Le Talon de fer/Les Philomathes

Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 83-115).


5. Les Philomathes[1]


Ernest venait souvent à la maison et ce n’était pas seulement mon père, ni les dîners de controverse, qui l’attiraient. Dès cette époque je me flattais d’y être pour quelque chose, et je ne tardai guère à être fixée. Car jamais il n’y eut au monde soupirant pareil à celui-là. De jour en jour son regard et sa poignée de main se firent plus fermes, s’il est possible, et la question que j’avais vu poindre dans ses yeux devint de plus en plus impérative.

Ma première impression lui avait été défavorable, puis je m’étais sentie attirée. Vint ensuite un accès de répulsion, le jour où il attaqua ma classe et moi-même avec si peu de ménagements ; mais bientôt je me rendis compte qu’il n’avait nullement calomnié le monde où je vivais, que tout ce qu’il avait dit de dur et d’amer était justifié ; et plus que jamais je me rapprochai de lui. Il devenait mon oracle. Pour moi, il arrachait le masque à la société, et me laissait entrevoir des vérités aussi incontestables que déplaisantes.

Non, jamais il n’y eut pareil amoureux. Une jeune fille ne peut vivre jusqu’à vingt-quatre ans dans une ville universitaire sans qu’on lui fasse la cour. J’avais été courtisée par d’imberbes sophomores[2] et par des professeurs chenus, sans compter les athlètes de la boxe et les géants du ballon. Mais aucun n’avait mené l’assaut comme le faisait Ernest. Il m’avait enfermée dans ses bras avant que je m’en aperçoive, et ses lèvres s’étaient posées sur les miennes avant que j’aie le temps de protester ou de résister. Devant la sincérité de son ardeur, la dignité conventionnelle et la réserve virginale paraissaient ridicules. Je perdais pied sous une attaque superbe et irrésistible. Il ne me fit aucune déclaration ni demande d’engagement. Il me prit dans ses bras, m’embrassa, et considéra désormais comme un fait acquis que je serais sa femme. Il n’y eut pas de débat à ce sujet : la seule discussion, qui naquit plus tard, devait porter sur la date du mariage.

C’était inouï, invraisemblable, et pourtant, comme son critérium de vérité, ça fonctionnait ; j’y confiai ma vie, et je n’eus pas à m’en repentir. Cependant, durant ces premiers jours de notre amour, je m’inquiétais un peu de la violence et de l’impétuosité de sa galanterie. Mais ces craintes n’étaient pas fondées ; aucune femme n’eut la chance de posséder un époux plus doux et plus tendre. La douceur et la violence se mêlaient curieusement dans sa passion, comme l’aise et la maladresse dans son maintien. Cette légère gaucherie dans son attitude ! Il ne s’en débarrassa jamais, et c’était charmant. Sa conduite dans notre salon me suggérait la promenade prudente d’un taureau dans une boutique de porcelaine[3].

S’il me restait un dernier doute sur la profondeur réelle de mes propres sentiments à son égard, c’était tout au plus une hésitation subconsciente, et elle s’évanouit précisément à cette époque. C’est au club des Philomathes, en une nuit de bataille magnifique où Ernest affronta les maîtres du jour dans leur propre repaire, que mon amour me fut révélé dans toute sa plénitude. Le club des Philomathes était bien le plus choisi qui existât sur la côte du Pacifique. C’était une fondation de Miss Brentwood, vieille demoiselle fabuleusement riche, à qui il tenait lieu de mari, de famille et de joujou. Ses membres étaient les plus riches de la société et les plus forts esprits parmi les riches, avec, naturellement, un petit nombre d’hommes de science pour donner à l’ensemble une teinture intellectuelle.

Le club des Philomathes ne possédait pas de local particulier ; c’était un club d’un genre spécial, dont les membres se réunissaient une fois par mois au domicile privé de l’un d’entre eux, pour y entendre une conférence. Les orateurs étaient généralement payés, mais pas toujours. Lorsqu’un chimiste de New York avait fait une découverte au sujet du radium par exemple, on lui remboursait toutes les dépenses de son voyage à travers le continent et on lui remettait en outre une somme princière pour le dédommager de son temps. Il en était de même pour l’explorateur qui revenait des régions polaires et pour les nouvelles étoiles de la littérature et de l’art. Nul visiteur étranger n’était admis à ces réunions, et les Philomathes s’étaient fait une règle de ne rien laisser transpirer de leurs discussions dans la presse ; de sorte que, même les hommes d’État — il en était venu, et des plus grands — pouvaient dire toute leur pensée.

Je viens de déplier devant moi la lettre un peu fripée qu’Ernest m’écrivit voilà vingt ans, et où je copie le passage suivant :

« Votre père étant membre du Club Philomathique, vous avez vos entrées. Venez à la séance de mardi soir. Je vous promets que vous y passerez un des bons moments de votre vie. Dans vos récentes rencontres avec les maîtres du jour, vous n’avez pas réussi à les émouvoir. Je les secouerai pour vous. Je les ferai grogner comme des loups. Vous vous êtes contentée de mettre en question leur moralité. Tant que leur honnêteté seule est contestée, ils n’en deviennent que plus vaniteux et vous prennent des airs satisfaits et supérieurs. Moi, je menacerai leur sac à monnaie. Cela les ébranlera jusqu’aux racines de leurs natures primitives. Si vous pouvez venir, vous verrez l’homme des cavernes en habit de soirée, grondant et jouant des dents pour défendre son os. Je vous promets un beau charivari et un aperçu édifiant sur la nature de la bête.

