Le Talon de fer/La grande aventure

Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 207-218).


11. La grande aventure


M. Wickson n’avait pas cherché à voir mon père. Ils se rencontrèrent accidentellement sur le bac qui mène à San-Francisco, de sorte que l’avis qu’il lui donna n’était pas prémédité. Si le hasard ne les avait réunis, il n’y aurait pas eu d’avertissement. Il ne s’ensuit aucunement, d’ailleurs, que l’issue eût été différente. Père descendait de la vieille et solide souche du Mayflower[1], et bon sang ne peut mentir.

— Ernest avait raison, me dit-il en rentrant. Ernest est un garçon remarquable, et j’aimerais mieux te voir sa femme que celle du roi d’Angleterre ou de Rockefeller lui-même.

— Qu’est-il arrivé ? — demandai-je avec appréhension.

— L’Oligarchie va nous marcher sur la figure, Wickson me l’a donné clairement à entendre. Il a été très aimable, pour un oligarque. Il m’a offert de me rétablir à l’Université. Comment trouves-tu cela ? Lui, Wickson, ce sordide grippe-sou, a le pouvoir de décider si j’enseignerai ou non à l’Université d’État ? Mais il m’a offert encore mieux : il m’a proposé de me faire nommer président d’un grand collège de sciences physiques qui est en projet, — il faut bien que l’oligarchie se débarrasse de son surplus d’une façon ou d’une autre, n’est-ce pas ?  — Et il a ajouté :

« Vous rappelez-vous ce que j’ai dit à ce socialiste amoureux de votre fille ? Je lui ai dit que nous foulerions aux pieds la classe ouvrière. Or, nous allons le faire. En ce qui vous concerne, j’ai pour vous, comme savant, un profond respect ; mais si vous fusionnez votre destinée avec celle du prolétariat, eh bien, faites attention à votre figure ! C’est tout ce que je puis vous dire. — Puis, me tournant le dos, il est parti.

— Cela veut dire qu’il faudra nous marier plus tôt que vous ne l’aviez projeté.

Tel fut le commentaire d’Ernest quand nous lui racontâmes l’incident.

Je ne pus tout d’abord saisir la logique de ce raisonnement, mais je ne devais guère tarder à la comprendre. C’est à cette époque que le dividende trimestriel des Filatures de la Sierra fut payé,… ou du moins qu’il aurait dû l’être, car Père ne reçut pas le sien. Après plusieurs jours d’attente il écrivit au secrétaire. La réponse vint immédiatement, disant qu’aucune entrée dans les livres de la Compagnie n’indiquait que Père y possédât des fonds, et requérant poliment des renseignements plus explicites.

— Je vais lui en donner, moi, des renseignements explicites, à ce bougre-là ! — déclara Père en partant pour la banque afin de retirer ses titres de son coffre-fort.

— Ernest est un homme très remarquable, — dit-il une fois revenu, tandis que je l’aidais à ôter son pardessus. — Je le répète, ma fille, ton jeune amoureux est un garçon très remarquable.

Je savais, en l’entendant ainsi parler d’Ernest, que je devais m’attendre à quelque désastre.

— Ils m’ont déjà marché sur la figure. Il n’y avait pas de titres : mon coffre-fort était vide. Ernest et toi, il va falloir vous marier au plus vite.

Père, toujours fidèle à la méthode scientifique, porta plainte et réussit à faire comparaître la Compagnie devant les tribunaux, mais il ne réussit pas à y faire comparaître ses livres de compte. La Sierra gouvernait les tribunaux, lui pas : cela expliquait tout. Non seulement il fut débouté, mais la loi sanctionna cette impudente escroquerie.

Maintenant que tout cela est si loin, je suis tentée de rire au souvenir de la façon dont Père fut battu. Ayant rencontré Wickson par hasard dans la rue à San-Francisco, il le traita de vil coquin. De ce fait il fut arrêté pour provocations, condamné à une amende devant le tribunal de simple police, et dut s’engager sous caution à se tenir tranquille. C’était si ridicule qu’il ne put s’empêcher d’en rire lui-même. Mais quel scandale dans la presse régionale ! On y parlait gravement du bacille de la violence infestant tous ceux qui embrassent le socialisme, et Père était cité comme un exemple frappant de la virulence de ce microbe. Plus d’une feuille insinuait que son esprit avait été affaibli par le surmenage des études scientifiques, et laissait entendre qu’on devrait l’enfermer dans un asile. Et ce n’étaient pas des paroles en l’air : elles dénonçaient un péril imminent. Heureusement Père était assez sage pour s’en apercevoir. L’expérience de l’évêque Morehouse était une bonne leçon, et il l’avait bien comprise. Il ne broncha pas sous ce déluge d’injustices, et je crois que sa patience surprit ses ennemis mêmes.

