Le Talisman (Walter Scott)/Texte entier

Traduction par Albert Montémont.
Œuvres de Walter Scott, volume 22
Ménard.



INTRODUCTION

MISE EN TÊTE DE LA DERNIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.


Les Fiancés n’ont pas obtenu l’approbation complète de tous mes amis. Plusieurs d’entre eux m’ont objecté que le sujet de ce roman ne répond pas bien au titre général de Contes tirés de l’Histoire des Croisades. Ils ajoutaient que si je n’entreprenais point de peindre les mœurs de l’Orient et les luttes caractéristiques de cette époque, un pareil titre ressemblerait trop à cette affiche de spectacle qui, dit-on, annonçait la tragédie d’Hamlet, dans laquelle on avait supprimé le rôle du prince de Danemarck. Pour moi, je sentis combien il était difficile de donner quelque vie à la peinture d’une partie du monde sur laquelle je n’avais presque aucune notion, à moins qu’on n’en excepte les souvenirs d’enfoncé que m’ont laissés les Nuits arabes. Ainsi, non seulement je devais travailler avec les inconvénients de l’ignorance dans laquelle j’étais enveloppé, comme un Égyptien dans le brouillard d’une des sept plaies, à l’égard de tout ce qui a rapport aux mœurs de l’Orient, mais encore il se trouvait que plusieurs de mes contemporains étaient aussi éclairés sur ce sujet que s’ils eussent été les habitants de la terre fortunée de Goshen. De nos jours, en effet, l’amour des voyages a envahi tous les rangs et a transporté les sujets de la Grande-Bretagne dans tous les coins du globe. La Grèce, si attrayante par les vestiges des arts, par sa lutte contre la tyrannie mahométane, par son nom, par les légendes classiques qui y vivent attachées à la moindre fontaine ; la Palestine, si chère à l’imagination par des souvenirs encore plus sacrés : tous ces lieux ont été visites récemment par des Anglais et décrits par des voyageurs modernes. Si j’avais tenté l’entreprise difficile de substituer des mœurs fictives aux mœurs réelles de l’Orient, tout voyageur qui aurait poussé sa route au delà de ce qu’on appelait autrefois le Grand Tour (le tour d’Europe) aurait été en droit de critiquer sévèrement ma présomption. Tout membre du club des voyageurs qui aurait pu prétendre avoir mis le pied sur le sol d’Édom, aurait été constitué, par ce fait seul, mon critique et mon correcteur. Il me semblait qu’à une époque où l’auteur d’Anastasias et celui d’Hadji Baba viennent de décrire les coutumes et les vices des nations de l’Orient, non seulement avec fidélité, mais aussi avec la gaîté de Le Sage et la caustique énergie de Fielding, la tentative d’un auteur entièrement étranger à un pareil sujet devait nécessairement produire un contraste défavorable. Le poète lauréat Southey, dans sa charmante histoire de Thalaba, avait aussi montré jusqu’à quel point un homme de talent pouvait se rendre familières, par la seule force de l’étude sédentaire, les antiques croyances, l’histoire et les mœurs de l’Orient, berceau du genre humain. Moore dans Lalla Roock avait suivi avec succès la même route, dans laquelle Byron, lui-même, joignant sa propre expérience à une longue étude, était entré pour quelques uns de ses plus charmants poèmes. En un mot, tant de livres avaient déjà été écrits sur l’Orient avec tant de succès, et par des gens qui connaissaient si bien la matière qu’ils traitaient, que je ne pouvais songer sans défiance à tenter la même voie.

Ces objections étaient bien puissantes, et la réflexion ne leur fit rien perdre de leur force, quoiqu’à la fin elles n’aient pourtant pas prévalu. D’un autre côté, on pouvait dire que, sans avoir l’espoir de rivaliser avec les contemporains que je viens de désigner, cependant il était possible que je vinsse à bout de la tâche que je me proposais, sans entrer précisément en concurrence avec eux : et cette dernière excuse emporta la balance.

L’époque qui se rapporte plus immédiatement aux croisades, et pour laquelle je me décidai à la fin, fut celle où le caractère guerrier, rude et généreux de Richard Ier, ce modèle de chevalerie avec toutes ses vertus exagérées et ses erreurs non moins absurdes, s’est montré en regard de celui de Saladin, époque où l’on voit le monarque anglais et chrétien montrer la cruauté et la violence d’un sultan d’Orient ; Saladin, au contraire, déployer la profonde politique et la prudence d’un souverain d’Europe, et tous deux en même temps chercher à se surpasser en qualités chevaleresques, en bravoure et en générosité. Ce singulier contraste offrait, selon moi, des matériaux pour un ouvrage de fiction d’un intérêt tout particulier. Un des personnages que je me proposai d’introduire sur le second plan, fut une parente supposée de Richard Cœur-de-Lion. Cette violation de la vérité historique a choqué M. Mill, l’auteur de l’Histoire de la Chevalerie et des Croisades, qui ne s’est point rappelé, je présume, que la composition d’un ouvrage d’imagination implique naturellement que l’on accorde à l’auteur le pouvoir d’une pareille invention, et que c’est là, en vérité, une des nécessités de l’art.

Le prince David d’Écosse, qui était alors à l’armée, et qui fut à son retour en Europe le héros de quelques aventures très dramatiques, fut aussi enrôlé à mon service, et il fait partie de mes personnages.

Il est vrai que j’avais déjà employé dans une de mes nouvelles (Ivanhoé) le personnage de Richard Cœur-de-Lion. Mais je me suis proposé de le montrer sous un jour plus particulier dans le Talisman. Alors, c’était un chevalier déguisé ; maintenant il figure sous le caractère déclaré d’un monarque conquérant : je n’ai point douté qu’un souverain aussi cher aux Anglais que notre Richard Ier ne fût capable de les intéresser plus d’une fois.

Il m’était permis de m’emparer de tout ce que nos pères ont raconté, soit réalité, soit fable, sur le compte de cet illustre guerrier, qui fut la plus grande gloire de l’Europe et de la chevalerie ? Les Sarrasins, selon un historien de leur propre pays, se servaient de son nom terrible pour réprimander leurs chevaux lorsqu’ils étaient effrayés : « Pensez-vous, disaient-ils, que le roi Richard est sur vos traces, que vous montrez une si grande frayeur ? » Le livre le plus curieux sur l’histoire du roi Richard est un roman traduit du normand ; ce fut d’abord sans aucun doute un livre de chevalerie, mais il s’est rempli successivement des fables les plus étonnantes et les plus monstrueuses. Il n’existe peut-être pas un roman en vers qui présente, au milieu de faits réels et curieux, un mélange pareil d’événements absurdes ou exagérés.

Un des principaux incidents de cette histoire est celui d’où son titre est tiré. De tous les peuples de la terre, les Perses furent peut-être le plus remarquable par leur crédulité inébranlable dans les amulettes, les charmes ou talismans, composés, croyaient-ils, sous l’influence de quelques planètes particulières, et possédant de grands pouvoirs médicaux ou pouvant donner aux hommes les moyens de commander à la fortune. On raconte dans l’ouest de l’Écosse une histoire de ce genre, qui est arrivée à un croisé de distinction : la relique à laquelle elle se rapporte existe encore, et même elle est tenue en grande vénération.

Sir Simon Lockhart de Lee et Cartland fut un personnage considérable sous le règne de Robert Bruce et sous celui de son fils David. Il était un des chefs de cette bande d’Écossais qui accompagnèrent Jacques, le bon lord Douglas, dans son expédition commencée pour la Terre-Sainte où il voulait porter le cœur du roi Robert Bruce. Douglas, impatient de combattre les Sarrasins, entra en guerre avec les Maures d’Espagne, et fut tué dans la péninsule. Lockhart poursuivit sa route vers la Terre-Sainte avec les chevaliers écossais qui avaient échappé au sort de leur chef, et prit part, pendant quelque temps, à la guerre contre les Sarrasins.

La tradition raconte que l’aventure suivante lui est arrivée.

Il fit prisonnier dans une bataille un émir distingué par son importance et ses grandes richesses. La mère du prisonnier, femme d’un âge avancé, vint au camp des chrétiens pour racheter son fils de la captivité. Lockhart ayant fixé le prix de la rançon du prisonnier, la dame tira de sa poche une large bourse brodée, s’apprêtant à payer, comme une mère qui ne regarde pas à l’or quand il s’agit de la liberté de son fils. Pendant cette opération elle laissa tomber de sa bourse une petite pierre enchâssée dans une pièce de monnaie, qui, selon quelques personnes, était une médaille du Bas-Empire. La vieille dame montra un tel empressement à la ramasser, que le chevalier écossais en conçut une haute idée de la valeur de ce caillou comparativement à celle de l’or ou de l’argent. « Je ne consentirai pas, dit-il, à donner la liberté à votre fils, si vous n’ajoutez pas cet amulette à la rançon convenue. » La dame non seulement y consentit, mais encore expliqua à sir Simon Lockhart la manière dont il devait se servir de ce talisman, et l’usage qu’il pouvait en faire. L’eau dans laquelle il était plongé devenait un puissant fébrifuge, un excellent styptique, et acquérait encore plusieurs autres propriétés médicales.

Sir Simon Lockhart, après avoir fait plusieurs fois l’expérience des miracles qu’il produisait, l’apporta dans son pays ; il le laissa à ses héritiers. Ses descendants et tous les habitants du Clydesdale désignent encore cet amulette sous le nom de Lee-Penny, Lee étant le manoir où sir Simon était né.

La partie la plus remarquable de l’histoire de ce talisman est peut-être celle qui concerne la manière singulière dont il échappa à la condamnation que l’Église d’Écosse porta contre plusieurs autres remèdes qui se donnaient pour miraculeux, prétendant qu’ils provenaient de quelque sorcellerie : elle en défendit solennellement l’emploi, exceptant seulement cet amulette, appelé Lee-Penny auquel il avait plu à Dieu d’attacher quelques vertus médicales que l’Église ne pensait pas devoir condamner. Ce talisman, comme on l’a dit, existe encore, et quelquefois on a recours à son pouvoir. Dans les derniers temps, il n’a guère été employé que pour guérir les personnes mordues par des chiens enragés, et comme dans ces cas-là souvent la maladie vient de l’imagination, on ne peut douter que l’eau versée sur le Lee-Penny n’ait pu fournir un remède convenable.

Telle est la tradition que l’auteur a pris la liberté de changer en l’appliquant à son propre sujet.

L’auteur n’a pas pris moins de liberté à l’égard de la vérité historique, soit dans ce qui concerne la vie de Conrad de Montferrat, soit dans le récit de sa mort. Que Conrad cependant ait été l’ennemi de Richard, c’est sur quoi l’histoire et le roman sont d’accord. On peut conjecturer à quels termes ces deux princes en étaient ensemble par ce qui arriva quand les Sarrasins proposèrent de donner au marquis de Montferrat certaines parties de la Syrie qu’ils devaient céder aux chrétiens. Richard, selon le roman qui porte son nom pour titre, ne put pas plus long-temps réprimer sa fureur. Il dit que le marquis était un traître ; qu’il avait volé aux chevaliers hospitaliers soixante mille livres dont son père Henri leur avait fait présent ; que c’était un renégat dont la perfidie avait causé la perte d’Acre, et il termina en jurant solennellement que lui Richard le ferait mettre en pièces par quatre chevaux indomptés, s’il se hasardait jamais à souiller le camp chrétien de sa présence. Philippe essaya d’intervenir en faveur du marquis, et jetant son gant, il s’offrit comme garant de sa fidélité aux chrétiens ; mais son offre fut rejetée, et il fut obligé de retirer sa protection à celui que poursuivait le courroux de Richard. (Histoire de la Chevalerie.)

Conrad de Montferrat figura d’une manière notable dans les guerres, et fut assassiné par un des émissaires du scheik ou Vieux de la Montagne. Richard, lui-même, ne fut pas à l’abri de tout soupçon relativement à sa mort.

On peut dire en général que la plupart des événements introduits dans l’histoire suivante sont fictifs, et que la réalité n’existe que dans les caractères des personnages.


1er juillet 1832.


LE TALISMAN,
SECONDE NOUVELLE
TIRÉE DE L’HISTOIRE DES CROISADES[1].



CHAPITRE PREMIER.

LE COMBAT AU DÉSERT.


Tous deux se retirèrent au désert, mais ce fut avec leurs armes.
Milton. Le Paradis reconquis.


Le soleil brûlant de la Syrie n’avait pas encore atteint son plus haut point sur l’horizon : un chevalier qui avait quitté son lointain pays du Nord, pour joindre l’armée des croisés en Palestine, traversait lentement les déserts sablonneux situés dans le voisinage de la mer Morte, ou du lac Asphaltite, mer intérieure, dans laquelle vont s’épancher les eaux du Jourdain, et qui elle-même n’a pas d’issue.

Le pèlerin guerrier avait péniblement franchi, pendant la première partie du jour, des précipices et des rochers ; sortant ensuite de ces défilés, il entra dans cette vaste plaine où les villes maudites appelèrent jadis sur elles la vengeance du Tout-Puissant.

La fatigue, la soif, les dangers de la route, tout fut oublié, lorsque le voyageur se rappela l’épouvantable catastrophe qui avait converti en un triste et aride désert la belle et fertile vallée de Sodome, autrefois arrosée par des eaux fécondes, et semblable au jardin du Seigneur, maintenant lande inculte et brûlée, condamnée à une stérilité éternelle.

À la vue de ce sombre amas d’eaux, si différentes pour la couleur et la qualité de celles de tous les autres lacs, le voyageur frémit et fit le signe du chrétien : il se rappela que sous ces vagues dormantes gisaient les orgueilleuses cités jadis debout dans la plaine : les foudres célestes ou l’éruption des feux souterrains avaient creusé leur tombeau, et leurs débris restaient ensevelis dans les profondeurs de cette mer qui ne renferme en son sein aucun poisson vivant, ne porte aucun esquif à sa surface, et, comme si ses tristes eaux étaient indignes d’un autre réceptacle que leur propre lit, n’envoie pas même un tribut à l’Océan. Tout le pays environnant, comme aux jours de Moïse, « n’est que soufre et que sel ; il n’est point semé, il ne rapporte point : il n’y croît pas même un brin d’herbe[2]. » La terre, aussi bien que l’eau du lac, aurait pu s’appeler morte, car elle ne produisait rien qui ressemblât à aucune espèce de végétation ; l’air même était entièrement dépeuplé de ses habitants ailés : ils fuyaient probablement l’odeur du bitume et du soufre, que les rayons brûlants du soleil pompaient de la surface du lac et dont les vapeurs épaisses prenaient souvent l’aspect de trombes dévastatrices. Des masses d’une substance visqueuse et sulfurée, appelée naphte, nageaient à la surface de ces eaux dormantes et noirâtres, alimentaient ces nuages flottants de nouvelles vapeurs, et semblaient rendre un effrayant témoignage de la vérité de l’histoire de Moïse.

Le soleil brillait d’un éclat presque insupportable sur cette scène de désolation, et toute la nature animée semblait s’être dérobée à ses rayons, sauf le pèlerin isolé qui foulait lentement le sable mouvant du désert. Le costume du cavalier, et la manière dont son cheval était harnaché, étaient singulièrement mal adaptés au pays qu’il traversait. Une cotte de mailles à longues manches, des gantelets recouverts de lames d’acier et une cuirasse du même métal, n’avaient pas semblé d’un poids suffisant ; il avait de plus son bouclier triangulaire suspendu à son cou, et son casque d’acier à visière grillée était recouvert d’un capuchon de mailles attaché autour du cou, et remplissant le vide entre le haubert et le heaume. Ses membres inférieurs étaient enfermés comme son corps dans un tissu de mailles flexible qui garantissait ses jambes et ses cuisses, tandis que ses pieds étaient défendus par des chaussures recouvertes de lames d’acier semblables à celles des gantelets. Une longue et large épée à deux tranchants, dont la poignée formait une croix, avait pour pendant, de l’autre côté, un fort poignard. Le chevalier avait attaché à l’un des côtés de sa selle, et appuyé sur son étrier, sa longue lance à la pointe acérée, son arme favorite, qui, à chaque mouvement du cheval, se balançait en arrière, et dont le pennon flottait au gré de la brise légère ou retombait sur la hampe. À cet incommode accoutrement il fallait ajouter un sayon de drap brodé, mais usé et flétri : supplément qui n’était cependant point sans quelque utilité, car il empêchait les rayons brûlants du soleil de frapper directement sur l’armure, qui autrement aurait été insupportable au cavalier. Ses armoiries figuraient en différents endroits sur le sayon, et, quoique fort effacées, paraissaient être un léopard rampant, avec cette devise : « Je dors, ne m’éveillez pas[3]. » On pouvait distinguer sur son bouclier les traces du même écusson, quoique de nombreux coups en eussent presque entièrement effacé les traits. Le haut de son énorme casque, de forme ronde, n’était surmonté d’aucun cimier. En conservant leur pesante armure défensive, les croisés du Nord semblaient défier la nature du climat et du sol sur lequel ils venaient faire la guerre.

L’équipement du cheval n’était guère moins pesant et moins incommode que celui du cavalier. Il portait une lourde selle recouverte de plaques d’acier, et qui venait se rejoindre par devant à une espèce de poitrinal : par derrière, une armure défensive lui garantissait la croupe et les flancs. Il portait aussi à l’arçon de la selle la hache ou marteau d’acier, appelée masse d’armes. Les rênes de la bride étaient des chaînes, et la tête de l’animal était défendue par un chanfrein de fer avec des ouvertures pour les yeux et les narines, et du centre duquel partait une courte pointe aiguë qui, sortant du front du cheval, lui donnait un trait de ressemblance avec la fabuleuse licorne.

Mais une longue habitude avait familiarisé le voyageur et son généreux coursier avec le poids de cette massive panoplie. À la vérité, un grand nombre de guerriers, venus de l’Occident vers la Palestine, périssaient avant d’avoir pu s’accoutumer à ce climat brûlant ; mais il y en avait d’autres pour lesquels cette température n’était pas nuisible, à qui elle devenait même favorable, et parmi eux se trouvait le cavalier solitaire qui parcourait en ce moment les bords déserts de la mer Morte.

La nature avait donné à ses membres une vigueur peu commune, car il portait sa cotte de mailles avec autant d’aisance que si le tissu en eût été fait des fils de l’araignée ; et en même temps elle l’avait doué d’un tempérament aussi robuste que ses membres, et d’une santé qui défiait tous les changements de climat ainsi que la fatigue et les privations de toute espèce. Son caractère semblait parfaitement en rapport avec son organisation physique : car si cette dernière était également capable d’endurer les souffrances et de fournir les forces nécessaires aux exercices les plus actifs ; l’autre, sous un aspect calme et froid, n’était pas moins susceptible de cet amour enthousiaste de la gloire qui caractérisait les illustres enfants de la race normande, et qui en avait fait des souverains dans tous les coins de l’Europe où leur esprit aventureux les avait conduits pour tirer l’épée.

Ce n’était pas cependant à leur race entière que la fortune offrait de si brillantes récompenses, et celles qu’avait obtenues le chevalier solitaire, pendant deux ans de campagne en Palestine, se réduisaient à une gloire passagère et à quelques privilèges spirituels, du moins d’après ce que sa croyance religieuse lui faisait espérer. En attendant, sa mince provision d’argent s’était épuisée d’autant plus vite qu’il n’avait pas eu recours aux moyens familiers à des croisés, qui réparaient l’épuisement de leurs finances aux dépens du peuple de la Palestine. Il n’extorquait aucun don des malheureux habitants du pays, en échange d’une promesse de respecter leurs propriétés pendant les guerres avec les Sarrasins, et il n’avait encore eu aucune occasion de s’enrichir par la rançon de quelque prisonnier d’importance. La petite suite qui l’avait accompagné hors de son pays natal avait graduellement diminué à mesure que ses moyens de la maintenir décroissaient, et le seul écuyer qui lui restât était alors retenu au lit par une maladie qui le mettait dans l’impossibilité de suivre son maître. Celui-ci voyageait donc seul et sans cortège, ainsi que nous l’avons déjà vu. Mais c’était ce qui importait fort peu à notre croisé, accoutumé à considérer sa bonne épée comme sa plus sûre escorte, et ses pensées pieuses comme la meilleure des compagnies.