« Ils m’ont invité pour me mettre en pièces. L’idée vient de Mlle  Brentwood. Elle a eu la maladresse de me le laisser entrevoir en m’invitant. Elle leur a déjà offert ce genre de divertissement. Leur grand plaisir est de tenir devant eux quelque réformateur à l’âme douce et confiante. La vieille demoiselle croit que je réunis l’innocence d’un petit chat avec le bon naturel et la stupidité d’une bête à cornes. Je dois avouer que je l’ai encouragée dans cette impression. Après avoir soigneusement tâté le terrain, elle a fini par deviner mon caractère inoffensif. Je recevrai de beaux honoraires, deux cent cinquante dollars, ce qu’ils donneraient pour un radical qui aurait posé sa candidature au poste de gouverneur. En outre, l’habit est de rigueur. De ma vie je ne me suis affublé de la sorte. Il faudra que j’en loue un quelque part. Mais je ferais pire pour m’assurer une chance d’avoir les Philomathes. »

De tous les endroits possibles, c’est précisément la maison Pertonwaithe qui fut choisie pour cette réunion. On avait apporté un supplément de chaises dans le grand salon, et il y avait bien deux cents Philomathes assis là pour entendre Ernest. C’étaient vraiment les princes de la bonne société. Je m’amusai à calculer mentalement le total des fortunes qu’ils représentaient : il se chiffrait par centaines de millions. Et leurs propriétaires étaient, non pas de ces riches qui vivent dans l’oisiveté, mais des hommes d’affaires jouant un rôle très actif dans la vie industrielle et politique.

Nous étions tous assis quand Mlle  Brentwood introduisit Ernest. Ils gagnèrent tout de suite l’extrémité de la salle, d’où il devait parler. Il était en habit de soirée et avait une allure magnifique, avec ses larges épaules et sa tête royale : et toujours cette inimitable teinte de gaucherie dans ses mouvements. Je crois que j’aurais pu l’aimer uniquement pour cela. Rien qu’à le regarder, j’éprouvais une grande joie. Je croyais sentir à nouveau le pouls de sa main serrant la mienne, l’attouchement de ses lèvres sur mes lèvres. Et j’étais si fière de lui que j’eus envie de me lever et de crier à toute l’Assemblée : « Il est à moi. Il m’a tenue dans ses bras, et j’ai rempli cet esprit hanté de si hautes pensées ! »

Mlle  Brentwood, parvenue au haut bout de la salle, le présenta au colonel Van Gilbert, à qui je savais que la présidence de la réunion était réservée. Le colonel était un grand avocat de groupements. En outre, il était immensément riche. Les plus faibles honoraires qu’il daignât accepter étaient de cent mille dollars. C’était un maître en matière juridique. La loi était une marionnette dont il tenait tous les fils. Il la moulait comme de l’argile, la tordait et la déformait comme un jeu de patience chinois, selon son propre dessein. Ses manières et son élocution étaient un peu vieux jeu, mais son imagination, ses connaissances et ses ressources étaient à la hauteur des statuts les plus récents. Sa célébrité datait du jour où il fit annuler le testament Shadwell[4]. Rien que pour cette affaire il avait reçu cinq cent mille dollars d’honoraires, et à partir de ce moment, son ascension avait été rapide comme celle d’une fusée. On le désignait souvent comme le premier avocat du pays, avocat de consortiums, bien entendu, et personne n’aurait manqué de le classer parmi les trois plus grands hommes de loi des États-Unis.

Il se leva et commença à présenter Ernest en phrases choisies qui comportaient une légère teinte d’ironie sous-entendue. Positivement il y avait une facétie subtile dans la présentation par le colonel Gilbert de ce réformateur social, membre de la classe ouvrière. Je surpris des sourires dans l’auditoire et j’en fus vexée. Je regardai Ernest et je sentis croître son irritation. Il semblait n’éprouver aucun ressentiment de ces fines pointes ; qui pis est, il ne me paraissait pas s’en apercevoir. Il était assis, tranquille, massif et somnolent. Il avait vraiment l’air bête. Une idée fugitive me traversa l’esprit : se laisserait-il intimider par cet étalage imposant de puissance monétaire et cérébrale ? Puis je me pris à sourire. Il ne pouvait pas me tromper, moi : mais il trompait les autres, comme il avait trompé Mlle  Brentwood. Celle-ci occupait un fauteuil au premier rang et plusieurs fois elle tourna la tête vers l’une ou l’autre de ses connaissances pour appuyer d’un sourire les allusions de l’orateur.

Le colonel ayant terminé, Ernest se leva et commença à parler. Il débuta à voix basse, en phrases modestes et entrecoupées de pauses, avec un embarras évident. Il raconta sa naissance dans le monde ouvrier, son enfance passée dans une ambiance sordide et misérable, où l’esprit et la chair se trouvaient également affamés et torturés. Il décrivit les ambitions et l’idéal de sa jeunesse, et sa conception du paradis où vivaient les gens des classes supérieures.

« Je savais, dit-il, qu’au-dessus de moi régnait un esprit d’altruisme, une pensée pure et noble, une vie hautement intellectuelle. Je savais tout cela parce que j’avais lu les romans de la Bibliothèque des Bains de mer[5], où tous les hommes et toutes les femmes, à l’exception du traître et de l’aventurière, pensaient de belles pensées, parlaient un beau langage et accomplissaient des actes glorieux. Avec autant de foi que je croyais au lever du soleil, j’étais certain qu’au-dessus de moi se trouvait tout ce qu’il y a de beau, de noble et de généreux dans le monde, tout ce qui donnait à la vie de la décence et de l’honneur, tout ce qui la rendait digne d’être vécue, tout ce qui récompensait les gens de leur travail et de leur misère. »

Il dépeignait ensuite sa vie à la filature, son apprentissage de maréchal-ferrant et sa rencontre avec les socialistes. Il avait découvert dans leurs rangs de vives intelligences et des esprits remarquables, des ministres de l’Évangile destitués parce que leur christianisme était trop large pour aucune congrégation d’adorateurs du veau d’or, des professeurs brisés sur la roue de la domesticité universitaire envers les classes dominantes. Il définissait les socialistes comme des révolutionnaires qui luttent pour renverser la société rationnelle d’aujourd’hui, afin de construire avec ses matériaux la société rationnelle de l’avenir. Il disait beaucoup d’autres choses qu’il serait trop long d’écrire, mais je n’oublierai jamais comment il décrivait sa vie parmi les révolutionnaires. Toute hésitation avait disparu de son élocution, sa voix s’enflait forte et confiante, s’affirmait éclatante comme lui-même et comme les pensées qu’il versait à flots.

