Le Théâtre d’hier/Henry Becque/Le réaliste

V

LE RÉALISTE.


… « Ton ennemie, c’est ton imagination », dit madame de la Roseraye à sa fille Hélène.

M. Becque, après avoir trouvé ce mot, a eu le tort de se l’appiquer. Il n’a point d’imagination, et il s’est formellement interdit d’en avoir ; il s’est exercé, évertué, avec bien de la conscience, à en manquer ; et de cette lacune il a fait une théorie, tout son théâtre tendant à démontrer que l’imagination, au théâtre, est la pire ennemie. Or cette aptitude à renier une faculté absente, cette opiniâtreté à proscrire un don qui fait défaut, cela s’appelle désormais du nom de réalisme, et l’on va publiant que l’avenir de la scène est là. Je soupçonne que le réalisme a de tout temps existé au théâtre, et qu’à cet égard Tartufe ou les Lionnes Pauvres peuvent soutenir la comparaison avec la Parisienne. Mais, quand il s’agît de M. Becque, qui, sous couleur de réalisme, a compromis ses plus solides qualités, il est nécessaire de s’expliquer encore sur ce point afin de n’être dupe ni des théories, ni de la criaillerie, ni du snobisme.

L’imagination est l’ennemie, nous dit-on, parce qu’elle enfante les comédies d’intrigue, où la complexité des événements dissimule l’à peu près et la légèreté des dessous ; parce qu’elle pousse droit à la pièce bien faite, à la comédie à ficelles, à la manœuvre habilement réglée des marionnettes sans consistance. Elle est le triomphe de Scribe, la source de toutes les conventions, de tous les procédés, de tous les trucs exploités, ressassés et vains. Elle préside à cette cuisine bourgeoise d’un certain art, dont les recettes se formulent aisément, et d’où la vérité est absente. La dextérité de l’intrigue est un artifice inférieur, qui déguise le néant du fonds, ne fait illusion qu’à la foule, tout de même que ces romans d’aventures furieusement machinés, dont les péripéties sont les délices des concierges en leurs loges et des Jennys en leurs mansardes. N’est-il pas temps de rejeter l’intolérable vaudeville et de mettre au rancart tout l’attirail des échafaudages illusoires et des machines compliquées et décevantes ? Le théâtre doit tendre de plus en plus à la réalité familière, et s’essayer aux tableaux de la vie moderne et de tous les jours. Le progrès est dans l’observation implacable ; quant aux efforts d’imagination, aux combinaisons de l’intrigue, aux préparations des péripéties, aux caractères pris de loin et minutieusement dessinés, tout cela est faux. Qui dit invention, imagination, et même composition, dit transposition et artifice. Là dessus, les plus enthousiastes prennent à témoin Shakespeare, brandissent Hamlet, et démontrent avec zèle qu’un beau désordre est un effet de l’art, et que l’âme humaine y apparaît vivante, palpitante, en tableaux.

Et d’abord, je ne puis me défendre de noter qu’il y a de la part de nos plus modernes réalistes une singulière méprise à invoquer, contre les prestiges de l’imagination et de l’invention, le poète qui en a semé les charmes partout, en prodigue, à toute volée, qui en a tant usé qu’on peut bien dire qu’il en a parfois abusé, dont le théâtre est le plus nourri d’événements, le plus fertile en coups du hasard, le plus hanté de puissances occultes et de personnages mystérieux, le plus riche en merveilles, en prodiges, en superstitions, un monde imaginaire autant que vrai. À moins que ce qui leur plait davantage en ce génie ne soit justement ce qu’il a, par instants, d’inachevé, d’obscur et de barbare, et qu’ils ne préfèrent surtout dans Hamlet ce qui en est brumeux et ne s’entend point. Oui, sans doute, malheur à ceux qui ne goûtent pas en Shakespeare cette poésie débordante de sensations et de sentiments vrais ; mais aussi, prière à ceux qui en croient tout comprendre, de l’expliquer, de ne point y chercher l’art aux endroits précis où il n’est pas, et de ne nous point proposer l’incohérence ou l’équivoque comme le dernier terme du réalisme et de la vérité.

