princesse.

Stentarello joint les mains et lève les yeux au ciel avec une angélique expression de reconnaissance.

— Oh ! oui, j’ai trouvé un nouveau genre de supplice, un supplice qui vient des Turcs ; on suspend le coupable à une poulie au-dessus d’un pieu de fer, et puis on lâche la poulie… C’est le pal !

Stentarello tremble si fort, qu’il fait crier les planches du coffre.

— Mais tous les rats du logis se sont donc donné rendez-vous dans ce maudit coffre ! Voilà, sur ma parole, une belle occasion de les détruire d’un seul coup ; l’Arno coule sous cette fenêtre, il faut jeter ce vieux coffre dans l’Arno.

Le prince s’approche du coffre et essaie de le soulever. Stentarello voudrait sortir et pousse le couvercle, qui en retombant lui écrase les doigts ; il pousse un cri aigu.

— Voilà des rats qui ont la voix de chrétiens. En disant ces mots, le prince soulève le couvercle du coffre et découvre Stentarello, qui se blottit et se cache la tête à la façon de l’autruche, espérant par ce moyen ne pas être vu ; la princesse, de son côté, feint de s’évanouir.

— Quel rat ! mais, par Bacchus, c’est Stentarello en personne. Ah ! ah ! don Stentarello caché dans la chambre de ma femme ; holà, compagnons ! — Quatre hommes arrivent et s’emparent de Stentarello, qui, en se débattant, laisse sa perruque blonde entre les mains d’un des gardes ; sa tête chauve, ses gros sourcils noirs et sa face balafrée lui donnent l’air le plus comique du monde.

Le prisonnier implore le pardon du prince d’une voix suppliante ; il a voulu seulement ménager une surprise à la princesse dans le but de la divertir ; il n’est pas coupable.

— Et alors pourquoi t’es tu caché ?

— Je croyais sortir de la chambre, j’ai pris ce coffre pour la porte.

— Non pas, don Stentarello, vous êtes un vieux débauché, et vous allez être puni par où vous avez péché.

Le prince accompagne ces paroles d’un geste terrible, et tire un énorme couteau de chasse dont la lame, dit-il, coupe comme un rasoir. (Applaudissemens frénétiques du parterre.) Stentarello, à la vue du couteau, essaie, mais vainement, d’échapper aux quatre vigoureux compères qui le retiennent chacun par un membre. Il proteste vivement de son innocence, et jure par la madone, par le corps du Christ et tous les saints du paradis, qu’il n’a pas péché, que même il ne pouvait pécher, ajoute-t-il d’un air contrit en baissant piteusement la tête. Mais le prince paraît inflexible, et comme Stentarello voit toujours briller le formidable couteau, il se lamente, pleure comme un enfant, et fait vœu, s’il échappe à ce danger, de suspendre à l’autel de la santissima madonna un bel ex voto.

— Et que représentera ce bel ex voto ? lui demande le prince.

— Le pauvre Stentarello sauvé du couteau.

— Et tu appelles cela un bel ex voto ! la madonne n’en voudrait pas, tu lui ferais peur.

Le prince brandit le couteau et s’approche ; Stentarello pousse un si terrible cri, qu’il tire la princesse de son évanouissement. Le malheureux la prend à témoin de son innocence.

— Ne le croyez pas, c’est un grand coupable, répond la princesse.

— Tu vois dit le prince s’adressant au patient.

— Coupable ! généreuse princesse… de quoi suis-je donc coupable ? Vous savez que je n’ai commis aucune méchante action.

— Sans doute, mais si tu n’as pas péché par action, tu as péché par pensées, par paroles et surtout par omission. (Nouvelle explosion d’applaudissemens au parterre.)

Stentarello, à qui la peur a ôté tout amour-propre, convient humblement de sa faiblesse, et maintenant qu’on doit être bien convaincu de son innocence, il implore la magnanimité du prince.

— Et si je te pardonnais et te rendais la liberté, que ferais-tu désormais ?

— J’ai un physique agréable, dit Stentarello en redressant sa tête chauve et balafrée, et une fort jolie voix flûtée ; l’impresario du théâtre de Borgo-ogni-Santi m’engagerait, j’en suis sûr, comme soprano.

— Eh bien ! soit, je te fais grace, mais donne-nous un échantillon de ton talent.

Stentarello supplie le prince et la princesse de l’excuser, si dans ce moment il n’a pas tous ses moyens ; il tousse, se caresse agréablement le menton, et chante de joyeux couplets dans lesquels il célèbre la clémence de son seigneur : — Cette fois, dit-il, il a eu bien raison de pardonner au pauvre Stentarello, parce qu’il n’était pas coupable ; mais, dans son jeune temps, il a été grand pécheur, et alors il aurait bien mérité le sort qui le menaçait tout à l’heure.

