Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 125-138).
II  ►


I


Trois petites lanternes de satin, suspendues à des tilleuls, scandent une strophe de l’âme des couleurs, un verset léger des crépuscules. Elles oscillent à l’haleine très égale du soir, comme des pendules de lumière. L’une, jonquille ainsi qu’une grande feuille d’automne, cligne par la gauche sur Mme Chavailles, avivant le corsage en foulard « Kabyl ». L’autre, vert de fleuve, un peu lointaine, fort oblique, comme une soie-verrière merveilleuse, mordille la robe « feuille antique, » croise les feux de la jonquille de la troisième, cramoisie, en apothéose de rais tremblants autour du visage de la jeune femme. Dans les nuées de la chevelure, les mutations de la peau et des prunelles, on dirait, à la longue, d’une cascade d’élytres et d’une chute de papier extrêmement fins et trempés dans des huiles essentielles.

Arrivé depuis quelques minutes, Servaise regardait cette fête frêle des rayons. Chavailles grognait des remarques sur le terroir, mimant, parodiant, ricanant, avec un bruit de cailloux et de verre cassé :

— Un pays de grosses têtes à brouillard qui ruminent le néant… quand tu leur parles, ça met une heure à faire le tour, et je n’ai pas encore vu un endroit où la plaisanterie soit plus rare. Il leur arrive, le samedi, de beugler une musique très curieuse et très vieille. Note que, tout autour, c’est au contraire une race de chèvres, des profils secs qui cireulent à travers les bruyères, des paysans qui bêlent et savent se moquer du monde… Et pourtant — arrange ça — c’est ceux d’ici qui l’emportent en aisance et en industrie, tous gras à lard avec de fortes récoltes dont ils mangent la bonne part eux-mêmes… une cuisine pas mal… des maisons solides et saines.

Servaise résidait dans la partie ombreuse de la terrasse. Depuis le deuxième jour de son débarquement à Quéreux, il ne venait que le soir au chalet des Chavailles, à la fin du dîner.

Une peur subtile d’être « vu » le recroquevillait là où les rais des lanternes n’arrivaient qu’en poudre indécise. Il s’y sentait comme un être de demi-vapeur. Chaque fois que la jeune femme regardait dans ce vague, elle ne pourrait avoir de ces impressions précises, qui s’ancrent comme des écrous dans le fer, et dont Noël avait tant de crainte. De plus, un instinct lui faisait pressentir qu’elle aimait l’onduleux, le pâle, l’indistinct, en exécration de son mari si net de forme et de pensée, dur comme l’ébène ou le marbre. Aussi parlait-il en assourdissant sa voix, presque avec mystère, s’efforçant de ne laisser point transparaître son amertume et ses rudesses. Il rêvait le monde plongé dans d’éternelles demi-ténèbres tièdes où sa personne se parerait d’indéfini, où sa silhouette resterait ainsi que par ces soirs d’été devant Mme Chavailles.

— Les paysages m’embêtent, disait le peintre, c’est mou et lourd… mais il y a des espèces de peulvaens qui donnent d’excellents effets… puis, nous aurons de fortes chasses en automne, dans la forêt de Malvor dont j’ai loué un dixième…

La béatitude ruisselait des végétaux du jardin. Le tremblement des étoiles se rafraîchissait dans l’humidité de l’atmosphère. Ces lueurs mouillées, sans nuage, c’était comme un gage de vie, une promesse d’éclosions et d’étreintes, quelque chose de plus confidentiel, de plus proche, de moins cruellement infini que les firmaments secs. Des astres d’horizon, trempés dans une lactescence, étaient la parole discrète qui s’attache à tout humide, soit qu’il plane tendrement sur une frondaison matinale, soit qu’il navigue sur les ravins d’octobre.

Chavailles en était agacé et finit par le dire :

— Je déteste ces soirs où l’on sent le Nord et l’Ouest vous étreindre… c’est vague et bête comme les serinettes anglaises, et les philosophies allemandes…

Personne ne répondit. Mme Chavailles porta une feuille de tilleul à sa lèvre. Noël, en littérateur, accumula mentalement des épithètes sur le tremblotement des rayons autour d’elle, impuissant à déterminer les tons audacieux dont la baignaient le jaune et le rouge, les lueurs montantes, timides, du vert lointain glissant comme une phosphorescence marine. Aux oscillations, le cramoisi s’amplifiait en flots brusques. Le jonquille triomphait une seconde, Le glauque seul allait en perpétuelles demi-teintes.

