Le Talon de fer/La vision de l’évêque

Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 129-138).


7. La vision de l’évêque


— L’évêque a pris le mors aux dents, — m’écrivait Ernest. Il chevauche en plein vide. C’est aujourd’hui qu’il va commencer à remettre d’aplomb notre misérable monde, en lui communiquant son message. Il m’en a prévenu et je ne peux pas l’en dissuader. C’est lui qui préside ce soir à l’I. P. H.[1] et il doit incorporer son message dans son allocution de début.

Puis-je passer vous prendre pour aller l’entendre ? Naturellement, son effort est condamné d’avance à l’avortement. Votre cœur en sera brisé, le sien aussi ; mais ce sera pour vous une excellente leçon de choses. Vous savez, chère et tendre amie, combien je suis fier de votre amour, combien je voudrais mériter votre plus haute appréciation et racheter à vos yeux, dans une certaine mesure ma propre indignité de cet honneur. Mon orgueil désire donc vous persuader que ma pensée est correcte et juste. Mes points de vue sont âpres, la futilité de la noblesse d’une telle âme vous démontrera que cette âpreté s’impose. Venez à cette soirée. Si tristes qu’en puissent être les incidents je sens qu’ils vous attireront plus étroitement vers moi. »

L’I. P. H. tenait ce soir-là, à San-Francisco, une assemblée convoquée pour envisager le développement de l’immoralité publique et les moyens d’y porter remède. L’évêque Morehouse occupait sur l’estrade le fauteuil présidentiel, et je remarquai tout de suite son état de surexcitation nerveuse. À ses côtés étaient assis l’évêque Dickinson, le Dr Jones, chef de la section d’éthique à l’Université de Californie ; Mme W. W. Hurd, grande organisatrice d’œuvres de charité ; M. Philip Ward, autre philanthrope notoire, et plusieurs astres de moindre grandeur dans le ciel de la morale et de la charité. L’évêque Morehouse se leva et débuta par cet exorde abrupt :

« Je passais en voiture dans les rues. Il faisait nuit. De temps à autre, je regardais par les portières. Soudain mes yeux parurent s’ouvrir et je vis les choses telles qu’elles sont. Mon premier geste fut de porter la main à mon front pour me cacher l’effrayante réalité, et dans l’obscurité je me posai cette question : Qu’y a-t-il à faire ? Un instant après la question se représenta sous cette forme : Qu’aurait fait mon divin maître ? Alors une lumière sembla remplir l’espace, et mon devoir m’apparut avec la clarté du soleil, comme Saül avait vu le sien sur le chemin de Damas.

« Je fis arrêter, je descendis, et après quelques minutes de conversation avec deux femmes publiques, je les persuadai de monter dans ma voiture avec moi. Si Jésus a dit vrai, ces deux malheureuses étaient mes sœurs, et leur seule chance de purification résidait dans mon affection et ma tendresse.

« Je vis dans un des quartiers les plus agréables de San-Francisco. La maison que j’habite a coûté cent mille dollars ; l’ameublement, les livres et les œuvres d’art reviennent à une somme égale. Ma maison est un château où s’agitent de nombreux serviteurs. J’ignorais jusqu’ici à quoi peuvent servir les manoirs : je croyais qu’ils étaient faits pour qu’on y vive. Maintenant je sais. J’ai emmené les deux filles des rues dans mon palais, et elles y resteront avec moi. Et de mes sœurs de cette espèce j’espère remplir toutes les chambres de ma résidence. »

L’auditoire devenait de plus en plus agité, et les figures des gens assis sur l’estrade trahissaient une frayeur et une consternation croissantes. Soudain l’évêque Dickinson se leva, et avec une expression de dégoût, quitta la plateforme et la salle. Mais l’évêque Morehouse, les yeux remplis de sa vision, oubliait tout le reste et continuait :

« Ô mes sœurs et mes frères, dans cette manière d’agir je trouve la solution de toutes mes difficultés. Je ne me rendais pas compte à quoi pouvaient servir les voitures, mais je le sais maintenant. Elles sont faites pour transporter les faibles, les malades et les vieillards ; elles sont faites pour rendre honneur à ceux qui ont perdu jusqu’au sens de la honte.

« Je ne savais pas pourquoi les palais étaient bâtis, mais aujourd’hui j’ai découvert leur usage. Les résidences ecclésiastiques devraient être converties en hôpitaux et asiles pour ceux qui sont tombés sur le bord du chemin et qui vont périr. »

Il fit une longue pause, évidemment dominé par l’intensité de sa pensée, et hésitant sur la meilleure manière de l’exprimer.

