Le Théâtre d’hier/Henry Becque/Les ''Corbeaux''

IV

« LES CORBEAUX. »


Un jour, M. Becque quitta ce terrain habituel de ses investigations. Il eut l’idée, lui aussi, de s’attaquer aux hommes d’affaires et de reprendre la question d’argent. Il écrivit les Corbeaux. Rien qu’à sa façon de poser et de restreindre le sujet, on reconnaît ce don de vue perçante, et la vaillance de l’observation. Ce n’est pas lui qui élargit le cadre, pour fondre dans l’ensemble, au risque de les noyer, les détails de la nue réalité. Ce n’est pas lui qui atténue, tempère, prépare, équilibre, ou qui met en balance l’honneur et la fortune, la noblesse ou le génie et le 3 0/0, sachant fort bien que, depuis quelque temps déjà, noblesse, génie, conscience sont de grands mots qui ne valent plus guère, monnaie spartiate et encombrante. Il faut à M. Henry Becque un coin très restreint et un objet très précis. L’honneur et l’argent, sujet trop vaste et qu’il ne saurait étreindre. Il ne s’agit ici que d’une question d’intérêt, d’une liquidation judiciaire en l’étude de M. Bourdon, notaire à Paris. Toute la pièce gravite autour du Grand-Livre. M. Vigneron, de la maison Teissier, Vigneron et Cie, meurt. On liquide. On commence, comme dit le tabellion, par les choses les plus urgentes ; on avance pas à pas ; et à la fin il reste ce qui reste : total, rien. Je ne crois pas qu’en aucune rencontre le théâtre contemporain ait serré la réalité de plus près, ni fait moins de concessions au roman.

« Ruinées, mon cher monsieur, ruinées la pauvre dame et ses demoiselles. Je ne vous dirai pas comment ça s’est fait. Mais on ne m’ôtera pas mon idée de la tête. Voyez vous, quand les hommes d’affaires arrivent derrière un mort, on peut bien dire : V’là les corbeaux ! »

Et d’abord j’observe qu’en un sujet si adroitement limité M. Becque ne se sert d’aucune fiction de théâtre, d’aucun colonel, ingénieur ou théoricien[1]. Ces fictions ne sont pas pour nous déplaire ; mais encore sont-ce des fictions. Il lui suffit de nous peindre les victimes et les bourreaux d’argent, et de suivre leurs opérations, d’où découlent des péripéties qu’il croit assez émouvantes. La liquidation faite, la pièce est jouée. Où il n’y a plus rien, le roi lui-même perd ses droits. L’agencement même de la pièce, pris en son ensemble, donne, sans effort apparent, l’impression de la plus simple réalité. Un premier acte, consacré à la vie intime des Vigneron, se termine sur la mort du père ; deux autres appartiennent aux affaires ; au quatrième la ruine est consommée, il est temps de se résoudre aux plus douloureux sacrifices. La distribution des personnages n’est pas plus compliquée. D’un côté les corbeaux, et de l’autre les malheureuses femmes, qui leur servent de pâture, tous réunis, non mêlés, dès le début, avec leur physionomie distincte, réunis, non sans un peu de cette gêne inséparable de rapproche des oiseaux sinistres, qui flairent leur proie et annoncent le malheur dans une maison.

Et aussi le milieu, où s’exerce l’observation de l’auteur, est peint avec la même exactitude. Tout le premier acte est d’une vérité saisissante. Croyez que ce n’est pas un intérieur anonyme, où M. Becque nous fait pénétrer, mais bien l’appartement, le home d’un de ces grands industriels, partis de bas, en passe d’arriver très haut, en passe seulement, parce que n’ayant apporté dans l’affaire que leur intelligence et leur activité, il leur a fallu plus de temps pour ramasser le premier capital, qui est le noyau des immenses fortunes. Cela respire l’aisance, le bien-être un peu criard, parce qu’il est récent, un peu mesquin et de contrefaçon, parce qu’en dehors de la fabrique Vigneron n’a pas trop de ses fonds disponibles pour spéculer sur des terrains et précipiter l’accroissement de son avoir. C’est une aisance, qui n’est pas encore du luxe.

