Le Théâtre d’hier/Emile Augier/Les caractères

VII

LES CARACTÈRES.


L’observation des mœurs contemporaines est la force vive et la propre originalité du théâtre d’Émile Augier. À la comédie de caractères ou d’intrigue il a substitué, après Scribe, la pièce morale ou sociale avec une opiniâtreté courageuse en son temps, et qui serait encore démonstrative aujourd’hui. L’équilibre organique du théâtre en a été un peu modifié. La peinture des milieux domine véritablement cette œuvre puissante, dont le principal acteur, partout invisible et présent, est le siècle avec ses erreurs, ses convoitises et ses préjugés bourgeois. Cette comédie venait à point ; elle est, je le répète, l’expression même d’une époque où toutes les classes prenant contact davantage, les individus ont perdu de leur personnalité, les caractères de leur relief, émoussés par l’universel frottement des mœurs. Mais cela ne suffit pas à expliquer l’impression qu’on éprouve, lorsqu’après avoir étudié les questions qui s’agitent en cette œuvre, on s’avise d’étudier les personnages qui y sont mis en mouvement. Cette impression est complexe, et assez délicate à démêler. C’est à la fois le sentiment de la perfection souvent approchée, d’une peinture réaliste et tempérée, d’une composition mesurée et sobre, avec, aussi, des traits ou des types d’une étonnante vigueur. Et pour peu qu’on y songe, voici qu’on y découvre encore des personnages d’une touche discrète et audacieuse en même temps, qui d’abord estompés se détachent en impétueuse saillie. Et puis, tout se mêle, laissant d’une part le souvenir de procédés classiques, de figures agréables et reposées, celui de caractères plus tranchés et d’une teinte encore douce, tandis que de tous les coins du théâtre se dressent des types hardiment campés et rudement brossés, d’une facture très moderne. Et puis types et caractères se fondent en des nuances infinies, comme dans la vie qui serait concentrée et ordonnée. En sorte que, si vous cherchez à distinguer après une étude d’ensemble les grandes créations de ce théâtre, aussitôt Poirier, Olympe Taverny, Giboyer, d’Estrigaud, maître Guérin, Saint-Agathe, Séraphine Pommeau s’emparent de votre mémoire. Puis, doucement occupent votre esprit Franz Milher de la Pierre de Touche, Philippe Huguet de la Jeunesse, André Lagarde de la Contagion, Jean de Thommeray et Bernard des Fourchambault : c’est presque la vigueur des autres, avec un charme différent, qui est une certaine abondance de cœur ingénue et facilement surprise. Mais s’il est question de cœur, de droiture, de sentiment, voici que plusieurs autres, presque tous les autres apparaissent comme dans un défilé patriarcal, les soutiens de la famille, les braves gens inoffensifs, et presque toujours victimes, jusqu’à ce qu’ils triomphent par la force même du bon sens et de la morale ; les pères dévoués, qui vivent à petit bruit, avec l’intime volupté d’être sur la terre pour le bonheur des autres, les Pommeau, les Tenancier ; les amis fidèles, qui sont un peu pères, les Spiegel, les Michel ; les bonnes mères, comme Mme Guérin, et les dignes femmes, comme la comtesse de Thommeray, sans compter les jeunes filles tendres et attristées, comme Philiberte, héroïques comme Francine Desroncerets, innocentes et désabusées comme Fernande Maréchal. Et vous réfléchissez qu’Émile Augier, qui est le poète de la famille, a peut-être voulu que ces derniers fussent les premiers, et qu’il est au moins étrange qu’ils s’insinuent dans votre mémoire seulement à la suite des autres, et à leur tour. Et vous avez tort[1].