— Voulez-vous marcher un peu ? demanda Chavailles à Servaise.

Noël n’osa refuser. La puissance de Chavailles l’arrachant d’un mot à des abîmes d’extase, fit grouiller en lui l’adage du « si près et si loin » des Arabes, Puis son pessimisme ergotant sur la menuité de tout bonheur, exclut l’idée de loin et de près. Il se mit debout, prêt à suivre.

— Tu peux venir si tu veux, cria le peintre à sa femme.

Elle se leva, lente. Les pensées de Servaise obliquaient à chacun de ses mouvements. L’aventure, de morose, devint aiguë, divinisée de toute une magie de mystère, d’une couvée de vieilles annales romantiques soudain ressuscitées en pleine grâce.

Armé de la lanterne jonquille, Chavailles guida la marche. Les rais se projetèrent en feuillets de cuivre sur le chemin, en cordelles de soufre, en cascatelles d’ambre, en flaques de chlore parmi les gramens et les arbrisseaux. Sortis du petit domaine, après avoir gravi un tertre, dépassé une seiglière, ils se trouvèrent à l’orée d’un bois :

— C’est Malvor ! fit Chavailles… si vous vouliez être gentils, nous irions jusqu’à la mare… et là vous m’attendriez le temps de dire deux mots au garde…

Lorsqu’ils furent près de la mare, le peintre s’enfonça sous les ramées, emportant la lanterne. L’ombre incertaine, troublée de clairs phosphoriques, la puissance des vies lourdes et tardives, l’odeur du terreau, la respiration des feuilles versant une atmosphère endormeuse, cela pesa sur la poitrine et sur la pensée de Servaise.

Accoté contre un soliveau, il se sentit observé par Mme Chavailles, il comprit d’instinct que si, plus tard, quelque événement lui était propice, ces minutes reparaîtraient à la mémoire de la jeune femme, évocatrices de paix, de beauté et de mysticisme panique, intermédiaires heureux, tendres et presque sacrés. Dans Mme Chavailles, l’homme participa de la parlerie des ramilles, de la navigation firmamentaire, des tremblements de la mare, des ténèbres mues en masses légères, en troupeaux d’âmes sur la matérialité opaque des végétaux.

Cependant, un travail tardif et harmonique, souleva, très loin, la base des cieux derrière les nefs de Malvor, comme une ascension d’êtres écartant et reployant les cachemires impondérables de l’Orient. Un émoi léger, un exorde de lumière semblable, dans l’opacité, à l’éveil d’une aile de hibou dans le silence, monta aux entrefeuilles des futaies, parmi les tulles pâles où transparaissaient les astérismes. Des rouilles infiniment diluées se posèrent aux assises levantines. La vie parut, la face laineuse de l’astre. Les innombrables fils du rayon assaillirent le paysage, dardant entre les ramuscules, étreignant et engloutissant les fumées de l’ombre, posant des veilleuses parmi les chênes, sculptant les sagittaires de la mare, s’enfonçant et se répercutant sur la paresse des eaux verdâtres et la mélancolie des algues.

La lune silla vite, emportant et puis délaissant des segments de paysages pareils à des estampes de suie sur une feuille de cuivre vierge. Elle abandonna sous elle les futaies, profil de laiton poli dans les océans de l’éther. Vaguement, par euphonie sensationnelle, la même pensée fétichique hanta Luce et Noël.

Le jeune homme médita de murmurer quelque ébauche de phrase qui se mêlerait au souvenir du paysage. Il chercha longtemps, écœuré, puis se résigna :

— Comme c’est pur !

Elle se tourna vers lui, de biais, les rais lunaires s’irisant sur ses pupilles et sur ses cils. Elle fut la déité pâle des nuits, la silhouette vêtue du clair-obscur de tel fusain adorable. L’âme dénigreuse de Servaise la trouva sans reproche, purement belle, symbole de toutes les histoires miraculeuses. Réfugié sous une branche tombante, lui-même pouvait représenter le principe mâle dans la timidité et l’amour, ses traits atténués et embellis par la pénombre.

— Oui, répondit-elle, comme c’est pur !

