Librairie Beauchemin, Limitée (p. 83-87).


XVI

JOURS HEUREUX


Le lendemain, sur sa jolie Almée guérie, l’effet de la drogue étant passé, Yvaine fit, en compagnie de Sélim, une longue promenade.

Pour s’éloigner du camp, ils avaient mis leurs chevaux au galop, mais quand ils furent seuls, ils ralentirent leur allure pour causer.

Ils arrivèrent bientôt auprès du Grand Sphynx et mirent pied à terre. Le soleil projetait sur le sable l’ombre de la tête du colosse. C’est à cet endroit que prirent place Yvaine et Sélim.

À leur droite, la grande Pyramide de Chéops profilait son imposante masse. Le ciel était limpide et si beau qu’Yvaine grisée, s’écria :

— Oh ! Sélim, que j’aime votre pays !

Un éclair passa dans les yeux noirs du jeune homme. Il répondit ardemment :

— Moi aussi, Yvaine, j’aime mon pays, je l’aime et je le comprends, lui qui est si ancien, et dont la civilisation remonte à la plus haute antiquité… Je suis heureux que vous aimiez l’Égypte qui a été la patrie de tant de génies et d’artistes… Les objets qu’on y retrouve encore, malgré trente siècles de fouilles actives, nous émerveillent, nous, modernes, et nous avons peine à concevoir que des hommes si primitivement outillés aient pu faire de tels chefs-d’œuvre !…

— Tenez, dit-il en se levant, désignant de sa main tendue la grande Pyramide, regardez cette masse superbe… Quel magnifique tombeau, bien digne du grand Chéops. Voyez avec quelle précision elle est construite et comme les quatre côtés de sa base regardent exactement les quatre points cardinaux… Ses architectes n’étaient-ils pas des géomètres de première force ?… Et regardez le Sphynx, une des plus vieilles statues retrouvées jusqu’à aujourd’hui ! Songez qu’il était déjà au temps du règne de Chéops, au XIIe siècle avant notre ère et qu’on croit même qu’il est l’œuvre des générations antérieures à Menès, l’œuvre grandiose des Serviteurs d’Horus !… Hélas !, les sables l’ont enseveli dans leur manteau roux pendant des siècles, sans le préserver de la ruine… Son corps de roc n’a plus qu’une vague forme de lion, mais remarquez comme sa tête se dresse encore, sur son col aminci, comme pour saluer le premier, toujours, la quotidienne réapparition du soleil !… Le bas de la coiffure est absent, le nez et la barbe ont été brisés, mais considérez comme cette magnifique ruine a encore, malgré ses mutilations, son expression de force et de majesté… Dans les yeux qui regardent au loin semble se concentrer la pensée profonde du front vaste ; le sourire de la bouche est encore visible ; la face ruinée est toujours empreinte de paix et de grandeur. Ce sont de vrais artistes qui ont pensé et exécuté le travail gigantesque qu’était la création de cette statue prodigieuse, taillée en pleine montagne ![1]

Je l’aime, le Sphynx, une des perles de l’antique patrie de Menès, de Bocchoris le législateur, de Sésostris le grand conquérant, de Sêthos, son père, des Ptolémées et de la belle Cléopâtre. Je l’aime, mon pays au passé merveilleux. Les divers jougs sous lesquels il a dû plier le front ne lui ont pas ôté son auréole, pas plus qu’ils n’ont enlevé de son sol ses colossales pyramides et son grand Sphynx au corps de roc.

J’aime le Sphynx parce qu’il semble concentrer dans son front et son regard, le génie des races disparues, dont je suis fier d’être le lointain descendant !…

— Et moi, dit doucement Yvaine, j’aime le vieux Sphynx parce qu’il a vu passer un jour, dans les bras de sa Mère, montée sur un pauvre âne dont le plus vertueux des Époux tenait la longe, un petit Enfant qui fuyait la persécution et dont la gloire, depuis vingt siècles rayonne sur le monde…

Elle s’était levée à son tour et le soleil qui faisait flamber l’or de ses cheveux la rendait si belle, d’une beauté faite de son enthousiasme et de sa foi profonde, que Sélim l’admira…

— Ô Grand Sphynx, continua la jeune fille, heureuse ruine, qui as vu de tes yeux de pierre et salué de ton sourire le Dieu en qui je crois !…

— En qui je crois aussi, Yvaine, dit Sélim… Et comme la jeune fille ne pouvait dissimuler un geste d’étonnement, le jeune homme ajouta :

— Primitivement, comme beaucoup d’Égyptiens, j’étais chrétien de la secte d’Eutychès. J’ai conservé cette croyance jusqu’à mon adolescence. En devenant homme, j’ai beaucoup pensé et les doctrines de l’hérésiarque Grec du Vième siècle ne m’ont plus suffi. J’ai cherché une religion, une croyance, ce pain de l’âme et de l’esprit. J’ai beaucoup voyagé, beaucoup observé et c’est le catholicisme seul qui m’a conquis et que j’ai embrassé, parce que mon âme s’épanouissait devant cette foi. C’est à Rome que je suis devenu catholique, et c’est en pèlerin que j’ai visité les Lieux Saints… Je crois en Jésus-Christ, fils de la Vierge Marie, Yvaine, et j’en suis fier !…

Les yeux splendides du jeune Égyptien flambaient, toute son attitude était si noble dans sa sincérité que la jeune fille, trop heureuse pour pouvoir parler ne put que laisser couler, sur le satin de ses joues, des larmes de joie, qui roulèrent, rosée précieuse jusque dans le sable où avait passé jadis le Dieu de leur foi…

De tous les jours qu’elle avait vécus, celui-là sembla le plus heureux à la jeune et fervente Bretonne.

  1. D’après G. Maspero. — L’Archéologie Égyptienne.