La qualité maîtresse d’Émile Augier réside en la sûre possession de soi et de toutes ses facultés. Aussi bien cette complexité dans la composition des figures n’est qu’apparente et à la surface. En réalité, il est classique par le dessin des personnages comme par la conduite même de l’œuvre : il a la sobriété, la mesure, et il use de la logique sans abus. Ce qu’il cherche surtout, après la vérité de l’observation, c’est l’harmonie de l’exécution : elle parait discrètement dans la peinture des caractères. Étudiez l’anatomie morale de Pommeau ou de Thommeray, du bonhomme Roussel, ou de Giboyer, vous y trouverez la même construction mesurée, serrée, un développement gradué, nettement indiqué par des traits qui se détachent de proche en proche, et qui achèvent le dessin. Aucun ne va droit devant lui, avec une exacte rectitude, comme dans le théâtre de M. Alexandre Dumas ; mais ils vont, se mêlent, se coudoient, reçoivent l’influence d’autrui, exercent la leur et gardent leur physionomie propre. Ils ne subissent ni ne recherchent les situations ; ils les font simplement, et s’y engagent naturellement. C’est encore Molière, avec des oppositions moins accusées, quelque chose de plus uni, de plus fondu dans l’ensemble : la diversité foncière de tous ces personnages est que des vices et des mœurs qui les dominent et les régissent, les uns sont imbus, les autres déjà atteints, et plusieurs imprégnés à peine ou résolument détachés. Les premiers sont presque tous devenus des types, les seconds forment la transition entre les plus insolents et séduisants exemplaires de la contagion moderne et les autres qui représentent la famille avec ses antiques sentiments et ses classiques traditions. Faut-il s’étonner que les Vernouillet, les d’Estrigaud se détachent en haut relief, et semblent animés d’une originalité plus séduisante, ayant pour eux la nouveauté du vice à la mode, l’éclat de l’impertinente élégance, et tout le charme justement opposé aux humbles et modestes vertus de la vie médiocre ? Modeste, aussi, est l’attrait de la vertu au théâtre ; elle n’inspire qu’un enthousiasme réfléchi et des sympathies assez calmes. Le vice, certes, est plus brillant, et bénéficie de la curiosité qu’excitent les dessous de l’époque et des mœurs. Il était fatal que Vernouillet devint un type, sans être pourtant composé d’une autre méthode que Pommeau, qui est un caractère. Et l’admirable en cette affaire, c’est précisément l’artiste sobre et scrupuleux qui a réduit l’observation à une parfaite mesure ; qui a dessiné d’une même main précise et attentive la réalité morale et immorale, sans forcer le contraste ni creuser un abîme entre l’un et l’autre ; qui a représenté les honnêtes gens et les vicieux du jour avec même souci de la vérité sans exagération ; qui a, par surcroit, tracé des caractères intermédiaires et indécis, avec toutes les nuances délicates et partout indiquées de l’honnêteté qui impose certaines contraintes au vice et du vice qui effleure de son atteinte l’honnêteté même. Car tout cela est le génie d’Émile Augier ; tout cela se confond dans le grand courant des mœurs modernes, qui circule partout dans son œuvre, qui en fait l’unité, la vérité, et la vie.

Dans la famille bourgeoise, les pères sont communément des financiers, sans être des ganaches. Ils tiennent pour le principe d autorité, sans réussir toujours à le maintenir. Même dans les familles de vieille roche, il s’est singulièrement adouci, et l’on peut voir dans le Mariage d’Olympe que le marquis de Puygiron pardonne assez aisément à Henri sa mésalliance, et que sans trop de rigueur le comte de Thommeray envoie son fils à Paris pour le distraire. Les banquiers ne sont guère plus rigides. Tous, en somme, sont assez enclins à passer l’éponge, à réprimander un peu haut, pour dissimuler leur indulgence. Chrysale a fait école. Ils sont de braves gens, qui, ayant eu l’esprit d’amasser une fortune, ne mettent point d’opiniâtreté à s’en reprocher l’origine, ni d’excessive rigueur à en contrôler l’emploi. Tous bons pères, un peu faibles. Roussel de Ceinture dorée gâte sa fille : rien n’est trop pour elle. Tenancier promène les bébés de la sienne ; Charrier aime aussi Clémence, pour laquelle il rêve un avenir doré. Venus à Paris en sabots, il leur sourit que leurs fils se chaussent de souliers vernis, cambrés et pointus. Ils sont capables de sacrifier leur fille par bonté d’âme ; pour leur héritier ils ont une sévérité complaisante. Il faut bien, après tout, qu’ils tiennent un rang et prennent du plaisir, ces quasi-gentilshommes, nés du grand financier de Paris. Juste une fois l’an, l’autorité reprend ses droits, à l’échéance. C’est une liquidation amiable et solennelle. La cérémonie commence sur le ton grave et s’achève sur le mode plaisant. « Tu es fâché contre moi, qui ai fait des lettres de change ; mais moi, je ne le suis pas contre toi, qui les as payées. » Henri retourne à ses plaisirs, et Charrier à sa caisse. Au fond, le bonhomme éprouve du contentement d Savoir un sacripant du bel air ; il a de l’argent ; son fils aura de l’argent ; sa fille épousera de l’argent, à moins d’un cas… Alors, Charriers et Tenanciers s’exécutent, quoi qu’il leur en coûte ; et ils paient leurs dettes comme celles de leur étourdi de gentleman. Ils ne sont ni des effrontés ni des fripons : ils sont pères et banquiers.