« Parmi ces révoltés je trouvai aussi une foi fervente en l’humanité, un idéalisme ardent, les voluptés de l’altruisme, de la renonciation et du martyre, toutes les réalités splendides et pénétrantes de l’esprit. Ici, la vie était propre, noble et vivante. J’étais en contact avec de grandes âmes qui exaltaient la chair et l’esprit au-dessus des dollars et des cents, et pour qui le faible gémissement de l’enfant souffreteux des bouges a plus d’importance que toute la pompe et l’appareil de l’expansion commerciale et de l’empire du monde. Je voyais partout autour de moi la noblesse du but et l’héroïsme de l’effort, et mes jours étaient ensoleillés et mes nuits étoilées. Je vivais dans le feu et dans la rosée, et devant mes yeux flamboyait sans cesse le saint Graal, le sang brûlant et humain du Christ, gage de secours et de salut après la longue souffrance et les mauvais traitements. »

Je l’avais déjà vu transfiguré devant moi, et cette fois encore il m’apparut tel. Son front resplendissait de sa divinité intérieure, et ses yeux brillaient davantage au milieu du rayonnement dont il semblait drapé. Mais les autres ne voyaient pas cette auréole, et j’attribuai ma vision aux larmes de joie et d’amour dont mes yeux étaient obscurcis. En tous cas, M. Wickson qui était derrière moi, n’en était pas affecté, car je l’entendis lancer d’un ton ironique l’épithète d’ « Utopiste ! »[6].

Cependant Ernest racontait comment il s’était élevé dans la société au point d’entrer en contact avec les classes supérieures et de se frotter à des hommes intronisés dans les hautes situations. Alors était venue pour lui la désillusion, et il la dépeignit en termes peu flatteurs pour cet auditoire. La nature grossière de leur argile l’avait surpris. Ici la vie ne lui apparaissait plus noble et généreuse. Il était épouvanté de l’égoïsme qu’il rencontrait. Ce qui l’avait étonné encore davantage, c’était l’absence de vitalité intellectuelle. Lui qui venait de quitter ses amis révolutionnaires, il se sentait choqué par la stupidité de la classe dominante. Puis, en dépit de leurs magnifiques églises et de leurs prédicateurs grassement payés, il avait découvert que ces maîtres, hommes et femmes, étaient des êtres grossièrement matériels. Ils babillaient bien sur leur cher petit idéal et leur chère petite morale, mais en dépit de ce verbiage, la tonique de leur vie était une note matérialiste. Ils étaient dépourvus de toute moralité réelle, comme celle que le Christ avait prêchée, mais qu’on n’enseignait plus aujourd’hui.

« J’ai rencontré des hommes qui, dans leurs diatribes contre la guerre, invoquaient le nom du Dieu de paix, et qui distribuaient des fusils entre les mains des Pinkertons[7] pour abattre les grévistes dans leurs propres usines. J’ai connu des gens que la brutalité des assauts de boxe mettait hors d’eux-mêmes, mais qui se faisaient complices des fraudes alimentaires par lesquelles périssent chaque année plus d’innocents que n’en massacra l’Hérode aux mains rouges. J’ai vu des piliers d’église qui souscrivaient de grosses sommes aux Missions étrangères, mais qui faisaient travailler des jeunes filles dix heures par jour dans leurs ateliers pour des salaires de famine, et par le fait encourageaient directement la prostitution.

« Tel monsieur respectable, aux traits affinés d’aristocrate, n’était qu’un homme de paille prêtant son nom à des sociétés dont le but secret était de dépouiller la veuve et l’orphelin. Tel autre qui parlait posément et sérieusement des beautés de l’idéalisme et de la bonté de Dieu, venait de rouler et de trahir ses associés dans une grosse affaire. Tel autre encore qui dotait de chaires les universités et contribuait à l’érection de magnifiques chapelles, n’hésitait pas à se parjurer devant les tribunaux pour des questions de dollars et de gros sous. Tel magnat des chemins de fer reniait sans vergogne sa parole donnée comme citoyen, comme homme d’honneur et comme chrétien, en accordant des ristournes secrètes, et il en accordait souvent.

« Ce directeur de journal qui publiait des annonces de remèdes brevetés me traita de sale démagogue parce que je le mettais au défi de publier un article disant la vérité au sujet de ces drogues[8]. Ce collectionneur de belles éditions qui patronnait la littérature, payait des pots de vin au patron brutal et illettré d’une mécanique municipale[9]. Tel sénateur était l’outil, l’esclave, la marionnette d’un patron de mécanique politique aux sourcils épais et à la lourde mâchoire ; il en était de même de tel gouverneur et de tel juge à la cour suprême. Tous trois voyageaient gratis en chemin de fer ; et, en outre, tel capitaliste à la peau luisante était le véritable propriétaire de la mécanique politique, du patron de la mécanique et des chemins de fer qui délivraient des laissez-passer.

« Et c’est ainsi qu’au lieu d’un paradis, je découvris l’aride désert du commercialisme. Je n’y aperçus que de la bêtise, sauf en ce qui concerne les affaires. Je ne rencontrai personne de propre, de noble et de vivant, si ce n’est de la vie dont grouille la pourriture. Tout ce que j’y trouvai fut un égoïsme monstrueux et sans cœur et un matérialisme grossier et glouton, aussi pratiqué que pratique. »

Ernest leur débita beaucoup d’autres vérités sur eux-mêmes et sur ses propres désillusions. Intellectuellement, ils l’avaient ennuyé ; moralement et spirituellement, ils l’avaient dégoûté ; si bien qu’il revint avec bonheur à ses révolutionnaires, qui du moins se montraient propres, nobles, vivants, qui étaient tout ce que les capitalistes ne sont pas.