M. Henry Becque n’atteste pas Shakespeare, attendu qu’il peut se réclamer de lui-même. Il est convaincu que l’observation suffit, et que tout ce qui n’est pas elle, est duperie. À la bonne heure. À la pièce bien faite, il prétend substituer la pièce bien vue. D’accord. Il remplace les préparations sagaces de M. Alexandre Dumas et le sage équilibre d’Émile Augier par des tableaux saisissants. Soit. Telle était déjà la poétique de Diderot, si je ne m’abuse. Mais une certaine imagination, aussi, est nécessaire, ne fût-ce qu’à donner à la réalité l’ordonnance et la vraisemblance. Vingt tableaux juxtaposés ne font pas un drame. C’est ensemble forcer et escamoter la vérité que de la produire en lambeaux et par brusques saillies ; et ceci veut être précisé.

Si la vie est matière de comédie, elle peut être, surtout pour les observateurs tels que M. Becque, une matière beaucoup moins abrupte et morcelée. C’est la marque d’un esprit étroit et d’une intelligence courte que de voir partout l’effet du hasard dans notre microcosme. Et si l’observation consiste à étudier les mœurs et les caractères, à cueillir les gestes et les mots révélateurs, elle ne suffit pas à les éclairer en leurs raisons plus profondes. Mœurs et caractères sont soumis à un déterminisme plus latent et enfoui, qu’il appartient au dramaturge de pénétrer et de recomposer. Il y a nombre de transitions ténues et d’une logique un peu flottante, entre nos différents états d’âme et nos humeurs diverses, à qui un rien donne le branle ; il y a sous le ridicule ou l’odieux une infinité de causes sourdes et de secrets mobiles, en partie saisissables, et dont la séquence est précisément l’explication des êtres odieux ou ridicules que nous sommes à tous les instants. Et c’est à l’imagination qu’il appartient de deviner, de reconstituer et de mettre en relief ces infimes détails d’une réalité intime et dérobée, qui doublent le prix de la vérité, ainsi rendue plus manifeste. Et je dis que cette préhension déliée des choses, que cette perspicacité imaginative donne plus de prix à la perception des travers apparents, ou plutôt qu’elle est elle-même une demi-perception, une demi-observation, une manière de seconde vue, qui réunit et lie fortement les moments épars du drame. Il ne s’agit, pour le théâtre de demain, ni de revenir aux intrigues laborieuses, ni d’abuser derechef des procédés arbitraires, ni de retourner au romanesque, mais d’assembler ce qui, au fond, n’est pas tant désuni, et de composer conformément à la vie elle-même, serrant les liens davantage, tirant au clair les transitions visibles pour quelques-uns seulement. Cette imagination, sur le théâtre, n’est que la logique immanente des choses, qu’encore faut-il dégager aux yeux du spectateur, si vous voulez qu’il s’accoutume à un réalisme sincère, profond et rationnel, au lieu de répugner à une observation âpre, capricieuse, et brutale. Elle est, au besoin, le sauf-conduit de la réalité la plus amère, parce qu’elle en est la vraisemblance et l’intelligence intérieure. Et, de plus, elle est composition et clarté.

M. Becque, qui se passe de l’imagination, se passe aussi de la composition. Il procède par bonds. Il ramasse tout l’effet sur quelques scènes, dont les dernières sont des redites plus osées de la première. Il a d’étonnantes aubaines, et des répétitions désespérantes. Il juxtapose en un même acte les développements les plus disparates, et, comme il serait plus pénible de les réunir, il les divise en tableaux, comme dans le drame, si puissant d’ailleurs, qui a nom Michel Pauper.

Ce gredin de la Roseraye accapare d’abord toute la scène ; et puis, il se tue, serviteur. Sa fille, qui à peine a laissé voir la couleur de ses cheveux au premier tableau, occupe presque tout le théâtre dans les autres. Le baron est intermittent, et madame de la Roseraye circule par-ci par-là. Le comte de Rivailles ne parait pas au début ; il est vrai que nous le verrons beaucoup par la suite, et qu’il disparaîtra, à l’anglaise, comme il est venu. Les crises les plus violentes éclatent tout à coup, et nous en recauserons plus tard, à moins qu’on ne nous en parle plus. On s’aime, on se quitte, on se reprend, la femme revient, le mari meurt : tout cela est limpide. Il y a là quelques belles scènes, d’une vérité qui nous ravit, et l’on retombe dans l’inconnu ; on passe au tableau suivant. Et comme il faut à ces grandes scènes l’apparence d’un prétexte, les péripéties les plus inattendues éclatent comme des explosifs. Un suicide, un accident d’usine, un discours du conseil municipal, une scène de ménage, la débauche en haut, l’orgie en bas, tue-la, ne la tue pas, la folie, la mort, j’en oublie. C’était bien la peine de bafouer le mélodrame ! Ici les coups de théâtre se suivent comme des coups de tonnerre. Il est vrai qu’ils sont communément annoncés par un monologue. C’était bien la peine de décrier Scribe, pour lui emprunter ce procédé classique et rudimentaire ! Après le monologue, les imprécations : l’ombre de Camille rôde sur la scène. Puis, les sermons, les discussions en trois points sur la Révolution, la guerre civile, la vertu des femmes, etc… Corneille, moins moral, plus fin de siècle. El puis, la démence d’Oreste, ou mieux le delirium de Coupeau. Tout est dans tout, et le reste dans Michel Pauper.