Dans un théâtre élevé à la gloire de la famille, les mères sont nombreuses. Leurs travers et leurs préjugés y sont tracés d’un crayon plus discret que jamais ; mais à larges et belles touches, sans donner dans la fausse sentimentalité mélodramatique de M. Victorien Sardou, l’auteur a représenté l’amour maternel capable d’héroïsme et de dévoûment, sans éclat, sans attitude, sans tirades larmoyantes et suspectes. À côté des marquises de Grandchamp, mères aveugles et qui ont des préférences, des Mme Bernier, mères faibles et vaniteuses ; des Mme Maréchal, — une Gabrielle sur le retour, — qui sont plutôt des belles-mères, ni belles ni le reste, il y a les mères sans épithète, qui incarnent l’autorité respectée et capable de toutes les tendresses, comme Mme Fourcharabault, l’humilité radieuse, vouée à toutes les sujétions et passive avec félicité, comme Mme Guérin. Noble femme, Mme Fourchambault, qui consacre sa vie à racheter une erreur de jeunesse, et après s’être tout entière attachée à la fortune de son fils, qui est à la fois son orgueil et sa honte, l’espoir caressé de sa vieillesse et le vivant souvenir de sa faute, l’oblige à sauver l’homme qui l’a trompée, elle, renié, lui, et à reconnaître enfin ce père, qui n’a pas eu le courage de légitimer son enfant. « Il le faut, je le veux, tu le dois », dit-elle de sa hauteur, puisant la force et l’autorité jusque dans l’aveu de son malheur. Mais dès que l’honorabilité du père, même parjure et marié ailleurs, est en question, c’est aussi la dignité du fils, même abandonné, même oublié, qui est en jeu. Est-ce qu’une mère se résout à cela ? Est-ce que cet homme n’est pas le père de son fils ? Est-ce que ce fils de sa chair et de son âme n’est pas tout pour elle ? Est-ce que l’honneur de ce fils peut courir des hasards avec celui de ce père encore innommé ? Est-il enfin pour cette femme un sacrifice trop coûteux à sa fierté, une souffrance trop cruelle à son cœur meurtri, pourvu que d’une confession, si pénible qu’elle soit, elle pare à une autre déchéance, qui, atteignant même par ricochet son Bernard, serait plus intolérable cent fois que la sienne propre ? Les beaux sentiments ! Et puisés aux sources vives de l’humanité ! Émile Augier excelle à l’analyse de cette sainteté douloureuse et modeste, de cette passion qui se concentre dans le souvenir et s’efforce à la réparation. Il y dépense plus de sensibilité vraie que d’éloquence et d’éclat. C’est la simple vertu de Mme Fourchambault ; c’est la résignation pathétique et modeste de Mme Caverlet.