Mais je dois dire que cette terrible diatribe les avait laissés froids. J’examinai leurs visages et je vis qu’ils conservaient un air de supériorité satisfaite. Je me souvins qu’Ernest m’avait prévenue : aucune accusation contre leur moralité ne pouvait les émouvoir. Je pus voir cependant que la hardiesse de son langage avait affecté Mlle  Brentwood. Elle avait l’air ennuyée et inquiète.

— Et maintenant, déclara Ernest, je vais vous parler de cette révolution.

Il commença par en décrire l’armée, et lorsqu’il donna le chiffre de ses forces, d’après les résultats officiels du scrutin dans les divers pays, l’assemblée commença à s’agiter. Une expression d’attention fixa leurs visages, et je vis leurs lèvres se serrer. Enfin le gant de combat avait été jeté.

Il décrivit l’organisation internationale qui unissait le million et demi de socialistes des États-Unis aux vingt-trois millions et demi de socialistes répandus dans le reste du monde.

« Une telle armée de la révolution, forte de vingt-cinq millions d’hommes, peut arrêter et retenir l’attention des classes dominantes. Le cri de cette armée, c’est — Pas de quartier ! — Il nous faut tout ce que vous possédez. Nous ne nous contenterons de rien de moins. Nous voulons prendre entre nos mains les rênes du pouvoir et la destinée du genre humain. Voici nos mains, nos fortes mains ! Elles vous enlèveront votre gouvernement, vos palais et toute votre aisance dorée, et le jour viendra où vous devrez travailler de vos mains à vous pour gagner du pain, comme fait le paysan dans les champs ou le commis étiolé dans vos métropoles. Voici nos mains : regardez-les ; ce sont des poignes solides ! »

En disant cela il avançait ses puissantes épaules et allongeait ses deux grands bras, et ses poings de forgeron pétrissaient l’air comme des serres d’aigle. Il apparaissait comme le symbole du travail triomphant, les mains étendues pour écraser et déchirer ses exploiteurs. Je saisis dans l’auditoire un mouvement de recul presque imperceptible devant cette figure de la révolution, concrète, puissante et menaçante. Du moins les femmes se contractèrent et la crainte parut sur leurs visages. Il n’en fut pas de même chez les hommes. Ceux-ci appartenaient à l’ordre, non pas des riches désœuvrés, mais des actifs, des batailleurs. Un grondement profond roula dans leurs gorges, fit vibrer l’air un instant, puis s’apaisa. C’était le prodrome de la hurle, et je devais l’entendre plusieurs fois ce soir-là, — la manifestation de la brute s’éveillant dans l’homme, ou de l’homme dans toute la sincérité de ses passions primitives. Et ce bruit, ils n’avaient pas conscience de l’avoir produit. C’était le grondement de la horde, expression de son instinct et sa démonstration réflexe. Dans ce moment, en voyant leurs faces se durcir et l’éclair de la lutte briller dans leurs yeux, je compris que ces gens-là ne se laisseraient pas facilement arracher la maîtrise du monde.

Ernest poursuivit son attaque. Il expliqua l’existence de quinze cent mille révolutionnaires aux États-Unis, en accusant la classe capitaliste d’avoir mal gouverné la société. Après avoir esquissé la situation économique des hommes des cavernes et des peuples sauvages de nos jours, qui n’avaient ni outils ni machines et ne possédaient que leurs moyens naturels pour produire l’unité de force individuelle, il traça le développement de l’outillage et de l’organisation jusqu’au point actuel, où le pouvoir producteur de l’individu civilisé est mille fois plus grand que celui du sauvage.

« Cinq hommes suffisent présentement à produire du pain pour un millier de leurs semblables. Un seul homme peut produire des cotonnades pour deux cent cinquante personnes, des tricots pour trois cents, des chaussures pour mille. On serait tenté d’en conclure qu’avec une bonne administration de la société le civilisé moderne devrait être beaucoup plus à l’aise que l’homme préhistorique. En est-il ainsi ? Examinons la question. Il y a aujourd’hui aux États-Unis quinze millions d’hommes[10] vivant dans la pauvreté : et par pauvreté j’entends cette condition où, faute de nourriture et d’abri convenables, le niveau de capacité de travail ne peut être maintenu. Aujourd’hui, aux États-Unis, en dépit de toute votre prétendue législation du travail, il y a trois millions d’enfants employés comme travailleurs[11]. Leur nombre a doublé en douze ans. Incidemment je vous demande pourquoi, vous les gérants de la société, vous n’avez pas publié les chiffres du recensement de 1910. Et je réponds pour vous, parce qu’ils vous ont effrayés. Les statistiques de la misère auraient pu hâter la révolution qui se prépare.

« J’en reviens à mon accusation. Si le pouvoir de production de l’homme moderne est mille fois supérieur à celui de l’homme des cavernes, pourquoi donc y a-t-il actuellement aux États-Unis quinze millions de gens qui ne sont pas nourris ni logés convenablement, et trois millions d’enfants qui travaillent ? C’est une accusation sérieuse. La classe capitaliste s’est rendue coupable de mauvaise administration. En présence de ce fait, de ce double fait, que l’homme moderne vit plus misérablement que son ancêtre sauvage alors que son pouvoir producteur est mille fois plus grand, aucune autre conclusion n’est possible sinon que la classe capitaliste a mal gouverné, que vous êtes de mauvais administrateurs, de mauvais maîtres, et que votre mauvaise gestion est un crime imputable à votre égoïsme. Et sur ce point, ici, ce soir, face à face, vous ne pouvez pas me répondre à moi, pas plus que votre classe entière ne peut répondre aux quinze cent mille révolutionnaires des États-Unis. Vous ne pouvez pas répondre, je vous en défie. Et j’ose dire dès maintenant que, quand j’aurai fini, vous ne répondrez pas. Sur ce point-là, votre langue est liée, si agile qu’elle puisse être sur d’autres sujets.