Non, cette famille n’est pas celle de tout le monde. Il faut y avoir été élevé, pour retrouver là une sensation juste de l’existence particulière aux industriels, qui, sans cesse occupés aux soins de leurs affaires, ont à peine le loisir de prendre pied chez eux, et y semblent toujours être de passage, en voyage, et nomades. Et comme ils y séjournent à peine, ils ouvrent volontiers les mains, ces manieurs d’argent, pour se faire pardonner l’absence, solliciter les sourires et retrouver des visages heureux. Dans ces maisons-là, les enfants sont ce que la mère les fait, le père n’ayant que juste le loisir de les gâter à son aise ; et il n’est pas rare qu’à cette famille, qui parait calme et heureuse, manque une direction que le chef ne peut pas, la femme ne sait pas donner. C’est une vie douce, large, et sans secousse, jusqu’au jour où, Vigneron mort, il ne reste plus que des esprits étonnés et des volontés molles, pour se défendre contre les corbeaux, qui sont les oiseaux du lendemain. Alors la mère affolée se désole d’avoir une résolution à prendre, le fils s’engage dans un régiment pour suivre une voie toute tracée ; quant aux filles, elles seront… ce qu’elles pourront. Vigneron semait à pleines poignes les désillusions avec l’argent aisément gagné ; il ne laisse après lui que des cœurs en déroute et un intérieur en désarroi.

Voilà donc quatre femmes, dont l’une fiancée, et qui ne se mariera pas, puisqu’elle n’a plus de dot, que M. Becque livre en proie aux hommes d’affaires. Quelques jours se passent, on pleure, et la liquidation commence. Il y a là des scènes d’une vérité poignante. Il vous est arrivé, à l’ouverture de la chasse, de relever par la plaine une compagnie de perdrix, poursuivies, traquées, épavées dès l’aube ; elles se coulent, se ramassent, piétant le long d’un sillon, la tête inquiète, l’oreille au vent, le cou allongé, tremblantes, serrées et irrésolues ; et, à mesure qu’elles reprennent l’essor parmi la fusillade, elles sont plus lasses, plus indécises, plus résignées au coup qui les attend ; c’est proprement le tableau de la famille Vigneron. Ah ! qu’il y a là des scènes vues, et des traits rencontrés ! D’abord cette pauvre mère, qui en est encore à pleurer son malheur, après huit jours, et qui, au premier choc, se révolte fiévreusement, et fait sauter les paperasses de ce brigand de Teissier, qui la regarde s’emporter et regimber. D’autant que ces emportements ne servent de rien, et qu’après avoir fait feu des quatre pieds, il faut subir le joug. Et elles le subissent, toutes ensemble, et que de fois elles se consultent pour le subir enfin ! — M. Teissier, l’associé. — Je dois avertir mes filles. — Maître Bourdon, notaire. — Permettez-moi de consulter mes enfants. — Il faut vendre les terrains. — Causons un peu, mes filles. — Il faut vendre l’usine. — Notre situation est grave, mes chéries : nous n’en parlerons jamais assez. — Elles en parlent, elles en disputent, elles se répètent, elles ne décident rien. Elles y mettent du sentiment, de la probité, leur cœur et leurs nerfs. Il s’agit bien de tout cela. Leur premier mouvement est de s’entêter ; le second de se décourager. « Ignorance, incapacité, emportement, voilà les femmes », observe Teissier qui les guette, et qui s’y connaît. « Moi vivante, on ne touchera pas à la fabrique. » — « Il y a une loi » — « Moi vivante… » Et de colère en désillusion, de désillusion en désespérance, les choses vont ainsi jusqu’à liquidation complète, que les corbeaux, d’humeur plus égale et plus opiniâtre, poursuivent méthodiquement et définitivement, l’associé Teissier avec le notaire Bourdon, et Bourdon avec Teissier, hommes d’affaires.

Ce n’était pas une banale audace que d’échafauder une pièce sur le doit et avoir et de tabler sur l’éloquence des chiffres. Rappelez-vous que de difficultés on fît jadis pour accepter les comptes de Mme Durieu[2], et les reports et les déports de Jean Giraud. Encore l’arithmétique ne servait-elle là que d’un discret accompagnement. Elle est ici le pivot du drame, c’est-à-dire qu’il n’y a point de place pour la fantaisie et qu’une observation superficielle ou timide eût été impuissante. Derrière ces questions d’intérêts il y avait des esprits à fouiller et des cœurs à sonder.