C’est le charme secret d’une autre figure, qui m’émeut encore davantage, d’une vieille paysanne, en bonnet rond, en robe de toile, qui se dissimule et s’efface, et dont je veux forcer la réserve, au risque de troubler sa contenance. Ah ! la bonne vieille que Mme Guérin ! Qu’elle a entre toutes une belle âme, cette ménagère timide, qui fait fonction de domestique parce que la domestique ne fait pas métier de servante, qui a des recettes pour le souillé, qui est humble, prévenante, trottant menu, se coulant à, la dérobée, et qui sent en elle quelque chose de grand, de démesuré, d’inattaquable : l’amour de son fils, le commandant, le colonel ! Pour lui elle souffre en silence l’indifférent mépris de Me Guérin, les privautés de Françoise, et tout enfin, tout ce qui n’est rien auprès du sentiment qui console, récompense, et illumine son cœur. Elle respecte son mari par réverbération ; elle reconnaît en lui le père de son grand homme. De l’époux autoritaire et ingrat elle supporte mille avanies, avec une conscience disciplinée, par déférence pour son officier, son supérieur, qui est aussi celui de Me Guérin. Son amour fait son orgueil et sa force intimes. Au reste, elle vit si modeste et retirée, qu’il lui faut faire violence pour l’isoler et l’analyser un instant. Mais prenez garde qu’un caractère comme celui-là est autrement observé et vrai que toutes les larmoyantes raisonneuses de drame ou de mélodrame. « Ta, ta, ta, ton fils ! Ne dirait-on pas ? Ce n’est pas un génie non plus, ma mère. » — « Pas un génie ! Colonel à trente-trois ans !» — « D’abord il n’est que lieutenant-colonel. » — « Mais tu sais bien qu’en parlant à un lieutenant-colonel on dit : colonel. » Ah ! la bonne, la bonne vieille ! Voyez-vous comme elle se redresse, comme elle est tout près d’approcher la main de sa coiffe pour saluer Me Guérin militairement. Elle apprend qu’il va revenir, ce fils ; et la voilà toute bouleversée… « Si je l’avais vu là, tout à coup, devant moi, je crois que j’aurais eu une suffocation. » Il est là ; elle veut l’embrasser : elle s’arrête avec effroi. Elle a découvert au front une égratignure inaperçue des autres. Elle a de bons yeux, madame Guérin, des yeux de maman. Et elle rit, et elle pleure, cajolée par son fils, rabrouée par son mari. Mais elle est trempée à toute épreuve.

Louis s’est laissé prendre à la coquette magnificence de la châtelaine voisine, Mme Lecoutellier, qui l’encourage d’abord, puis le rebute. Mme Guérin l’apprend et s’en désespère. Elle ne peut supporter l’idée d’un chagrin ou d’un affront pour lui. Elle n’a pu voir sans frémir son colonel rentrant pâle, jetant son chapeau, cachant son visage dans ses mains, pendant que de grosses larmes coulaient entre ses doigts. Elle a deviné tout de suite, la chère femme, que la mère faisait tort au fils, que la paysanne éloignait la grande dame. Jusqu’ici elle a vécu de patience et de soumission ; un sacrifice ne lui coûte guère. Elle va la trouver, la dame. Et cette paysanne, qui est une mère, a le dévoûment ingénieux et l’instinct de toutes les délicatesses. Se sacrifier n’est rien ; il faut rendre le sacrifice acceptable et même séduisant pour la mondaine Mme Lecoutellier. Non seulement elle disparaîtra sans bruit ; elle a mieux ; elle imagine un alibi, qui est une concession raffinée à ce monde, dont elle flaire et flatte la sottise. « Vous direz à vos invités : ma belle-mère est à sa terre de Frémineau. » Frémineau est une trouvaille de la bonne femme aux abois ; Frémineau n’écorche pas trop les oreilles ; elle vivra dans sa métairie, et vous direz : elle est dans sa terre de Frémineau. C’est tout simplement un trait de génie, qu’elle a rencontré au fond de son cœur. Et de quoi n’est-elle pas capable, s’il s’agit d’assurer un mariage qui est mieux de son goût et qu’elle avait dès longtemps rêvé ? Lorsque Louis a reconnu son erreur, après qu’il a découvert et déjoué les menées équivoques de Me Guérin, renoncé à la main de Cécile pour demander celle de la douce Francine, au moment où il est ruiné, déshérité, chassé, elle est femme à se redresser enfin sous la menace, à juger son mari, à révéler d’un mot tous les affronts dévorés et l’endurance de cet amour maternel, qu’elle renfermait précieusement, et qui était sa dignité. Et elle se retire fière sous l’œil qui jadis la courbait d’un regard, au bras de son fils en grand uniforme, qui est tout pour elle, et sans qui tout ne lui est rien. C’est la supérieure beauté de ces passions muettes, qu’elles apparaissent dans leur splendeur, dès qu’elles cessent de se contraindre. C’est aussi un rare mérite chez un écrivain dramatique, que de deviner ces caractères et de les mettre en leur vrai jour, avec une délicatesse de sentiment et d’expression, qui les effleure sans les effaroucher. Ah ! la bonne, l’excellente bonne vieille que Mme Guérin !