Ceci est la première manière de M. Becque : il en a une autre, un peu différente. Il trouve jour, avec des pièces où la matière est abondante, et la somme des observations aussi riche que chez plus d’un maître, à laisser une double impression de longueurs et de vide. Il est concentré, et il semble dispersé. Il se remâche. Le premier acte est parfois excellent ; les autres suivent, et ne lui ressemblent pas, — ou plutôt lui ressemblent trop. La Navette est un chef-d’œuvre, parce qu’elle est une œuvre courte, et que la même scène répétée par Arthur et par Alfred n’en est que plus piquante. Mais la Parisienne qui est la Navette transposée et développée, se traîne, dès le second acte, péniblement. C’est une chaîne sans fin, une alternance sans dénouement. Le mari entre, s’installe, parle de ses affaires, et sort ; l’amant parait, s’assied, cause de son amour, et va diner ; il revient, n’a pas dîné, cause de son amour… Il était un petit navire. Mais le mari rentre, parle de ses affaires… Bourdon, Teissier, Teissier, Bourdon, les terrains et la fabrique, la fabrique et les terrains, tout de même… Si cette histoire vous ennuie, nous allons la recommencer. La pauvreté d’invention est manifeste ; l’intérêt languit ; il faut le ranimer à tout prix.

La simple réalité ni l’observation ne suffisent plus ; on va un peu au delà, par crainte de rester en place, et parce qu’après tout il faut bien avancer, ou faire la semblant. Les caractères, nettement accusés au début, se compliquent et s’évertuent. De là tant de surprises, qu’on nous donne pour des audaces. En voulez-vous des exemples ? Il y a dans Michel Pauper un baron Von der Holweck, âgé, ruiné, un Desroncerets célibataire, élève de Laplace, ami d’Arago. Depuis un temps, il a renoncé à payer son propriétaire, le pauvre homme ; avec les années, il a perdu quelques illusions de jeunesse, l’excellent savant ; Hélène, dans un transport de fierté blessée, avoue qu’elle aime le comte de Rivailles, un neveu à lui, et les violences qu’elle a subies. Que vouliez-vous qu’il fit ? Il sermonne le brutal, l’engage à épouser, essuie un échec, et, ma foi, par ma foi, s’offre à épouser lui-même. Je réparerai, c’est sa devise. Et il dépose aux pieds de l’amoureuse déçue ses parchemins, son extrait de naissance, et le papier timbré de ses créanciers. Il parait que cela est plus vrai de la sorte, que si le neveu, riche et jeune, refuse de contresigner ses fredaines, c’est l’oncle sexagénaire et décavé qui y met son seing, en bon petit jeune homme.

Teissier est un homme d’argent, qui veut, avant tout, liquider à bénéfice. Teissier est vieux, Teissier a vécu. Eh bien, en pleine liquidation (voyez la malechance !) il est pris d’une démangeaison, que dis-je ? d’une frénésie, qui le pousse à outrager une jeune fille, à l’épouser ensuite, au pis aller, et à l’avantager de la moitié de sa fortune. Il aimait l’argent : il a réfléchi, cet homme. Ne sentez-vous pas combien il est plus moderne et plus pervers ainsi ?