« Vous avez échoué dans votre gérance. Vous avez fait de la civilisation un étal de boucher. Vous vous êtes montrés avides et aveugles. Vous avez eu, et vous avez encore aujourd’hui, l’audace de vous lever dans nos chambres législatives et de déclarer qu’il serait impossible de faire des bénéfices sans le travail des enfants, des bébés ! Oh ! ne m’en croyez pas sur parole : tout cela est écrit, enregistré contre vous. Vous avez endormi votre conscience avec des bavardages sur votre bel idéal et votre chère morale. Vous voilà engraissés de puissance et de richesse, enivrés de succès. Eh bien ! contre nous, vous n’avez pas plus de chance que les frelons réunis autour des ruches, quand les abeilles travailleuses s’élancent pour mettre fin à leur existence repue. Vous avez échoué dans votre direction de la société, et votre direction va vous être enlevée. Quinze cent mille hommes de la classe ouvrière se font fort de gagner à leur cause le reste de la masse laborieuse et de vous ravir la domination du monde. C’est cela la révolution, mes maîtres. Arrêtez-la si vous en êtes capables ! »

Pendant un laps de temps appréciable, l’écho de sa voix résonna dans la grande salle. Puis s’enfla le profond grondement déjà entendu et une douzaine d’hommes se levèrent en hurlant et gesticulant pour attirer l’attention du président. Je remarquai que les épaules de Mlle  Brentwood s’agitaient d’une façon convulsive, et j’en éprouvai un instant d’irritation, croyant qu’elle riait d’Ernest. Puis je reconnus qu’il s’agissait, non pas d’un accès de rire, mais d’une attaque de nerfs. Elle était terrifiée de ce qu’elle avait fait en lançant cette torche ardente au milieu de son cher club des Philomathes.

Le colonel Van Gilbert ne prenait pas garde à la douzaine d’hommes qui, défigurés par la colère, voulaient qu’il leur accordât la parole. Lui-même se tordait de rage. Il se dressa d’un bond en agitant les bras, et pendant un moment, il ne put proférer que des sons inarticulés. Puis un flux verbeux s’échappa de sa bouche. Mais ce n’était pas le langage de l’avocat à cent mille dollars, ni sa rhétorique un peu surannée.

« Erreur sur erreur ! s’écria-t-il. Jamais de ma vie je n’ai entendu tant d’erreurs proférées en si peu de temps ! En outre, jeune homme, vous n’avez rien dit de neuf. J’ai appris tout cela au collège avant votre naissance. Voilà bientôt deux siècles que Jean-Jacques Rousseau a énoncé votre théorie socialiste. Le retour à la terre ? Peuh ! une réversion. Notre biologie en démontre l’absurdité. On a bien raison de dire qu’une petite science est dangereuse, et vous en avez donné ce soir un exemple édifiant avec vos théories écervelées. Erreur sur erreur ! Non, jamais de ma vie je n’ai été si dégoûté par un débordement d’erreurs. Tenez, voilà le cas que je fais de vos généralisations hâtives et de vos raisonnements enfantins ! »

Il fit claquer son pouce d’un air de mépris et se disposa à s’asseoir. L’approbation des femmes se manifesta par des exclamations aiguës, et celle des hommes par des sons rauques. La moitié des candidats à la tribune se mirent à parler sur place et tous à la fois. C’était une confusion indescriptible, une tour de Babel. Jamais le vaste appartement de Mme  Pertonwaithe n’avait servi de scène à pareil spectacle. Quoi ! les froides têtes du monde industriel, l’élite de la belle société, c’était cette bande de sauvages grondant et grognant ? En vérité, Ernest les avait ébranlés en étendant ses mains vers leurs sacs à monnaie, ces mains qui, à leurs yeux, représentaient celles de quinze cent mille révolutionnaires.

Mais lui ne perdait la tête dans aucune situation. Avant que le colonel eût réussi à s’asseoir, Ernest fut debout et fit un pas en avant.

— Un seul à la fois ! cria-t-il de toutes ses forces.

Le rugissement de ses vastes poumons domina la tempête humaine, et la pure force de sa personnalité leur imposa silence.

— Un seul à la fois, répéta-t-il d’un ton calme. Laissez-moi répondre au colonel Van Gilbert. Après cela, les autres pourront m’attaquer, mais un seul à la fois, souvenez-vous-en. Nous ne sommes pas ici sur un terrain de football.

— Quant à vous, continua-t-il en se tournant vers le colonel, vous n’avez répondu à rien de ce que j’ai dit. Vous avez simplement émis quelques appréciations excitées et dogmatiques sur mon calibre mental. Ces manières-là peuvent vous servir en affaires, mais ce n’est pas à moi qu’il faut parler sur ce ton. Je ne suis pas un ouvrier venu, la casquette à la main, vous demander d’augmenter mon salaire ou de me protéger contre la machine dont je me sers. Tant que vous aurez affaire à moi, vous ne pourrez pas prendre vos façons dogmatiques avec la vérité. Réservez-les pour vos rapports avec vos esclaves salariés, qui n’osent pas vous répondre parce que vous tenez entre vos mains leur pain et leur vie.

« Quant à ce retour à la nature, que vous prétendez avoir appris au collège avant ma naissance, permettez-moi de vous faire observer que vous semblez ne rien avoir appris depuis. Le socialisme n’a rien de commun avec l’état de nature, pas plus que le calcul différentiel avec le catéchisme. J’avais dénoncé le manque d’intelligence de votre classe en dehors des affaires : vous venez de fournir, Monsieur, un exemple édifiant à l’appui de ma thèse. »

Cette terrible correction infligée à son cher avocat (de cent mille dollars) fut plus que n’en pouvait supporter Mlle  Brentwood. Son attaque d’hystérie redoubla de violence, et on dut l’emmener hors de la salle, pleurant et riant à la fois. Et c’était ce qu’il y avait de mieux pour elle, car le pis restait à venir.