Cette touche discrète est si bien dans le jeu d’Émile Augier qu’à plusieurs reprises il a esquissé des portraits d’époux, dont le cœur n’a pas une ride, et qui se reposent du sentiment de l’amour sur celui d’une douce et réciproque affection. Il se plait à peindre les crépuscules. Le marquis et la marquise de Puygiron se donnent du vous devant la compagnie, comme Oreste et Pylade, jusqu’au détour du chemin, qui les isole dans la vie, et leur permet de se tutoyer affectueusement. Le comte et la comtesse de Thommenay, plus jeunes, laissent une impression de tendresse sereine. Plus jeunes encore, Hubert et Mathilde (dans la Jeunesse), sains de cœur et d’esprit, s’abandonnent à l’amour comme à la vie, répandant autour d’eux un parfum de bonheur loyal, sans mélange, ni raffinement. Et il est vrai que leur passion n’est ni compliquée, ni mystérieuse, ni exaltée.

Je rapporte à ma femme heureuse et souriante
La fatigue des champs saine et fortifiante,
Et, riche le matin, le soir plus riche encor,
Sur mon frais oreiller j’admire mon trésor…


Mais cet amour si simple et rustique n’est-il pas un peu bien artificiel et de convention ? Les jeunes femmes de ce théâtre sont-elles des caractères vrais et vraisemblables ? Est-ce donc ainsi qu’on aime ? avec cette rectitude, et presque cette exactitude ménagère ? Sont-ce des femmes, ou des idées abstraites, des maximes de la vie domestique, coiffées, avenantes, relevées de colifichets, des jouets articulés et brevetés avec la garantie de la raison pratique et de la saine morale ? Gabrielle, Antoinette, Camille[2] ont-elles connu l’amour ? « Vous voyez bien, disent les romantiques, qu’elles s’y essaient trop prudemment. Elles s’engagent avec infiniment de sagesse dans une manière de sentiment, où entrent un peu d’orgueil et de jalousie, un goût réfléchi pour la ligne droite et l’existence régulière, et beaucoup de diligence à surveiller leur cœur comme à écumer leur pot.» — Et les romantiques n’ont pas tort, Émile Augier ayant voulu réagir contre cet idéal d’amour fatal, d’amour indépendant, d’amour exalté, de la « force qui va. » — Et les réalistes sont venus, qui ont déclaré : « Il s’agit bien d’honneur, de famille, de fierté, quand il s’agit de la bête de l’Apocalypse. Ces épouses-ci ne sont bonnes qu’à faire d’honnêtes femmes. » Et ils ont trop raison[3]. Émile Augier a observé la femme dès une époque et en des milieux où le mal romantique n’était pas encore irréparable. Qu’il en ait vu la menace, tout son théâtre le prouve ; qu’il en ait observé les progrès, je n’en veux pour preuve que Gabrielle et les Lionnes pauvres. Mais la vérité est qu’il a surtout rêvé pour la femme bourgeoise un idéal de passion honnête et familière, très acceptable et accessible. Il avait trop de sens pour ne pas comprendre les déplorables effets de l’adoration niaise dont notre société grisait et dépravait l’idole ; il avait le regard trop attentif, pour ne pas percer les apparences de cette superstition improvisée par notre vanité de parvenus. Et sans violence, il a signalé l’erreur et indiqué le remède.

Même les femmes qui en ont été victimes, hormis pourtant Olympe et Séraphine, sont des figures empreintes d’une tendresse qui rachète la faute, qui la paie d’une souffrance inavouée. Les plus irréprochables ont conçu l’amour à la façon d’un devoir mutuel et d’un délicieux contrat. Elles ont apporté dans le ménage la fortune, la jeunesse, et une droiture de cœur, qui tient à leur éducation et à la compagnie dans laquelle elles ont grandi. Nées dans la classe moyenne, elles en ont les qualités moyennes. Elles ne sont pas lyriques ? M. Charrier ni M. Pommeau ne l’étaient, qui les ont élevées. Elles sont douées d’une certaine faculté de raison et de prévoyance, qui les préserve des romanesques aventures ? Nunc erudimini… C’est que, toutes petites, elles ont appris à voir, à compter, à raisonner, plus isolées dans l’hôtel du banquier, leur père, que la fille du peuple en sa mansarde ou les princesses dans leur palais. Et si, par-dessus le marché du reste, Émile Augier leur a prêté le charme de l’honnêteté, la franchise du cœur, quelques préjugés un peu fanés, qui assurent leur foi dans le mariage, et que les Dandins de la blague s’empressent à rajeunir ; s’il leur a conservé une fierté de caste naissante, qui les met à l’abri — pour un temps — des molles complaisances ou des agréables concessions, je dis qu’il a essayé, génie fait de bon sens et de probité, de créer des caractères de femmes, qui fussent de leur siècle et de leur milieu, avec une sensibilité discrète qui nous aurait dû suffire, pauvres sots que nous sommes, et qu’elles tiennent de son fond de nature, de son tempérament, à lui. Elles sont toutes en ces quelques lignes du Gendre de M. Poirier. Le reste n’est que nuances, plutôt que différences.