M. Bourdon ne finasse pas comme maitre Guérin : c’est un notaire de Paris, fin, très fin, mais qui s’expose quelquefois. Il est moderne. Les confrères disent qu’il l’est beaucoup. Teissier n’est pas seulement un avare ; il est aussi un célibataire égoïste, qui concilie ses passions avec ses intérêts, ou plutôt qui a dressé un mur d’airain entre ceci et cela, sans abdiquer rien. En vérité, c’est plaisir de les voir manœuvrer parallèlement. Bourdon s’est oublié jusqu’à prendre feu contre l’architecte, qui veut bâtir, démasque les menées, et devient gênant. Teissier intervient sans bruit, reconduit Lefort, l’endoctrine, l’embauche et tranche le différend. Comme Bourdon s’en étonne, et garde le souvenir de certaines piqûres :

« Vous pensez encore à cela, vous ! Si on ne voyait plus les gens, mon ami, pour quelques injures qu’on a échangées avec eux, il n’y aurait pas de relations possibles. »

Teissier s’est laissé prendre aux appâts de Marie Vigneron, une jeune fille posée, qui doit savoir compter, très capable d’adoucir, à peu de frais, les dernières années d’un vieux garçon.

« Qu’est-ce que j’apprends ? lui dit Bourdon. Il paraît que vous avez un faible pour cette jeune fille ? Préparez-vous à un siège en règle de la part de votre ingénue ; on compte sur elle, je vous en préviens, pour avoir raison de vous. »

Les traits abondent, qui, sous l’apparente impersonnalité des chiffres, révèlent une vue profonde des choses et des hommes. Je ne vois rien, par exemple, de plus fouillé que ce morceau, où Teissier se révèle calculateur infaillible et célibataire déclinant :

… « Douze mille francs, que vous me demandez, et vingt mille, qu’on me doit déjà : total, trente-deux mille francs, qui seront sortis de ma caisse. Je ne risque rien sans doute ; je sais où retrouver cette somme. Il faudra bien pourtant qu’elle me rentre. Vous ne vous étonnerez pas en apprenant que j’ai pris mes mesures en conséquence. Ne pleurez pas ; ne pleurez pas. Vous serez bien avancée, quand vous aurez les yeux battus et les joues creuses. Gardez donc ce qui est bien à vous, vos avantages de vingt ans… »

Il n’est pas jusqu’à cette madame de Saint-Genis, une mère déchaînée, qui s’enquiert de l’état de la fortune avant de savoir celui de la santé, jusqu’au mariage rompu de la pauvre Blanchette, jusqu’au mariage douloureux de la petite Marie qui épouse Teissier pour sauver les siens ; jusqu’à ce final et lamentable sacrifice qui me semble la vérité vraie, vaillamment observée. Il faut se dire, tout bas, une bonne fois, que notre vie moderne est de plus en plus fermée au roman, et que cet héroïsme de jeune fille est assez courant, encore qu’il passe souvent inaperçu. Et justement, la voilà, la vraie liquidation, peut-être plus cruelle que l’autre, mais aussi moins désolante, puisqu’enfin elle est une noble action, étant, par surcroît, et à bref délai, le retour de la fortune à ceux qui l’ont rudement acquise, au prix des plus durs travaux et des plus suppliciantes concessions. Et vous voyez de reste que tout cela est tissu d’étoffe solide, de réalité loyale et hardie, toute la matière d’un chef-d’œuvre…