Car, à défaut d’imagination, M. Becque a une obsession, celle de Tartarin, le double muscle. Presque tous ses personnages sont forts, très forts, aussi forts qu’il est possible : viveurs, sceptiques, blasés, passionnés, tous au superlatif. Un peu d’invention les aiderait à se développer naturellement et par degrés, au lieu qu’ils s’exaltent et s’énervent en des accès imprévus. Ils ne se développent pas, en vérité, ils s’efforcent. Dès le second acte, ils en sont tous à la période aiguë : et ils font la théorie de leurs vices ou de leurs faiblesses, parce qu’il y a plus de cynisme, n’est-ce pas ? à être vicieux ou faible par . C’est la quintessence du réalisme. Lisez le rôle du comte de Rivailles[1], ce coq de caserne ; vous reconnaîtrez qu’en principe il était finement pris, en son exacte mesure, et qu’il se déforme à plaisir, dogmatiquement. Et celui d’Hélène, donc. — Savez-vous ce qu’une jeune fille moderne confie à sa mère, en tête à tête, du ton le plus naturel du monde ?

… « Je ne suis pas de ces jeunes filles qu’on est sans cesse à marier tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, et qu’on jette imaginairement dans tous les bras. La pensée d’appartenir à de certains hommes me fait frissonner tout le corps… »

Elle a beaucoup réfléchi, comme vous voyez ; elle doit bien étonner et embarrasser sa maman ; c’est presque un outrage à l’innocence de la bonne dame, un peu neuve pour son enfant. — Voulez-vous connaître comment une Parisienne établit le bilan de son cœur et résume l’état de ses relations ?…

… « Tous ces jeunes gens d’aujourd’hui ne valent pas la peine qu’on s’occupe d’eux… C’est bien fait pour moi, j’avais ce qu’il me fallait, un ami excellent, un second mari, autant dire. Je l’ai malmené de toutes les manières, il en a assez, ça se comprend. »

Qui donc a dit que la raison n’est pas ce qui règle l’amour ? Après cela, vive le raisonnement, et vive l’esprit ! Car il est entendu que l’observation n’a plus ici rien à faire. L’écrivain y supplée avec de l’esprit (nous avons vu qu’il en a de reste) ; il se substitue au personnage ; la main qui tient les fils apparaît ; on entend le régisseur, qui est M. Becque en personne, qui fait des mots, les amène, et les achète. Autrement, tâchez de comprendre pourquoi la jeune fille de tout à l’heure déclare à celui qu’elle aime :

« Le jour qui suivra notre dernier adieu, vous apprendrez que j’étais capable de fidélité et d’héroïsme en recevant le souvenir le plus solennel que jamais femme ait imaginé pour son amant. Je me ferai couper la main droite et je vous l’enverrai. »


si ce n’est pas à seule fin de préparer ce trait : « Gardez-la pour écrire des romans » ; pourquoi Merckens est impertinent à crédit avec Judith[2], sinon pour se retirer sur cet aphorisme :

« Tenez, Mademoiselle, je vais vous dire toute la vérité dans une phrase. Si vous êtes honnête, on vous estimera sans vous servir ; si vous ne l’êtes pas, on vous servira sans vous estimer. »

C’est un mauvais signe pour la vérité qu’on soit amené à y mettre tant d’esprit. Et cela arrive à M. Becque, toutes les fois qu’il veut être plus vrai que nature, plus moderne que son temps, plus spirituel que tout le monde, c’est-à-dire quand il intervient en auteur, faute d’une observation plus large, d’une imagination plus aisée, et aussi, tranchons le mot, faute de sympathie et de sensibilité. Étudiez les deux derniers actes de la Parisienne, vous n’y trouverez que de l’esprit, de l’esprit à décorner les bœufs, de l’esprit satisfait, cynique, macabre, et prétentieux, et assez indigne, en fin de compte, de celui que l’auteur a naturellement meilleur. Je vous défie d’y noter (la scène de Simpson exceptée) une réplique qui ne suppose pas une attitude, une réflexion qui ne soit pas un défi, et quelque chose de vraiment senti. Cela prétend à être d’un philosophe, né malin et supérieur.