La nature, cependant, ne peut se passer d’aliments et de repos, et la constitution de fer du chevalier du Léopard, ainsi que son caractère patient, ne le mettait pas à l’abri de ses exigences. C’est pourquoi, lorsqu’il eut laissé la mer Morte à quelque distance sur sa droite, il salua joyeusement deux ou trois palmiers qui s’élevaient dans le lointain, et qui indiquaient la source auprès de laquelle il devait faire sa halte de midi. Son bon cheval aussi, qui avait supporté la fatigue de la marche avec la patience et la résignation de son maître, se mit à relever la tête, à gonfler ses naseaux, et à presser le pas, comme s’il eût aspiré de loin les eaux vives auprès desquelles il allait se reposer et se rafraîchir. Mais avant d’arriver à ce lieu désiré, le cheval et le cavalier étaient encore destinés à d’autres fatigues et à d’autres dangers.

Pendant que le chevalier du Léopard continuait de fixer attentivement les yeux sur le groupe de palmiers encore éloigné, il lui sembla voir quelque chose se mouvoir entre eux et à côté d’eux. Bientôt cette forme lointaine se détacha des arbres qui avaient en partie caché ses mouvements, et s’avança rapidement vers le chevalier : bientôt celui-ci put distinguer un guerrier à cheval ; bientôt encore, à son turban, à sa longue lance et à son cafetan vert, il le reconnut pour un cavalier sarrasin. « Il n’est pas d’ami au désert, » dit un proverbe oriental ; cependant le croisé s’embarrassait fort peu que l’infidèle qui s’avançait à sa rencontre, sur son beau cheval barbe, comme porté sur les ailes d’un aigle, vint en ami ou en ennemi ; peut-être, en qualité de champion avoué de la croix, préférait-il ce dernier titre. Quoi qu’il en soit, il dégagea sa lance de sa selle, la saisit de la main droite, la mit en arrêt, la pointe à demi élevée, prit les rênes de la main gauche, et ranimant l’ardeur de son cheval, à l’aide des éperons, il se prépara à combattre l’étranger avec ce calme et cette confiance qui annoncent le guerrier accoutumé à vaincre.

Le Sarrasin s’avança au grand galop, à la manière des cavaliers arabes : il gouvernait son cheval plutôt à l’aide de ses membres et des inflexions de son corps que par l’usage de la bride qu’il tenait flottante dans sa main gauche : de la sorte, rien ne l’empêchait de se servir du léger bouclier rond, recouvert de peau de rhinocéros et orné de clous d’argent, qu’il portait au bras, et qu’il agitait, comme s’il eût voulu opposer son disque fragile aux formidables coups de la lance d’Occident. Il ne tenait pas sa longue javeline en arrêt, comme son antagoniste, mais il l’avait saisie de la main droite par le milieu de la hampe, et la brandissait au dessus de sa tête. En s’avançant au devant de son adversaire de toute la vitesse de son cheval, il semblait s’attendre à voir celui-ci mettre le sien au galop pour venir à sa rencontre ; mais le chevalier chrétien, bien au courant des coutumes des guerriers d’Orient, ne se souciait pas de fatiguer son bon cheval par un exercice inutile. Il fit, au contraire, une halte complète, sentant que s’il devait recevoir le choc de son ennemi, son propre poids et celui de son puissant coursier lui donneraient assez d’avantage sans y joindre la force additionnelle d’un mouvement rapide. Prévoyant et redoutant peut-être le même résultat, le cavalier sarrasin, lorsqu’il fut à deux portées de lance environ du chrétien, fit passer son cheval sur la gauche avec une dextérité inimitable, et tourna deux fois autour de son adversaire : mais celui-ci, pivotant sans changer de place, et présentant constamment le front, trompa l’attente de l’ennemi, qui avait cru pouvoir l’attaquer d’un côté où il n’aurait pas été sur ses gardes ; de sorte que le Sarrasin fut obligé de faire faire volte-face à son cheval, et de rétrograder d’une centaine de pas. Une seconde fois, semblable au faucon qui fond sur le héron, le Maure revint à la charge, et une seconde fois il se vit forcé de se retirer sans avoir pu en venir aux mains. Enfin, pour la troisième fois, il revenait de la même manière, lorsque le chevalier chrétien, désirant terminer ce combat illusoire dans lequel l’infatigable activité de son ennemi aurait pu finir par épuiser ses forces, saisit tout-à-coup sa masse d’armes pendue à l’arçon de sa selle, et d’une main robuste, guidée par un coup d’œil sûr, il la lança à la tête de l’émir, car son ennemi ne paraissait pas être d’un moindre rang. Le Sarrasin vit de quoi il était menacé, assez à temps pour opposer son léger bouclier à l’arme formidable ; mais la violence du coup repoussa l’écu jusque sur le turban du défenseur du Prophète, et, quoique le choc se trouvât ainsi amorti, il suffit encore pour le renverser de son cheval. Avant que le chrétien pût profiter de sa position, son agile adversaire s’était relevé, et ayant rappelé son cheval, qui revint à l’instant près de lui, il sauta en selle sans toucher l’étrier, et reprit tout l’avantage dont le chevalier du Léopard avait espéré le priver. Cependant ce dernier avait ramassé sa hache d’armes, et le guerrier d’Orient, qui se rappelait avec quelle force et quelle dextérité il s’en était servi, semblait chercher à se tenir prudemment hors de la portée de cette arme terrible : il montrait en même temps l’intention d’engager le combat de loin, avec les armes de jet dont il pouvait disposer. Il planta sa longue lance dans le sable à quelque distance du lieu du combat, et banda avec beaucoup d’adresse un arc assez court qu’il portait sur le dos ; puis, faisant prendre le galop à son cheval, il décrivit encore une fois autour de son ennemi deux ou trois cercles, mais plus étendus qu’auparavant ; et dans le cours de cette manœuvre, il décocha six flèches au chrétien, toutes d’une main si sûre, que la bonté de son armure garantit seule le chevalier d’être blessé en plusieurs endroits. La septième lui parut avoir frappé quelque partie moins impénétrable, car le chrétien tomba lourdement de cheval… Mais quelle fut la surprise du Sarrasin, lorsqu’ayant mis pied à terre pour examiner l’état de l’ennemi qu’il croyait vaincu, il se sentit soudain saisir par l’Européen, qui avait eu recours à cette ruse pour amener son adversaire à sa portée : néanmoins, dans cette lutte mortelle, l’agilité et la présence d’esprit du guerrier d’Orient le sauvèrent encore… Il détacha son ceinturon par lequel le chevalier du Léopard s’était saisi de lui, et se débarrassant ainsi de son redoutable poignet, il remonta sur son cheval qui, semblant suivre tous ses mouvements avec l’intelligence d’une créature humaine, s’éloigna de nouveau. Mais, dans cette dernière rencontre, le Sarrasin avait perdu son épée et son carquois attachés au ceinturon qu’il avait été obligé d’abandonner ; il avait également perdu son turban pendant la lutte. Ces accidents parurent le disposer à une trêve… Il s’approcha du chrétien, la main droite étendue, sans rien conserver de menaçant dans son attitude.

« Il y a trêve entre nos deux nations, » dit-il dans la langue franque, qui servait généralement de moyen de communication entre les croisés et leurs ennemis… « Pourquoi la guerre de toi à moi ? Que la paix soit entre nous.

— J’y consens, répondit le chevalier du Léopard, mais quelle garantie m’offres-tu ?

— La parole d’un sectateur du Prophète ne fut jamais violée, reprit l’émir, et c’est à toi, brave Nazaréen, que je demanderais une garantie, si je ne savais que la trahison se trouve rarement alliée au courage. »

Le croisé sentit que la noble confiance du mahométan devait le faire rougir de ses soupçons.

« Par la croix de mon épée ! » dit-il en mettant la main sur son arme, « je te serai fidèle compagnon, Sarrasin, tant que le sort voudra que nous demeurions dans la société l’un de l’autre.

— Par Mahomet, prophète de Dieu, et par Allah, dieu de Mahomet ! » répliqua son ci-devant antagoniste, « il n’y a pas contre toi de trahison dans mon cœur. Et maintenant rendons-nous donc auprès de cette fontaine, car l’heure du repos est arrivée, et la source avait à peine rafraîchi mes lèvres quand ton approche est venue m’appeler au combat. »

Le chevalier du Léopard s’empressa de consentir avec courtoisie à cette proposition, et les deux guerriers, ennemis quelques minutes auparavant, sans aucun reste d’irritation dans leurs regards, sans un geste qui indiquât la moindre méfiance, chevauchant tranquillement côte à côte, se dirigèrent vers les palmiers.


CHAPITRE II.

LA FONTAINE DES PALMIERS.


Entre deux compagnons qui conversent, et devisent ensemble pour passer le temps, et dont les cœurs sont également soumis au joug de l’amour, il doit y avoir un rapport de manières, de sentiments et de pensées.
Shakspeare.


Les temps de guerre et de dangers ont toujours leurs intervalles de paix et de sécurité. Il en était ainsi dans les anciens siècles de la féodalité : les mœurs de l’époque ayant fait de la guerre la principale et la plus honorable des occupations du genre humain, les trêves ne pouvaient manquer d’être fort agréables à ces guerriers qui en jouissaient si rarement, et auxquels elles paraissaient d’autant plus douces qu’elles étaient plus passagères. On ne croyait pas qu’il valût la peine de conserver une inimitié permanente contre un ennemi qu’on avait combattu la veille, et avec lequel on pouvait encore se rencontrer en armes le lendemain. Le temps et la situation des choses offraient aux passions violentes tant d’occasions de se satisfaire, que les hommes, à moins de se trouver en opposition directe les uns avec les autres, ou d’être animés par le souvenir d’outrages personnels, jouissaient gaîment, dans une société mutuelle, des courts moments de liaisons pacifiques que leur permettait leur vie guerrière.

La différence de religion, nous dirons plus, le zèle fanatique qui animait les uns contre les autres les défenseurs de la croix et ceux du croissant, s’effaçaient presque devant un sentiment si naturel à des guerriers généreux, et que fortifiait surtout l’esprit de chevalerie. Cette dernière impulsion s’était insensiblement communiquée des chrétiens à leurs ennemis mortels les Sarrasins d’Espagne et de Palestine. Ce n’étaient plus les sauvages fanatiques qui s’étaient élancés du centre des déserts de l’Arabie, le sabre d’une main et le Coran de l’autre, imposant la mort ou la loi de Mahomet, ou tout au moins un tribut et l’esclavage à quiconque osait contester la mission du prophète de la Mecque. Les Grecs et les Syriens, peu belliqueux, n’avaient eu que cette alternative. Mais en combattant contre les chrétiens de l’Occident, animés d’un zèle aussi ardent que le leur, d’un courage aussi indomptable, et non moins habiles dans la guerre, non moins favorisés par le sort des armes, les Sarrasins prirent par degrés une partie de leurs mœurs, et adoptèrent surtout ces coutumes chevaleresques qui entraient si bien dans le génie d’un peuple orgueilleux et conquérant. Ils eurent leurs tournois et leurs jeux guerriers. Ils eurent même leurs ordres de chevalerie ou quelque institution analogue. Ils se piquaient surtout de garder la foi donnée avec une fidélité qui aurait pu faire rougir bien souvent ceux qui se vantaient d’une meilleure religion. Leurs trêves nationales ou particulières étaient exactement observées, et il arrivait de là que la guerre, quoique en elle-même le plus grand des maux, donnait lieu au développement d’une foule de sentiments généreux, tels que la bonne foi, le courage, la clémence et même l’humanité, qui se seraient moins fréquemment déployés dans des temps plus paisibles : car alors les passions des hommes fomentent des querelles dont l’issue ne peut être aussi immédiate, et restent plus long-temps renfermées dans le sein de ceux qui ont le malheur de s’y livrer.

Sous l’influence de ces sentiments qui adoucissent l’horreur des guerres, le chrétien et le Sarrasin qui, peu de moments auparavant, venaient de tout tenter pour s’entre-détruire, chevauchaient alors lentement vers la fontaine des Palmiers. Tous deux parurent quelques instants absorbés dans leurs réflexions, et reprirent haleine après un combat qui avait menacé d’être fatal à l’un ou à l’autre, et peut-être à tous les deux. Leurs bons chevaux ne paraissaient pas jouir moins que leurs maîtres de cet intervalle de repos. Celui du Sarrasin, cependant, quoiqu’il eût été contraint à un exercice bien plus violent, semblait souffrir beaucoup moins de la fatigue que le coursier du chevalier européen. Les membres de ce dernier étaient encore couverts de gouttes de sueur, tandis que ceux du noble cheval arabe s’étaient complètement séchés pendant un court intervalle d’exercice modéré, et l’on ne voyait plus sur lui que quelques flocons d’écume épars çà et là sur sa bride et sur la housse qui le couvrait. Le sol mouvant dans lequel s’enfonçait le cheval du guerrier chrétien, accablé du poids de sa propre armure, et de celui de son cavalier, augmentait tellement sa fatigue, que le chevalier du Léopard qui s’en aperçut sauta aussitôt à terre, et conduisit lui-même son coursier à travers les poudreuses fondrières de cette terre argileuse qui, brûlée par le soleil, formait une substance plus impalpable que le sable le plus fin. Il procura ainsi un peu de soulagement à son fidèle destrier, en s’imposant un surcroît de fatigue ; car, enfermé comme il l’était dans une armure d’acier, il s’enfonçait dans le sol de manière à y ensevelir ses chaussures de fer, chaque fois qu’il mettait le pied sur cette surface légère et mobile.

« Vous avez raison, » dit le Sarrasin, et c’était le premier mot qui eût été prononcé depuis que leur trêve était conclue… « Votre bon cheval mérite vos soins ; mais que faites-vous, dans le désert, d’un animal qui s’enfonce jusqu’au fanon à chaque pas, comme s’il allait prendre des racines aussi profondes que celles du dattier.

— Tu parles bien, Sarrasin, » répondit l’Européen fort peu charmé de la manière dont l’infidèle critiquait son cheval favori… « Tu parles aussi bien que tes connaissances et tes observations peuvent te le permettre ; mais mon bon cheval m’a souvent transporté dans mon pays de l’autre côté d’un lac aussi large que celui qui s’étend là-bas derrière nous, et sans qu’il eût un seul poil mouillé au dessus du sabot. »

Le Sarrasin le regarda avec autant de surprise que la gravité orientale lui permettait d’en témoigner, c’est-à-dire qu’un dédaigneux sourire releva presque imperceptiblement la large et épaisse moustache qui bordait sa lèvre supérieure.

« On a eu raison de dire, » ajouta-t-il en reprenant son sang-froid accoutumé… « Écoutez un Franc, et vous entendrez une fable.

— Tu as bien peu de courtoisie, infidèle, reprit le croisé, de dire à un chevalier que tu doutes de sa parole, et si ce n’était que tu as parlé par ignorance plus que par malice, notre trêve aurait vu son terme quand elle est à peine commencée. Croiras-tu que je te raconte une fable quand je te dirai que, moi faisant partie de cinq cents cavaliers complètement armés, nous avons parcouru à cheval, et pendant l’espace de plusieurs milles, des eaux aussi solides que le cristal, et dix fois moins susceptibles de se briser.

— Que voudrais-tu me faire croire ? répondit le musulman ; cette mer intérieure que tu viens de me montrer a cela de particulier que, par la malédiction spéciale de Dieu, rien ne peut tomber dans ses eaux qu’elle ne le repousse et ne le rejette sur ses bords. Mais ni la mer Morte, ni aucun des sept océans qui environnent la terre ne souffriront la pression d’un pied sur leur surface, pas plus que la mer Rouge n’endura le passage de Pharaon et de son armée.

— Vous dites la vérité d’après ce que vous savez, Sarrasin, dit le chevalier chrétien, et cependant, croyez-moi, je ne vous fais pas de rapports mensongers. La chaleur convertit ce sol en une poussière aussi molle, aussi peu solide que l’eau ; et dans mon pays le froid change souvent l’eau elle-même en une substance aussi dure que le rocher. Mais ne parlons plus de cela, car le souvenir du spectacle qu’offre en hiver le miroir calme et brillant d’un lac bleuâtre qui réfléchit le clair de lune et les étoiles scintillantes, ce souvenir aggrave encore l’horreur de ce désert enflammé où l’air que nous respirons ressemble à la vapeur d’une fournaise ardente. »

Le Sarrasin le regarda avec attention comme pour chercher à découvrir dans quel sens il devait prendre des paroles qui renfermaient selon lui quelque mystère ou quelque imposture… À la fin, il parut fixé sur la manière dont il accueillerait les discours de son nouveau compagnon.

« Tu es, dit-il, d’une nation qui aime à rire, et tu te plais à railler et à te moquer des autres en leur racontant des choses impossibles et des faits qui n’arrivèrent jamais. Tu es un de ces chevaliers de France qui regardent comme un jeu et un passe-temps de se gaber les uns des autres, comme ils disent, et de se vanter d’exploits qui sont au dessus des facultés humaines. J’avais tort cependant de te contester ces privilèges de langage, puisqu’il t’est plus naturel de te vanter ainsi que de dire la vérité.

— Je ne suis pas de leur pays, et je n’ai pas pris leur usage, répliqua le chevalier, qui est, comme tu le dis très bien, de se gaber des autres en se vantant de ce qu’ils n’osent pas entreprendre, ou de ce qu’ayant entrepris ils n’ont pas su accomplir. Mais sous un rapport j’ai imité leur folie, brave Sarrasin ; car en te parlant de ce que tu ne pouvais comprendre, je me suis donné à tes yeux le caractère d’un fanfaron. Ainsi, je te prie, cesse de t’occuper de mes paroles. »

Ils étaient alors arrivés auprès du groupe de palmiers, sous l’ombrage desquels coulait une source abondante et limpide.

Nous avons parlé d’un moment de paix en temps de guerre : l’aspect de ce lieu de végétation, au milieu d’un désert stérile, n’avait pas moins d’attraits pour le voyageur que la trêve pour le guerrier. C’était un endroit qui partout ailleurs peut-être aurait peu valu la peine d’être remarqué ; mais comme le seul point au milieu d’un horizon sans bornes qui pût offrir de l’ombre et de la fraîcheur, avec une eau vive et limpide, ces biens si dédaignés là où ils sont communs, la fontaine et son voisinage semblaient un petit paradis. Quelque main généreuse et charitable, long-temps avant le commencement des désastres de la Palestine, l’avait entourée d’un mur et couverte d’une voûte pour l’empêcher de se perdre dans la terre ou d’être étouffée par les nuages mobiles de poussière dont le moindre souffle de vent couvrait le désert. La voûte s’était dégradée et avait croulé en partie ; cependant elle s’avançait encore assez en saillie pour couvrir et préserver du soleil ces claires eaux qu’effleurait à peine un de ses rayons, et qui, lorsque tout autour d’elles était en feu, reposaient à l’ombre dans un calme parfait aussi enchanteur à l’œil qu’à l’imagination. S’échappant de la voûte, elles étaient reçues d’abord dans un bassin de marbre fort dégradé à la vérité, mais qui réjouissait la vue en montrant que cet endroit avait été anciennement considéré comme un lieu de repos, que la main de l’homme y avait passé, qu’on s’y était occupé des besoins de l’homme. Le voyageur, accablé de soif et de fatigue, se rappelait à cet aspect que d’autres avaient suivi cette route pénible, s’étaient reposés au même endroit, et sans doute étaient arrivés sans accident dans des contrées plus fertiles. Le petit filet d’eau à peine visible qui s’échappait de ce bassin servait à nourrir le groupe d’arbres qui entourait la fontaine, et là où il s’enfonçait dans le sol pour disparaître entièrement, sa présence se signalait encore par un frais tapis de verdure.

Ce fut dans cet endroit délicieux que les deux voyageurs firent halte ; et chacun, d’après sa coutume ordinaire, s’occupa de soulager son cheval de la selle, du mors et de la bride, et de laisser boire les animaux dans le bassin avant de se rafraîchir eux-mêmes à la source qu’abritait la voûte. Ils laissèrent ensuite leurs coursiers en liberté, convaincus que leur propre intérêt, aussi bien que leurs habitudes d’attachement à leurs maîtres, empêcherait ces animaux de s’écarter d’un lieu qui leur offrait une eau pure et un frais gazon.

Le chrétien et le Sarrasin s’assirent ensuite sur l’herbe, et chacun eut recours à la petite provision dont il s’était muni pour la route. Cependant, avant de commencer leur repas frugal, ils s’examinèrent mutuellement avec cette curiosité que le combat dangereux dans lequel ils s’étaient engagés si récemment était bien fait pour leur inspirer. Chacun désirait mesurer la force et se former quelque opinion du caractère d’un adversaire si formidable, et chacun se vit contraint d’avouer que s’il fût tombé dans le combat, c’eût été sous de nobles coups.

