Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. 403-412).


24. Cauchemar


J’étais d’autant plus éreintée que, la nuit précédente, dans le train, je n’avais pas fermé l’œil. Je m’endormis profondément. La première fois que je me réveillai, il faisait nuit. Garthwaite n’était pas revenu. J’avais perdu ma montre et j’ignorais absolument l’heure qu’il pouvait être. Je restai quelque temps couchée, les yeux fermés, et j’entendis encore ce même bruit sourd d’explosions lointaines : l’enfer était toujours déchaîné. Je me glissai vers le devant du magasin. D’immenses incendies se reflétaient dans le ciel, et dans la rue on y voyait presque aussi clair qu’en plein jour : on aurait pu lire facilement les plus petits caractères. De quelques îlots de maisons plus loin venait la pétarade des grenades et des mitrailleuses, et d’une grande distance m’arriva l’écho d’une série de grosses explosions. Je regagnai mon lit de couvertures et me rendormis.

Lorsque je m’éveillai de nouveau, une lumière jaune et maladive s’infiltrait jusqu’à moi. C’était l’aurore du second jour. Je revins vers la façade du magasin. Le ciel était rempli d’un nuage de fumée zébré d’éclairs livides. De l’autre côté de la rue titubait un misérable esclave. D’une main, il se comprimait fortement le flanc, et il laissait derrière lui une trace sanglante. Ses yeux remplis d’effroi rôdaient de tous côtés et se fixèrent un instant sur moi. Son visage portait l’expression pathétique et muette d’un animal blessé et traqué. Il me voyait, mais aucun lien d’entente n’existait entre nous, ni, de son côté du moins, la moindre sympathie. Il se replia sensiblement sur lui-même et se traîna plus loin. Il ne pouvait attendre aucune aide en ce monde. Il était une des proies poursuivie dans cette grande chasse aux ilotes à laquelle se livraient les maîtres. Tout ce qu’il pouvait espérer, tout ce qu’il cherchait, c’était un trou où ramper et se cacher comme une bête sauvage. Le tintamarre d’une ambulance qui passait au coin le fit sursauter. Les ambulances n’étaient pas faites pour ses pareils. Avec un grognement plaintif, il se jeta sous un porche. Une minute après, il en ressortait et reprenait son clochement désespéré.

Je retournai à mes couvertures et j’attendis pendant une heure encore le retour de Garthwaite. Mon mal de tête ne s’était pas dissipé ; au contraire, il augmentait. Il me fallait un effort de volonté pour ouvrir les yeux, et quand je voulais les fixer sur quelque chose, j’éprouvais une intolérable torture. Je sentais dans ma cervelle un battement formidable. Faible et chancelante, je sortis par la vitrine brisée et descendis la rue, cherchant d’instinct et au hasard à m’échapper de cette affreuse boucherie. Et, à partir de ce moment, je vécus dans un cauchemar. Mon souvenir des heures suivantes est comme celui qu’on garde d’un mauvais rêve. Beaucoup d’événements sont nettement au point dans mon cerveau, images indélébiles séparées par des intervalles d’inconscience pendant lesquels ont dû se passer des choses que j’ignore et ne saurai jamais.

Je me souviens d’avoir butté au tournant contre les jambes d’un homme. C’était le pauvre diable de tout à l’heure qui s’était traîné jusque-là et s’était étendu sur le pavé. Je revois distinctement ses pauvres mains noueuses ; elles ressemblaient plus à des pattes cornées et griffues qu’à des mains, toutes tordues et déformées par son labeur quotidien, avec leurs paumes couvertes d’énormes durillons. En reprenant mon équilibre pour me remettre en route, je regardai la figure du misérable et je constatai qu’il vivait encore : ses yeux, vaguement conscients, étaient fixés sur moi et me voyaient.

Après cela, survient une de mes bienfaisantes absences. Je ne savais plus rien, je ne voyais plus rien, je me traînais simplement en quête d’un asile. Puis mon cauchemar se continue par la vision d’une rue jonchée de cadavres. J’arrivai là brusquement, comme un touriste rencontrant inopinément un cours d’eau rapide. Mais cette rivière-là ne coulait pas. Figée dans la mort, étale et unie, elle s’étendait d’un bord à l’autre et recouvrait même les trottoirs : de distance en distance, tels des glaçons entassés, des monceaux de corps en brisaient la surface. Pauvres gens de l’Abîme, pauvres serfs traqués, ils gisaient là comme des lapins de Californie après une battue[1]. J’observai cette voie funèbre dans les deux sens : il ne s’y produisait pas un mouvement, pas un bruit. Les bâtiments muets regardaient la scène de leurs nombreuses fenêtres. Une fois, pourtant, et une fois seulement, je vis un bras remuer dans ce fleuve léthargique. Je jurerais que ce bras se convulsa en un geste d’agonie, en même temps que se soulevait une tête ensanglantée, spectre d’horreur indicible, qui me baragouina quelque chose d’inarticulé, puis retomba et ne bougea plus.