Vint ensuite l’affaire de notre maison, celle que nous habitions. On nous déclara une hypothèque forclose, et nous dûmes en abandonner la possession. Naturellement, il n’y avait pas la moindre hypothèque, et il n’y en avait jamais eu : le terrain avait été acheté entièrement, la maison payée sitôt construite ; et maison et terrain étaient toujours restés libres de toute charge. Néanmoins, une hypothèque fut produite, régulièrement et légalement rédigée et signée, avec les reçus d’intérêts versés pendant un certain nombre d’années. Père n’éleva pas de protestation : comme on lui avait volé son revenu, on lui volait sa maison, et il n’avait pas de recours possible. Le mécanisme de la société était entre les mains de ceux qui s’étaient juré de le perdre. Comme au fond c’était un philosophe, il ne se mettait même plus en colère.

— Je suis condamné à être brisé, me disait-il. Mais ce n’est pas une raison pour que je n’essaie pas d’être fracassé le moins possible. Mes vieux os sont fragiles, et la leçon a porté ses fruits. Dieu sait que je ne tiens pas à passer mes derniers jours dans un asile d’aliénés.

Cela me rappelle que je n’ai pas encore raconté l’aventure de l’évêque. Mais je dois parler d’abord de mon mariage. Comme son importance s’efface dans une série de pareils événements, je n’en dirai que quelques mots.

— Maintenant, nous allons devenir de vrais prolétaires, dit Père quand nous fûmes chassés de chez nous. J’ai souvent envié à ton futur mari sa parfaite connaissance du prolétariat. Je vais pouvoir observer et me rendre compte par moi-même.

Père devait avoir le goût de l’aventure dans le sang, car c’est sous ce jour qu’il envisageait notre catastrophe. Ni la colère ni l’amertume n’avaient prise sur lui. Il était trop philosophe et trop simple pour être vindicatif, et il vivait trop dans le monde de l’esprit pour regretter les aises matérielles que nous abandonnions. Quand nous allâmes à San-Francisco nous établir dans quatre misérables chambres du bas quartier au sud de Market Street, il s’embarqua dans cette nouvelle vie avec la joie et l’enthousiasme d’un enfant, équilibrés par la vision claire et la vaste compréhension d’un cerveau de premier ordre. Il était à l’abri de toute cristallisation mentale et de toute fausse appréciation des valeurs : celles de convention ou d’usage n’avaient aucun sens pour lui ; les seules qu’il reconnût étaient les faits mathématiques et scientifiques. Mon père était un être exceptionnel : il avait un esprit et une âme comme en possèdent seuls les grands hommes. Par certains côtés, il était supérieur même à Ernest, le plus grand cependant que j’aie jamais rencontré.

J’éprouvai moi-même quelque soulagement de ce changement d’existence, ne fût-ce que la joie d’échapper à l’ostracisme méthodique et progressif que nous avions encouru dans notre ville universitaire avec l’inimitié de l’oligarchie naissante. À moi aussi cette vie nouvelle apparut comme une aventure, et la plus grande de toutes, puisque c’était une aventure d’amour. Notre crise de fortune avait hâté mon mariage, et c’est en qualité d’épouse que je vins habiter le petit appartement de Pell Steet, dans le bas quartier de San-Francisco.

Et de tout cela voici ce qui subsiste : j’ai rendu Ernest heureux. Je suis entrée dans sa vie orageuse, non pas comme un élément de trouble, mais comme une potentialité de paix et de repos. Je lui apportai le calme : ce fut mon don d’amour pour lui, et pour moi le signe infaillible que je n’avais point failli à ma tâche. Provoquer l’oubli des misères ou la lumière de la joie dans ces pauvres yeux fatigués, — quelle plus grande joie pouvait m’être réservée à moi-même ?