Les deux champions présentaient un contraste frappant pour la taille et pour la figure, et chacun offrait un type assez exact de la nation à laquelle il appartenait. Le Franc était un homme robuste, taillé d’après l’ancien modèle gothique. Lorsqu’il ôta son casque ; il montra une tête couverte d’une profusion de cheveux châtains épais et bouclés. La chaleur du climat avait donné à ses traits une teinte beaucoup plus foncée que celle de sa peau naturelle, comme l’annonçaient assez les autres parties de son corps, moins fréquemment exposées à l’air, et qui étaient plus d’accord avec la teinte de ses grands yeux bleus bien fendus, ainsi qu’avec la couleur de ses cheveux. Une épaisse moustache ombrageait sa lèvre supérieure, tandis que son menton était soigneusement rasé d’après la coutume normande. Son nez avait la belle forme grecque ; sa bouche, un peu grande peut-être, était garnie d’une double rangée de dents régulières et d’une blancheur éclatante ; sa tête, assez petite, était posée sur son cou avec beaucoup de grâce. Son âge ne paraissait pas excéder trente ans ; et en considérant les effets de la fatigue et du climat, il était possible qu’il eût trois ou quatre années de moins. Sa taille était haute, robuste et athlétique… c’était celle d’un homme dont la forme pouvait avec l’âge dégénérer en pesanteur, bien qu’elle fût encore unie à l’activité et à la souplesse. Lorsqu’il ôta ses gantelets, il montra des mains blanches, longues et bien formées ; les os des poignets étaient remarquables par leur saillie, et ses bras se distinguaient aussi par leurs belles proportions et leur force nerveuse. Un air d’assurance militaire, une franchise pleine d’insouciance caractérisaient ses gestes et son langage… Le ton de sa voix était celui d’un homme plus accoutumé à commander qu’à obéir, et qui avait l’habitude d’exprimer son opinion hardiment et sans réserve toutes les fois qu’il était appelé à le faire.

L’émir sarrasin formait le contraste le plus remarquable avec le croisé de l’Occident. Sa taille, quoique au dessus de la moyenne, était inférieure de trois pouces au moins à celle de l’Européen, dont la stature était presque gigantesque. Ses membres minces et déliés, la longueur de ses bras et ses mains peu charnues, quoique bien proportionnés à sa personne et en harmonie avec son organisation physique, ne paraissaient pas au premier coup d’œil susceptibles de cette vigueur et de cette élasticité dont l’émir venait si récemment de faire preuve. Mais en l’examinant avec plus d’attention, ceux de ses membres qui étaient exposés à l’œil paraissaient seulement dépourvus de la chair qui les aurait rendus pesants : cette charpente, toute composée d’os, de tendons et de nerfs, était bien plus capable d’activité, de résistance à la fatigue qu’un corps plus musculeux, en qui l’avantage de la force et de la taille est balancé par l’inconvénient de la pesanteur, et qui s’épuise par ses propres efforts. La physionomie du Sarrasin avait une ressemblance générale avec celle de la tribu orientale dont il était issu, et différait autant que possible des traits exagérés sous lesquels les ménestrels du temps avaient coutume de représenter les guerriers infidèles, comme de l’image fabuleuse qu’un autre âge des beaux-arts nous en offre encore sur les enseignes. Il avait les traits petits, réguliers et délicats, quoique fortement brunis par l’ardeur du soleil d’Orient : l’ovale de sa figure se perdait dans une longue barbe flottante et frisée, qui paraissait soignée d’une manière toute particulière. Son nez était droit et bien formé ; ses yeux un peu enfoncés, noirs, vifs, pénétrants et pleins de feu, et ses dents étaient comparables en beauté et en blancheur à l’ivoire du désert. En un mot, la personne et les proportions du Sarrasin, alors étendu sur l’herbe à côté de son vigoureux antagoniste, formaient avec celui-ci le même contraste que son brillant cimeterre, superbe lame de damas, étroite et légère, mais tranchante et polie, avec la longue et pesante épée gothique qui gisait sur le même gazon. L’émir était dans la fleur de l’âge, et aurait pu passer pour être d’une beauté remarquable s’il n’avait eu le front un peu bas, et si la maigreur de son visage n’eût donné à ses traits quelque chose d’un peu trop saillant, aux yeux du moins d’un homme de l’Europe.

Les manières du guerrier d’Orient étaient graves, courtoises et réservées ; elles indiquaient quelquefois la contrainte qu’un homme d’un caractère fougueux et emporté impose à son impétuosité naturelle, et en même temps le sentiment de sa propre dignité qui semblait lui commander une certaine réserve cérémonieuse.

Son compagnon d’Europe n’était peut-être pas moins rempli de cette haute opinion de sa propre supériorité ; mais l’effet en était différent : le même sentiment qui donnait aux manières du chevalier chrétien quelque chose de hardi, de brusque et même d’insouciant, comme quelqu’un qui est trop pénétré de son importance personnelle pour s’inquiéter du jugement des autres, semblait prescrire au Sarrasin un genre de courtoisie plus attentif et plus cérémonieux. Tous deux étaient polis ; mais la politesse du chrétien semblait provenir d’un sentiment de bienveillance qui lui indiquait ce qu’il devait aux autres, et celle du musulman de la haute idée de ce qu’il se devait à lui-même.

Les provisions dont chacun s’était muni pour la route étaient fort simples… Mais le repas du Sarrasin fut encore le plus frugal. Une poignée de dattes, un morceau de pain d’orge grossier, suffirent pour apaiser la faim de l’émir. Son éducation l’avait habitué aux privations du désert, quoique depuis la conquête de la Syrie par les musulmans la simplicité de la vie arabe fût souvent remplacée chez eux par la profusion et le luxe le plus effréné. Pour terminer son repas, il but à plusieurs reprises de l’eau de cette belle fontaine auprès de laquelle les deux voyageurs se reposaient. Celui du chrétien, quoique grossier, fut plus substantiel. Il se composait d’un morceau de chair de porc salé, mets en abomination au musulman, et son breuvage lui fut fourni par une gourde qu’il portait avec lui, et qui contenait quelque chose de mieux que le limpide élément. Il montra plus d’appétit en mangeant, et plus de satisfaction à se désaltérer que le Sarrasin ne jugeait convenable d’en témoigner en remplissant une fonction purement animale, et sans doute le mépris secret qu’ils nourrissaient l’un pour l’autre en voyant chacun dans son compagnon le sectateur d’une fausse religion, s’augmenta considérablement par la différence marquée qui se montrait dans leurs usages et dans leur manière de vivre ; mais ils avaient mutuellement éprouvé la pesanteur de leurs bras, et le respect que leur avait réciproquement inspiré leur combat était suffisant pour l’emporter sur bien d’autres considérations… Cependant le Sarrasin ne put s’empêcher de faire connaître ce qui lui avait déplu dans la conduite et les manières du chrétien ; et après qu’il eut observé quelques moments en silence le vigoureux appétit grâce auquel le chevalier prolongeait son repas long-temps après qu’il avait lui-même fini le sien, il lui parla ainsi :

« Vaillant Nazaréen, convient-il à celui qui se bat en homme de manger aussi avidement qu’un chien ou un loup ? Le juif mécréant lui-même frémirait des aliments que vous dévorez comme si c’étaient des fruits du paradis.

— Vaillant Sarrasin, » répondit le chrétien en le regardant un peu surpris de ce reproche inattendu… « Sache que j’exerce mon privilège de chrétien en faisant usage de ce qui est défendu aux juifs dans la croyance qu’ils ont d’être encore soumis à l’ancienne loi de Moïse… Quant à nous, apprends, Sarrasin, que nous avons un guide plus sûr pour nos actions. Ave Maria ! Grâces en soient au ciel ! » Et ici, en dépit des scrupules de son compagnon, il termina sa courte oraison latine en puisant à longs traits dans sa gourde.

— C’est là aussi ce que vous appelez une partie de vos privilèges, dit le Sarrasin ; et tandis que vous mangez avec la voracité des animaux, vous vous abaissez encore au dessous de la condition des brutes en buvant ce qu’elles refusent elles-mêmes.

— Apprends, ignorant Sarrasin, » reprit le chrétien sans hésiter, « que tu blasphèmes les dons de Dieu dans les propres termes de ton père Ismaël. Le jus de la grappe a été donné à celui qui veut en faire un usage modéré pour réjouir son cœur après ses travaux, le fortifier dans la maladie, et le consoler dans la tristesse. L’homme qui sait en jouir de cette manière doit remercier Dieu de sa coupe comme de son pain quotidien, et celui qui abuse de ce don du ciel n’est pas plus fou dans son ivresse que toi dans ton abstinence. »

L’œil perçant du Sarrasin s’enflamma de colère à ce sarcasme, et sa main chercha la garde de son poignard ; mais ce ne fut qu’une pensée momentanée, et qui s’évanouit devant le souvenir de la force du champion auquel il avait affaire, et de la lutte désespérée dont ses membres et ses nerfs se ressouvenaient encore. Il se contenta donc de continuer la discussion en paroles, comme il était plus opportun pour le moment.

« Tes paroles, ô Nazaréen, pourraient faire naître la colère, si ton ignorance n’excitait la compassion. Ne vois-tu pas, mortel plus aveugle qu’aucun de ceux qui demandent l’aumône à la porte de la mosquée, que la liberté dont tu te vantes est restreinte dans tout ce qu’il y a de plus cher au bonheur de l’homme, dans sa vie privée : en effet, ta loi, si tu t’y conformes, te lie par le mariage à une seule compagne, qu’elle soit malade ou en bonne santé, stérile ou féconde, qu’elle apporte la consolation et la joie, ou la discorde et le chagrin à ta table et dans ton lit. Voilà, Nazaréen, ce que j’appelle un esclavage ; tandis que le Prophète assigne au fidèle sur la terre le privilège patriarcal de notre père Abraham et de Salomon, le plus sage des hommes, en nous donnant ici-bas un choix de beautés au gré de nos désirs, et au delà du tombeau un paradis de houris aux yeux noirs.

— Par le nom de celui que je vénère le plus dans le ciel, dit le chrétien, et par celle qui est l’objet de mon culte sur la terre ! tu n’es qu’un infidèle livré à l’aveuglement et à l’erreur. Le cachet de diamant que tu portes à ton doigt, tu le regardes sans doute comme d’une valeur inestimable ?

— Bassora et Bagdad ne peuvent en offrir un pareil, répliqua le Sarrasin : mais quel rapport a ceci avec ce que nous disons ?

— Un grand, répondit le Franc, comme tu vas en convenir toi-même : prends ma hache d’armes et brise cette pierre en vingt morceaux. Chacun de ses fragments sera-t-il aussi précieux que le diamant primitif, et rassemblés tous ensemble auront-ils la dixième partie de sa valeur ?

— C’est une question d’enfant, répondit le Sarrasin ; les fragments réunis d’une telle pierre ne vaudraient pas la centième partie du prix du diamant dans son entier.

— Sarrasin, reprit le guerrier chrétien, l’amour que voue un vrai chevalier à une seule beauté tendre et fidèle est le diamant en entier. L’affection que se partagent tes femmes, plus esclaves qu’épouses, a comparativement aussi peu de prix que les fragments.

— Par la sainte Caba ! dit l’émir, tu es un fou qui chérit ses chaînes de fer comme si elles étaient d’or. Regarde de plus près : cette bague perdrait la moitié de sa beauté, si la pierre du milieu qui forme le cachet n’était pas entourée de ces autres brillants plus petits qui la font ressortir. Le diamant du centre peut se comparer à l’homme ferme et entier, ne tirant sa clarté que de lui-même, et cet entourage de petites pierres, ce sont les femmes sur lesquelles il fait rejaillir une partie de son éclat comme et quand il lui plaît. Enlevez de la bague le diamant du milieu, celui-ci conserve toute sa valeur, tandis que les autres brillants perdent comparativement beaucoup de la leur. Et c’est là la véritable explication de la parole ; car, comme dit le père Mansour : « C’est la faveur de l’homme qui donne à la femme sa beauté et sa grâce, de même que les ondes du ruisseau cessent d’étinceler quand le soleil s’est retiré. »

— Sarrasin, tu parles comme un homme qui n’a jamais vu de femme digne de l’amour d’un guerrier. Crois-moi, si tu pouvais connaître celles de l’Europe auxquelles nous autres membres de la chevalerie nous vouons, après Dieu, foi et hommage, tu n’éprouverais plus que du mépris et de l’aversion pour les pauvres esclaves de ton harem, qui ne peuvent t’offrir que des plaisirs sensuels. Les charmes de nos belles aiguisent la pointe de nos lances et le tranchant de nos épées ; leurs paroles sont notre loi, et un chevalier qui n’a pas choisi de maîtresse de ses affections n’est pas plus capable de se distinguer par ses faits d’armes qu’une lampe qui n’est pas allumée n’est susceptible de répandre d’éclat.

— J’ai entendu parler de cette frénésie parmi les guerriers de l’Occident, reprit l’émir, et je l’ai toujours regardée comme un des symptômes de cette même folie qui vous amène ici pour y chercher un sépulcre vide. Cependant les Francs que j’ai rencontrés m’ont tellement vanté la beauté de leurs femmes, que j’aurais du plaisir, ce me semble, à contempler de mes propres yeux ces charmes qui ont le pouvoir de transformer tant de braves guerriers en instruments de leur volonté.

— Brave Sarrasin, dit le chevalier, si je n’allais pas en pèlerinage au Saint-Sépulcre, je mettrais mon orgueil à te conduire, en me rendant garant de ta sûreté, au camp de Richard d’Angleterre, qui sait plus que tout autre honorer un noble ennemi : et quoique je sois pauvre et sans suite, j’ai cependant assez de crédit pour t’assurer, à toi ou à tout autre, tel que tu parais être, non seulement une parfaite sécurité, mais encore un accueil plein de considération et d’égards. Là tu verrais quelques unes des beautés les plus séduisantes de la France et de l’Angleterre former un petit cercle dont l’éclat éclipse cent fois le lustre des plus beaux diamants.

— Par la pierre de la Caba ! dit le Sarrasin, j’accepterai ton invitation avec autant de franchise qu’elle est faite, si tu veux différer l’accomplissement de ton pèlerinage. Et crois-moi, brave Nazaréen, il vaudra mieux pour toi-même tourner la bride de ton cheval vers le camp de tes frères, car c’est exposer follement sa vie que d’entreprendre le voyage de Jérusalem sans passeport.

— J’ai une passe, » répondit le chevalier en montrant un parchemin, « une passe signée de la main de Saladin, et scellée de ses armes. »

Le Sarrasin inclina sa tête jusque dans la poussière en reconnaissant le sceau et l’écriture du célèbre Soudan d’Égypte et de Syrie, et ayant baisé le papier avec un profond respect, il le pressa sur son front et le rendit au chrétien en disant : « Téméraire chrétien, tu as péché contre ton propre sang ou contre le mien en ne me montrant pas ce papier au premier instant de notre rencontre.

— Vous êtes arrivé la lance en avant, dit le chevalier ; si J’eusse été assailli de cette manière par une troupe de Sarrasins, mon honneur aurait pu me permettre de leur montrer la passe du Soudan, mais jamais à un homme seul.

— Et cependant, » reprit avec hauteur le musulman, « cet homme seul a suffi pour interrompre votre voyage.

— Il est vrai, brave musulman, répondit le chrétien, mais il y en a peu qui te ressemblent ; et de tels faucons ne se réunissent pas en troupes ; ou s’ils le font, ils ne viennent pas fondre en nuées sur un seul individu.

— Tu ne fais que nous rendre justice, » dit le Sarrasin, évidemment aussi satisfait de ce compliment qu’il avait été piqué du mépris qu’il avait cru voir dans la précédente bravade de l’Européen ; « tu n’as rien à craindre de nous, mais bien m’en a pris de n’avoir pas réussi à te tuer, portant comme tu le fais sur ta personne le sauf-conduit du roi des rois. Il est certain que la corde ou le sabre aurait vengé un tel crime sur la mienne.

— Je suis bien aise d’apprendre que son influence peut m’être si efficace, car j’ai entendu dire que la route est infestée de tribus d’Arabes voleurs, qui ne considèrent rien quand il s’agit d’une occasion de pillage.

— On t’a dit la vérité, brave chrétien, mais je te jure par le turban du Prophète que si tu venais à tomber entre les mains de ces brigands, j’entreprendrais moi-même de te venger à la tête de cinq cents cavaliers. Je tuerai tous les hommes jusqu’au dernier, et j’enverrai toutes les femmes en captivité dans de si lointains pays que le nom de leur tribu ne sera plus entendu à cinq cents milles de Damas. Je sèmerai de sel les fondations de leurs villages ; et à compter de cette époque, il n’y respirera aucune créature vivante.

— Je souhaite que la peine que vous vous proposez de prendre soit pour venger tout autre que moi, noble émir, mais mon vœu est inscrit dans le ciel : arrive que pourra ! et je vous serai obligé de m’indiquer la route que je dois prendre pour arriver au lieu où je dois passer la nuit.

— Ce sera, s’il te plaît, à l’ombre de la tente de mon père.

— Cette nuit est destinée à être passée par moi en prières et en pénitence avec un saint homme, Théodoric d’Engaddi, qui demeure au milieu de ces déserts, et qui consacre sa vie au service de Dieu.

— Au moins je t’y conduirai pour plus de sûreté.

— Ce me serait une escorte fort agréable, mais elle pourrait compromettre la tranquillité future du bon père, car la main cruelle de votre peuple s’est rougie du sang du serviteur de Dieu, et c’est pourquoi nous venons ici avec l’armure, la lance et l’épée, pour ouvrir le chemin du Saint-Sépulcre et protéger ces bienheureux anachorètes et ces saints élus qui habitent encore cette terre de promesse et de miracles.

— Nazaréen, en ceci, les Grecs et les Syriens nous ont fort calomniés, car nous nous sommes contentés de suivre la parole d’Abubeker Alwakel, le successeur du Prophète, et après lui le premier commandeur des vrais croyants… « Allez, dit-il à Yezed ben Sophian, quand il envoya ce grand général prendre la Syrie sur les infidèles ; faites votre devoir en homme pendant le combat, mais épargnez les vieillards, les infirmes, les femmes et les enfants. Ne ravagez pas la terre, ne détruisez ni les moissons de blé, ni les récoltes de fruits : ce sont des dons d’Allah. Gardez votre foi si vous avez fait quelque pacte, fût-ce même à votre détriment. Si vous rencontrez de saints hommes travaillant de leurs propres mains et servant Dieu dans le désert, ne leur faites pas de mal et ne détruisez pas leurs habitations. Mais quand vous les verrez avec la tête tonsurée, ils sont de la synagogue de Satan : frappez-les avec le sabre, massacrez, exterminez jusqu’à ce qu’ils embrassent la foi ou paient le tribut. » Comme le calife, compagnon du Prophète, nous a dit de faire, ainsi avons-nous fait, et ceux que notre justice a frappés ne sont que les prêtres de Satan ; mais quant à ces hommes de bien qui, sans exciter une nation contre l’autre, professent sincèrement le culte de Issa ben Mariam[4], nous leur servons d’ombre et de bouclier ; et celui que tu cherches étant de ceux-là, bien qu’il ne soit pas éclairé de la lumière du Prophète, il n’aura de moi que bienveillance, égards et respects.

— L’anachorète que je vais trouver, répliqua le guerrier pèlerin, n’est pas un prêtre, d’après ce que j’ai ouï dire ; mais fût-il de cet ordre vénérable et sacré, j’éprouverais ma bonne lance contre tout païen ou infidèle…

— Ne nous défions pas l’un l’autre, frère, » reprit le Sarrasin un peu piqué ; « chacun de nous trouvera bien assez de Francs et de musulmans contre lesquels il pourra éprouver sa lance ou son épée. Ce Théodoric est également protégé par le Turc et par l’Arabe ; et quoiqu’il ait quelquefois d’étranges bizarreries, cependant au total il se comporte si bien pour un sectateur de son prophète, qu’il mérite la protection de celui qui fut envoyé…

— De par Notre-Dame ! Sarrasin, si tu oses nommer dans la même phrase le conducteur de chameaux de la Mecque et…

Un mouvement électrique de colère fit tressaillir le noble Sarrasin, mais cette émotion ne fut que passagère, et sa réponse fut faite d’un ton calme, et empreinte de raison et de dignité : « N’outrage pas, dit-il, celui que tu ne connais pas ; nous respectons nous-mêmes le fondateur de ta religion, tout en condamnant la doctrine que vos prêtres lui ont prêtée. Je te conduirai à la grotte de l’ermite que, sans mon secours, tu aurais, ce me semble, quelque peine à atteindre : chemin faisant, laissons aux mollahs et aux moines toute discussion sur les dogmes de notre foi, et occupons-nous de sujets qui conviennent mieux à de jeunes guerriers. Parlons de vaillants faits d’armes, des charmes des belles, de bonnes épées et d’armures éclatantes. »


CHAPITRE III.