« Je suis indigne, mes chers frères, de vous dire quoi que ce soit au sujet de la moralité. J’ai vécu trop longtemps dans une hypocrisie honteuse pour pouvoir aider les autres : mais mon acte envers ces femmes, envers ces sœurs, me montre que la meilleure voie est facile à trouver. Pour ceux qui croient en Jésus et en son évangile, il ne peut y avoir entre humains d’autres rapports qu’un lien d’affection. L’amour seul est plus fort que le péché, plus fort que la mort.

« Je déclare donc aux riches parmi vous que leur devoir est de faire ce que j’ai fait, ce que je fais. Que chacun de ceux qui sont dans l’opulence prenne dans sa maison un voleur et le traite comme un frère ; qu’il y prenne une malheureuse et la traite comme une sœur ; et San-Francisco n’aura plus besoin de police ni de magistrats ; les prisons seront remplacées par des hôpitaux, et le criminel disparaîtra avec son crime.

« Nous ne devons pas seulement donner notre argent, nous devons nous donner nous-mêmes, comme a fait le Christ ; tel est aujourd’hui le message de l’Église. Nous nous sommes égarés loin de l’enseignement du Maître. Nous nous sommes consumés dans notre propre gloutonnerie. Nous avons dressé le veau d’or sur l’autel. J’ai ici une poésie qui résume toute cette histoire en quelques vers ; je vais vous la lire. Elle fut écrite par une âme égarée qui, cependant, voyait les choses clairement[2]. Il ne faut pas la prendre pour une attaque contre l’Église catholique. C’est une attaque contre toutes les Églises, contre la splendeur et la pompe de tous les clergés qui se sont éloignés du sentier tracé par le Maître et qui se sont parqués à l’écart de ses brebis. La voici :

Les trompettes d’argent sonnèrent sous le dôme ;
Tout un peuple à genoux restait silencieux ;
Et, porté sur des dos humains, devant mes yeux
Passa comme un grand dieu le grand maître de Rome.
Comme un prêtre, il portait la robe immaculée,
Comme un roi, du manteau de pourpre il était ceint,
Et la triple couronne étagée au front saint

Rayonnait aux flambeaux sur sa voie étoilée.
Alors mon cœur franchit les déserts du passé
Vers ce rivage amer où Jésus délaissé
Pour reposer son front n’avait pas une pierre.
— « Les oiseaux ont leur nid, les renards leur tanière :
« Seul, je meurtris mes pieds sur la voie aux douleurs
« Et je bois le vin tiède et salé de mes pleurs ! »

L’auditoire était agité, mais non ému. L’évêque Morehouse ne s’en apercevait pas. Il suivait sa voie d’un cœur ferme.

« C’est pourquoi je le dis aux riches d’entre vous, et à vous tous les riches : Vous avez cruellement opprimé les brebis du Maître. Vous avez endurci vos cœurs. Vous avez fermé vos oreilles aux voix qui crient dans la contrée, voix de souffrance et de douleur que vous ne voulez pas entendre, qui cependant seront exaucées quelque jour. C’est pourquoi je le prédis… »

Mais, à cet instant, MM. Jones et Ward, qui depuis un instant s’étaient levés de leurs sièges, prirent le bras de l’évêque et l’entraînèrent hors de l’estrade, tandis que l’auditoire demeurait suffoqué de scandale.

À peine dans la rue, Ernest éclata d’un rire âpre et sauvage, qui me porta sur les nerfs. Mon cœur semblait près d’éclater sous l’effort de mes larmes contenues.

— Il leur a communiqué son message, — s’écria mon compagnon. — La force de caractère et la tendresse profondément cachées dans la nature de leur évêque ont débordé devant les yeux de ses auditeurs chrétiens, qui l’aimaient, et ceux-ci en ont conclu qu’il avait l’esprit dérangé. Avez-vous vu avec quelle sollicitude ils lui ont fait quitter l’estrade ? En vérité, l’enfer a dû rire à ce spectacle.

— Néanmoins ce que l’évêque a dit et fait ce soir causera une forte impression, remarquai-je.

— Pensez-vous ? demanda Ernest d’un ton railleur.

— Ce sera une véritable sensation, affirmai-je. J’ai vu les reporters griffonner comme des fous pendant qu’il parlait.

— Pas une ligne de ce qu’il a dit ne paraîtra demain dans les journaux.

— Je ne puis le croire, m’écriai-je.

— Attendez et vous verrez. Pas une ligne, pas une pensée de lui ! La presse quotidienne ? C’est l’escamotage quotidien.

— Mais les reporters ? Je les ai vus.

— Pas un mot de ce qu’il a dit ne sera imprimé. Vous comptez sans les directeurs de journaux. Leur salaire dépend de leur ligne de conduite, et leur ligne de conduite est de ne rien publier qui soit une menace sérieuse pour l’ordre établi. La déclaration de l’évêque constituait un assaut violent contre la morale courante. C’était une hérésie. On lui a fait quitter la tribune pour l’empêcher d’en dire davantage. Les journaux le purgeront de son schisme par le silence de l’oubli. La presse des États-Unis ? C’est une excroissance parasite qui pousse et s’engraisse sur la classe capitaliste. Sa fonction est de servir l’état de choses en modelant l’opinion publique, et elle s’en acquitte à merveille.