Ces chers yeux lassés ! Il se prodigua comme peu d’hommes l’ont fait, et toute sa vie ce fut pour les autres. Telle fut la mesure de sa virilité. C’était un humanitaire, un être d’amour. Avec son esprit de bataille, son corps de gladiateur, et son génie d’aigle, il était doux et tendre pour moi comme un poète. C’en était un, qui mettait ses chants en action. Jusqu’à sa mort il chanta la chanson humaine ; il la chanta par pur amour de cette humanité pour laquelle il donna sa vie et fut crucifié.

Et tout cela sans le moindre espoir d’une récompense future. Dans sa conception des choses, il n’y avait pas de vie à venir. Lui, en qui flamboyait l’immortalité, il se la refusait à lui-même, et c’était là le paradoxe de sa nature. Cet esprit brûlant était dominé par la philosophie glacée et sombre du monisme matérialiste. J’essayais de le réfuter en lui disant que je mesurais son immortalité d’après les ailes de son âme, et qu’il me faudrait des siècles sans fin pour apprécier exactement leur envergure. À ces moments-là il riait, et ses bras s’élançaient vers moi, et il m’appelait sa douce métaphysicienne ; la fatigue s’effaçait de ses yeux, et j’y voyais poindre cette heureuse lueur d’amour qui, par elle-même, était une nouvelle et suffisante affirmation de son immortalité.

D’autres fois, il m’appelait sa chère dualiste, et m’expliquait comment Kant, au moyen de la raison pure, avait aboli la raison pour adorer Dieu. Il établissait un parallèle et m’accusait d’un tour analogue. Et quand, plaidant coupable, je défendais cette manière de penser comme profondément rationnelle, il ne faisait que me serrer plus fort et rire comme seul pourrait le faire un amant élu de Dieu.

Je me refusais à admettre que son originalité et son génie fussent explicables par l’hérédité et le milieu, ou que les froids tâtonnements de la science réussissent jamais à saisir, analyser et classer la fuyante essence qui se dissimule dans la constitution même de la vie.

Je soutenais que l’espace est une apparence objective de Dieu, et l’âme une projection de sa nature subjective. Et quand Ernest m’appelait sa douce métaphysicienne, je l’appelais mon immortel matérialiste. Et nous nous aimions et nous étions parfaitement heureux ; je lui pardonnais son matérialisme en faveur de cette œuvre immense accomplie dans le monde sans souci de progrès personnel, en faveur aussi de cette excessive modestie spirituelle qui l’empêchait de s’enorgueillir et même d’avoir conscience de son âme princière.

Cependant, il avait sa fierté à lui. Comment un aigle n’en aurait-il pas ? Se sentir divin, raisonnait-il, ce serait beau chez un dieu, sans doute : mais n’est-ce pas encore plus superbe chez l’homme, molécule infime et périssable de la vie ? C’est ainsi qu’il s’exaltait lui-même en proclamant sa propre mortalité. Il se plaisait à réciter certain fragment d’un poème qu’il n’avait jamais lu tout entier et dont il n’avait jamais pu connaître l’auteur. Je transcris ce fragment non seulement parce qu’il l’aimait, mais parce que c’est un résumé du paradoxe qu’il était par lui-même et dans sa conception de sa propre spiritualité. L’homme capable de réciter les vers suivants en frémissant d’un brûlant enthousiasme, pouvait-il n’être qu’un peu de limon inconsistant, d’énergie fugitive et de forme éphémère ?

Des joies et des joies et des mieux en mieux
Me sont destinés par droit de naissance,
Et je veux clamer à pleine puissance
De mes nombreux jours l’hymne élogieux.
Jusqu’à l’âge extrême où meurent les dieux
Dussé-je souffrir toute mort humaine,
Du moins j’aurai bu jusqu’à perdre haleine
Et j’aurai vidé ma coupe bien pleine
Du vin de mes bonheurs en tous temps et tous lieux.
J’aurai tout savouré, la féminité douce,
Et le sel du pouvoir, et l’orgueil et sa mousse.
J’en boirais bien la lie à genoux ; car l’émoi
Du breuvage est bon, et me donne envie
De boire à la mort, de boire à la vie.
Quand ma vie un jour me sera ravie,
Je passerai ma coupe aux mains d’un autre moi.