L’ERMITE.


Il se sentit frappé d’une grande terreur, et son cœur se glaça de crainte et d’effroi. Il ne savait que penser de ce spectacle, ni ce qu’il devait dire, ni ce qu’il devait faire. Tantôt il soupçonnait qu’une illusion magique abusait ses sens, tantôt qu’une âme errante implorait la sépulture : peut-être un esprit aérien avait-il pris cette forme, peut-être était-ce quelque démon de l’enfer, évoqué par une science diabolique.
Spencer.


Les guerriers se préparèrent à quitter le lieu où ils venaient de prendre leur simple repas et de jouir d’un court moment de repos. Ils se prêtèrent avec courtoisie un secours mutuel pour rajuster les harnais et l’équipement dont ils avaient un instant débarrassé leurs fidèles coursiers. Tous deux semblaient familiarisés avec une occupation qui, dans ce temps, faisait partie d’un devoir indispensable. Tous deux aussi semblaient, autant du moins que le permettait la différence qui existe entre l’animal et la créature raisonnable, posséder la confiance et l’attachement du cheval qui était le compagnon constant des fatigues et des dangers de son maître. Quant au Sarrasin, cette intime familiarité faisait partie de ses premières habitudes ; car, dans les tentes des tribus militaires de l’Orient, le cheval d’un guerrier prend place immédiatement après sa femme et sa famille, à laquelle même il n’est pas toujours inférieur en importance ; et quant à l’Européen, les circonstances et la nécessité faisaient de son cheval de bataille presque son frère d’armes. Les braves coursiers se laissèrent donc paisiblement enlever à leur pâture et à leur liberté, et se mirent à hennir pour témoigner leur affection à leurs maîtres, tandis que ceux-ci les équipaient pour les conduire à de nouvelles fatigues. Tout en accomplissant cette tâche dans laquelle ils s’aidaient mutuellement, chacun des deux guerriers regardait d’un œil observateur l’équipement de son compagnon de voyage, et faisait ses remarques sur ce qui le frappait le plus dans le harnais étranger.

Avant de remonter à cheval pour continuer sa marche, le chevalier chrétien se désaltéra encore et trempa ses mains dans cette source d’eau courante ; puis il dit à son compagnon : « Je voudrais savoir le nom de cette délicieuse fontaine, afin d’en conserver un reconnaissant souvenir, car jamais eau n’étancha plus voluptueusement la soif la plus accablante.

— Son nom, en langue arabe, répondit le Sarrasin, signifie le Diamant du Désert.

— Elle mérite ce nom, dit le chrétien. Mes vallées natales renferment des milliers de sources, mais aucune ne me rappellera jamais un aussi précieux souvenir que cette fontaine solitaire qui dispense ses trésors liquides là où ils nous semblent non seulement délicieux, mais en quelque sorte même indispensables.

— Vous dites la vérité, répondit le Sarrasin, car la malédiction de Dieu est encore sur ce lac de mort : nul homme, nul animal ne boit de ses ondes : et cette rivière qui alimente le lac sans jamais le remplir, on n’ose même goûter de ses eaux, si ce n’est quand elle coule loin de ce désert inhospitalier. »

Ils remontèrent à cheval, et poursuivirent leur voyage à travers ces déserts sablonneux. L’ardeur du midi était passée, et il s’était élevé une brise légère qui calmait un peu cette température enflammée, quoiqu’elle soulevât des nuages d’une poussière impalpable. Le Sarrasin y faisait peu d’attention ; mais son compagnon à la pesante armure s’y trouvait tellement incommodé qu’il pendit son casque de fer à l’arçon de sa selle, et y substitua le léger bonnet de voyage, appelé, dans le langage du temps, mortier, d’après sa ressemblance avec un mortier ordinaire. Ils continuèrent leur route quelque temps en silence, le Sarrasin remplissant les fonctions de guide et observant, avec l’attention la plus minutieuse, l’aspect et la forme des rochers lointains, de la chaîne desquels ils se rapprochaient graduellement. Pendant un court espace de temps il parut aussi absorbé par cette occupation qu’un pilote dirigeant un vaisseau dans un détroit rempli d’écueils ; mais ils n’eurent pas fait une demi-lieue qu’il se montra sûr de sa route, et sembla disposé à entrer en conversation avec plus de franchise qu’on n’en trouvait généralement dans les manières de sa nation.

« Vous m’avez demandé, dit-il, le nom d’une muette fontaine qui a l’apparence, mais non la réalité de la vie. Pardonnez-moi si je vous demande à mon tour celui du compagnon avec lequel je me suis mesuré et près duquel je me suis reposé : c’est un nom que je ne puis croire inconnu, même dans les déserts de la Palestine.

— Il ne mérite pas encore d’être cité, dit le chrétien. Sachez pourtant que, parmi les soldats de la croix, on m’appelle Kenneth, le chevalier du Léopard. Dans ma patrie, je reçois d’autres titres, mais qui sonneraient désagréablement à une oreille orientale. Permettez-moi de vous demander également, brave Sarrasin, quelle est celle des tribus de l’Arabie qui vous a vu naître, et sous quel nom vous êtes connu.

— Sir Kenneth, répondit le musulman, je me réjouis que vous ayez un nom que je puisse prononcer aisément. Quant à moi, je ne suis pas Arabe, quoique je tire mon origine d’une race non moins sauvage, non moins guerrière. Sachez, sire chevalier du Léopard, que je suis Sheerkohf, le Lion de la Montagne, et que le Kurdistan, dont je suis sorti, n’a pas de famille plus noble que celle de Seljood.

— J’ai entendu dire, reprit le chrétien, que votre Soudan a puisé son sang dans la même source.

— Grâces en soient rendues au Prophète qui a daigné honorer nos montagnes au point de faire sortir de leur sein celui dont la parole est une victoire. Je ne suis qu’un ver devant le roi d’Égypte et de Syrie, et néanmoins dans mon pays mon nom n’est pas sans influence. Étranger, combien d’hommes as-tu amenés dans cette expédition guerrière ?

— Par ma foi, dit sir Kenneth, avec l’aide de mes amis et de mes parents, j’ai eu bien de la peine à fournir dix lances convenablement équipées, ce qui peut former cinquante et quelques hommes, archers et varlets compris. Quelques uns ont abandonné ma bannière malencontreuse, d’autres sont tombés sur le champ de bataille, d’autres encore sont morts de maladie, et un fidèle écuyer, pour les jours duquel j’ai entrepris ce pèlerinage, est maintenant retenu au lit par une dangereuse maladie.

— Chrétien, dit Sheerkohf, j’ai ici cinq flèches dans mon carquois, chacune empennée des plumes d’un aigle : lorsque j’envoie une de ces flèches vers mes tentes, mille guerriers montent à cheval. Si j’envoie la seconde, une force égale se met en route. À l’aspect de ces cinq flèches, cinq mille hommes sont à mes ordres ; et si enfin j’envoie mon arc, dix mille cavaliers viennent ébranler le désert. Et c’est avec tes cinquante cavaliers que tu es venu envahir une terre dont je suis un des plus chétifs maîtres ?

— De par la croix ! Sarrasin, répondit le guerrier d’Occident, tu devrais savoir, avant de te vanter, qu’un gantelet de fer peut écraser tout un essaim de frelons.

— Oui, mais il faut auparavant mettre la main dessus, » dit le Sarrasin avec un sourire qui aurait pu porter atteinte à la nouvelle alliance des deux guerriers, s’il n’eût changé de sujet en ajoutant : « La bravoure est-elle donc si estimée des princes chrétiens, que toi, ainsi dépourvu d’hommes et de moyens, tu puisses offrir de me servir de protecteur et de sauve-garde dans le camp de tes frères.

— Sache, Sarrasin, puisque tu parles ainsi, dit le chrétien, que le nom d’un chevalier et le sang d’un gentilhomme lui donnent le droit de se placer au rang des premiers souverains en tout ce qui ne concerne pas l’autorité et la puissance royale. Si Richard d’Angleterre outrageait l’honneur d’un chevalier, même aussi pauvre que je le suis, il ne pourrait, d’après les lois de la chevalerie, lui refuser le combat.

— Il me semble, dit l’émir, que j’aimerais à contempler un spectacle aussi étrange, et à voir comment un baudrier de cuir et des éperons mettent le plus pauvre au niveau du plus puissant.

— Il faut y ajouter un sang noble et un cœur intrépide, reprit le chrétien, et alors vous aurez dit la vérité.

— Et avez-vous un aussi libre accès auprès des femmes de vos princes et de vos chefs ? demanda le Sarrasin,

— À Dieu ne plaise, dit le chevalier du Léopard, que le plus pauvre chevalier de la chrétienté n’ait la liberté, en tout honorable service, de dévouer son cœur et son épée, la gloire de ses actions et la constante idolâtrie de son cœur, à la plus belle princesse dont le front ait jamais été ceint d’une couronne.

— Il n’y a qu’un moment, dit le Sarrasin, que tu dépeignais l’amour comme le trésor le plus précieux que le cœur puisse renfermer. Tu as sans doute donné le tien à quelque haute et noble dame ?

— Étranger, » reprit le chrétien en rougissant, « nous ne sommes pas assez imprudents pour dire où nous avons placé nos trésors les plus précieux : qu’il te suffise de savoir que mon amour, comme tu le disais tout à l’heure, s’est donné à un noble et illustre objet, au plus noble, au plus illustre. Mais si tu aimes à entendre raconter des faits d’amour et des exploits guerriers, rends-toi au camp des chrétiens : tu y trouveras de quoi occuper tes oreilles, et peut-être ton bras. »

Le guerrier d’Orient, s’élevant sur ses étriers et brandissant sa lance en l’air, s’écria : « J’aurai de la peine, je crois, à trouver quelqu’un qui, portant l’arc sur l’épaule, veuille lutter avec moi au tir du jerrid.

— Je ne puis répondre de cela, répliqua le chevalier, quoiqu’il y ait dans le camp certains Espagnols qui ne manquent pas d’adresse dans votre manière orientale de lancer la javeline.

— Chiens et fils de chiens ! s’écria le Sarrasin, quel besoin ont ces Espagnols de venir ici combattre les vrais croyants, qui, dans leur pays, sont leurs seigneurs et leurs maîtres. Je ne voudrais me mêler avec eux dans aucun jeu guerrier.

— Prenez garde que les chevaliers de Léon et des Asturies ne vous entendent parler d’eux de cette manière, dit le chevalier du Léopard. Mais, » ajouta-t-il en souriant, car le souvenir du combat du matin se retraçait à son esprit, « si au lieu d’un roseau vous êtes disposé à braver la hache d’armes, il ne manquera pas de guerriers européens prêts à satisfaire votre désir.

— Par la barbe de mon père ! sire chevalier, » dit le Sarrasin en s’efforçant de rire, « c’est un jeu trop rude pour servir de passe-temps. Je ne l’éviterai jamais dans une bataille ; mais ma tête, » ajouta-t-il en passant la main sur son front, « ne me permettra pas de quelque temps de m’y exposer par plaisir.

— Je voudrais que vous vissiez la hache d’armes du roi Richard : celle qui pend à l’arçon de ma selle n’est qu’une plume en comparaison.

— Ou parle beaucoup de ce souverain insulaire, serais-tu un de ses sujets ?

— Je suis attaché à sa bannière dans cette expédition, et je m’en honore ; mais je ne suis pas son sujet, quoique né dans l’île où il règne.

— Que veux-tu dire ? avez-vous deux rois dans une misérable île ?

— Comme tu le dis, répondit l’Écossais (car sir Kenneth était né en Écosse). Il en est ainsi, et quoique les habitants des deux extrémités de cette île soient engagés dans des guerres fréquentes, cela ne les empêche pas de fournir encore, comme tu le vois, un corps de guerriers suffisant pour ébranler la puissance impie que ton maître a usurpée sur les villes de Sion.

— Par la barbe de Saladin ! Nazaréen, si ce n’était un acte puéril et digne d’un enfant, je serais tenté de rire de la simplicité de votre grand sultan qui vient ici faire des conquêtes de déserts et de rochers, et en disputer la possession à des princes qui peuvent disposer d’un nombre dix fois plus grand de soldats, tandis qu’il laisse une partie de la petite île où il naquit souverain, soumise à un autre sceptre que le sien. Assurément, sir Kenneth, vous et les autres vaillants hommes de votre pays, vous auriez dû vous déclarer sujets de ce roi Richard avant de quitter votre terre natale, divisée comme elle l’est intérieurement, pour suivre cette lointaine expédition. »

La réponse de sir Kenneth fut impétueuse et fière. « Non, de par la brillante clarté des cieux ! si le roi d’Angleterre ne fût parti pour la croisade que lorsqu’il aurait été souverain de l’Écosse, moi et tout loyal Écossais nous aurions permis au croissant de briller pour jamais sur les murs de Sion. »

Il en était là, lorsque, revenant tout-à-coup à lui-même, il murmura : « Meâ culpâ ! meâ culpâ ! moi, soldat de la croix, qu’ai-je à faire avec le souvenir de guerres entre les nations chrétiennes ? » Cette impétuosité de sentiments, réprimée par la voix du devoir, ne put échapper au musulman, qui, sans comprendre tous les sentiments de son compagnon de route, en vit assez pour rester convaincu que les chrétiens, comme les enfants du Prophète, avaient leurs ressentiments particuliers et leurs querelles nationales qui n’étaient pas toujours faciles à assoupir. Mais les Sarrasins appartenaient à une race arrivée peut-être au plus haut degré de civilisation que leur religion leur permît, et susceptible, en conséquence, des notions les plus raffinées en fait de courtoisie et de politesse ; ce furent ces sentiments qui ne permirent pas au guerrier de l’Orient de relever tout ce qu’il semblait y avoir de contradictoire dans les opinions de sir Kenneth, comme Écossais et comme croisé.

Cependant, à mesure qu’ils avançaient, les lieux changeaient insensiblement d’aspect. Ils commençaient à tourner vers l’est, et avaient atteint la chaîne de montagnes nues et escarpées, qui, bordant de ce côté la plaine aride, apportent de la variété dans la surface du sol sans rien changer à son caractère de stérilité. Des masses de roches aiguës commencèrent à s’élever autour d’eux, et bientôt des pentes rapides, formidables par leur hauteur, et difficiles à gravir à cause du rétrécissement de la route, offrirent aux voyageurs des obstacles d’un genre différent de ceux qu’ils avaient eu jusqu’alors à combattre. De sombres cavernes, des abîmes au milieu des rochers, et ces grottes dont il est si souvent question dans l’Écriture, présentaient à leurs yeux, des deux côtés, leurs effrayantes profondeurs. L’émir apprit au chevalier écossais que ces antres étaient souvent le refuge des animaux de proie, ou d’hommes encore plus féroces, qui, réduits au désespoir par les guerres continuelles et l’oppression qu’exerçaient indistinctement les soldats de la croix et ceux du croissant, embrassaient la vie de brigands, et n’épargnaient dans leur violence ni le rang, ni la religion, ni le sexe, ni l’âge.

Le chevalier écossais écoutait avec indifférence ces récits des ravages commis par des animaux sauvages ou des hommes féroces : tant était grande sa confiance dans sa force et sa valeur personnelle ! Mais il fut saisi d’un vague effroi lorsqu’il se rappela qu’il était dans cet effrayant désert fameux par le jeûne de quarante jours, et dans les lieux mêmes qui furent témoins des tentations dont il fut permis au Principe du mal d’assaillir le Fils de l’homme. Son attention se détourna graduellement de la conversation légère et mondaine du guerrier infidèle, et quelque agréable que son esprit et son éclatante bravoure eussent pu lui rendre sa compagnie partout ailleurs, sir Kenneth sentait que, dans ces déserts sauvages et désolés où erraient les esprits impurs chassés des corps des mortels dont ils s’étaient emparés, un moine aux pieds nus lui eût mieux convenu pour compagnon que le brillant mais infidèle Sheerkohf.

Ces réflexions le mirent mal à son aise, d’autant plus que la gaîté du musulman semblait s’accroître à mesure qu’ils avançaient dans leur voyage. En effet, plus ils s’enfonçaient dans les sombres profondeurs des montagnes, plus sa conversation devenait enjouée et légère, tellement qu’en s’apercevant que son compagnon ne lui répondait pas, il se mit à chanter à haute voix. Sir Kenneth entendait assez les langues de l’Orient pour reconnaître que son compagnon chantait des hymnes d’amour, contenant ces éloges enflammés de la beauté sur lesquels les poètes orientaux aiment tant à s’appesantir, et qui par conséquent étaient fort mal adaptés au tour grave et religieux qu’avaient pris ses pensées depuis qu’il était entré dans le désert de la tentation. Par une inconséquence assez remarquable, le Sarrasin chantait aussi les louanges du vin, le rubis liquide des poètes persans, et sa gaîté finit par être tellement en opposition avec les sentiments tout contraires qui absorbaient le chevalier chrétien, que, sans le pacte d’amitié qu’ils s’étaient juré, sir Kenneth aurait probablement pris ses mesures pour lui faire changer de ton. Quoi qu’il en soit, il lui semblait avoir à son côté quelque démon licencieux et corrupteur qui cherchait à tendre des pièges à son âme, et à mettre en danger son salut éternel, en lui inspirant la pensée coupable des plaisirs mondains, et en troublant ses dévotions dans un moment où sa parole de chrétien et son vœu de pèlerin lui imposaient le devoir de se livrer à des pensées de piété et de pénitence. Il était donc fort embarrassé et fort indécis sur le parti qu’il prendrait, et ce fut d’un ton brusque et mécontent qu’il rompit enfin le silence ; il interrompit le lai du célèbre Rudpiki, dans lequel le poète déclare préférer le signe qui est sur le sein de sa maîtresse à toutes les richesses de Bokhara et de Samarcande.

« Sarrasin, » dit-il d’un ton sévère, « tout aveuglé, tout plongé que tu sois dans les erreurs d’une loi fausse, tu devrais pourtant comprendre qu’il y a des lieux plus saints que d’autres, qu’il en est aussi dans lesquels l’esprit du mal a plus que son pouvoir ordinaire sur les mortels pécheurs. Je ne te dirai pas pour quelle cause effrayante ces rochers, ces cavernes avec leurs sombres voûtes qui semblent conduire aux abîmes infernaux, sont regardés comme plus spécialement fréquentés par Satan et les anges des ténèbres. Il suffit que j’aie été averti depuis long-temps des dangers de ce lieu par de sages et saints hommes auxquels la nature de cette région dangereuse est bien connue. Suspends donc cette gaîté folle et déplacée, et tourne tes pensées sur quelque sujet plus convenable à ce lieu, quoique, hélas ! il ne puisse y avoir que péché et blasphème dans tes plus dévotes prières ! »

Le Sarrasin l’écouta avec quelque surprise, et lui répondit d’un ton de bonne humeur, et avec autant de gaîté que la politesse lui permit d’en mettre dans ses paroles : « Bon sir Kenneth, il me semble que vous en agissez un peu injustement avec votre compagnon. Je ne me suis pas offensé de vous voir vous gorger de chair de porc et de vin, et je vous ai laissé jouir de ce que vous appelez vos privilèges de chrétien, me contentant dans le fond du cœur de déplorer vos jouissances animales. Pourquoi donc seriez-vous scandalisé parce que je tâche d’égayer de mon mieux une triste route par quelques chants joyeux ? Le poète a dit : « La chanson est comme la rosée du ciel qui tombe sur le sein du désert ; elle rafraîchit le sentier du voyageur. »

— Ami Sarrasin, dit le chrétien, je ne blâme pas le goût de la musique et de la gaie science, quoique nous lui accordions peut-être trop de place dans nos pensées, que nous pourrions diriger vers un meilleur but. Mais les prières et les saints psaumes conviennent mieux que les lais d’amour et les chants bachiques à des hommes qui traversent cette vallée de l’ombre de la mort, remplie d’esprits malins et de démons que les prières des saints hommes ont chassés du séjour des humains et réduits à errer ici au milieu d’une nature aussi maudite que la leur.