« Ne me croyez pas sur parole, reprit Ernest après cette interruption. Vos propres autorités, d’une voix unanime, vous prouveront votre manque d’intelligence. Vos propres fournisseurs de science vous diront que vous êtes dans l’erreur. Consultez le plus humble de vos sociologues en sous-ordre et demandez-lui la différence entre la théorie de Rousseau et celle du socialisme : interrogez vos meilleurs économistes orthodoxes et bourgeois ; cherchez dans n’importe quel manuel dormant sur les étagères de vos bibliothèques subventionnées ; et de toutes parts il vous sera répondu qu’il n’y a aucune concordance entre le retour à la nature et le socialisme, mais qu’au contraire les deux théories sont diamétralement opposées. Je vous le répète, ne m’en croyez pas sur parole. La preuve de votre manque d’intelligence est là dans les livres, dans ces livres que vous ne lisez jamais. Et en ce qui concerne ce défaut d’intelligence, vous n’êtes qu’un échantillon de votre classe.

« Vous êtes très fort en droit et en affaires, monsieur le colonel Van Gilbert. Mieux que personne, vous savez vous y prendre pour servir les cartels et augmenter les dividendes en tournant la loi. Très bien, tenez-vous-en à ce rôle remarquable. Vous êtes un excellent avocat, mais un piètre historien. Vous ne connaissez pas le premier mot de la sociologie, et en fait de biologie, vous semblez contemporain de Pline l’Ancien. »

Le colonel se démenait sur son siège. Un silence absolu régnait dans le salon. Tous les assistants étaient fascinés, médusés. Ce traitement du fameux colonel Van Gilbert était une chose inouïe, incroyable, inimaginable, — le personnage devant qui les juges tremblaient lorsqu’il se levait pour parler au tribunal. Mais Ernest ne faisait jamais quartier à un ennemi.

« Cela, naturellement, ne comporte aucun blâme contre vous, ajouta-t-il. Chacun son métier. Tenez-vous-en au vôtre, et je m’en tiendrai au mien. Vous vous êtes spécialisé. Tant qu’il s’agit de connaître les lois, de trouver le meilleur moyen de leur échapper ou d’en faire de nouvelles à l’avantage des corporations spoliatrices, je suis dans la poussière à vos pieds. Mais quand il s’agit de sociologie, mon métier à moi, c’est votre tour d’être à mes pieds dans la poussière. Souvenez-vous de cela. Rappelez-vous aussi que votre loi est une matière éphémère, et que vous n’êtes pas versé dans les matières qui durent plus d’un jour. En conséquence, vos affirmations dogmatiques et vos généralisations imprudentes sur des sujets historiques ou sociologiques ne valent pas le souffle que vous dépensez à les énoncer. »

Ernest fit une pause et observa d’un air pensif ce visage assombri et déformé par la colère, cette poitrine haletante, ce corps qui s’agitait, ces mains qui s’ouvraient et se fermaient convulsivement. Puis il continua :

« Mais vous semblez avoir du souffle à perdre, et je vous offre une occasion de le dépenser. J’ai incriminé votre classe. Montrez-moi que mon accusation est fausse. Je vous ai fait remarquer la condition désespérée de l’homme moderne, — trois millions d’enfants esclaves aux États-Unis, sans le travail desquels tout bénéfice serait impossible, et quinze millions de gens mal nourris, mal vêtus et encore plus mal logés. — Je vous ai fait observer que, grâce à l’organisation sociale et à l’emploi des machines, le pouvoir producteur du civilisé actuel est mille fois plus grand que celui du sauvage habitant des cavernes. Et j’ai affirmé que de ce double fait on ne pouvait tirer d’autre conclusion que la mauvaise gestion de la classe capitaliste. Telle a été mon imputation, et nettement et à plusieurs reprises, je vous ai défié d’y répondre. Je suis allé plus loin, je vous ai prédit que vous ne répondriez pas. Vous auriez pu employer votre souffle à démentir ma prophétie. Vous avez traité mon discours d’erreur. Montrez-m’en la fausseté, colonel Van Gilbert. Répondez à l’inculpation que moi et mes quinze cent mille camarades avons lancée contre votre classe et vous. »

Le colonel oublia complètement que son rôle de président lui commandait de laisser courtoisement la parole à ceux qui la réclamaient. Il se dressa d’un bond, jetant à tous les vents ses bras, sa rhétorique et son sang-froid ; tour à tour il malmenait Ernest pour sa jeunesse et sa démagogie, puis attaquait sauvagement la classe ouvrière, qu’il essayait de présenter comme dénuée de toute capacité et de toute valeur.

Quand cette tirade fut terminée, Ernest répliqua en ces termes :

— En fait d’hommes de loi, vous êtes certainement le plus difficile à maintenir au point que j’aie jamais rencontré. Ma jeunesse n’a rien à faire avec ce que j’ai dit, ni le manque de valeur de la classe ouvrière. J’ai accusé la classe capitaliste d’avoir mal régi la société. Vous n’avez pas répondu. Vous n’avez même pas essayé de répondre. Est-ce donc que vous n’ayez pas de réponse ? Vous êtes le champion de cet auditoire. Tout le monde ici, excepté moi, est suspendu à vos lèvres : ils attendent de vous cette réponse qu’ils ne peuvent pas donner eux-mêmes. Quant à moi, je vous l’ai déjà dit, je sais que non seulement vous ne pouvez pas répondre, mais que vous n’essaierez même pas de le faire.

— Ceci est intolérable, s’écria le colonel. C’est une insulte !

— Ce qui est intolérable, c’est que vous ne répondiez pas, répliqua gravement Ernest. Nul homme ne peut être insulté intellectuellement. L’insulte, de par sa nature, est une chose émotionnelle. Reprenez vos esprits. Donnez une réponse intellectuelle à mon accusation intellectuelle que la classe capitaliste a mal gouverné la société.

Le colonel garda le silence et se renferma dans une expression de supériorité renfrognée, comme quelqu’un qui ne veut pas se compromettre à discuter avec un vaurien.

