Le Talon de fer/Avant-propos

Traduction par Louis Postif.
Edito-Service (p. --).


Avant-propos


On ne peut affirmer que le manuscrit Everhard soit un document historique important. Pour l’historien, il fourmille d’erreurs — non pas des erreurs concernant les faits, mais des erreurs d’interprétation. Si nous examinons les sept siècles qui se sont écoulés depuis qu’Avis Everhard a terminé son manuscrit, les événements aussi bien que leur signification, qui lui semblaient confus et obscurs, sont pour nous tout à fait clairs. Elle manquait de perspective. Elle était trop proche des événements qu’elle rapporte. Mieux, elle était plongée dans les événements qu’elle décrit.

Quoi qu’il en soit, en tant que document personnel, le manuscrit Everhard est d’une valeur inestimable. Mais là encore il recèle des erreurs de mise en perspective, et est entaché de biais sentimentaux. Toutefois nous ne pouvons qu’en sourire, et pardonner Avis Everhard pour la description héroïque qu’elle a donnée de son époux. Nous savons maintenant qu’il n’était pas un tel surhomme, et qu’il a beaucoup moins pesé sur les événements de son temps que ne voudrait nous le faire croire le manuscrit.

Nous savons qu’Ernest Everhard était un homme extrêmement fort, mais pas aussi fort que sa femme aurait voulu le croire. Il n’était, après tout, que l’un des nombreux héros qui, de par le monde, vouèrent leur vie à la révolution ; bien qu’il faille reconnaître qu’il a réalisé un travail très particulier, notamment dans son élaboration et son interprétation de la philosophie de la classe laborieuse. Les mots qu’il utilisait à ce sujet, la « science prolétaire » et la « philosophie prolétaire », montrent le provincialisme de son esprit — un défaut qui lui venait toutefois de son époque, et auquel personne en ces temps ne pouvait échapper.

Mais revenons au manuscrit. Sa grande valeur est de nous permettre de RESSENTIR cette terrible époque. Nulle part on ne peut trouver une peinture plus éclatante de la psychologie des personnes qui vivaient en cette période tumultueuse qui s’étend entre 1912 et 1932 — leurs erreurs et leur ignorance, leurs doutes, leurs peurs, leurs malentendus, leurs illusions éthiques, leurs violentes passions, leur esprit inconcevablement sordide et égoïste. C’est tout ceci qu’il est si difficile de comprendre, pour nous qui vivons en cet âge de lumière. L’histoire nous enseigne que ces choses ont existé, et la biologie et la psychologie nous disent pourquoi, mais l’histoire et la biologie et la psychologie ne les rendent pas vivantes. Nous les acceptons comme des faits, mais nous demeurons incapables d’en avoir une compréhension sensible.

Cette sensibilité, nous la trouvons toutefois quand nous lisons attentivement le Manuscrit Everhard. Nous entrons dans l’esprit des acteurs de ce drame mondial et ancien, et pendant un temps leurs processus mentaux sont nos propres processus mentaux. Ce n’est pas seulement que nous comprenons l’amour d’Avis Everhard pour son héros de mari, mais nous sentons, comme il l’a senti lui-même en ces temps anciens, le vague et terrible poids de l’oligarchie. Le Talon de Fer, le bien nommé, nous le sentons s’abattre sur l’humanité et l’écraser.