— Ne parle pas ainsi des génies, répondit le Sarrasin ; car sache que tu t’adresses à un homme dont la famille et la nation tirent leur origine de cette race immortelle que votre secte craint et blasphème.

— Je pensais bien aussi, répondit le croisé, que ta race aveugle tirait son origine de l’esprit malin, sans l’aide duquel vous n’auriez jamais pu réussir à défendre cette bienheureuse terre de Palestine contre tant de vaillants soldats de Dieu. Je ne prétends pas parler ici de toi en particulier, Sarrasin, mais de ton peuple et de ta religion. Il me paraît étrange cependant, non que vous descendiez de l’esprit malin, mais que vous vous en vantiez.

— De qui le brave des braves se vanterait-il de descendre, si ce n’est du brave des braves ? dit le Sarrasin. À qui une race orgueilleuse pourrait-elle mieux attribuer son origine qu’à l’esprit des ténèbres, qui aima mieux se laisser précipiter du ciel par la force que de ployer volontairement le genou ? On peut haïr Éblis, étranger, mais il faut qu’on le craigne ; et les descendants d’Éblis, qui habitent le Kourdistan, sont semblables à leur père. »

Toutes les connaissances de l’époque se composaient de contes de magie et de nécromancie, et sir Kenneth entendit son compagnon faire l’aveu de son origine diabolique sans aucune incrédulité et sans trop d’étonnement, quoiqu’en frissonnant intérieurement de se voir dans un lieu si effrayant avec un compagnon qui convenait d’un tel lignage. Cependant, naturellement exempt de crainte, il se signa, et demanda bravement au Sarrasin l’explication de la généalogie dont il se vantait. Ce dernier consentit volontiers à la donner.

« Brave étranger, dit-il, apprends donc notre histoire. Pendant que le cruel Zohauk, un des descendants de Griamschid, occupait le trône de Perse, il forma une ligue avec les puissances des ténèbres, au milieu des voûtes mystérieuses d’Istakhar, voûtes que la main des esprits élémentaires avait creusées dans le roc vif, longtemps avant qu’Adam fût créé. Là il nourrissait avec des offrandes quotidiennes de sang humain deux serpents dévorants qui étaient devenus, suivant les poètes, une partie de lui-même, et pour l’aliment desquels il imposait chaque jour le nouveau tribut d’une victime humaine. Mais enfin, la patience de ses sujets étant épuisée, quelques uns tirèrent le glaive du fourreau. De ce nombre furent le vaillant forgeron et le victorieux Feridoun, par qui le tyran fut enfin détrôné et renfermé pour jamais dans les sombres cavernes du mont Damavend. Mais avant que l’affranchissement de la Perse eût pu s’effectuer, et tandis que la puissance de ce monstre sanguinaire était à son plus haut point d’élévation, une troupe d’esclaves ravisseurs, qu’il avait envoyée se pourvoir de victimes pour ses sacrifices journaliers, ramena sous les voûtes du palais d’Istakhar sept sœurs, toutes si belles qu’elles semblaient sept houris. Ces jeunes beautés avaient pour père un sage qui ne possédait d’autres trésors que ses filles et sa propre sagesse. Cette dernière ne lui suffit pas pour prévoir ce malheur que tous ses efforts ne purent empêcher. L’aînée des sœurs n’avait pas dépassé sa vingtième année, la plus jeune atteignait à peine sa treizième ; et telle était la ressemblance qui existait entre elles, qu’on eût eu de la peine à les distinguer sans la différence de leurs tailles, chacune s’élevant presque insensiblement au dessus de sa cadette, comme les degrés qui conduisent aux portes du paradis. Ces jeunes filles parurent si belles lorsqu’elles furent amenées sous les voûtes ténébreuses, et dépouillées de tous leurs vêtements, à l’exception d’une simarre de soie blanche, que leurs charmes attendrirent ceux qui n’étaient pas mortels. Le tonnerre gronda, la terre fut ébranlée, les rochers de la voûte s’entr’ouvrirent, et laissèrent passage à un être qui parut tout-à-coup habillé en chasseur, avec un arc et des flèches, et suivi de ses six frères. Ils étaient tous de grande taille, et, quoique leurs traits fussent sombres, ils étaient beaux à voir ; mais leurs yeux avaient plutôt l’effrayante fixité de ceux des morts, que l’éclat qui étincelle sous la paupière des vivants : « Zeineb, » dit le chef de la bande ; et, en parlant ainsi, il prit la main de l’aînée des sœurs à laquelle il s’adressait d’un ton de voix bas, doux et mélancolique : « Je suis Cothrob, roi du monde souterrain, et chef suprême du Ginnistan. Moi et mes frères nous sommes au nombre de ceux qui, créés du feu élémentaire, dédaignèrent, malgré l’ordre du Tout-Puissant, de se courber devant une masse d’argile, parce qu’elle avait le nom d’homme. Tu peux avoir entendu parler de nous comme cruels, vindicatifs, inexorables. Nous sommes par nature bons et généreux, ne nous livrant à la vengeance que quand on nous insulte, à la cruauté que quand on nous outrage. Nous sommes fidèles à ceux qui se fient à nous, et nous avons entendu les invocations du sage Mithrasp, ton père, qui, dans sa prudence, n’adresse pas seulement son culte à l’Origine du bien, mais encore à ce qu’on appelle le Principe du mal. Toi et tes sœurs vous êtes sur le point de périr : mais que chacune de vous nous donne seulement un cheveu de ses belles tresses en signe d’hommage, et nous vous porterons à plusieurs milles d’ici dans une retraite sûre, où vous pourrez défier Zohauk et ses ministres. » La crainte d’une mort imminente, dit le poète, est comme la verge du prophète Aaron, transformée devant Pharaon en un serpent qui dévora tous les autres ; et les filles du sage Persan étaient peu susceptibles de s’effrayer des hommages d’un génie. Elles donnèrent le tribut que Cothrob leur demandait, et en un moment les sœurs se trouvèrent transportées dans un château enchanté, sur les montagnes du Tugrut, dans le Kourdistan. Depuis lors aucun œil mortel ne les revit jamais. Mais dans la suite des temps, sept jeunes gens distingués à la guerre et à la chasse se montrèrent dans les alentours du château des Génies. Ils étaient plus bruns de peau, plus hauts de taille, plus orgueilleux et plus déterminés qu’aucun des habitants épars alors dans les vallées du Kourdistan. Ils prirent des femmes, et devinrent pères des sept tribus des Kourdmens, dont la valeur est connue par tout l’univers. »

Le chevalier chrétien écouta avec surprise cette légende bizarre (dont aujourd’hui encore on peut trouver des traces dans les traditions des Kourdes), et, après un moment de réflexion, il répondit : « Sur ma foi, sire Sarrasin, vous avez dit vrai. On peut haïr et craindre votre origine, mais elle n’est pas à mépriser. Je ne m’étonne plus de votre obstination dans une fausse croyance, puisque c’était une partie de la nature de vos ancêtres, ces chasseurs infernaux, de préférer l’imposture à la vérité. Je conçois encore que votre imagination s’exalte, et que vous vous abandonniez aux chants et à la joie quand vous approchez des lieux fréquentés par de malins esprits : ils doivent exciter en vous les sentiments de joie que nous éprouvons en approchant du pays de nos ancêtres.

— Par la barbe de mon père ! je crois que tu as raison, » dit le Sarrasin qu’amusait plus que n’offensait la liberté avec laquelle le chrétien avait exprimé ses réflexions. « Bien que le Prophète, béni soit son nom ! ait semé parmi nous les germes d’une croyance meilleure que celle qui fut enseignée à nos ancêtres sous les voûtes enchantées du château de Tugrut, cependant nous ne nous hâtons pas, ainsi que les autres musulmans, de frapper d’une damnation éternelle ces esprits élémentaires, redoutables et puissants, dont nous prétendons tirer notre origine. Ces génies, suivant notre croyance et notre espoir, ne sont pas entièrement réprouvés, mais ils ont encore les moyens de se sauver, et peuvent être récompensés ou punis dans l’éternité. Mais laissons ces matières aux imans et aux mollahs ; qu’il vous suffise de savoir que la connaissance du Coran n’a pas entièrement effacé en nous le respect que nous portons à ces esprits, et qu’il y en a encore qui chantent, en mémoire de l’ancienne foi de nos pères, des vers tels que ceux-ci. »

En parlant ainsi, il se mit à chanter des vers très anciens pour le langage et la construction, et qu’on attribuait à quelque adorateur d’Arimane, le Principe du mal.

Sombre Arimane, en qui l’Irak, notre patrie,
Voit la source des maux qui désolent la vie,
Au pied de tes autels notre regard troublé,
Contemplant l’univers par toi renouvelé,
À ton pouvoir sans borne, à ta force infinie
Ne trouve rien d’égal sous le ciel étoilé.

Si la main d’un pouvoir plus doux, plus pacifique,
Fait jaillir au désert la source prophétique
Où d’humbles pèlerins la soif va s’étancher,
Tu soulèves le flot qui frappe le rocher,
Tu souffles la tempête ; et le golfe Arabique
Voit périr le vaisseau qu’il prétend lui cacher.

En vain le Tout-Puissant commande à notre terre
De produire à l’envi la plante salutaire
Qui de l’homme souffrant doit calmer les douleurs :
Combien peu de mortels échappent aux malheurs,
Au poignard, au poison, à la peste, à la guerre,
Maux qui de ton carquois sont les traits destructeurs !

As-tu le sentiment, la forme, les images,
Ces pensers d’Orient que te prêtent les mages ?
Ton âme est-elle faite et de haine et de fiel ;

Habites-tu l’enfer, ou parcours-tu le ciel ?
Ta voix est-elle un foudre, et tes pas des orages ?
Ton règne avec nos maux sera-t-il éternel ?

Ou n’es-tu qu’une force unie à la nature,
Qui, sans fin corrompant la source la plus pure,
Change le bien en mal, en vice la vertu ;
Principe malfaisant, qui toujours combattu.
Et toujours renaissant de sa propre blessure,
Nous pousse vers le crime, et n’est jamais vaincu ?

Toujours tu suis de près le rayon de lumière
Qui parfois vient dorer ce vallon de misère ;
À nos instants de joie, hélas ! toujours présent,
Les couteaux destinés à nos banquets de fêtes,
Ta main les empoisonne, en menace nos têtes ;
Tu ris quand tu les vois se rougir dans le sang.

Ainsi, depuis le jour qui marque sa naissance,
Et tant que sur la terre il traîne sa souffrance,
De l’homme en souverain tu gouvernes le sort ;
Tu causes les tourments de son heure dernière ;
Et qui pourrait répondre, esprit tout de mystère,
Que la puissance enfin s’éclipse dans la mort[5] ?

Il est assez probable que ces vers sont dus à l’inspiration poétique de quelque philosophe à demi éclairé, qui ne voyait dans la divinité fabuleuse à laquelle on a donné le nom d’Arimane, que la prépondérance du mal physique et moral. Mais aux oreilles de sir Kenneth du Léopard, ils présentèrent un sens bien différent, et chantés comme ils l’étaient par un homme qui venait de se vanter de descendre des démons, ils lui avaient semblé une invocation adressée au malin esprit lui-même. Pendant que ces blasphèmes retentissaient dans le même désert où Satan avait été repoussé par celui dont il réclamait l’hommage, il se demanda si, en prenant brusquement congé du Sarrasin, ce serait lui témoigner assez d’horreur, ou si plutôt son vœu comme croisé ne l’obligeait pas à défier l’infidèle au combat sur le lieu même, et à y laisser son corps en pâture aux animaux du désert. Mais tout-à-coup son attention fut attirée par une apparition extraordinaire.

La clarté du jour s’affaiblissait et tirait à sa fin ; cependant elle permit au chevalier de remarquer que son compagnon et lui n’étaient plus seuls dans la forêt, mais qu’ils étaient poursuivis de près par une figure d’une taille très haute et très mince, qui sautait de rochers en rochers et de buissons en buissons, avec une agilité qui, jointe à l’aspect sauvage et surnaturel de l’individu, lui rappelait les faunes et les sylvains dont il avait vu les images dans les anciens temples de Rome. Par la même raison que l’honnête Écossais n’avait jamais douté un moment que ces dieux des anciens gentils ne fussent réellement des diables, il n’hésita pas à croire que l’hymne blasphématoire n’eût évoqué l’esprit infernal.

« Mais qu’importe ? » se dit en lui-même le brave sir Kenneth, « périssent le démon et ses adorateurs ! »

Il ne jugea pas cependant nécessaire d’avertir deux ennemis par un défi qu’il aurait certainement offert à un seul avant de commencer le combat. Déjà sa main était sur sa hache d’armes, et l’imprudent Sarrasin aurait payé sa poésie persane en se voyant fendre la tête sur le lieu même sans qu’on lui en eût expliqué la raison, lorsque d’autres circonstances vinrent épargner au chevalier écossais une action qui aurait souillé ses armes d’une tache honteuse. L’apparition, qu’il avait suivie des yeux pendant quelque temps, avait d’abord paru poursuivre les traces des voyageurs en se cachant derrière les rochers et les buissons, se servant avec beaucoup d’adresse des avantages que lui présentait le sol, et surmontant les irrégularités du terrain avec une agilité vraiment surprenante. Au moment où le Sarrasin finissait de chanter, cette figure, qui était celle d’un grand homme couvert de peau de bouc, s’élança au milieu du chemin, saisit dans chaque main une des rênes du cheval du musulman, attaquant ainsi de face et faisant reculer le noble animal : celui-ci, ne pouvant endurer la manière dont cet assaillant imprévu lui faisait sentir la puissance du mors et du caveston, qui, suivant la coutume d’Orient, était un solide anneau de fer, se cabra, et finit par tomber en arrière sur son maître, qui cependant évita le danger de la chute en se jetant légèrement de côté.

L’assaillant quitta aussitôt la bride du cheval pour sauter à la gorge du cavalier. Il se précipita sur le Sarrasin, et, en dépit de sa jeunesse et de sa vigueur, il le tint renversé sous lui et enlaça de ses longs bras ceux de son prisonnier. Le musulman s’écria d’une voix irritée, quoique riant encore à demi : « Hamako… fou que tu es… lâche-moi… ceci passe tes privilèges ; lâche-moi, te dis-je, ou je me servirai de mon poignard.

— De ton poignard ! chien d’infidèle, dit la figure couverte de peau de bouc, prends-le, si tu peux, » et en parlant ainsi il arracha cette arme de la main du cavalier, et la brandit au dessus de sa tête.

« Au secours, Nazaréen, » s’écria Sheerkohf, qui commençait à s’alarmer sérieusement, « au secours, ou le Hamako me tuera !

— Te tuer, reprit l’habitant du désert, tu as en effet mérité la mort en adressant tes hymnes blasphématoires, non seulement à ton faux prophète, qui est l’avant-coureur de l’esprit impur, mais encore à l’auteur du mal lui-même. »

Le chevalier chrétien était resté jusque là comme un homme pétrifié, tant l’événement et le résultat de cette rencontre avaient contredit toutes les conjectures auxquelles il s’était livré un moment auparavant ! Il sentit cependant à la fin que son honneur était intéressé à ce qu’il intervînt en faveur de son compagnon, et en conséquence il s’adressa ainsi au vainqueur vêtu de peau de bouc.

« Qui que tu sois, dit-il, bon ou mauvais esprit, sache que j’ai juré d’être pour le moment le fidèle compagnon du Sarrasin que tu tiens abattu ; je te somme donc de le laisser se relever, autrement je te livrerai combat pour sa défense.

— Ce serait une querelle bien honorable pour un croisé ! En faveur d’un chien d’infidèle, il tournerait ses armes contre un des frères de sa sainte croyance ! es-tu venu dans le désert pour défendre le croissant contre la croix ? Voilà un digne soldat de Dieu, qui écoute chanter les louanges de Satan ! »

Tout en parlant ainsi, il s’était relevé, et permettant au Sarrasin de se relever aussi, il lui rendit son cangiar ou poignard.

« Tu vois à quel danger imminent ta présomption t’a exposé, » continua l’homme à la peau de bouc, en s’adressant à Sheerkohf, « et par quels faibles moyens ton adresse consommée et l’agilité dont tu es fier peuvent être mises en défaut quand telle est la volonté du ciel. Prends donc garde, ô Ilderim ! car sache que s’il n’existait pas un point scintillant dans l’astre de ta naissance qui te promet une marque de la bonté et de la miséricorde de Dieu quand ton heure sera arrivée, sache, dis-je, que nous ne nous serions pas séparés que je n’eusse déchiré cette gorge qui tout à l’heure faisait entendre de si horribles blasphèmes.

— Hamako, » dit le Sarrasin sans montrer le moindre ressentiment de ce langage violent, et de l’assaut plus violent encore qu’il venait de supporter, « je t’en prie, bon Hamako, fais attention une autre fois de ne pas porter si loin tes privilèges ; car, quoique en bon musulman je respecte ceux que le ciel a privés de leur portion ordinaire de raison pour les douer de l’esprit de prophétie, cependant je n’aime pas qu’on porte les mains sur la bride de mon cheval, ni sur ma personne. Dis donc tout ce que tu voudras, sûr d’être à l’abri de mon ressentiment ; mais tâche de recueillir assez de bon sens pour comprendre que si tu viens encore m’attaquer avec violence, je ferai tomber ta tête velue de tes maigres épaules. Et quant à toi, ami Kenneth, » ajouta-t-il en remontant à cheval, « je suis forcé de te dire que j’aime mieux dans un camarade du désert de bons services que de belles paroles. Tu ne m’as pas épargné les dernières, mais tu aurais mieux fait de t’empresser davantage de venir à mon secours lorsque je luttai avec cet Hamako, qui a pensé me tuer dans sa frénésie.

— Sur ma foi ! j’avoue que je suis en défaut, et que j’ai été un peu tardif à te donner le secours dont tu avais besoin ; mais l’étrangeté de l’assaillant, la rapidité de cette scène… On aurait dit que ton chant impie et blasphématoire avait évoqué le diable au milieu de nous ; et telle fut ma confusion, qu’il s’écoula deux ou trois minutes avant que je pusse avoir recours à mes armes.

— Tu es un ami froid et réfléchi, et si la frénésie de l’Hamako avait été une ligne plus loin, ton compagnon aurait été tué sous tes yeux, à ton éternel déshonneur, sans que tu eusses levé un doigt pour venir à son aide, quoique tu fusses bien monté et pourvu de bonnes armes.

— Sur ma parole, Sarrasin, si tu veux que je te parle clairement, j’ai cru que cette étrange figure était le diable lui-même : or, comme vous êtes du même lignage, j’ignorais si vous n’aviez pas quelque secret de famille à vous communiquer pendant que vous vous rouliez amoureusement sur le sable.

— Ton sarcasme n’est pas une réponse, frère Kenneth. Lors même que mon assaillant eût été le prince des ténèbres, tu n’en étais pas moins obligé de lui livrer combat pour défendre ton camarade. D’ailleurs, ce qu’il peut y avoir d’impur ou de diabolique dans cet Hamako appartient plus à votre lignage qu’au mien : tu vois en lui l’anachorète que tu vas visiter.

— Lui ! dit sir Kenneth contemplant la figure gigantesque mais décharnée qu’il avait devant les yeux. « Lui ! tu railles, Sarrasin. Ce ne peut être là le vénérable Théodoric ! »

— Qu’il te le dise lui-même, si tu ne veux pas me croire, » répondit Sheerkohf ; et il avait à peine achevé ces mots que l’ermite prenant la parole les confirma positivement.

« Je suis Théodoric d’Engaddi, dit-il ; je suis le gardien du désert, l’ami de la croix, le fléau de tous les infidèles, hérétiques et adorateurs du diable ; hors d’ici ! hors d’ici ! Périssent Mahomet, Termagant et tous leurs sectateurs ! » En parlant de la sorte, il tira de dessous son vêtement grotesque une espèce de fléau ou de gros bâton garni de fer, qu’il brandit autour de sa tête avec une adresse singulière.

« Tu vois là ton saint, » dit le Sarrasin en riant pour la première fois de l’étonnement inexprimable avec lequel sir Kenneth regardait les gestes sauvages et écoutait les murmures bizarres de Théodoric. Celui-ci, après avoir agité son bâton dans tous les sens sans paraître s’inquiéter de ce que cet exercice pouvait avoir de dangereux pour la tête de ses compagnons, finit par donner un échantillon de sa force et de la bonté de son arme en brisant en morceaux une grosse pierre qui était près de lui.

« C’est un fou, dit sir Kenneth.