— Ne soyez pas abattu, lui décocha Ernest. Consolez-vous en songeant qu’aucun membre de votre classe n’a jamais pu répondre à cette imputation.

Il se tourna vers les autres, impatients de prendre la parole.

— Et maintenant, voici l’occasion pour vous. Allez-y, et n’oubliez pas que je vous ai défiés tous ici de donner la réponse que le colonel Van Gilbert n’a pu fournir.

Il me serait impossible de rapporter tout ce qui fut dit au cours de cette discussion. Jamais je ne me serais imaginé la quantité de paroles qui peuvent être prononcées dans le bref espace de trois heures. En tous cas, ce fut superbe. Plus ses adversaires s’enflammaient, plus Ernest jetait de l’huile sur le feu. Il connaissait à fond un terrain encyclopédique, et d’un mot ou d’une phrase, comme d’une pointe finement maniée, il les piquait. Il soulignait et dénommait leurs fautes de raisonnement. Tel syllogisme était faux, telle conclusion n’avait aucun rapport avec les prémisses, telle prémisse était une imposture parce qu’elle avait été adroitement enveloppée dans la conclusion en vue. Ceci était une inexactitude, cela une présomption, et telle autre chose une assertion contraire à la vérité expérimentale imprimée dans tous les livres.

Parfois, il abandonnait l’épée pour la massue et assommait leur pensée à droite et à gauche. Toujours il réclamait des faits, et refusait de discuter des théories. Et les faits qu’il citait lui-même étaient désastreux pour eux. Dès qu’ils attaquaient la classe ouvrière, il répliquait :

— C’est le pot-au-feu reprochant sa noirceur à la bouilloire, mais cela ne vous lave pas de la saleté imputée à votre propre visage.

Et, à chacun et à tous, il disait :

— Pourquoi n’avez-vous pas réfuté mon accusation de mauvaise administration portée contre votre classe ? Vous avez parlé d’autres choses, et d’autres choses encore à propos de celles-là, mais vous ne m’avez pas répondu. Est-ce donc que vous ne pouvez pas trouver de réplique ?

Ce fut à la fin de la discussion que M. Wickson prit la parole. Il était le seul qui fût resté calme, et Ernest le traita avec une considération qu’il n’avait pas accordée aux autres.

« Aucune réponse n’est nécessaire, — dit M. Wickson avec une lenteur voulue. J’ai suivi toute cette discussion avec étonnement et répugnance. Oui, Messieurs, vous, Membres de ma propre classe, vous m’avez dégoûté. Vous vous êtes conduits comme des nigauds d’écoliers. Cette idée d’introduire dans une pareille discussion vos lieux-communs de morale et le tonnerre démodé du politicien vulgaire ! Vous ne vous êtes conduits ni comme des gens du monde, ni même comme des êtres humains, vous vous êtes laissés entraîner hors de votre classe, voire de votre espèce. Vous avez été bruyants et prolixes, mais vous n’avez fait que bourdonner comme des moustiques autour d’un ours. Messieurs, l’ours est là (montrant Ernest) dressé devant vous, et votre bourdonnement n’a fait que lui chatouiller les oreilles.

« Croyez-moi, la situation est sérieuse. L’ours a sorti ses pattes ce soir pour nous écraser. Il a dit qu’il y a quinze cent mille révolutionnaires aux États-Unis : c’est un fait. Il a dit que leur intention est de nous enlever notre gouvernement, nos palais, et toute notre aisance dorée : c’est encore un fait. Il est vrai aussi qu’un changement, un grand changement se prépare dans la société ; mais, heureusement, ce pourrait bien ne pas être le changement prévu par l’ours. L’ours a dit qu’il nous écraserait. Eh bien, Messieurs, si nous écrasions l’ours ? »

Le grognement guttural s’enfla dans le vaste salon. D’homme à homme s’échangeaient des signes d’approbation et d’assurance. Les figures avaient pris une expression décidée. C’étaient bien des combatifs.

De son air froid et sans passion, M. Wickson continua :

« Mais ce n’est pas avec des bourdonnements que nous écraserons l’ours. À l’ours, il faut donner la chasse. À l’ours on ne répond pas avec des paroles. Nous lui répondrons avec du plomb. Nous sommes au pouvoir : personne ne peut le nier. En vertu de ce pouvoir même, nous y resterons. »

Il fit soudain face à Ernest. L’instant était dramatique.

« Voici donc notre réponse. Nous n’avons pas de mots à perdre avec vous. Quand vous allongerez ces mains dont vous vantez la force pour saisir nos palais et notre aisance dorée, nous vous montrerons ce que c’est que la force. Notre réponse sera formulée en sifflements d’obus, en éclatements de shrapnells et en crépitements de mitrailleuses[12]. Nous broierons vos révolutionnaires sous notre talon et nous vous marcherons sur la face. Le monde est à nous, nous en sommes les maîtres, et il restera à nous. Quant à l’armée du travail, elle a été dans la boue depuis le commencement de l’histoire, et j’interprète l’histoire comme il faut. Dans la boue elle restera tant que moi et les miens et ceux qui viendront après nous demeureront au pouvoir. Voilà le grand mot, le roi des mots, le Pouvoir ! Ni Dieu, ni Mammon, mais le Pouvoir ! Ce mot-là, retournez-le sur votre langue jusqu’à ce qu’elle vous cuise. Le Pouvoir ! »

— Vous seul m’avez répondu, — dit tranquillement Ernest, et c’est la seule réponse qui pouvait être donnée. Le Pouvoir ! C’est ce que nous prêchons, nous autres de la classe ouvrière. Nous savons, et nous le savons au prix d’une amère expérience, qu’aucun appel au droit, à la justice, à l’humanité, ne pourra jamais vous émouvoir. Vos cœurs sont aussi durs que les talons avec lesquels vous marchez sur la figure des pauvres. Aussi nous avons entrepris la conquête du pouvoir. Et par le pouvoir de nos votes au jour des élections nous vous enlèverons votre gouvernement.

