Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 33-42).
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III

Noël Servaise appartenait aux tempéraments réfractaires à l’abstraction. Un système sensitif délicat, la perception rapide des menus actes de la vie, la rétractilité d’âme qui classe d’instinct les phénomènes, mais ne les définit ni ne les généralise, l’horreur des mathématiques et du syllogisme, une surprenante faculté à saisir les tares des choses et des hommes, telles étaient ses caractéristiques. Le crâne capace, le front légèrement fuyant à cause du développement « verbal » de la base, il réalisait un bel être nerveux, aux tendances créatives. Délié dans l’analyse, observateur, expérimentateur de détails sur telle question d’art, sur tel milieu d’êtres, il lui arrivait d’atteindre, par intuition indéfinie, un concept équivalent aux concepts raisonnés d’un généralisateur. À son arrivée en littérature, son esprit anti-métaphysique et sa tendance dénigrante furent d’emblée séduits par la pensée de l’exact et du cataloguage. Il trouva infiniment honnête que de l’observation de la vie courante, de la fixation d’événements minuscules dépendit tout l’art, Sa minute d’arrivée coïncida avec le surmenage de la méthode : le but, pour lui et cent autres, fut de descendre dans les boyaux de la basse vie, de disséquer les microbes sociaux, d’assécher la phrase et de fuir avec horreur la finalité du but. Ce travail, qui pouvait prêter à des développements infinis, ils le bornèrent à la hâte, refusant toute enquête qui dépassât la surface, tout fait absconse, toute induction. Inconsciemment, ils descendirent à un code où le charme fut interdit, les situations amères et triviales, la constatation rigoureusement matérielle. Très bourgeois pour la plupart, mais par là même exagérant la haine bourgeoise, la suavité leur fut en horreur, Il parut artiste d’hyperboliser les tares, une honte s’attacha au moindre optimisme social ou humain, honte aggravée par la facile confusion de cerveaux étroits — et les naturalistes de 80 à 84 furent particulièrement étroits — entre l’art des moralistes bourgeois et celui que pourrait apporter une compréhension philosophique du moderne.

Aussi, en Servaise, comme un clou formidable, perpétuelle, obsessionnelle, grandit l’idée de la note, la vie prise telle quelle, la vérité de la vision, de l’ouïe et de l’événement respectée en idole ; le tourment de se supprimer la réflexion et la transformation ; la recherche d’un absolu documentaire. Ce fut l’élimination d’abord, puis la colère, puis la haine profonde contre toute conception constructive (le choix même devenant un objet de suspicion), mais surtout l’abolition du noble, du généreux, du désintéressé, du beau dans l’évolution des êtres évoqués, une tendresse à n’admettre aucun vrai hors de terre à terre.

Et non seulement il détesta l’intrusion des idées générales, mais il eut une rancune égale pour la description, même documentaire, d’un cerveau un peu compliqué, d’une personnalité intellectuelle autrement que par manies et par haines, pour le contournement d’une phrase un peu fluide ou suggestive. Il ne conçut plus même la nécessité de chercher en dehors de l’observation des éléments adventices pour l’observation même, il ne conçut pas qu’un cerveau armé de quelques bribes de la science et de la philosophie moderne pût être plus apte à « décomposer » une observation brute et à en montrer les côtés ou le mécanisme interne. Cette haine, élargie à la longue au delà de l’art, il l’étendit à l’univers. Les frontières du mouvement cérébral rétrécies, l’impuissance lui vint à concevoir toute invention, toute création, tout assemblage logique, toute définition, l’impuissance même à l’expérimentation, tout son idéal se coërçant à regarder les faces des choses et surtout des êtres, les faces extérieures anéantissant l’intuition, et à les réunir en tas, en matériaux pour un but indéfini, ou plutôt sans autre but que de les emmagasiner, la raison suffisante, la cause finale se transmuant pour lui en observation pure et simple. À toute objection rencontrée, à tout argument d’adversaires lui disant que l’observation bien vite s’arrêterait ainsi, à la généraliser, impuissante, pareille à une rétine prenant et collectionnant des images sans un cerveau pour la compléter, sans un ordonnateur pour l’utiliser, il ne répondait même plus, ou, au total, se contentait de prétendre que : « la vie contient tout ». Son impuissance se révélait surtout à concevoir que lui-même, son cerveau en labeur, était de la vie, que son travail n’avait d’importance que par les transformations que son cerveau ferait subir à la chose collectionnée, tant en choix qu’en ordonnance et qu’en somme, la chimère, la construction, c’était la moitié de l’invention en science, c’était la masse de la philosophie et de la littérature.