La taciturnité reprit devant l’astre plus clair, miroir gypseux du père de vie caché derrière l’océan et la terre. L’amertume, en flots pesants, descendit sur le cœur de Servaise. Il se peignit le surhumain de l’entrevue, si la vie lui avait fait l’aumône de quelque grâce physique. Tandis que l’extase persistait dans ses nerfs et dans ses veines, des jurons commençaient à lui sourdre au cerveau, son petit procès à la balourdise de l’univers.

L’acide des Nirvâna ternit le paysage, le bruit des grenouilles montées sur de larges feuilles, sur les dentelures des petites criques, saluant la lumière miséricordieuse, l’horripila comme une clameur d’ignominie, comme la voix de la boue et de la pourriture.

La profanation de Mme Chavailles suivit presque aussitôt. Il s’enfonça dans la puérilité de se figurer l’intime immondice, de remplir de vermine les chairs pâles, de supputer les affinités entre le compost dont on fume la terre et les nourritures dont se bâtit une personnalité charmante. D’expressions médico-littéraires, de termes cyniques et de comparaisons animales, il enveloppa le poème humain frissonnant à ses côtés. Acharné à la Charogne des Fleurs du mal (paraphrase assez grossière de versets de l’ « Ecclésiaste » et d’anathèmes de prophètes), il s’assouvit de matérialisation mêlée de sarcasme. Saturé, il remonta le courant, il aboutit à la malédiction plus intellectuelle, au « schopenhauerisme » du roi Salomon, et, sans qu’il le sût, sa rêverie aisément se pouvait ramener aux versets du vieil Israélite las de la magnificence des femmes, des richesses et des victoires !

Pourtant, au cerveau moderne de Servaise, l’antique cri désespéré s’élargit d’analyse aiguë, mais sans atteindre à la grandeur dont il jaillirait d’une âme moins bornée de petites frontières, moins cadenassée de préjugés littéraires et de haine pour l’Abstraction. Il regarda Mme Chavailles, avec rancune. Puis la magie recrût, la force de vie bannit les visions sépulcrales, les distiques pessimistes parurent vains comme une vapeur devant la femme trempée de la pluie des petites ellipses lumineuses croulant par les meneaux d’un frêne.

Des bestioles volantes vécurent autour d’elle, une foule menue, impondérable, infatigable, entremêlait une syllabition aux bourdons des feuillages. Sur les vêtements de Mme Chavailles, d’autres vêtements semblèrent posés, les étoffes diaphanes de la féerie, ces robes couleur du temps dont se paraient les princesses aventureuses. Sur le sol, autour d’elle, se développa la tapisserie vivante, les velours ourdis par les fileurs atomiques, les branchettes ciselées aux orfèvreries souterraines, les feuilles pressées aux fins laminoirs de Pan, battues sur les enclumes de la branche par les marteaux du soleil. La mare sembla le grand luxe nocturne, le miroir des Venises forestières, infiniment décorée de peluches et de métaux, aux méandres géographiques, aux reflets de smaragdine et de plomb neuf, aux draperies d’algues épandues sur la surface dormeuse. L’homme, devant ces choses, vécut une double vie littéraire, tout à la fois concevant parfaitement leur délicatesse, leur fraîcheur, leur électricité remuant ses fibres, mais n’arrivant, par routine naturaliste, qu’à les décorer de termes argotiques, de comparaisons toutes de plusieurs tons au-dessous, ternisseuses et trivialiseuses d’un spectacle dont, invinciblement, sa rétine, sa chair, son intimité subissaient la puissance surélévatrice.

Un froissement. Servaise et Luce tendirent l’oreille. Bientôt la lumière jonquille annonça l’approche de Chavailles. Noël en fut soulagé, tout suffoquant du silence, du tumulte intime, de la suavité « fragile » du tête-à-tête. Mais dès que Chavailles fut proche, le regret monta comme un océan, le jeune homme eut une demi-sensation d’ataxie dans les jambes, la marche gauche d’un nerveux qui tremble d’avoir déplu à jamais pour une minute de maladresse.

En Mme Chavailles, la mare, les frênes, les ramuscules, la palingénésie lunaire avaient absorbé, anéanti presque la présence de Noël. À peine, comme le pressentiment d’une aube, avait-elle perçu un élan près d’elle, une crainte amoureuse, une humilité de ton et d’attitude, mais cela aussi ennuagé et aussi lointain de son être que l’étoile Alcor au fond du zénith.