— Et quand même vous obtiendriez la majorité, une majorité écrasante, aux élections, interrompit M. Wickson, supposez que nous refusions de vous remettre ce pouvoir capturé dans les urnes ?

« Cela aussi, nous l’avons prévu, répliqua Ernest, et nous vous répondrons avec du plomb. Le pouvoir, c’est vous qui l’avez proclamé roi des mots. Très bien ! ce sera donc une affaire de force. Et le jour où nous aurons remporté la victoire au scrutin, si vous refusez de nous remettre le gouvernement dont nous nous serons emparés constitutionnellement et paisiblement, eh bien, nous vous riposterons du tac au tac, et notre réponse sera formulée en sifflements d’obus, en éclatements de shrapnells et en crépitements de mitrailleuses.

« D’une façon ou d’une autre, vous ne pouvez nous échapper. Il est vrai que vous avez clairement interprété l’histoire. Il est vrai que depuis le début de l’histoire le travail a été dans la boue. Il est également vrai qu’il restera toujours dans la boue tant que vous demeurerez au pouvoir, vous et les vôtres et ceux qui viendront après vous. Je souscris à tout ce que vous avez dit. Nous sommes d’accord. Le pouvoir sera l’arbitre. Il a toujours été l’arbitre. La lutte des classes est une question de force. Or de même que votre classe a renversé la vieille noblesse féodale, elle sera abattue par ma classe, par la classe des travailleurs. Et si vous voulez bien lire la biologie et la sociologie aussi correctement que vous avez lu l’histoire, vous vous convaincrez que cette fin est inévitable. Peu importe que ce soit dans un an, dans dix ou dans mille, — votre classe sera renversée. Et elle sera renversée par le pouvoir, par la force. Nous autres de l’armée du travail, nous avons ruminé ce mot au point que l’esprit nous en cuit. Le Pouvoir ! C’est vraiment le roi des mots, le dernier mot. »

Et ainsi se termina la soirée des Philomathes.


  1. Mot tiré du grec, signifiant « Les amis de l’étude ». (N. D. T.)
  2. Mot tiré du grec, signifiant « Les sages fous » et qui sert à désigner les étudiants de seconde année dans les universités américaines. (N. D. T.)
  3. On n’avait pas encore découvert la vie simple, et la coutume subsistait de remplir les appartements de bric-à-brac. Les chambres étaient des musées dont l’entretien exigeait un travail continuel. Le démon de la poussière était maître de la maison : il y avait mille moyens d’attirer la poussière, et quelques-uns seulement de s’en débarrasser.
  4. Cette invalidation de testaments était un des traits particuliers de l’époque. Pour ceux qui avaient accumulé de vastes fortunes, c’était un problème angoissant que la façon d’en disposer après leur mort. La rédaction et l’invalidation des testaments devinrent des spécialités complémentaires, comme la fabrication des cuirasses et celle des obus. On avait recours aux hommes de loi les plus subtils pour rédiger des testaments qu’il fut impossible d’invalider. Mais ils étaient invalidés quand même, souvent par les avocats mêmes qui les avaient rédigés. Néanmoins, l’illusion persistait chez les gens riches qu’il était possible de faire un testament absolument inattaquable, et pendant des générations cette illusion fut entretenue par les hommes de loi chez leurs clients. Ce fut une recherche analogue à celle du dissolvant universel par les alchimistes du moyen âge.
  5. Curieuse série de littérature d’un genre à part, destinée à répandre chez les travailleurs des idées fausses sur la nature des classes oisives.
  6. Les hommes de ce temps étaient esclaves de certaines formules, et l’abjection de cette servitude nous est difficile à comprendre. Il y avait dans les mots une magie plus forte que celle des escamoteurs. Les esprits étaient si confus qu’un simple mot avait le pouvoir de neutraliser les conclusions de toute une vie de pensées et de recherches sérieuses. Le mot Utopiste était un terme de ce genre, dont la simple prononciation suffisait à condamner les plans les mieux conçus d’amélioration ou de régénération économique. Des populations entières étaient frappées d’une sorte de folie au simple énoncé de certaines expressions comme « un honnête dollar » ou « un plein seau de mangeaille », dont l’invention était considérée comme un trait de génie.
  7. Nom donné d’abord aux détectives privés, puis aux gardiens de banques et autres domestiques armés du capitalisme, qui devinrent ensuite les Mercenaires organisés de l’Oligarchie.
  8. Les remèdes brevetés étaient des escroqueries patentées, mais le peuple s’y laissait prendre comme aux charmes et aux indulgences du moyen âge. La seule différence est que les remèdes brevetés étaient plus nuisibles et coûtaient plus cher.
  9. Jusque vers 1912, la grande masse du peuple conserva l’illusion qu’elle gouvernait le pays par ses votes. Il était gouverné en réalité par ce que l’on appelait les mécanismes politiques (political machines). Au début, les patrons ou entrepreneurs (bosses) de ces mécanismes extorquaient de grosses sommes aux capitalistes pour influencer la législature. Mais les gros capitalistes ne tardèrent pas à découvrir qu’il serait plus économique pour eux de posséder ces mécanismes et d’en salarier eux-mêmes les patrons.
  10. Robert Hunter, dans un livre intitulé Poverty, et publié en 1906, indiquait qu’à cette date il y avait aux États-Unis dix millions d’individus vivant dans le paupérisme.
  11. D’après le recensement de 1900 aux États-Unis (le dernier dont les chiffres aient été publiés) le nombre des enfants travaillant était de 1 752 187.
  12. La tendance de cette pensée est montrée par la définition suivante empruntée à un ouvrage intitulé The Cynic’s Word Book, publié en 1906 et écrit par un certain Ambrose Bierce, misanthrope avéré et notoire : « Grape-shot (Shrapnell) ». Argument que l’avenir prépare en réponse aux demandes du socialisme américain. »