Et, bien malgré moi, j’en arrive à la conséquence la plus fâcheuse de ce manque d’imagination, encore plus affecté que réel. À force de se travailler à étonner le monde par sa verve, M. Becque a fini par prendre le mot pour la chose et les concetti amers pour une philosophie. L’homme capable d’observer avec pénétration et de renouveler d’une vue ingénieuse et originale le jeu de l’amour sur le théâtre, en arrive à se faire d’un pessimisme assez naïf et superficiel une sorte de doctrine, ou mieux de code dramatique. Ses pires mots, ses mots de troisième acte en général, ne sont que des violences gratuites et des grossièretés sans excuse. Si la Parisienne riposte froidement à un amant honnête homme : « Vous devez vous dire que je ne suis pas libre, que j’ai une maison à conduire et des relations à conserver ; la bagatelle ne vient qu’après », si elle murmure, dans un mouvement de compassion : « Pauvre garçon ! Oh ! certainement, je lui ferai une petite visite demain », ce n’est pas elle. Monsieur l’auteur, c’est vous qui lancez la bagatelle et la petite visite, et qui pensez être bien clairvoyant et bien amer. Votre réalisme, en ce cas, n’est que broderie ; il est fait de chic, comme disent les artistes.

Et il vous conduit tout doucement à révoquer en doute l’honnêteté des femmes, qui n’ont pas doublé la cinquantaine, ou l’affectivité des hommes, qui ne sont pas des ivrognes, et à produire des remarques, toutes neuves, piquantes, ingénieuses, et d’un penseur, comme celles-ci : — 1o On reconnaît une honnête femme à ce signe, qu’elle a des enfants, marque son linge elle même (sauf les torchons), et boit du vin blanc entre ses repas[3]. 2o Tous les maris mangent trop, et meurent d’apoplexie[4]. 3o Les jeunes filles, qui ne savent pas compter, ne savent pas se défendre. Elles ont des amants de vingt trois ans, et au delà[5]. 4o Lorsqu’elles rencontrent dans une maison un monsieur qu’elles ne connaissent pas, à qui elles n’ont jamais parlé, elles lui font nécessairement des confidences du genre de ceci, par manière de passe-temps[6] :

« Je pense beaucoup à me marier, naturellement, comme toutes les jeunes filles ; mais quelle conduite tiendrai je dans mon intérieur ? Je ne sais pas bien. Je ne sais pas non plus quel est le mari que je désire… Finalement, j’épouserai celui qu’on me présentera. C’est si peu de chose, un mari, dans un ménage. »

Et il est d’usage que, pour dire toute leur pensée et forcer l’attention, elles ajoutent :

« Il y a des maris qui regardent d’autres femmes, lorsque la leur est là. C’est très blessant. Et si la pauvre petite n’est pas jolie, jolie, jolie, elle fait des réflexions, qui ne sont pas couleur de rose. »

Couleur de rose, voilà le trait profond, voilà de la philosophie. J’aurais cru plutôt que les petites filles ne sont pas toutes de petites folles, au temps où nous vivons, qu’il y a quelques honnêtes femmes qui ne prennent pas de vin blanc, que d’autres ne sont pas irréprochables, qui ont des enfants, et puis, qu’il y a des femmes honnêtes, quelques-unes, simplement, à ce qu’on raconte. J’ajoute que ce pessimisme n’est pas toujours au courant de la science moderne, et que sur la question des maris, en particulier, M. Becque parait en retard, qu’ils ne sont plus forcément lourds, gourmands, et épaissis, comme à l’âge de Labiche ; qu’ils sont, au contraire, en voie de se réhabiliter, depuis que le divorce existe ; et que, si l’amant est un second mari, le mari, cet intrigant[7], est en train de redevenir le premier amant.

Enfin, et pour tout dire, c’est une grande gêne, où entre un peu de dépit, que de se prononcer sur l’œuvre de cet écrivain. On ne voit pas sans quelque mélancolie tant de qualités gâtées si obstinément, tant d’originalité exagérée à dessein, un sens si vif de la vie moderne exaspéré jusqu’au cynisme, un esprit naturel qui sombre dans la trivialité concertée, le tout aboutissant à une sorte de philosophie provocante et vaine, capable de tarir le génie le plus inventif et sensible — et aussi celui de M. Henry Becque, qui était né pour devenir la gloire de la scène française, à côté des Augier et des Dumas, et qui, à grand effort, s’est paralysé, stérilisé, Labiche infécond et morose.



  1. Michel Pauper.
  2. Les Corbeaux, iii, 2.
  3. Les Honnêtes femmes.
  4. Vigneron des Corbeaux. Mercier de la Parisienne.
  5. Blanche des Corbeaux. Hélène de Michel Pauper.
  6. Les Honnêtes femmes.
  7. Cf. Divorçons de M. Victorien Sardon.