« À la bonne heure, vous n’êtes pas romanesque. » — « Je le suis à ma manière ; j’ai là-dessus des idées qui ne sont peut-être plus de mode, mais qui sont enracinées en moi comme toutes les impressions d’enfance. Quand j’étais petite fille, je ne comprenais pas que mon père et ma mère ne fussent pas parents ; et le mariage m’est resté dans l’esprit comme la plus tendre et la plus étroite des parentés. L’amour pour un autre homme que mon mari, pour un étranger me paraît un sentiment contre nature. Il y a le revers de la médaille. Je suis jalouse, je vous en avertis. Comme il n’y a pour moi qu’un homme au monde, il me faut toute son affection. Le jour où je découvrirais qu’il la porte ailleurs, je ne ferais ni plainte ni reproche, mais le lien serait rompu : mon mari redeviendrait tout à coup un étranger pour moi… Je me croirais veuve. »

Ainsi parle Antoinette, la petite pensionnaire ébaubie, qui se révèle en son orgueil de femme, avec ses pudeurs déjeune fille. C’est tout juste la transformation, le point de maturité qu’Émile Augier a touché d’un tact délié, dans presque tous ses caractères féminins, ce mélange de candeur et de jugement, de tendresse et d’amour-propre, de naïveté confiante et de jalousie ingénue, qui dévoile dans la femme les chastes délicatesses de l’enfant. Ces préjugés la rattachent à la jeunesse et raffermissent dans la vie. C’est le fond de l’âme ; et tout cela s’harmonise sous les dehors d’une grâce aisée et simple. Peut-être la femme moderne ne s’est-elle sentie si compliquée que depuis que nous le lui avons trop dit. Et il se pourrait que le dernier mot de l’énigme ne fût pas pour nous flatter.

Pareillement, les souvenirs d’enfance ont fait de Thérèse Lecarnier une femme[4]. Pupille de Pommeau, elle a été élevée, dotée, mariée par le brave homme que les sacrifices attirent. Elle a épousé un avocat, Me Léon Lecarnier, qui lui a donné un fils, et ces trois êtres, le bienfaiteur, le mari et l’enfant, sont la trinité de son cœur, de sa religion, de sa foi. Quand elle apprend que son époux la trahit et la ruine, son orgueil et sa raison se révoltent. Elle n’est pas de grands sentiments. Elle est honnête et rien de plus. Cela représente en son esprit l’attachement au devoir, au foyer, une conscience droite, un peu étroite et bourgeoise, sans doute, et qui conçoit l’amour comme un engagement qui lie, au même titre que bienfait reçu. Et bourgeoise elle est dans son premier transport ; dans sa honte d’être victime entre quelque colère d’être dupe. Mais le second mouvement est d’une femme en qui persiste l’amour filial des premières années. Ce sentiment naturel l’élève au-dessus du vulgaire ; son cœur s’épure ; son amour blessé cède à l’affectueuse pitié, et lui donne le courage de se taire. Elle méprise son mari, moins qu’elle n’adore son tuteur. « Le moment venu, entre lui et vous, dit-elle posément, je n’hésiterais pas. » Elle hésitera cependant à l’heure de la crise, parce que, si elle est fille, elle est mère aussi, parce que l’enfant, c’est l’avenir et l’espérance, partant le devoir le plus fort. Et tout de même Camille Forestier, élevée dans un milieu plus artiste, trahie par Paul, trahie par sa tante, tombe du haut de son amour et de ses croyances naïves. Et, comme elle est plus jeune, elle en meurt sur ce seul reproche, qui évoque toute sa vie d’autrefois : « Moi qui vous aimais tant, Léa ! » Et décidément, c’est cette fleur de jeunesse qu’Émile Augier cherche à préserver dans ses caractères de femmes, et qu’il enveloppe d’une poésie douce et sereine. Il les a pris, ces exemplaires d’une génération qu’on craint de voir entièrement disparaître, en des milieux de lui connus, où la grand’mère portait encore le bonnet. Il ne les a pas habillés de la sainte mousseline ; mais il les a doués de raison et de sensibilité point du tout lyriques, fatales, ni analystes, et de cette fraîcheur de toute l’âme qui se conserve au sein de la femme par les souvenirs d’enfance que l’homme ne gâche pas, et la pratique des devoirs domestiques. Et je veux croire qu’Émile Augier les a peintes comme elles devraient être, et M. Alexandre Dumas telles qu’elles sont.