Oui, mais cela est lugubre. — Il est vrai, mais la mort n’est pas folâtre, et les affaires sont les affaires. — Sans doute, mais quatre femmes en deuil et un notaire en redingote, et pas un honnête homme, et des noirceurs, et des brutalités ! — Vous m’inquiétez ; et je songea présent, que si l’œuvre, en son ensemble, accuse une observation âpre, un courageux talent et un dédain méritoire des succès faciles et des concessions prudentes, il est véritable, aussi, qu’elle soulève en maint endroit des répugnances et des dégoûts, et que ces endroits-là, où l’auteur semble avoir pris plus de peine, ne sont ni nécessaires, ni logiques, ni toujours vraisemblables, ni même vrais. Que dans toute cette affaire n’apparaisse pas une conscience droite, cela se peut ; que l’architecte capitule, cela se voit. Que M. Dupuis se fasse payer deux fois, c’est un fripon, et il a des frères. Mais que Merckens, le croque-notes, le coureur de cachets, devienne tout à coup grossier avec sa jeune élève, et déclare qu’il n’est pas obligeant, et lui rie au nez avec les cinq parties du monde, c’est décidément trop. Voici que je fais des réflexions et des réserves, et je me dis : « Ce pied plat, s’il est tellement perverti, laisse échapper une belle occasion d’être plus habile. Au contraire, il joue de la plaisanterie, il est cynique, il a de l’esprit, il en fait ; il a des mots à l’emporte-pièce sur l’apoplexie foudroyante, et des maximes sur la vertu des femmes, comme un moraliste de coulisses. Il fait des gestes, il prend une pose ; on dirait qu’il s’évertue. » Et, chemin faisant, je distingue qu’ils sont tous ainsi, les corbeaux. Il y a deux ou trois moments dans la pièce où ils lissent leurs plumes, aiguisent leur bec, et semblent croasser : Comment trouvez-vous cela ? C’est un malaise qui les surprend soudain ; ils sont amers avec méthode. C’est l’instant où Bourdon raffine, et sort de ses attributions et de son caractère pour disserter, où il mêle à ses contrats l’épice de ses avis.

« Il est juste que Teissier, en vous épousant, vous reconnaisse commune en biens, ce qui veut dire que la moitié de sa fortune, sans rétractation et sans contestation possible, vous reviendra après sa mort… Vous n’aurez plus que des vœux à faire pour ne pas l’attendre trop longtemps. »

C’est l’heure où Teissier, égoïste, avare, célibataire endurci, dit froidement à la fille de son associé : « Mariée ou pas mariée, ce serait la même chose. » Et je pense qu’à cette heure même Teissier force son naturel et oublie sa prudence, et qu’il perd le sens pratique, dont il a donné tant de preuves jusqu’ici. Car enfin, ou la mère accepte cet arrangement, et gare aux écus ; ou la fille seule s’y prête, et gare à lui. Je sais qu’il reste une hypothèse, celle qu’a choisie M. Becque : à savoir, que Marie soit vraiment honnête. Et je vois qu’il a réussi seulement à rendre désormais invraisemblable et impossible ce mariage, qui nous paraissait une trouvaille naguère, ce sacrifice, cet héroïsme, qui devient un martyre et retourne au roman. C’est la minute précise, où madame de Saint-Genis, dont le caractère était nettement indiqué, cherche un éclat, veut sa scène, à elle, qui lui donne tout son relief et lui permette de faire paraître tout son esprit. Au lieu de rompre bonnement par lettre ou par intermédiaire, comme cela se pratique en effet, il faut qu’elle torture la malheureuse enfant, qu’elle lui arrache un aveu, qui nous émoustille, et provoque une réplique, qui nous secoue. Je distingue que la scène est « filée » avec beaucoup d’art, mais aussi qu’elle est inutile et rebutante, qu’une mère, qui n’est pas une Macette, ne tient pas de pareils propos à une enfant ; qu’elle évite de rôder dans une maison où son fils a peut-être laissé un gage fâcheux ; qu’une jeune fille, douce et confiante, et de quelque éducation, fût-elle au désespoir, ne s’écriera jamais : « J’aimerais mieux être sa maîtresse que la femme d’un autre » ; que ce cri ne sert qu’à préparer l’insulte « fille perdue » ; et que décidément cela n’est plus de jeu, qu’il y a là-dessous plus de fanfaronnade que d’observation, et un réalisme de parade, ou, si vous préférez, moins de vérité que de… littérature.

Enfin, je m’explique pourquoi, avec toute la matière d’un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre n’est pas venu, pourquoi d’une pièce si originale ne subsistent que des impressions contradictoires et comme une oscillation, un peu douloureuse, du jugement ; et je commence à entrevoir avec quelque netteté la raison qui fait qu’en dépit de ses dons et de son grand talent, M. Becque, qui entreprend un vase de prix, pétrit l’argile, tourne, tourne la roue, et de ses doigts d’artiste laisse échapper un pot informe et laid.


  1. V. Maître Guérin. Un beau mariage d’Émile Augier. La Question d’argent de M. Alexandre Dumas fils.
  2. La Question d’argent. Voir, en particulier, l’article de J.-J. Weiss. Le Théâtre et let mœurs, p. 145.