— Il n’en est pas moins bon saint pour cela, » reprit le musulman, parlant d’après la croyance bien connue de l’Orient, que les fous sont sous l’influence d’une inspiration immédiate. « Sache, chrétien, que lorsqu’un œil est fermé, l’autre en devient plus clairvoyant ; quand une main est emportée, celle qui reste a plus de force et d’adresse : de même quand notre raison est détruite ou troublée relativement aux affaires humaines, notre contemplation du ciel en devient plus nette et plus parfaite. »

Ici la voix du Sarrasin fut couverte par celle de l’ermite, qui se mit à crier à haute voix d’un ton sauvage et qui formait une espèce de chant : « Je suis Théodoric d’Engaddi ; je suis le flambeau du désert, le fléau des infidèles ! Le lion et le léopard seront mes camarades et viendront se réfugier dans ma cellule, et le chevreau n’aura pas peur de leurs griffes… Je suis la torche et le flambeau ! Kyrie eleison ! »

Là-dessus il se mit à courir, et termina sa course par deux ou trois bonds en avant qui lui auraient fait beaucoup d’honneur dans une école de gymnastique, mais qui allaient si étrangement à son caractère d’ermite que le chevalier écossais en demeura confondu. Le Sarrasin parut mieux le comprendre. « Vous le voyez, dit-il : il s’attend à ce que nous le suivions dans sa cellule, et c’est en effet le seul lieu de refuge que nous puissions avoir pour cette nuit. Vous êtes le léopard, d’après l’empreinte gravée sur votre bouclier ; moi je suis le lion, comme mon nom le fait entendre, et sous l’emblème du chevreau, il veut parler de lui-même, par allusion à la peau de cet animal dont il est couvert. Il ne faut pas le perdre de vue cependant, car il est aussi agile qu’un dromadaire. »

Cette tâche n’était pas effectivement très facile : quoique leur révérend guide s’arrêtât de temps en temps et leur fît signe de la main comme pour les exhorter à avancer, cependant, bien familiarisé lui-même avec toutes les passes et tous les défilés du désert, et doué d’une activité extraordinaire que l’égarement de son esprit contribuait à tenir perpétuellement en exercice, il conduisit les chevaliers à travers des précipices et des sentiers étroits où le Sarrasin lui-même, armé à la légère et monté sur un coursier bien dressé, ne fut pas sans courir de dangers : on en conclura facilement que l’Européen encaissé dans son armure de fer, avec son cheval accablé de son poids, se trouva dans un péril si imminent qu’il aurait préféré cent fois celui d’un champ de bataille. Ce ne fut donc point sans une certaine satisfaction qu’il vit se terminer cette marche dangereuse : le saint homme qui leur servait de guide était arrêté devant l’entrée d’une caverne, tenant à la main une grande torche, faite d’un morceau de bois trempé dans du bitume, qui jetait une clarté vive et flamboyante, et répandait une forte odeur de soufre.

Sans se laisser arrêter par cette vapeur suffocante, le chevalier se jeta à bas de son cheval et entra dans la caverne qui ne promettait pas un logement fort commode. L’inférieur était divisé en deux parties : dans la première était un autel de pierre et un crucifix de roseaux : cet endroit servait de chapelle à l’anachorète. Ce fut dans cette caverne extérieure que le chevalier chrétien, non sans éprouver quelque scrupule provenant de la vénération que lui inspiraient les objets qui l’entouraient, se décida enfin à attacher son cheval et à l’arranger pour la nuit, à l’imitation du Sarrasin, qui lui fit entendre que c’était la coutume du lieu. Pendant ce temps l’ermite s’occupait à mettre en ordre sa cellule intérieure afin d’y recevoir ses hôtes, qui ne tardèrent pas à l’y joindre. Au fond de la grotte extérieure, une petite ouverture fermée par une porte composée d’une planche grossière conduisait à la chambre à coucher de l’ermite, qui était un peu plus commode. À force de travail, il en avait aplani le sol et l’avait couvert d’un sable fin qu’il arrosait tous les jours de l’eau d’une petite source qui coulait du rocher à l’un des coins de la grotte ; et dans ce climat étouffant, le murmure de l’onde semblait déjà rafraîchissant à l’oreille avant qu’elle désaltérât le palais. Une couche de joncs entrelacés était dans un coin de la cellule, dont les murs grossièrement taillés étaient ornés de quelques plantes et de quelques fleurs. Deux torches de cire, que l’ermite alluma, donnèrent un air de gaîté à ce lieu que rendaient agréable les émanations végétales et la fraîcheur qu’on y respirait. Dans un des coins de la grotte étaient des instruments de travail ; dans un autre, une niche qui contenait une statue grossière de la Vierge. On y voyait une table et deux chaises qui paraissaient être l’ouvrage de l’anachorète, leur forme différant entièrement de celle des meubles d’Orient. La table était couverte non seulement de racines et de légumes, mais aussi de viandes séchées, arrangées de la manière la plus propre à exciter l’appétit de ses hôtes. Cette démonstration de politesse, quoique muette et exprimée par des gestes seulement, parut difficile à concilier dans l’esprit de sir Kenneth avec les manières sauvages et violentes dont le saint homme leur avait précédemment donné un échantillon. La démarche de l’ermite était calme et composée, et une expression d’humilité religieuse empêchait seule ses traits amaigris par l’austérité de son genre de vie de paraître nobles et majestueux. Il parcourait sa cellule comme un homme qui semble fait pour gouverner ses semblables, mais qui avait abdiqué son empire pour devenir le serviteur de Dieu. Cependant on doit convenir que sa taille gigantesque, la longueur de ses cheveux et de sa barbe, ses yeux animés et enfoncés dans leur orbite, semblaient plutôt les attributs d’un soldat que ceux d’un solitaire.

Le Sarrasin lui-même paraissait regarder l’ermite avec quelque vénération pendant qu’il faisait les honneurs de sa cellule, et il dit à voix basse à sir Kenneth : « L’Hamako est dans un de ses bons moments ; mais il ne parlera pas que nous n’ayons mangé, tel est son vœu. »

Ce fut donc par un geste silencieux que Théodoric engagea l’Écossais à prendre place sur une des chaises, tandis que Sheerkohf, suivant l’usage de sa nation, s’assit sur un coussin de nattes. Alors l’ermite éleva les mains comme pour bénir les rafraîchissements qu’il avait placés devant ses hôtes, et ils se mirent à manger en gardant un silence profond. Cette gravité était naturelle au Sarrasin, et le chrétien imita sa taciturnité, tout en réfléchissant intérieurement à la singularité de sa situation. Quel contraste en effet entre les gesticulations sauvages et furieuses, les cris aigus et les actions violentes de Théodoric, lors de leur rencontre, et la manière calme, grave et presque majestueuse dont il remplissait les devoirs de l’hospitalité !

Quand le repas fut achevé, l’ermite, qui n’avait rien mangé lui-même, enleva les restes, et plaçant devant le Sarrasin un vase rempli de sorbet, présenta un flacon de vin à l’Écossais.

« Buvez, dit-il, mes enfants, » et c’étaient les premiers mots qu’il prononçait ; « buvez : les dons de Dieu sont faits pour qu’on en jouisse, pourvu qu’on n’oublie pas leur dispensateur. »

Après ces paroles il se retira dans la première cellule, probablement pour se livrer à ses dévotions, et laissa ses hôtes ensemble dans l’appartement intérieur. Kenneth adressa différentes questions à Sheerkohf pour apprendre de lui ce qu’il savait de leur hôte. Sa seule curiosité ne le portait pas à prendre ces renseignements : s’il était difficile de concilier les procédés violents du solitaire à son premier abord avec le calme et l’humilité de ses manières actuelles, il était plus difficile encore de les accorder avec la haute considération que cet ermite, d’après ce que sir Kenneth avait entendu dire, s’était acquise parmi les théologiens les plus éclairés du monde chrétien. Théodoric, l’ermite d’Engaddi, avait été le correspondant des papes et des conciles, et, dans ses lettres pleines d’une éloquente ferveur, il avait dépeint les misères que les mécréants faisaient souffrir aux chrétiens latins, dans la Terre-Sainte, avec des couleurs presque aussi énergiques que celles dont se servit Pierre l’Ermite, devant le concile de Clermont, lorsqu’il prêcha sa première croisade. Confondu d’avoir trouvé dans un personnage aussi vénérable et aussi vénéré les manières frénétiques d’un fakir furieux, le chevalier chrétien eut besoin de réflexion avant de se décider à lui confier certaines affaires importantes dont il avait été chargé par un des chefs de la croisade.

Le but principal de son pèlerinage, dans lequel il suivait une route tout-à-fait détournée, avait été de s’acquitter de cette mission. Cependant ce qu’il avait vu et entendu cette nuit l’avait porté à attendre encore avant de se confier à l’ermite. L’émir lui-même ne put lui donner des renseignements bien satisfaisants ; voici à peu près le résumé de ce qu’il lui apprit. Théodoric, d’après ce que le Sarrasin avait entendu dire, avait été jadis un brave et vaillant guerrier, sage dans le conseil et victorieux dans les combats, ce qui ne lui paraissait pas difficile à croire d’après la grande force et l’étonnante agilité qu’il lui avait souvent vu déployer… Il s’était montré à Jérusalem, non pas en pèlerin, mais comme un homme qui s’est consacré à passer le reste de sa vie dans la Terre-Sainte. Bientôt après il fixa sa résidence au milieu des lieux sauvages qu’il habitait encore maintenant, respecté des Latins, à cause de sa dévotion austère, comme il l’était des Turcs et des Arabes, eu égard aux symptômes de démence qu’il avait montrés et qu’ils attribuaient à une inspiration divine. Ce furent eux qui lui donnèrent le nom d’Hamako, qui, dans la langue turque, exprime cette idée. Sheerkohf lui-même semblait embarrassé quant au jugement qu’on devait porter de ce personnage. On voyait, disait-il, qu’il avait été autrefois un sage, et quelquefois il pouvait encore développer, pendant plusieurs heures de suite, sans la moindre incohérence, les principes de la sagesse et de la vertu. Dans d’autres moments il était égaré et furieux, mais jamais pourtant le Sarrasin ne l’avait vu si dangereux que ce jour-là. La moindre apparence d’insulte à sa religion excitait sa fureur : on racontait que quelques Arabes errants ayant insulté son culte et mutilé son autel, il les avait attaqués et tués avec le court fléau qu’il portait pour arme. Cet événement avait fait beaucoup de bruit ; et c’était autant par crainte du fléau de l’ermite, que par respect pour son caractère d’Hamako, que les tribus errantes respectaient sa demeure et sa chapelle. Sa renommée s’était étendue si loin que Saladin avait donné des ordres particuliers pour qu’il fût épargné et protégé. Le soudan lui-même, accompagné de seigneurs musulmans du premier rang, avait visité plus d’une fois sa cellule, où ils avaient été attirés par le désir de voir l’Hamako chrétien, ainsi que par l’espoir d’obtenir d’un homme aussi savant quelque révélation sur l’avenir. « Il a, continua le Sarrasin, un rashid ou observatoire d’une grande élévation, disposé pour la contemplation des corps célestes, et surtout pour l’observation du système planétaire. » Or, on sait qu’à cette époque musulmans et chrétiens croyaient également que le cours de la vie humaine était réglé et pouvait être prédit d’après le cours et l’influence des planètes.

Telles furent en substance les communications de l’émir. Après les avoir reçues, sir Kenneth se demandait encore si les accès de démence de l’ermite provenaient réellement de la ferveur souvent excessive de son zèle, ou si ce n’était pas plutôt un caractère fictif qu’il avait revêtu à cause du privilège qui s’y attachait. Cependant il lui sembla que les musulmans portaient la complaisance à un degré peu commun, vu le fanatisme qui caractérise les sectateurs de Mahomet, au milieu desquels Théodoric vivait tranquille quoique en ennemi avoué de leur foi. Il crut voir aussi qu’il y avait entre l’ermite et le Sarrasin une connaissance plus intime que les paroles du dernier ne le faisaient entendre. Enfin il ne lui était pas échappé que le solitaire avait donné à l’émir un nom tout autre que celui de Heerkohf. Toutes ces considérations étaient de nature à faire naître la prudence, sinon le soupçon. Il résolut donc d’examiner son hôte de plus près, et de ne pas trop se presser de lui communiquer l’important message qui lui était confié.

« Prends garde, Sarrasin, dit-il, car il me semble que l’imagination de notre hôte s’égare au sujet des noms aussi bien que sur d’autres points. Tu t’appelles Heerkohf, et il vient tout-à-l’heure de te nommer autrement.

— Mon nom, quand j’habite la tente de mon père, est Ilderim, reprit le Persan, et c’est celui-là que beaucoup de gens me donnent encore… À la guerre et parmi les soldats on m’appelle le Lion de la Montagne, car c’est le nom que ma bonne épée m’a gagné… Mais chut ! l’Hamako revient, c’est pour nous avertir de nous livrer au repos… Je connais sa coutume… Personne ne doit être témoin de ses veilles. «

L’anachorète entra en effet, et croisant ses bras sur sa poitrine, en se tenant debout devant ses hôtes, il dit d’une voix solennelle : « Béni soit le nom de celui qui a voulu qu’une nuit de repos suivît un jour de fatigue, et qu’un sommeil paisible vînt réparer la lassitude des membres et rafraîchir l’agitation de l’esprit ! »

Les deux guerriers répondirent amen, et se levant de table, se préparèrent à se rendre à leur couche que leur hôte leur indiqua d’un signe de main. Enfin, les saluant tous deux, il sortit de l’appartement.

Le chevalier du Léopard se débarrassa de sa pesante armure, son camarade le Sarrasin l’aidant officieusement à défaire les agrafes de sa cuirasse ; après quoi sir Kenneth resta vêtu d’un justaucorps de peau de chamois que les chevaliers et les hommes d’armes avaient coutume de porter sous leur armure. Si le Sarrasin avait admiré la force de son adversaire quand il était couvert d’acier, il ne fut pas moins frappé alors des proportions exactes de ses membres nerveux et bien taillés… Le chevalier, de son côté, lorsque par un échange de courtoisie il aida le Sarrasin à quitter ses vêtements de dessus, afin de pouvoir dormir plus commodément, se demanda en lui-même comment ces proportions minces et déliées pouvaient se concilier avec la vigueur qu’il lui avait vu déployer pendant le combat.

Les deux guerriers prièrent avant de se livrer au repos : le musulman se tourna du côté du Kébla, le point vers lequel les prières de tout sectateur du Prophète devaient être dirigées, et murmura ses oraisons profanes. Mais le chrétien, s’éloignant de son compagnon, comme s’il eût craint d’être souillé par le voisinage de l’infidèle, planta debout sa haute épée, dont la poignée était en forme de croix, et s’agenouillant comme en présence du signe de la rédemption, il dit son rosaire avec une ferveur qu’augmentait encore le souvenir des événements qui venaient de se passer et des dangers auxquels il avait échappé dans le cours de la journée… Les deux guerriers, accablés par la fatigue du voyage, furent bientôt profondément endormis chacun sur une couche séparée.


CHAPITRE IV.

LA CHAPELLE.


Dans un désert lointain, inconnu aux yeux des mortels, avait vieilli un vénérable ermite. Une caverne formait son humble cellule, son lit était de mousse, des fruits composaient sa nourriture, et la source limpide le désaltérait. Éloigné des hommes, il passait ses jours avec Dieu ; sa seule occupation était de le prier, son unique plaisir de chanter ses louanges.
Parnell. L’Ermite.


Sir Kenneth ignorait combien de temps ses sens avaient pu être ensevelis dans un profond sommeil, quand il fut frappé d’un sentiment d’oppression et de gêne qui lui suggéra d’abord un rêve passager dans lequel il lui semblait lutter contre un puissant adversaire, et qui finit bientôt par l’éveiller tout-à-fait. Il allait demander qui était là, lorsqu’en ouvrant les yeux il aperçut la figure étrange et sauvage de l’anachorète, telle que nous l’avons décrite : il était debout auprès du lit, et appuyait sa main droite sur la poitrine de sir Kenneth, tandis que de l’autre il tenait une petite lampe.

« Silence ! » dit l’ermite au chevalier qui le regardait avec surprise, « j’ai des choses à te dire que cet infidèle ne doit pas entendre. »

Il prononça ces mots en français et non pas dans la langue franque, ce composé de dialectes européens et orientaux, dont ils s’étaient servis jusqu’à présent entre eux.

« Lève-toi, continua-t-il, mets ton manteau, ne prononce pas une parole, mais marche légèrement et suis-moi. »

Sir Kenneth se leva et prit son épée.

« Il n’en est pas besoin, » reprit l’anachorète à voix basse, « nous allons là où les armes spirituelles peuvent tout faire, et où celles de ce monde sont semblables à de frêles roseaux. »

Le chevalier remit son épée à côté du lit, et armé seulement d’un poignard qui ne le quittait jamais dans ce dangereux pays, il obéit au mystérieux ermite.

L’anachorète marcha le premier d’un pas lent, suivi du chevalier encore incertain si la sombre figure qui se glissait devant lui pour l’éclairer n’était pas la création d’un sommeil troublé. Ils passèrent comme des ombres dans la cellule extérieure, sans déranger l’émir qui continua de rester plongé dans le repos. Devant la croix et l’autel une autre lampe brûlait encore, un missel était ouvert, et par terre on voyait une discipline ou fouet pénitentiel, composé de petites cordes et de chaînes de fils de fer fraîchement teintes de sang, ce qui était un témoignage certain de la rigoureuse pénitence que s’infligeait le solitaire. Ici Théodoric s’agenouilla, et fit signe au chevalier de prendre place à côté de lui, sur le roc inégal qui semblait disposé tout exprès pour rendre l’attitude respectueuse de la prière aussi incommode que possible. Il lut plusieurs prières de l’Église catholique, et chanta d’une voix basse, mais fervente, trois des psaumes de la pénitence… Il entremêla ces derniers de soupirs, de larmes et de sanglots convulsifs, qui indiquaient à quel point il sentait profondément la divine poésie qu’il récitait. Le chevalier écossais se joignit avec une profonde sincérité à ces actes de dévotion, et l’opinion qu’il avait conçue de son hôte vint à changer tellement, qu’il doutait, en songeant à l’austérité de sa pénitence et à l’ardeur de ses prières, s’il ne devait pas le regarder comme un saint. Lorsque tous deux se levèrent de terre, il se tint devant lui comme un disciple devant un maître révéré. L’ermite, de son côté, resta silencieux et distrait pendant quelques minutes.

« Regarde dans cette armoire, mon fils, » dit-il en lui montrant l’extrémité la plus éloignée de la cellule, tu y trouveras un voile que tu m’apporteras. »

Le chevalier obéit ; et dans une petite ouverture pratiquée dans le mur et fermée par une porte de joncs, il trouva le voile qui lui était demandé : en l’apportant près de la lumière, il s’aperçut qu’il était déchiré et souillé en divers endroits d’une espèce de substance noirâtre. L’anachorète le regarda avec une émotion profonde, mais contenue, et avant de pouvoir adresser la parole au chevalier, il soulagea son cœur oppressé par un soupir convulsif.

« Tu vas maintenant contempler le plus riche trésor que possède la terre, dit-il enfin… Malheur à moi dont les yeux sont indignes de s’élever vers lui… Hélas ! je ne suis que l’enseigne vile et méprisée qui indique au voyageur fatigué un lieu de sécurité et de repos, mais qui doit-elle même toujours rester en dehors. En vain me suis-je réfugié dans le sein du désert aride et jusque dans les profondeurs des rochers ! Mon ennemi m’a trouvé ; celui même que j’ai abjuré m’a poursuivi dans cette retraite. »

Il s’arrêta encore un moment, et se tournant vers le chevalier écossais, il lui dit d’un ton de voix plus ferme : « Vous m’apportez le salut de Richard d’Angleterre.

— Je viens du conseil des princes chrétiens, dit le chevalier, mais le roi d’Angleterre étant indisposé. Sa Majesté ne m’a pas honoré de ses ordres.

— Votre gage ? » demanda le solitaire.

Sir Kenneth hésita… Ses premiers soupçons et les signes de démence qu’avait donnés l’ermite lui revinrent soudainement à l’esprit… Mais comment se méfier d’un homme d’un extérieur si religieux ?… « Mon mot de passe, dit-il, est celui-ci : « Les rois ont demandé l’aumône à un mendiant.