Je vois encore une autre rue bordée de maisons tranquilles, et je me souviens de la panique qui me rappela violemment à mes sens lorsque je me retrouvai devant le peuple de l’Abîme ; mais cette fois c’était bien un courant, et il se déversait dans ma direction. Puis je m’aperçus que je n’avais rien à craindre. Le flot coulait lentement, et de ses profondeurs s’élevaient des gémissements, des lamentations, des malédictions, des radotages séniles, des insanités hystériques. Il roulait les tout jeunes et les très vieux, les faibles et les malades, les impuissants et les désespérés, toutes les épaves de l’Abîme. L’incendie du grand ghetto du quartier sud les avait vomis dans l’enfer des combats de rue, et je n’ai jamais su où ils allaient ni ce qu’ils étaient devenus[2].

J’ai le vague souvenir d’avoir brisé une devanture et de m’être cachée dans une boutique, pour éviter un attroupement poursuivi par des soldats. À un autre moment, une bombe a éclaté près de moi dans une rue paisible où, bien que j’aie regardé dans tous les sens, je n’ai pu entrevoir aucun être humain. Ma prochaine réminiscence distincte débute par un coup de fusil : je m’aperçois soudain que je sers de cible à un soldat en automobile. Il m’a manquée, et instantanément je me mets à faire les signes et crier les mots de passe. Mon transport dans cette automobile demeure enveloppé d’un nuage, interrompu cependant par une nouvelle éclaircie. Un coup de fusil tiré par le soldat assis près de moi m’a fait ouvrir les yeux, et j’ai vu George Milford, que j’avais connu dans le temps à Pell Street, s’affaisser sur le trottoir. À l’instant même, le soldat tirait de nouveau, et Milford se pliait en deux, puis plongeait de l’avant, et s’abattait les membres écartés. Le soldat ricanait et l’automobile filait en vitesse.

Tout ce que je sais ensuite, c’est que je fus tirée d’un profond sommeil par un homme qui se promenait de long en large auprès de moi. Ses traits étaient tirés, et la sueur lui roulait du front sur le nez. Il appuyait convulsivement ses deux mains l’une sur l’autre contre sa poitrine, et du sang coulait par terre à chacun de ses pas. Il portait l’uniforme des Mercenaires. À travers un mur, nous parvenait le bruit assourdi d’éclatements de bombes. La maison où je me trouvais était évidemment engagée dans un duel avec un autre bâtiment.

Un médecin vint panser le soldat blessé, et j’appris qu’il était deux heures de l’après-midi. Mon mal de tête n’allait pas mieux, et le médecin suspendit son travail pour me donner un remède énergique qui devait me calmer le cœur et me soulager. Je m’endormis de nouveau, et quand je m’éveillai, j’étais sur le toit du bâtiment. La bataille avait cessé dans le voisinage, et je regardais l’attaque des ballons contre les forteresses. Quelqu’un avait un bras passé autour de moi et je m’étais blottie contre lui. Il me paraissait tout naturel que ce fût Ernest, et je me demandais pourquoi il avait les sourcils et les cheveux roussis.

C’est par le plus pur des hasards que nous nous étions retrouvés dans cette horrible ville. Il ne se doutait même pas que j’avais quitté New York et, en passant dans la chambre où je reposais, il ne pouvait pas en croire ses yeux. À dater de cette heure, je ne vis plus grand’chose de la Commune de Chicago. Après avoir observé l’attaque des ballons, Ernest me ramena dans l’intérieur du bâtiment, où je dormis tout l’après-midi et toute la nuit suivante. Nous y passâmes la troisième journée, et le quatrième jour nous quittâmes Chicago, Ernest ayant obtenu la permission des autorités et une automobile.

Ma migraine avait passé, mais j’étais très fatiguée de corps et d’âme. Dans l’automobile, adossée contre Ernest, j’observais d’un œil indolent les soldats qui essayaient de faire sortir la voiture de la ville. La bataille se prolongeait seulement dans des localités isolées. Par ci par là, des districts entiers, encore en possession des nôtres, étaient enveloppés et gardés par de forts contingents de troupes. Ainsi les camarades se trouvaient cernés dans une centaine de trappes isolées pendant qu’on travaillait à les réduire à merci : c’est-à-dire à les mettre à mort, car on ne leur faisait pas de quartier, et ils combattirent héroïquement jusqu’au dernier homme[3].