Il serait facile de prolonger indéfiniment cette analyse de scènes plus ou moins comiques où figure Stentarello, et de montrer notre héros à demi grillé par un incendie, emporté par le vent, enterré vivant par un éboulement, ou repêché du fond d’un étang où il a fait le plongeon ; car si Stentarello craint tout, tout lui est contraire, et il est en quelque sorte en lutte perpétuelle avec les quatre élémens. Du reste, tout ce qui, pour un autre, serait une catastrophe n’est pour lui qu’un accident dont il se tire toujours bien, et dont il est le premier à rire quand le danger est passé. Les spectateurs de Borgo-ogni-Santi savent qu’il ne court aucun risque, et qu’il doit sortir sain et sauf de chaque aventure ; autrement ils ne prendraient pas ses misères si gaiement. Il n’est pas jusqu’aux spectres qui ne s’acharnent après l’étique personnage, qu’ils prennent sans doute pour un des leurs. D’immenses et grotesques tableaux, suspendus dans les différens carrefours de Florence, et qui servent d’affiches aux petits théâtres où se jouent les farces con Stentarello, nous le montrent dans toutes ces situations si critiques. Comme nous ne pouvions passer toutes nos soirées dans l’agréable compagnie qui fréquente ces théâtres un peu primitifs, nous avons surtout pu juger, par ces affiches engageantes, que si le théâtre Stentarello ne suivait pas scrupuleusement la règle des trois unités, il se conformait du moins à celle qui régit les spectacles analogues, la règle de toujours de plus fort en plus fort.

Un académicien de la Crusca à qui j’en faisais la remarque se permit de me répondre qu’il n’y avait là rien qui dût m’étonner ; que je venais du pays du progrès, d’un pays où la règle du théâtre Stentarello présidait non pas seulement au drame, à la grande et à la petite littérature, mais à tout.

Il y avait peut-être du vrai dans la remarque du membre de la Crusca, et je me contentai d’en sourire. Un de mes amis, plus patriote sans doute, qui se trouvait là, ne prit pas la chose avec le même sang-froid ; mais, relevant lestement le gant, il répondit au cruscante qu’il reconnaissait bien là les préjugés de ces gens rétrogrades qui, eux, semblaient avoir adopté une devise toute contraire à celle du progrès, et qui, depuis Dante et Pétrarque, s’étaient toujours montrés de moins forts en moins forts. L’innocent académicien comprit sans doute cet argument ad hominem, car il ne répliqua pas, et, nous tirant un beau salut, il fit comme Stentarello dans les momens de danger, il tourna prudemment les talons.

Ces messieurs de la Crusca, et en général les puristes de Florence, sont ennemis déclarés du pauvre Stentarello. Ils n’en parlent qu’avec dédain et colère, et c’est moins son inconduite que l’incorrection de son langage et son faible pour les patois qui motivent leur haine. Stentarello en effet est plutôt Toscan que Florentin. Vous le rencontrerez à Pérouse, à Arezzo, à Pistoie, à Sienne ; il s’est même naturalisé chez les Luquois, les Pisans et les Bolonais, ses voisins, et il parle à merveille la langue accentuée du peuple de ces villes, dont on le croirait citoyen. Mais si le langage varie, les actions sont les mêmes. À Bologne, Stentarello a pris quelque peu les allures de ses compagnons de Venise, de Milan et de Turin : Arlequin, Meneghino et Gerolamo, avec lesquels il a d’ailleurs quelques liens de parenté. Ce ne sont en effet que des variétés d’un même type, que les diverses faces d’un même caractère, modifié par l’entourage et le climat ; ce ne sont pas des types différens. L’étude de ces nuances serait fastidieuse et sans grand résultat. Nous ne nous y arrêterons donc pas ; passant à des variétés bien tranchées de la nombreuse famille des bouffons italiens, nous ferons connaissance une autre fois avec Cassandrino, l’aimable et coquet vieillard romain, et avec l’héroïque Pulcinella, ce joyeux et turbulent héritier des capitans napolitains.


Frédéric Mercey.
  1. Voltaire, toujours flatteur quand on le flattait, écrivait à Goldoni : « Oh che fecondita ! mio signore, che purita ! aveta riscattato la vostra patria delle mani degli Arlechini. Vorrei intitolare le vostra comedia : l’Italia liberata dà Goti. »
  2. Stentare veut dire peiner, souffrir ; Stentarello est une espèce de souffre-douleur comique
  3. Appartement du Vatican où les gens d’esprit du temps se rassemblaient pour conter des contes ou en faire.