— C’est juste, » dit l’ermite après une pause, « je vous connais bien ; mais la sentinelle qui est à son poste, et le mien est assez important, crie qui vive à un ami comme à un ennemi. »

Il prit alors la lampe et passa dans la chambre qu’ils venaient de quitter. Le Sarrasin était étendu sur sa couche, profondément endormi.

Il dort, dit-il, il est dans les ténèbres ; il ne faut pas l’éveiller. »

L’attitude de l’émir présentait en effet l’image d’un profond repos. Il était couché sur le côté, le visage à demi tourné vers le mur ; un de ses bras jeté en travers de son corps cachait de sa longue et large manche la plus grande partie de sa figure, mais le front restait à découvert. Ses nerfs si agités pendant les heures de veille, étaient maintenant immobiles comme si sa figure avait été de marbre, et ses longues paupières soyeuses étaient abaissées sur ses yeux au regard de faucon. Sa main ouverte et sans force, le retour régulier et calme de sa respiration, tout indiquait en lui le plus profond sommeil. La figure couchée du dormeur complétait un groupe singulier avec les formes gigantesques de l’ermite couvert de peaux de bouc, tenant une lampe à la main, et du chevalier revêtu de son justaucorps de buffle : le premier, portant sur ses traits l’empreinte austère d’une sombre et ascétique gravité, l’autre, sur son mâle visage, l’expression d’une curiosité vive et inquiète.

« Il dort profondément, » reprit l’ermite du même ton qu’auparavant, et en employant les mêmes paroles, quoiqu’il leur donnât maintenant un sens figuré au lieu d’un sens littéral : « Il dort ; il est dans les ténèbres : mais il y aura pour lui une aurore… Ilderim ! tes pensées, lorsque tu veilles, sont aussi chimériques, aussi décevantes que celles qui abusent en ce moment ton imagination endormie ; mais la trompette se fera entendre, et le rêve aura cessé. »

En parlant ainsi, faisant signe au chevalier de le suivre, l’ermite alla vers l’autel, et passant derrière, il pressa un ressort qui, agissant à l’instant sans bruit, entrouvrit une porte de fer pratiquée dans le mur de la caverne, de manière à être presque imperceptible, à moins de l’examen le plus minutieux. Avant de se risquer à ouvrir entièrement cette porte, l’ermite jeta sur ses gonds un peu de l’huile de la lampe, et lorsqu’il l’eut tirée à lui, on aperçut un petit escalier creusé dans le roc.

« Prenez le voile que je tiens, » dit l’ermite d’un ton mélancolique, « et couvrez-m’en les yeux, car il ne m’est pas permis de regarder le trésor que vous allez contempler tout à l’heure, sans me rendre coupable de péché et de présomption. »

Sans répliquer, le chevalier enveloppa à la hâte la tête du solitaire dans le voile qu’il lui présentait, et ce dernier monta l’escalier comme quelqu’un qui connaît trop bien le chemin pour avoir besoin de lumière. En même temps il tenait la lampe pour l’Écossais qui enjamba derrière lui un assez grand nombre de marches. À la fin, ils arrivèrent à un petit caveau d’une forme irrégulière, à l’un des coins duquel l’escalier se terminait, tandis qu’à une autre extrémité se trouvait un second escalier tout semblable qui conduisait plus haut. Dans un troisième angle était une porte gothique, grossièrement ornée de groupes de colonnettes et de tous les attributs ordinaires de ce genre de sculpture. Elle était défendue par un guichet fortement garni de fer et de larges clous. Ce fut vers ce dernier point que l’ermite dirigea ses pas, qui semblèrent trembler lorsqu’il s’approcha.

« Ôte tes souliers, » dit-il au chevalier qui le suivait. « Le sol que tu foules est sacré… Bannis des profondeurs de ton âme toute pensée profane ou mondaine, car en conserver une seule dans ce saint lieu serait une horrible impiété. »

Le chevalier quitta ses souliers comme on le lui commandait, et pendant ce temps l’ermite semblait s’être retiré en lui-même et prier intérieurement. Lorsqu’il s’approcha de nouveau, il ordonna au chevalier de frapper trois fois au guichet. Celui-ci obéit… la porte s’ouvrit spontanément ; du moins sir Kenneth ne vit personne, et ses sens furent tout-à-coup frappés par un torrent de la plus pure lumière et par les émanations délicieuses et presque enivrantes des plus riches parfums. Il recula deux ou trois pas, et il lui fallut l’espace d’une minute pour se remettre de l’éblouissement et de la surprise que lui avait causés ce passage soudain des ténèbres à la lumière.

Lorsqu’il entra dans l’appartement d’où sortait tant d’éclat, il vit que la lumière provenait d’un assemblage de lampes d’argent, alimentées par l’huile la plus précieuse, et exhalant les parfums les plus suaves, suspendues par des chaînes d’argent à la voûte d’une petite chapelle gothique qui, semblable aux autres appartements de la singulière habitation de l’ermite, avait été creusée aussi dans le roc solide. Mais dans toutes les autres divisions de la caverne que sir Kenneth avait vues, le travail fait dans le roc était du genre le plus simple et le plus grossier : cette chapelle, au contraire, avait mis à contribution l’invention et le ciseau des artistes les plus habiles. La voûte était soutenue de chaque côté par six colonnes enrichies de la sculpture la plus précieuse ; et la manière dont les nervures des arcs venaient se rejoindre avec des ornements analogues, était dans le meilleur style de l’architecture du temps. Sur la même ligne que les colonnes il y avait de chaque côté six niches travaillées richement, dont chacune contenait l’image d’un des douze apôtres.

Au bout, et dans la partie orientale de la chapelle, s’élevait l’autel, derrière lequel un magnifique rideau surchargé de broderies en or cachait un enfoncement qui contenait probablement quelque image ou quelque relique d’une sainteté peu commune, en l’honneur de laquelle cette singulière chapelle avait été élevée. Dans la persuasion que cela devait être ainsi, le chevalier s’avança vers l’autel ; et s’agenouillant sur les marches, se mit à réciter ses prières avec ferveur Son attention cependant fut bientôt distraite par une nouvelle surprise. Le rideau fut levé, ou plutôt tiré de côté subitement, mais comment et par quelle main ? c’est ce qu’il ne put voir ; toutefois dans la niche qui lui fut ainsi découverte, il aperçut une armoire d’ébène et d’argent, avec une porte à double battant, et offrant en miniature l’image d’une église gothique.

Pendant qu’il la contemplait avec une curiosité inquiète, les deux battants de l’armoire s’ouvrirent soudainement aussi, et il aperçut un grand morceau de bois sur lequel étaient gravés ces mots : Vera crux. En même temps un chœur de voix de femmes chanta le Gloria Patri. Dès que les chants cessèrent, l’armoire se referma, le rideau la couvrit de nouveau, et le chevalier, toujours agenouillé devant l’autel, put continuer, sans être troublé, d’offrir ses dévotions à la sainte relique qui venait d’être offerte à ses yeux. Il le fit, plein de l’impression profonde qu’éprouve celui qui vient d’être témoin par ses propres yeux d’une preuve auguste de la vérité de sa religion, et il s’écoula quelque temps avant que ses oraisons fussent achevées, et que, se levant de terre, il se hasardât à chercher autour de lui l’ermite qui l’avait guidé vers ce lieu sacré et mystérieux. Il l’aperçut, la tête toujours enveloppée du voile dont il l’avait lui-même entouré, couché comme un chien qu’on a rebuté, sur le seuil de la chapelle sans oser le franchir. Son attitude exprimait tout ce que le respect a de plus humble, le remords de plus peignant et la pénitence de plus sincère. C’était celle d’un homme accablé et renversé à terre par le poids de ses sensations intérieures. Il parut à l’Écossais que la plus profonde humilité, le sentiment le plus accablant de repentir et de pénitence avaient pu seuls prosterner ainsi un être doué d’un corps aussi robuste, d’une âme aussi énergique.

Sir Kenneth s’approcha de lui comme pour lui parler, mais le solitaire prévint son intention, et murmura d’une voix étouffée par le voile qui enveloppait sa tête, et dont les accents semblaient sortir d’un suaire… « Reste… reste… heureux mortel, puisque cela t’est permis… la vision n’est pas encore terminée… » En parlant ainsi, il se retira en arrière du seuil où il s’était couché, et ferma la porta de la chapelle qui, assurée en dedans par un ressort dont le bruit fit retentir la voûte, se rejoignit au roc vif dans lequel ce caveau avait été creusé. Elle parut faire tellement partie du rocher, que Kenneth eut de la peine à distinguer aucune fente qui lui en indiquât l’existence. Il se trouva alors tout seul dans la chapelle bien éclairée qui contenait la relique à laquelle il venait de rendre hommage, seul, sans autre arme que son poignard, sans autre compagnie que celle de ses pieuses réflexions et de son courage intrépide.

Incertain de ce qui allait lui arriver, mais décidé à suivre le cours des événements, sir Kenneth se promena à pas lents dans la chapelle solitaire jusqu’au moment où se fait entendre le premier chant du coq. À cette heure silencieuse où le jour et la nuit se touchent, il crut ouïr, mais sans pouvoir distinguer de quel côté venait le son, le tintement d’une de ces petites sonnettes d’argent qui annoncent l’élévation de l’hostie pendant le sacrifice de la messe. L’heure et le lieu donnaient à ce bruit léger quelque chose de solennel et d’effrayant ; et tout intrépide qu’il était, le chevalier jugea à propos de se retirer dans le coin le plus éloigné de la chapelle et en face de l’autel, pour observer sans interruption les conséquences de ce signal inattendu.

Il ne fut pas long-temps sans voir le rideau s’ouvrir de nouveau et la relique s’offrir encore à ses regards. En tombant respectueusement à genoux, il entendit le chant des laudes, ou le premier office du matin de l’Église catholique que célébraient des voix de femmes, jointes en chœur comme précédemment. Le chevalier ne tarda pas à s’apercevoir que ces voix ne restaient plus stationnaires dans l’éloignement, mais qu’elles s’approchaient de la chapelle et devenaient de plus en plus fortes. Bientôt une porte aussi imperceptible lorsqu’elle était fermée, que celle par laquelle il était entré lui-même, s’ouvrit de l’autre côté de la chapelle, et les chants du chœur vinrent résonner avec plus d’éclat sous les voûtes sacrées du temple.

Le chevalier, les yeux fixés sur la porte, respirant à peine et palpitant d’une impatiente curiosité, continua d’attendre, à genoux et dans l’attitude pieuse que cette scène et ce lieu lui commandaient le résultat de tout ce qu’il voyait. Il lui sembla qu’une procession allait paraître. Quatre jeunes garçons, d’une grande beauté, dont les bras, le cou et les jambes, restés nus, offraient la teinte bronzée de l’Orient et contrastaient avec les blanches tuniques dont ils étaient vêtus, entrèrent d’abord deux à deux. Le premier couple portait des encensoirs qu’ils agitaient devant eux, et qui ajoutaient de nouveaux parfums à ceux qui embaumaient déjà la chapelle. Le second couple joncha le pavé de fleurs.

Après eux venaient dans un ordre majestueux et imposant les femmes qui composaient le chœur. Six d’entre elles, à leurs noirs scapulaires et à leurs voiles noirs qui retombaient sur leurs blanches robes, paraissaient être des religieuses professes de l’ordre du Mont-Carmel, et un semblable nombre portaient des voiles blancs qui annonçaient qu’elles étaient des novices, ou qu’elles habitaient le cloître sans y être encore liées par aucun vœu. Les premières tenaient entre leurs mains de grands rosaires, tandis que les vierges plus jeunes et plus agiles qui les suivaient portaient chacune un chapelet de roses blanches et de roses rouges. Elles firent en procession le tour de la chapelle, sans paraître accorder la plus légère attention à sir Kenneth, quoiqu’elles passassent assez près de lui pour que leurs robes le touchassent presque. Pendant qu’elles continuaient leurs chants, le chevalier se persuada tout-à-fait qu’il était dans un de ces cloîtres où de nobles filles chrétiennes s’étaient ouvertement dévouées au service de Dieu. La plupart de ces couvents avaient été supprimés depuis que les mahométans avaient reconquis la Palestine ; mais plusieurs des religieuses ayant obtenu par des présents que les vainqueurs fermassent les yeux sur leur existence, ou étant peut-être l’objet de leur clémence et même de leur mépris, continuaient encore d’observer secrètement les rites auxquels leurs vœux les avaient consacrées. Quoique sir Kenneth sût bien qu’il en était ainsi, la solennité de l’heure et du lieu, la surprise que lui avait causée l’aspect soudain de ces religieuses, et la manière dont elles venaient de passer près de lui, et qui ressemblait tant à l’étrange vision d’un rêve, tout cela cependant eut tant de puissance sur son imagination, qu’il eut de la peine à se persuader que la majestueuse apparition qu’il contemplait était formée de créatures de ce monde : elle lui représentait plutôt un chœur d’êtres célestes, rendant hommage à l’objet des adorations universelles.

Telle fut la première idée du chevalier quand le cortège passa sous ses yeux, d’un pas lent et régulier et sans faire un mouvement qui ne fût nécessaire ; de manière que, vu à la lumière mystérieuse et voilée que les lampes jetaient à travers les nuages d’encens qui s’élevaient vers la voûte, il semblait plutôt glisser que marcher.

Mais lorsque, faisant une seconde fois le tour de la chapelle, les religieuses arrivèrent près de la place où il était agenouillé, une des jeunes filles à voile blanc détacha du chapelet qu’elle tenait un bouton de rose qui tomba peut-être par hasard sur le pied de sir Kenneth. Le chevalier tressaillit comme si un dard l’eût soudainement frappé ; car lorsque l’esprit est parvenu à un haut degré d’attente et d’exaltation, le moindre incident imprévu fait franchir à l’imagination toutes ses bornes. Cependant il maîtrisa son agitation en se rappelant combien cette circonstance était simple et insignifiante en elle-même : il se dit que l’uniformité monotone des mouvements des choristes l’avait seule rendue remarquable.

Néanmoins lorsque la procession revint une troisième fois sur ses pas, la pensée et les yeux de sir Kenneth suivirent exclusivement celle des novices qui avait jeté le bouton de rose. Elle ressemblait si parfaitement aux autres chanteuses par la démarche, l’air et la taille, qu’il était impossible de l’en distinguer par aucun signe particulier, et cependant le cœur de sir Kenneth bondit comme s’il eût voulu s’échapper de son sein : cette impulsion sympathique lui apprit que la jeune vierge qui se tenait du côté droit sur le second rang des novices, lui était plus chère, non seulement que toutes celles qui étaient présentes, mais encore que tout le reste de son sexe. La passion romanesque de l’amour, telle qu’elle était encouragée et même prescrite par les lois de la chevalerie, s’accordait parfaitement avec la dévotion non moins romanesque de ce temps, et l’on pouvait dire qu’elles contribuaient réciproquement à se fortifier plutôt qu’à s’affaiblir. Ce fut donc avec une ardeur d’impatience, qui avait une espèce de caractère religieux, que sir Kenneth, en proie à des sensations qui le faisaient tressaillir depuis le fond du cœur jusqu’au bout des doigts, attendit qu’un second signe lui annonçât la présence de celle dont il croyait fortement avoir reçu le premier. Quelque court que fût l’intervalle qui s’écoula avant que la procession eût encore achevé le tour de la chapelle, il parut une éternité à sir Kenneth. À la fin, celle qu’il suivait des yeux avec une attention exclusive s’approcha. Il n’y avait aucune différence entre cette figure voilée et les autres dont elle suivit avec une parfaite harmonie tous les mouvements jusqu’à ce qu’étant arrivée pour la troisième fois auprès du chevalier agenouillé, une petite main dont les proportions ravissantes étaient de nature à donner la plus haute idée de la perfection des formes auxquelles elle appartenait, sortit des plis de la gaze comme un rayon de lune à travers les nuages ondoyants d’une nuit d’été ; et un nouveau bouton de rose tomba aux pieds du chevalier du Léopard.

Cette fois ce ne pouvait être une circonstance purement accidentelle… Ce ne pouvait être l’effet du hasard que la ressemblance de cette petite main qu’il venait d’entrevoir avec une autre que ses lèvres avaient touchée une fois tandis qu’en son cœur il faisait secrètement le vœu d’une fidélité éternelle envers celle à qui elle appartenait. S’il eût eu besoin d’une autre preuve, il l’eût trouvée dans la présence du rubis précieux qui ornait ce doigt de neige, joyau dont sir Kenneth aurait moins prisé la valeur que le plus léger signe de ce joli doigt ; et toute voilée qu’était la jeune vierge, le hasard ou sa bonne étoile lui avait permis d’apercevoir une boucle détachée de ces tresses d’ébène dont un seul cheveu lui était plus précieux cent fois que la plus belle chaîne d’or massif. C’était la dame de ses amours ! Mais comment se trouvait-elle là, dans ce lieu lointain et sauvage, parmi les vierges qui se faisaient habitantes des déserts et des cavernes, afin d’accomplir en secret ces rites chrétiens auxquels elles n’osaient assister publiquement… Il paraissait incroyable que ce fût une réalité… Ce devait être un rêve, une illusion trompeuse de son imagination. Pendant que ces pensées occupaient l’esprit de sir Kenneth, la procession sortit par le même passage qui lui avait donné entrée dans la chapelle. Les jeunes acolytes, les religieuses voilées de noir, disparurent successivement par cette issue… À la fin, celle dont il avait reçu ce double gage de souvenir passa encore à son tour ; mais en sortant elle fit un léger mouvement de tête vers l’endroit où le chevalier restait immobile comme une statue. Il suivit des yeux les dernières ondulations de son voile, ces plis disparurent aussi, et l’âme du chevalier resta plongée dans une obscurité aussi profonde que celle qui frappa soudainement ses sens extérieurs, car à peine la dernière choriste eut-elle passé le seuil de la porte qu’elle se ferma avec bruit, que les voix se turent tout-à-coup, et que les lumières de la chapelle s’étant éteintes aussi soudainement, sir Kenneth se trouva seul et dans les ténèbres. Mais qu’étaient pour sir Kenneth la solitude, l’obscurité et l’incertitude de sa mystérieuse situation ? Il ne s’en occupa pas, il n’y donna pas une pensée. Il ne songea d’abord à rien qu’à la vision fugitive qui venait de lui apparaître, et aux gages de souvenir qu’elle lui avait jetés. Se précipiter à terre, et y chercher à tâtons les boutons qu’elle avait laissés tomber ; attacher ses lèvres sur les froides pierres qu’elle venait de fouler ; se livrer à toutes les folies qu’une passion ardente suggère à ceux qui s’y abandonnent et qu’elle justifie à leurs yeux, telles étaient les marques d’un amour passionné qui sont communes à tous les siècles. Mais ce qui caractérisait le siècle de la chevalerie, c’est qu’au milieu de ses transports les plus extravagants le chevalier ne songea point un moment à faire le moindre effort pour suivre ou découvrir l’objet de cet attachement exalté : c’était une déité qui, ayant jugé à propos de se montrer un instant à son adorateur zélé, était rentrée de nouveau dans les profondeurs de son sanctuaire ; c’était un astre qui, dans un moment favorable, avait jeté sur lui un rayon propice, et s’était enveloppé de nouveau dans un voile de vapeurs. Les actions de la dame de ses affections étaient pour lui celles d’un être supérieur, qui ne devaient être ni observées ni contraintes… Elle pouvait le réjouir par son aspect ou le désoler par son absence, le ranimer par sa boulé ou le désespérer par sa rigueur, le tout suivant sa libre volonté, et sans avoir à craindre aucune importunité, aucun reproche de son champion dévoué. Ce champion ne devait se rappeler à elle que par les sentiments de son cœur et la fidélité de son épée, et son seul but dans cette vie devait être d’accomplir les ordres de sa dame, et d’étendre le renom de sa beauté par l’éclat de ses propres exploits.