Opiniâtre, durci, rétréci, il haussait les épaules, il s’enfonçait dans son mysticisme de néo-naturaliste, dans son chaos de menus événements. Ce qui le sauva du néant, ce furent les choses contradictoires à son concept, la recherche du vocable, le pittoresque et l’aigu exagérateurs du vrai, la langue acide, dure, à angles de pierre, mais tout en métaphores laborieusement triées, tout en qualificatif à l’emporte-pièce. Ce qui le sauva encore, ce fut la dispute souvent puérile du « milieu découvert ». Dans ce monde écrivassier où l’accusation de chipage est perpétuelle, où d’ailleurs la réalité du plagiat et du vol littéraire est quotidienne du grand au petit, du petit au grand, il eut la monomanie des réquisitoires : « déjà vu ça, un tel, un tel, c’est pris là, on m’a volé ça… » Manie qui empêchait le documentarisme de rouler à l’absence complète de critique, qui le maintenait en haleine et constituait peut-être la plus grande source d’idées générales des naturalistes sectaires.

Maladroit au physique, saccadé et vif du geste et de la démarche, amoureux de longs repos, sa face apparaissait tendue à perpétuité, boudeuse et défiante. Au sourire, à l’écart des lèvres charnues, au lever des paupières sur des yeux tendres et diaphanes, elle se transmuait, naïve. Le tréfonds de l’être recélait l’affectivité, la pente à l’émotion et à la pitié combattue par des frontières barbares. Un instinct aveugle de franchise et de fidélité camuse, de bonne heure l’avait rendu insociable. Incontestablement honnête, il ne devait jamais approcher de la justice ni de la tolérance, il s’angulait à mesure qu’il avançait en âge, et toujours dans les encognures — au figuré comme au physique — taciturne avec la masse, il détachait un profil condensé, la tête chue vers la gauche. Il sortait de ce silence pour marquer une opinion raide, beaucoup plus souvent une haine qu’une préférence. D’un geste dur, en partie originel mais essentiellement acquis, il martelait son dire. L’expression était artificielle et très voulue, généralement argotique, soit au sens peuple, soit au sens artiste, car Noël cultivait la sorte de calembourisme de pensée qu’on a baptisée « l’épithète rare ». Nettement désagréable au début des relations, il maintenait des duretés même avec ses amis. Sa fidélité rachetait ses défauts. Extrême déjà avec les camarades choisis, elle devenait extravagante auprès d’un ou deux maîtres littéraires et le portait à une certaine imitation, de paroles, de style, de gestes frisant la caricature.

Il ressentait, depuis l’adolescence, l’inquiétude de maux héréditaires aux reins et à la vessie : malaise intermittent, raideur de la taille, respiration facilement haletante. Il ne cachait pas ces maux, et conformément à la mode physiologique, leur attribuait en partie son talent. Il n’est pas douteux qu’ils n’eussent exaspéré telles de ses tendances sensitives et localisé des fonctions intellectuelles… Toutefois, ce résultat déformait le sens de l’harmonie, et en particulier le sens de la grâce des choses qui, ce semble, eût été sans cela fort vif chez Servaise. Mêlées à chacune (et souvent cause) de ses rêveries, ses tares lui dénaturaient l’Amour et la notion de durée, régénératrice de celle de Progrès. Mû, au fond, d’un penchant violent vers la femme, l’angoisse de ses infirmités futures l’avait mêlé vite à ceux qui la dénigrent, Ni la voulait infiniment inférieure au mâle, ennemie du repos, de l’intelligence, de la loyauté, et ses réquisitoires fleuraient tout ensemble Schopenhauer et le petit journalisme. Pourtant, il avait telle notion très exacte, telles observations très justes sur la perversité féminine, mais en revanche la plus terrible incapacité à mettre au point, à faire le bilan de l’égoïsme viril, à concevoir les qualités de la couveuse et de la charmeuse.

En pratique, il devait être, comme tant de bougons dégelés et assouplis, serf absolu de la femme qui répondrait à son hommage, humble, patient à l’extrême ; et ses colères et ses rudesses répercutaient des échecs d’antan, des épouvantes profondes, de vieilles humiliations rouvertes à toute mésaventure, une accumulation ténébreuse de tendresses sans avenir.