Laissez-moi vous prédire ce qui va arriver. Les journaux de demain raconteront simplement que la santé du prélat laissait à désirer, qu’il s’était surmené, et que ce soir il a été pris de faiblesse. Dans quelques jours, un autre paragraphe annoncera qu’il est dans un état de prostration nerveuse, et que ses ouailles reconnaissantes ont souscrit pour qu’il lui soit accordé un congé. Après cela, il arrivera de deux choses l’une : ou bien l’évêque reconnaîtra l’erreur qu’il a commise en prenant la mauvaise route, et reviendra de vacances en homme bien portant qui n’a plus de visions ; ou bien il persistera dans son délire, et dans ce cas vous pouvez vous attendre à voir les journaux nous informer en termes pathétiques et sympathiques, qu’il est devenu fou ; en fin de compte, on lui laissera conter ses visions à des murs capitonnés.

— Oh ! vous allez trop loin, m’écriai-je.

— Aux yeux de la société, ce sera vraiment de la folie, reprit Ernest. Quel honnête homme, s’il était sain d’esprit, prendrait dans sa maison des voleurs et des prostituées pour y vivre avec eux comme frères et sœurs ? Il est vrai que le Christ est mort entre deux larrons, mais ceci est une autre histoire. Folie ? Mais le raisonnement d’un homme avec qui l’on n’est pas d’accord vous paraît toujours faux ; dès lors, l’esprit de cet homme est dévié. Où est la ligne de démarcation entre un esprit faux et un esprit fou ? Il est inconcevable qu’un individu de bon sens puisse être en désaccord radical avec vos plus saines conclusions.

« Vous en trouverez un bon exemple dans les journaux de ce soir. Mary M’Kenna habite au sud de Market Street. Bien que pauvre, elle est parfaitement honnête. Elle est même patriote. Seulement elle se fait des idées fausses au sujet du drapeau américain et de la protection dont il est censément le symbole. Et voici ce qui lui est arrivé. Son mari, victime d’un accident, est resté trois mois à l’hôpital. Elle a cherché du blanchissage à faire, mais, en dépit de son travail, elle s’est trouvée en retard pour son loyer. Hier, on l’a mise dehors. Auparavant, elle avait hissé le drapeau national sur sa porte, et, s’abritant sous ses plis, elle avait acclamé qu’en vertu de cette protection, on n’avait pas le droit de la jeter à la rue. Qu’a-t-on fait ? On l’a arrêtée et fait comparaître comme insensée. Aujourd’hui, elle a subi l’examen médical des experts officiels, qui l’ont reconnue folle, et elle a été enfermée, à la Maison de Santé de Napa. »

— Votre exemple est tiré de trop loin. Supposez que je sois en désaccord avec tout le monde sur le style d’une œuvre littéraire : on ne m’enverrait pas dans un asile pour cela.

— Parbleu, répliqua-t-il. Cette divergence d’avis ne constituerait pas une menace pour la société. C’est là que gît la différence. Les opinions anormales de Mary M’Kenna et de l’évêque sont un péril pour l’ordre établi. Qu’arriverait-il si tous les pauvres refusaient de payer leur loyer en s’abritant sous le drapeau américain ? La propriété tomberait en miettes. Les convictions de l’évêque ne sont pas moins dangereuses pour la société actuelle. Donc, c’est l’asile qui l’attend.

Mais je me refusais à le croire.

— Patientez et vous verrez, dit Ernest. Et j’attendis.

Le lendemain matin j’envoyai chercher tous les journaux. Pas un mot n’était imprimé de ce qu’avait dit l’évêque Morehouse. Une ou deux feuilles rapportaient qu’il s’était laissé dominer par son émotion. Pourtant les platitudes des orateurs qui lui avaient succédé étaient reproduites tout au long.

Plusieurs jours après, un bref paragraphe annonça que le prélat était parti en congé pour se remettre d’un excès de travail. Jusqu’ici, Ernest avait raison. Pourtant il n’était question ni de fatigue cérébrale, ni même de prostration nerveuse. Je ne soupçonnais guère la voie douloureuse que le dignitaire de l’Église était destiné à parcourir, cette route du jardin des Oliviers au Calvaire, qu’Ernest avait entrevue pour lui.



  1. Il n’existe aucun indice qui puisse nous faire connaître le nom de l’organisation que représentaient ces initiales.
  2. C’est un sonnet d’Oscar Wilde, un des maîtres du langage du XIXe siècle.