Les jeunes filles sont précisément les cadettes de leurs aînées. L’écrivain montre les qualités de leur cœur, plutôt qu’il n’en analyse le mystère.

Une seule fois, il s’est ingénié à deviner l’énigme, à lire le secret de ces fronts candides ou attristés, à noter le menu travail psychologique de la genèse d’amour. Et il a caressé ce joli pastel de Philiberte. Laide ou belle ? Qui le sait ? Ce n’est pas elle d’abord, l’enfant craintive et défiante, avec sa timidité de pauvre chien battu, qui prend tout de travers les hommages qu’on lui rend. Puis, la femme perce cette enveloppe un peu gauche, écoute les compliments de toute l’avidité de son innocence sauvageonne, et elle est heureuse, et elle est nerveuse, et elle est méconnue de celui qu’elle a rebuté tout à l’heure par une soupçonneuse modestie. Mais enfin les déclarations qu’elle entend lui sont des révélations ; elle sait ; elle croit ; elle s’épanouit.

Elle est charmante ! Elle est charmante ! Elle est charmante !


Comme à son autre sœur, Agnès, l’esprit lui est venu avec l’amour : et la grâce a suivi l’un et l’autre. Mais de l’amour Molière, comme tous les grands classiques[5], n’étudie que les symptômes extérieurs et les effets ; tandis qu’Émile Augier en suit curieusement l’insensible progrès, et ouvre, sans s’y engager davantage, une voie nouvelle à M. Édouard Pailleron[6].

Le plus souvent ses jeunes filles sont à la fois douces et résolues, avec un bon sens de famille, à qui peu de chose échappe. Elles rêvent, mais dans la vie d’ici-bas qu’elles s’emploient à fléchir à leur gré, sans fermer les yeux, ni s’abandonner à la pure fantaisie. Si l’ambition, la question d’argent ou l’effronterie viennent froisser leur rêve, elles se résignent avec courage à la réalité, parce qu’elles ont le cœur vaillant et l’esprit droit. Et cela leur donne un charme assez poétique, aussi éloigné du romantisme que du romanesque, et proche voisin de la commune vérité. Ne parlons plus des filles trop riches, dont la fortune a tué les illusions ; n’insistons pas davantage sur deux ou trois caractères pris de profil et à peine esquissés, qu’une éducation maladroite ou trop moderne a dotés d’une impertinente niaiserie. C’est, par exemple, Dorothée de la Pierre de Touche, qui épouse son cousin Conrad pour l’uniforme bleu de ciel ; Clara Jonquière, dans Jean de Thommeray, entichée de noblesse, instruite de sinoples et de merlettes, farcie de mots anglais, et qui dit du bout des dents : « Non, papa, je n’ai pas flirté » ; Blanche Fourchambault, qui se marie pour faire une fin, tout comme si elle était monsieur son frère, avec qui elle vit d’ailleurs sur le pied de franche camaraderie, dont elle reçoit toutes les confidences, et de qui elle emprunte quelques tours de blague et les vocables courants de l’argot.