Et en passant, nous notons que cette expression historique, le Talon de Fer, naquit dans l’esprit d’Ernest Everhard. On pourrait dire que c’est la question la plus controversée qu’éclaircit ce document récemment retrouvé. Auparavant, la plus ancienne utilisation connue de cette expression se trouvait dans le pamphlet « Vous, Esclaves », écrit par George Milford et publié en décembre 1912. Ce George Milford était un obscur agitateur à propos duquel on ne sait rien, sinon les quelques fragments d’informations apportés par le manuscrit, qui mentionne qu’il a été abattu lors de la commune de Chicago. Il est évident qu’il a entendu Ernest Everhard utiliser ces mots lors de quelque discours public, très probablement lors de sa campagne pour le Congrès à l’automne 1912. Le manuscrit nous apprend qu’Everhard l’utilisa au cours d’un dîner privé au printemps 1912. Il s’agit, sans aucune discussion possible, de la plus ancienne mention de l’Oligarchie sous ce nom. La montée de l’Oligarchie restera toujours la cause d’un secret émerveillement pour l’historien et le philosophe. D’autres grands événements historiques ont leur place dans l’évolution sociale. Ils étaient inévitables. Leur venue aurait pu être prédite avec la même certitude que les astronomes, de nos jours, peuvent prédire le mouvement des étoiles. Sans ces autres grands événements historiques, l’évolution sociale n’aurait pas pu avoir lieu. Le communisme primitif, l’esclavage, le servage et l’exploitation économique, étaient des jalons nécessaires dans l’évolution de la société. Mais il serait ridicule d’affirmer que le Talon de Fer était un jalon nécessaire. De nos jours on le considère plutôt comme un pas de côté, ou en pas en arrière, vers ces tyrannies sociales qui firent du monde ancien un enfer, mais qui étaient aussi nécessaires que le Talon de Fer était inutile. Aussi sombre qu’ait été le féodalisme, sa venue était inévitable. Quoi d’autre que le féodalisme aurait pu succéder à l’écroulement de cette immense machine gouvernementale centralisée qu’était l’Empire Romain ? Il n’en est pas de même, pourtant, pour le Talon de Fer. Dans le déroulement normal de l’évolution sociale, il n’y avait pas de place pour lui. Il n’était ni nécessaire ni inévitable. Cela restera toujours une grande curiosité de l’histoire — une lubie, une fantaisie, une apparition, quelque chose qui n’était ni attendu ni rêvé, et cela devrait servir d’avertissement à ces théoriciens politiques irréfléchis qui de nos jours parlent avec certitude des processus sociaux. Le capitalisme était considéré par les sociologues de son temps comme étant l’apogée du règne de la bourgeoisie, le fruit parvenu à maturité de la révolution bourgeoise. Et nous, de nos jours, nous ne saurions souscrire à cette opinion. Il était entendu que le Socialisme viendrait après le capitalisme, et ceci même par des intelligences puissantes et pourtant peu favorables, comme Herbert Spencer. Des décombres du capitalisme égoïste, sortirait cette fleur de l’histoire, la Fraternité des Hommes. Au lieu de quoi, aussi consternant pour nous qui regardons en arrière que pour ceux qui vivaient à cette époque, le capitalisme, pourri jusqu’à l’os, accoucha de ce monstrueux rejeton, l’Oligarchie. Le mouvement socialiste du début du vingtième siècle devina trop tard la venue de l’Oligarchie. Et quand il la devina, l’Oligarchie était là — un fait, établi dans le sang, une stupéfiante et terrible réalité. Et même alors, comme le montre très bien le Manuscrit Everhard, on n’attribuait aucun caractère permanent au Talon de Fer. Son éviction ne serait l’affaire que de quelques années, pensaient les révolutionnaires. Il est vrai qu’ils se rendirent pas compte que la Révolte Paysanne n’était pas préparée, et que la Première Révolte était prématurée, mais ils ne réalisaient pas non plus que la Seconde révolte, planifiée et mature, était d’une égale futilité, et vouée à une répression plus terrible encore.

Il semble qu’Avis Everhard ait terminé le manuscrit dans les derniers jours de préparation de la Seconde Révolte ; de là vient qu’il ne mentionne aucunement le résultat désastreux de la Seconde Révolte. Il est très clair qu’elle destinait le Manuscrit à une publication immédiate, dès que le Talon de Fer serait renversé, afin que son époux, mort si récemment, reçoive tout le crédit de ce qu’il avait tenté et accompli. Ensuite est arrivé le terrible écrasement de la Seconde Révolte, et il est probable qu’en ce moment de danger, avant qu’elle ait fui ou ait été capturée par les Mercenaires, elle ait caché le Manuscrit dans le chêne creux de Wake Robin Lodge.

D’Avis Everhard il n’est ensuite plus fait mention nulle part. Sans aucun doute elle fut exécutée par les Mercenaires ; et comme on le sait bien, aucune trace de ces exécutions n’était conservée par le Talon de Fer. Mais elle ne réalisait pas vraiment, même alors, tandis qu’elle cachait le Manuscrit et se préparait à fuir, à quel point l’écrasement de la Seconde Révolte fut terrible. Elle ne se rendait pas compte que l’évolution tortueuse et faussée des trois siècles suivants amènerait une Troisième Révolte et une Quatrième Révolte, toutes noyées dans le sang, avant que le mouvement mondial du travail s’épanouisse. Et elle ne pensait pas que pendant sept longs siècles, le témoignage de son amour pour Ernest Everhard reposerait paisiblement au cœur du vieux chêne de Wake Robin Lodge.


Anthony Meredith


Ardis, 27 novembre de l’an 419 de la Fraternité des Hommes
(2600 après Jésus-Christ)