L’être que tu chassas du jardin de délices,
C’était moi Seigneur ! J’étais là, banni.
Et quand s’écrouleront les vastes édifices
De la terre et du ciel, je serai là, béni,
Dans un monde à moi de beauté profonde,
Dans le monde où sont nos chères douleurs,
Depuis nos premiers cris d’enfants venant au monde
Jusqu’à nos soirs d’amour et nos nuits de désirs.

Mon sang généreux et tiède est une onde
Où bat le pouls d’un peuple incréé, mais réel ;
Toujours agité du désir d’un monde,
Il éteindrait les feux de ton enfer cruel.
Je suis l’homme ! humain par ma chair entière
Et par ma splendeur d’âme nue et fière,
Et depuis ma nuit tiède au giron maternel
Jusqu’au retour fécond de mon corps en poussière.
Ce monde, os de nos os et chair de notre chair,
Bondit à la cadence où nous jouons notre air,
Et de l’Éden maudit la soif inassouvie
Jusqu’en ses profondeurs bouleverse la vie.
Quand j’aurai vidé ma coupe de miel
De tous les rayons de son arc-en-ciel,
L’éternel repos d’une nuit sans trêve
Ne suffira pas à tarir mon rêve.

L’homme que tu chassas du jardin de délices,
C’était moi, Seigneur ! J’étais là, banni.
Et quand s’écrouleront les vastes édifices
De la terre et du ciel, je serai là, béni,
Dans un monde à moi, de forme idéale,
Dans le monde où sont nos plus chers plaisirs,
Depuis nos purs levers d’aurore boréale
Jusqu’à nos soirs d’amour et nos nuits de désirs[2].

Ernest se surmena toute sa vie. Il n’était soutenu que par sa constitution robuste, qui pourtant n’abolissait pas la lassitude de son regard. Ses chers yeux fatigués ! Il ne dormait pas plus de quatre heures et demi par nuit ; et malgré cela il ne trouvait jamais le temps d’accomplir tout ce qu’il avait à faire. Pas un instant il n’interrompit son œuvre de propagande, et il était retenu longtemps à l’avance pour des conférences aux organisations ouvrières. Puis vint la campagne électorale où il se dépensa autant qu’il est humainement possible. La suppression des maisons d’éditions socialistes le priva de ses maigres droits d’auteur, et il eut beaucoup de peine à trouver de quoi vivre ; car, en sus de tous ses autres travaux, il devait gagner sa vie. Il faisait beaucoup de traductions, pour des revues scientifiques et philosophiques. Il rentrait tard la nuit, déjà épuisé par ses efforts dans la lutte électorale, pour s’absorber en ce travail, qu’il n’abandonnait guère avant le petit jour. Et, par-dessus tout, il y avait ses études. Il les poursuivit jusqu’à sa mort, et il étudiait prodigieusement.

Malgré tout cela, il trouvait le temps de m’aimer et de me rendre heureuse. Je m’y prêtai en fusionnant complètement ma vie avec la sienne. J’appris la sténographie et la dactylographie, et devins sa secrétaire. Il me disait souvent que j’avais réussi à l’alléger de la moitié de sa besogne, et je me remis volontairement à l’école pour arriver à bien comprendre ses travaux. Nous nous intéressions l’un à l’autre, nous travaillions de concert et nous jouions ensemble.

Et puis nous avions nos instants de tendresse dérobés au travail, — un simple mot, une rapide caresse, un regard d’amour ; et ces instants étaient d’autant plus doux qu’ils étaient plus furtifs. Nous vivions sur les cimes où l’air est vif et pétillant, où l’œuvre s’accomplit pour l’humanité, où ne saurait respirer le sordide égoïsme. Nous aimions l’amour, et pour nous il ne se fardait que des couleurs les plus belles. Et il reste acquis, en définitive, que je n’ai pas failli à ma tâche. J’ai apporté quelque repos à cet être qui peinait tant pour les autres, j’ai donné quelque joie à mon cher mortel aux yeux las !


  1. Un des premiers navires qui transportèrent des colons en Amérique après la découverte du Nouveau-Monde. Pendant assez longtemps leurs descendants furent extraordinairement fiers de leur origine ; mais au cours des siècles, ce sang précieux s’est diffusé à tel point qu’actuellement il circule sans doute dans les veines de tous les Américains.
  2. L’auteur de ce poème doit rester à jamais inconnu. Ce fragment est tout ce qui nous en est parvenu