La jeune fille selon le cœur d’Émile Augier n’est ni si sotte ni si délurée. Elle aime naturellement, comme le calice de la fleur s’épanouit ; elle aime de toute sa jeunesse, souvent contrariée par les exigences de la vie telle que la société l’a faite ; elle aime enfin dans un monde où l’imagination s’arrête à des horizons limités, se heurte à des murs d’airain, et ne trouve plus assez de champ pour s’égarer en des transports lyriques. Elle est douce, sans être trop sentimentale, sérieuse sans mélancolie, franche sans impertinence, et résolue sans entêtement. Elle est telle que Dieu et l’époque bourgeoise l’ont façonnée : sensible, mais clairvoyante, pourvue de courage et déraison. Elle ne s’épuise point aux songes creux ; elle n’est pas non plus une banalité de salon, ni la poupée du répertoire, qui dit : papa et maman. Elle se réserve, et connaît son cœur. Elle en fait le bilan, comme son père fait sa caisse. Et si cette jeune fille ne vous semble pas jeune à vos souhaits, l’honneur en revient au siècle d’argent, qui escompte l’amour au taux de la dot, à 3 ou à 5 %. Cela même est d’observation ; et il est visible qu’Émile Augier s’est appliqué à les peindre telles, sans que la jeunesse y perdit toute sa grâce et sa fraicheur. Elles sont aimables, par un dévoûment obstiné, comme Francine Desroncerets, par la secrète résignation, comme Maïa des Fourchambault, par le charme d’une âme patiente et simple, comme Clémence des Effrontés. Tout cela n’est peut-être pas le mystérieux délice de l’amour virginal. Ce ne l’est même point. Et c’est plutôt quelque chose, en plus radouci et contenu, comme le séduisant mérite et les sérieux appâts que Corneille aurait pu prêter à ses héroïnes, s’il eût vécu à notre époque.

Quelle brave petite fille que Clémence, et qu’elle est bien née, cette Charrier bourgeoise ! Elle a vraiment quelques traits de la Pauline du vieux tragique, elle en a hérité la raison et le cœur. Et Fernande, la hautaine fille de monsieur Maréchal, en qui l’admiration fait naître l’amour, n’est-elle pas de la même lignée ? N’est-ce pas elle qui fait cet aveu : « J’ai vécu dans une souffrance au-dessus de mon âge, une souffrance d’homme, non de jeune fille. Il s’est livré dans ma tête des combats qui ont, pour ainsi dire, changé le sexe de mon esprit. À la place des délicatesses féminines, il s’est développé en moi un sentiment d’honneur viril : c’est par là seulement que je vaux. » Elles ont grandi dans la maison d’hommes positifs ; elles ont un peu vu, un peu réfléchi, beaucoup aimé leur bonhomme de père, et, quand l’heure du sacrifice a sonné, elles sont résolues. « Il y a autre chose que l’amour, disent-elles uniment, dans la vie d’une honnête femme.» EL il faut croire qu’il y a autre chose, puisque tout l’attrait de ces honnêtes femmes et de ces jeunes filles réside dans les vertus solides et accessoires, qui aident à. supporter l’amour moderne. Ainsi va le monde, disent les optimistes, qui en prennent leur parti, ayant passé l’âge d’aimer. Émile Augier a été plus attentif à ces peines. Il a eu le regard assez pénétrant, et la main assez légère pour effleurer la poésie intime et un peu triste de ce sentiment que la société contemporaine a effarouché et perverti, bridant le cœur des vierges et détraquant celui des femmes.

Il y a réussi, parce qu’il était né pour la peinture de ces abnégations simples et un peu effacées. Il était naturellement incliné par son goût pour la morale domestique, par son penchant à la psychologie modeste, par son besoin d’observation précise et d’expression mesurée, par une sensibilité saine et sobre qui ne larmoie ni ne déclame, à déposer le meilleur de soi dans ces caractères d’honnêtes gens, hommes et femmes, qui vivent au sein de la famille, instinctivement bons et plus étonnés qu’atteints par les mœurs récentes. Mais le flot de ces mêmes mœurs lui apportait d’autres personnages, qu’il dut dessiner avec plus de vigueur, sans jamais se complaire a la violence, sans se départir, malgré la tentation du succès, de la sobre harmonie, qui est la caractéristique de sa pensée.

  1. Il est trop évident qu’il est impossible d’étudier les caractères de ce théâtre en les rangeant sous la rubrique : Hommes et femmes. Ce serait précisément trahir l’effort de composition qu’a constamment déployé Émile Augier.
  2. Gabrielle, le Gendre de M. Poirier, Paul Forestier.
  3. V. Notre Étude d’Alexandre Dumas fils, v, les Femmes.
  4. Les Lionnes pauvres.
  5. Il faut excepter La Bruyère, qui dans le conte tout psychologique d’Émire (fin du chapitre des Femmes) suit et résume la tradition du roman. Cf. La Princesse de Clèves.
  6. Cf. surtout la Souris, qui est d’une inspiration très voisine. — V. Notre Étude d’Édouard Pailleron, IV, Les Jeunes filles.