Toutes les fois que nous approchions d’une localité de ce genre, les gardes nous arrêtaient et nous obligeaient à un vaste détour. Il arriva, une fois, que le seul moyen de dépasser deux fortes positions des camarades était de franchir une région ravagée qui se trouvait entre les deux. De chaque côté, nous entendions le cliquetis et les rugissements de la bataille, tandis que l’automobile cherchait sa voie entre des ruines fumantes et des murs branlants. Souvent, les routes étaient bloquées par des montagnes de débris dont nous étions forcés de faire le tour. Nous nous égarions dans un labyrinthe de décombres, et notre avance était lente.

Des chantiers (ghetto, ateliers et tout le reste), il ne restait que des ruines où le feu couvait encore. Au loin, sur la droite, un grand voile de fumée obscurcissait le ciel. Le chauffeur nous apprit que c’était la ville de Pullman, ou du moins ce qui en subsistait après une destruction de fond en comble. Il était allé avec sa voiture y porter des dépêches dans l’après-midi du troisième jour. C’était, disait-il, l’un des endroits où la bataille avait sévi avec le plus de rage ; des rues entières y étaient devenues impraticables par suite de l’amoncellement des cadavres.

Au tournant d’une maison démantelée dans le quartier des chantiers, l’auto se trouva arrêtée par un barrage de corps : on aurait juré une grosse vague prête à déferler. Nous devinâmes facilement ce qui s’était passé. Au moment où la foule lancée à l’attaque tournait le coin, elle avait été balayée à angle droit et à courte distance par des mitrailleuses qui barraient la route latérale. Mais les soldats n’échappèrent pas au désastre. Une bombe sans doute éclata parmi eux ; car la foule, un instant contenue par l’entassement des morts et des mourants, avait couronné la crête et précipité son écume vivante et bouillonnante. Mercenaires et esclaves gisaient pêle-mêle, déchirés et mutilés, couchés sur les débris des automobiles et des mitrailleuses.

Ernest sauta de la voiture. Son regard venait d’être attiré par une frange de cheveux blancs surmontant des épaules couvertes seulement d’une chemise de coton. Je ne le regardais pas à ce moment, et c’est seulement quand il fut remonté près de moi et que la voiture eut démarré qu’il me dit :

— C’était l’évêque Morehouse.

Nous fûmes bientôt en pleine campagne, et je jetai un dernier regard vers le ciel rempli de fumée. Le bruit à peine perceptible d’une explosion nous arriva de très loin. Alors j’enfouis mon visage dans la poitrine d’Ernest et je pleurai doucement la Cause perdue. Son bras me serrait avec amour, plus éloquent que toute parole.

— Perdue, pour cette fois, chérie, murmura-t-il, mais pas pour toujours. Nous avons appris bien des choses. Demain, la Cause se relèvera, plus forte en sagesse et en discipline.

L’automobile s’arrêta à une gare du chemin de fer où nous devions prendre le train pour New York. Pendant que nous attendions sur le quai, trois rapides lancés vers Chicago passèrent dans un bruit de tonnerre. Ils étaient bondés de manœuvres en haillons, de gens de l’Abîme.

— Des levées d’esclaves pour la reconstruction de la ville, dit Ernest. Tous ceux de Chicago ont été tués.


  1. À cette époque, la population était si clairsemée que la pullulation des bêtes sauvages devenait fréquemment un fléau. En Californie s’établit la coutume des battues de lapins. À un jour fixé, tous les fermiers d’une localité se réunissaient et balayaient la contrée en lignes convergentes, poussant les lapins par vingtaine de mille vers un enclos préparé d’avance, où des hommes et des gamins les assommaient à coups de trique.
  2. On s’est longtemps demandé si le ghetto du sud avait été incendié accidentellement, ou volontairement par les Mercenaires ; aujourd’hui, il est définitivement établi que le feu y fut mis par les Mercenaires d’après les ordres formels de leurs chefs.
  3. Un grand nombre de bâtiments résistèrent plus d’une semaine, et l’un d’eux tint pendant onze jours. Chaque bâtiment dut être pris d’assaut comme un fort, et les Mercenaires furent obligés de l’attaquer étage par étage. Ce fut une lutte meurtrière. On ne demandait ni n’accordait de trêve ; et dans ce genre de combat, les révolutionnaires avaient l’avantage d’être au-dessus. Ils furent anéantis, mais au prix de lourdes pertes. Le fier prolétariat de Chicago se montra à la hauteur de son ancienne réputation. Autant il eut de tués, autant il tua d’ennemis.