Telles étaient les lois de la chevalerie et de l’amour qui en était le principe dominant. Mais la passion de sir Kenneth avait été exaltée par des circonstances particulières. Il n’avait jamais entendu le son de voix de sa dame, quoiqu’il eût souvent contemplé sa beauté avec ivresse. Elle vivait dans un cercle dont son titre de chevalier lui permettait bien de s’approcher, mais auquel il lui était défendu de se mêler. Enfin, quoique hautement distingué par son courage et ses talents militaires, le pauvre guerrier écossais n’en était pas moins forcé d’adorer sa divinité à une distance presque aussi grande que celle qui sépare le Guèbre du soleil, objet de son culte. Mais quelle femme, si haut qu’elle porte les yeux, manqua jamais de remarquer le dévoûment passionné d’un amant même bien inférieur à son rang dans le monde ? Son regard s’était arrêté sur lui dans le tournoi, son oreille avait recueilli ses louanges dans les récits des combats qui se livraient journellement ; et tandis que comtes, ducs et barons se disputaient à l’envi un de ses regards, elle les laissa tomber involontairement d’abord, et peut-être même sans le savoir, sur le pauvre chevalier du Léopard, qui, pour soutenir son rang, n’avait guère que son épée. Quand elle l’examina et l’écouta avec plus d’attention, la noble damoiselle en vit et en ouït assez pour encourager un penchant qui s’était d’abord glissé dans son cœur à son insu. Si on louait la beauté personnelle d’un chevalier, les dames les plus prudes de la cour guerrière d’Angleterre oubliaient leur réserve pour citer le jeune Écossais ; il arrivait même souvent que, malgré les largesses que les princes et les seigneurs prodiguaient aux ménestrels, un noble esprit d’indépendance et d’impartialité s’emparant du poète, sa harpe célébrait l’héroïsme de celui qui n’avait ni palefrois ni riches vêtements à donner en récompense de telles louanges.

Les moments où elle écoutait l’éloge de son amant acquéraient chaque jour plus de prix pour la noble Édith. C’était une douce distraction à la flatterie dont ses oreilles étaient fatiguées ; c’était, pour ses méditations secrètes, un objet qui, d’après le bruit public, se trouvait plus digne de les occuper que tous ceux qui le surpassaient en rang et en fortune. À mesure qu’elle fixait davantage son attention sur sir Kenneth, elle se sentait plus convaincue de son dévouement pour elle ; elle s’affermissait de plus en plus dans la certitude secrète qu’elle voyait dans sir Kenneth d’Écosse le chevalier destiné à partager avec elle les douceurs et les vicissitudes d’une passion dont la perspective n’était pas sans dangers, mais à laquelle les poètes du siècle attribuaient un empire universel et irrésistible, et que le siècle lui-même, dans ses mœurs et ses usages, élevait au niveau des vertus et de la piété.

Nous ne chercherons pas à abuser nos lecteurs. Lorsqu’Édith s’aperçut de l’état de son âme, tout chevaleresques que fussent ses sentiments, et dignes d’une fille que sa naissance approchait du trône d’Angleterre, quelque flatté que dût être son orgueil de l’hommage silencieux, mais continuel du chevalier préféré, il y avait des moments où son cœur de femme, aimant et aimé, murmurait contre la tyrannie des formes dont elle était environnée, et accusait presque la timidité de son amant, qui paraissait décidé à ne pas les enfreindre : l’étiquette du rang et de la naissance avait tracé autour d’elle un cercle magique, en dehors duquel il était bien permis à sir Kenneth de la saluer et de l’admirer, mais qu’il ne pouvait pas plus dépasser qu’un esprit ne peut franchir les bornes imposées par la baguette d’un puissant enchanteur. Elle était involontairement poursuivie par la pensée qu’elle-même devait risquer, ne fût-ce que le bout de son petit pied de fée en dehors de la limite prescrite, si elle voulait jamais donner à cet amant timide et réservé l’occasion de baiser les attaches de ses souliers. Il y avait un exemple mémorable, celui de la fille du roi de Hongrie, qui avait eu la générosité d’encourager les espérances d’un écuyer de basse extraction, et Édith, quoique issue du sang royal, n’était pas la fille du roi, pas plus que son amant n’était d’une extraction vulgaire. La fortune n’avait pas opposé une semblable barrière à leurs affections. Quelque chose cependant, dans le cœur de la jeune et noble fille, ce modeste orgueil qui jette un voile sur l’amour lui-même, lui défendait, malgré la supériorité de son rang, de faire ces avances que, dans tout autre cas, la délicatesse doit laisser à l’amant. Enfin, sir Kenneth était un chevalier si plein d’honneur et de perfection (du moins tel son imagination le lui dépeignait) ; il avait un sentiment si sévère de ce qu’il devait à elle-même et à lui-même, que, malgré toute la contrainte qu’elle s’imposait en recevant ses vœux comme la statue d’une divinité insensible aux hommages de ses adorateurs, l’idole craignait encore qu’en descendant trop tôt de son piédestal elle ne se dégradât elle-même aux yeux de celui qui lui offrait un culte si dévoué.

Cependant, comme l’adorateur même d’une véritable idole trouve moyen de découvrir des signes d’approbation sur les traits immobiles d’une statue de marbre, il n’est pas étonnant qu’on pût aussi favorablement interpréter un certain éclat qui sortait des yeux de la charmante Édith, dont la beauté consistait plutôt dans la puissance de l’expression que dans la régularité parfaite des contours, et l’éclat du coloris. Quelques marques légères de distinction lui étaient échappées ; autrement, comment notre chevalier aurait-il pu reconnaître si promptement, et avec certitude, la jolie main dont il avait à peine aperçu deux doigts à travers le voile, et comment aurait-il pu être convaincu que les deux fleurs successivement jetées près de lui étaient un gage de souvenir de la dame de ses affections ? Nous n’essaierons pas d’expliquer par quelle suite d’observations, par quels signes, regards ou gestes secrets, par quel mystérieux instinct de l’amour, cette vive sympathie s’était établie entre Édith et son amant ; car nous sommes vieux déjà, et d’aussi légers indices de tendresse découverts par de plus jeunes yeux pourraient défier la puissance des nôtres. Il suffit de dire que l’attachement le plus passionné existait entre ces deux êtres qui ne s’étaient jamais parlé : cet attachement était, du côté d’Édith, réprimé par la prévoyance des obstacles et des dangers qui devaient être la suite de ses progrès ; du côté du chevalier, il était contraint par mille doutes, mille craintes d’avoir trop présumé des légers signes d’attention qu’il avait reçus de sa dame, interrompus comme ils l’étaient par de longs intervalles de froideur apparente : car elle était arrêtée par la crainte d’exciter des remarques jalouses, et d’exposer ainsi la sûreté de son amant ; ou bien elle redoutait de se dégrader dans son estime en lui montrant trop de penchant à se laisser toucher, et toutes ces appréhensions la portaient à affecter un air d’indifférence et à ne pas paraître prendre garde à son pauvre chevalier.

Cette explication, un peu longue peut-être, mais qui était nécessaire à notre histoire, doit servir à expliquer l’espèce d’intelligence, si on peut se servir d’une expression aussi forte, qui existait entre les deux amants, lorsque la présence inattendue d’Édith dans la chapelle vint produire un si puissant effet sur le cœur de sir Kenneth.


CHAPITRE V.

FIN DES MYSTÈRES.


En vain ces apparitions nous poursuivent jusque sous nos tentes. Nous chassons les spectres et défions les artifices d’Astaroth et de Termagant…
Warton.


Le plus profond silence, l’obscurité la plus complète continuèrent encore de régner pendant plus d’une heure dans la chapelle où nous avons laissé le chevalier du Léopard toujours à genoux, rendant alternativement grâces à Dieu et à sa dame de la faveur qui venait de lui être accordée. Sa sûreté personnelle, son propre destin, qui en général l’occupaient assez peu, n’eurent plus maintenant la moindre place dans ses réflexions. Il était près d’Édith, il avait reçu des gages de son souvenir, il se trouvait dans un lieu consacré par la plus sainte de toutes les reliques. Dans de telles circonstances, un soldat chrétien, un amant dévoué ne pouvait songer qu’à ses devoirs envers le ciel et envers sa dame.

Au bout de l’espace de temps dont nous venons de parler, un coup de sifflet, aigu comme celui dont un fauconnier se sert pour appeler son oiseau, se fit entendre jusque sous la voûte de la chapelle. Un pareil son convenait mal à la sainteté du lieu : il rappela à sir Kenneth combien il était nécessaire qu’il se tînt sur ses gardes. Il se releva donc et mit la main sur son poignard ; une espèce de craquement, un bruit semblable à celui de vis ou de poulies succéda au coup de sifflet, et un rayon de lumière venant d’en bas montra qu’une trappe avait été ouverte. En moins d’une minute un long bras décharné, en partie nu, en partie couvert d’une manche de soie rouge, sortit de l’ouverture tenant une lampe aussi élevée que possible, et la figure à laquelle ce bras appartenait monta degré par degré jusqu’au niveau de la chapelle. La taille et la figure de l’être qui s’offrit alors étaient celles d’un nain hideux, avec une tête énorme couverte d’un bonnet bizarrement orné de trois plumes de paon ; une tunique de soie rouge, dont la richesse rendait sa laideur plus frappante, était retenue par une ceinture de soie blanche, dans laquelle on apercevait à demi caché un poignard à monture d’or. Il portait aux bras et aux poignets des bracelets du même métal. Ce singulier individu avait à la main une espèce de balai. Aussitôt qu’il fut sorti de l’ouverture qui lui avait donné passage, il se tint debout à la même place, et comme s’il eût voulu se montrer plus distinctement, il promena lentement devant lui la lampe qu’il tenait à la main, éclairant successivement ses traits sauvages et grotesques et ses membres difformes, mais nerveux. Quoique disproportionné dans sa taille, le nain n’était pas assez contrefait pour qu’on en conclût qu’il manquait de force ou d’activité. Pendant que sir Kenneth contemplait cet objet désagréable, il se rappela la croyance populaire sur les gnomes ou les esprits qui habitent les profondeurs de la terre ; et telle était la ressemblance de cette figure avec l’idée qu’il s’en était formée, qu’il la contempla avec un dégoût mêlé non pas de crainte, mais de cette espèce d’effroi que la présence d’un être surnaturel inspire au cœur le plus ferme.

Le nain siffla de nouveau, et on vit surgir du souterrain un être qui rivalisait avec lui de laideur. Cette seconde figure monta de la même manière que la première ; mais c’était un bras de femme cette fois qui tenait la lampe à l’ouverture de la trappe.

Une figure de femme, ressemblant beaucoup à la première par les formes et les proportions, s’éleva lentement du sol. Ses vêtements, également de soie rouge, étaient d’une forme bizarre et fort large ; son costume ressemblait à celui des mimes et des jongleurs. Son premier soin fut aussi d’approcher successivement la lampe de son visage et de toutes les parties de son corps. Avec un extérieur repoussant, ces deux êtres avaient cependant quelque chose qui annonçait la vivacité et l’intelligence portées au plus haut degré : leurs yeux, enfoncés sous des sourcils noirs et touffus, brillaient d’un feu pareil à celui qu’on voit étinceler dans l’œil d’un reptile, et cet éclat semblait compenser en quelque sorte l’extrême laideur de leurs visages et de leurs personnes.

Sir Kenneth restait attaché à sa place comme par enchantement, tandis que ces deux êtres difformes, parcourant la chapelle côte à côte, paraissaient occupés de la balayer comme des domestiques ; mais comme ils ne se servaient que d’une main, le pavé ne gagnait pas beaucoup à cet exercice auquel ils se livraient avec une singularité de gestes et de manières qui répondait à leur extérieur bizarre. Lorsqu’ils s’approchèrent du chevalier dans le cours de leurs occupations, ils quittèrent leurs balais, et se posant directement en face de sir Kenneth, ils élevèrent de nouveau lentement la lumière qu’ils portaient, de manière à lui permettre de voir distinctement des traits qui ne s’embellissaient pas à être examinés de près, et de remarquer l’extrême vivacité et le feu dont à la clarté de la lampe étincelaient leurs yeux noirs et perçants. Ils dirigèrent ensuite leur lumière sur le chevalier ; puis, l’ayant attentivement examiné, ils se retournèrent l’un vers l’autre, se regardèrent en face, et partirent d’un éclat de rire rauque et bruyant. Le son parut si effroyable à sir Kenneth, qu’il se hâta de leur demander au nom de Dieu qui ils étaient pour venir profaner le saint lieu par leurs gestes étranges et leur rire discordant.

« Je suis le nain Nectabanus, » dit l’avorton qui paraissait appartenir au sexe masculin ; et sa voix ressemblait au nocturne croassement du corbeau plus qu’à aucun des sons qui se font entendre de jour.

« Et moi, je suis Genèvre, la dame de ses pensées, » ajouta l’autre d’une voix qui étant plus grêle paraissait encore plus sauvage que celle de son compagnon.

« Pourquoi êtes-vous ici ? » leur demanda le chevalier qui n’était pas encore bien sûr d’avoir devant les yeux des créatures humaines.

« Je suis, » répliqua le nain, avec une grande affectation de sérieux et de dignité, « je suis le douzième iman, je suis Mahomet, Mohadi, le guide et le conducteur des fidèles. Cent chevaux sont sellés, sont prêts pour moi et ma suite dans la cité sainte, et un pareil nombre dans la cité du refuge ; je suis celui qui portera témoignage, et voilà une de mes houris.

— Tu mens, » répondit la femme interrompant son compagnon avec des accents plus perçants que les siens ; « je ne suis pas une houris, et tu n’es pas un infidèle tel que le Mahomet dont tu parles : que ma sincère malédiction s’appesantisse sur sa tombe ! je te le dis, âne d’Issachar, que tu es le roi Arthur de Bretagne, que les fées enlevèrent du champ de bataille d’Ascalon ; et moi je suis la belle Genèvre, célèbre par ses charmes.

— En vérité, noble sire, reprit le nain, nous sommes des princes malheureux, qui nous étions retirés sous l’aile de Guy de Lusignan, roi de Jérusalem, lorsqu’il fut chassé de son propre nid par ces brigands infidèles.

— Paix ! » dit une voix partant du côté par où le chevalier était entré, « paix ! bouffons, et partez ! votre ministère est fini. «

Les nains n’eurent pas plus tôt entendu cet ordre que, se baragouinant l’un à l’autre à voix basse quelques phrases dans un jargon baroque, ils éteignirent leurs lampes, et laissèrent le chevalier dans une obscurité totale : enfin, lorsque le bruit de leurs piétinements eut cessé, un profond silence régna parmi les ténèbres.

Le chevalier se sentit soulagé par le départ de ces créatures. D’après leur langage, leur costume et leurs manières, il ne pouvait douter qu’ils n’appartinssent à cette classe d’êtres dégradés que la difformité de leur personne et la faiblesse de leur raison faisaient recevoir comme cortège et meubles indispensables dans les familles les plus puissantes, où leur physique grotesque et leur imbécillité servaient d’aliment à la gaîté de toute la maison. Le chevalier écossais, qui n’était pas au dessus des idées et des mœurs de son temps, aurait pu, dans tout autre moment, s’amuser beaucoup des bouffonneries de ces misérables rebuts de l’humanité ; mais leur aspect, leurs gestes et leur langage étaient venus interrompre le cours de sentiments profonds et solennels ; il se réjouit donc de voir disparaître ces êtres difformes.

Quelques minutes après qu’ils se furent retirés, la porte d’entrée s’ouvrit lentement, et restant mi-close, laissa pénétrer une faible lumière provenant d’une lanterne placée sur le seuil. Sa clarté douteuse et vacillante permit d’apercevoir une ombre épaisse couchée à l’entrée, mais en dehors. En approchant de plus près, sir Kenneth reconnut l’ermite étendu dans l’humble posture qu’il lui avait déjà vu prendre, et dans laquelle il était sans doute resté tout le temps que son hôte était demeuré dans la chapelle.

« Tout est fini, » dit l’ermite quand il entendit le chevalier s’approcher : « le plus misérable des pécheurs de la terre, et celui qui de tous les mortels a droit de se croire le plus favorisé et le plus heureux, doivent également se retirer ; prenez la lumière et guidez-moi jusqu’en bas, car il ne m’est pas permis de me découvrir les yeux que je ne sois hors de ce lieu sacré. »

Le chevalier écossais obéit en silence, car le sentiment à la fois extatique et solennel de tout ce qu’il avait vu avait fait taire en lui la voix inquiète de la curiosité. Il traversa le premier, d’un pas sûr et sans se tromper, les divers passages et escaliers secrets qui les avaient conduits à la chapelle ; et ils se retrouvèrent enfin dans la première cellule de la caverne.

« Le condamné est rendu à sa prison : il est renvoyé d’un jour à l’autre jusqu’à ce que son juge terrible décide que la sentence bien méritée doit être mise à exécution. »

En disant ces mots, l’ermite ôta le voile qui lui couvrait les yeux, et le regarda avec un soupir profond et étouffé. Il ne l’eut pas plus tôt remis dans la cachette dont il l’avait fait tirer par l’Écossais, qu’il dit d’un ton bref et sévère à son compagnon : « Partez, partez, allez chercher du repos : vous pouvez dormir, vous pouvez vous reposer ; moi, je ne le puis ni ne le dois. »

Respectant l’agitation profonde avec laquelle ceci fut prononcé, le chevalier se retira dans la cellule du fond ; mais ayant jeté un regard derrière lui en quittant la caverne extérieure, il vit l’anachorète qui, avec un empressement frénétique, se dépouillait les épaules du manteau velu qui le couvrait ; et avant d’avoir pu fermer la porte fragile qui séparait les deux divisions de la caverne, il entendit les sifflements du fouet, et les gémissements qu’arrachait au pénitent le châtiment qu’il s’infligeait à lui-même. Un frisson glacial parcourut les membres du chevalier quand il réfléchit à l’énormité du péché et à la profondeur du remords qu’une aussi rigoureuse pénitence ne pouvait ni effacer ni affaiblir. Il dit dévotement son chapelet sur sa couche grossière, jeta un regard sur le musulman toujours plongé dans le sommeil, et fatigué lui-même des diverses scènes de la journée et de la nuit, il s’endormit bientôt aussi profondément qu’un enfant. En s’éveillant le matin, il eut avec le solitaire une longue conférence sur des intérêts importants ; et le résultat de cet entretien le força de prolonger de deux fois vingt-quatre heures son séjour dans la caverne. Durant cette intervalle, il remplit régulièrement, ainsi qu’il convenait à un pèlerin, ses exercices de dévotion ; mais il ne fut plus admis dans la chapelle où il avait été témoin de choses si merveilleuses.


CHAPITRE VI.

LA TENTE DE RICHARD.


Maintenant la scène change ; que les trompettes tonnent, car nous allons réveiller le lion dans son antre.
Vieille comédie.


La scène va changer, comme vient de l’annoncer notre épigraphe, et se transporter du désert montagneux du Jourdain au camp de Richard d’Angleterre, établi alors entre Saint-Jean-d’Acre et Ascalon. Ce camp renfermait l’armée avec laquelle Cœur-de-Lion s’était promis de marcher en triomphe à Jérusalem, entreprise dans laquelle il aurait probablement réussi s’il n’en avait été empêché par la jalousie des princes chrétiens engagés dans la même expédition, et par le ressentiment qu’ils avaient conçu de l’orgueil sans frein du monarque anglais, ainsi que du mépris qu’il témoignait à des souverains ses égaux pour le rang, mais ses inférieurs en courage, en résolution et en talents militaires. De telles mésintelligences, et surtout celles qui régnaient entre Richard et Philippe de France, avaient fait naître des disputes et des obstacles qui avaient entravé toutes les mesures énergiques proposées par l’héroïque, mais impétueux Richard. D’un autre côté, l’armée des croisés était journellement diminuée, non seulement par la désertion d’individus, mais par celle de corps entiers commandés par leurs chefs suzerains, qui se retiraient d’une guerre dans laquelle ils n’avaient plus d’espoir de succès.

Les effets du climat devinrent, comme il arrive ordinairement, funestes à des soldats du Nord, d’autant que la licence et la débauche à laquelle se livraient les croisés, contraste frappant avec les principes qui leur avaient fait prendre les armes, les rendaient plus facilement victimes de l’influence insalubre des chaleurs brûlantes et des rosées glaciales. À ces causes de désastre, il fallait ajouter le fer de l’ennemi. Saladin, dont le nom est le plus grand qui ait été conservé dans l’histoire d’Orient, avait appris, par une fatale expérience, combien ses soldats armés à la légère étaient peu en état de soutenir, en bataille rangée, le choc des Francs et de leur armure de fer. Il avait également appris à redouter la valeur aventureuse de son adversaire Richard. Mais si ses armées avaient été plus d’une fois mises en déroute avec un grand carnage, le nombre de ses troupes lui avait donné l’avantage dans les escarmouches qui devenaient de plus en plus fréquentes. À mesure que les rangs des croisés s’éclaircissaient, les entreprises du sultan se multiplièrent, et il devint plus hardi dans cette manière de guerroyer. On vit le camp des Européens entouré et presque assiégé par des nuages de cavalerie légère ressemblant à des essaims de guêpes, faciles à écraser dès qu’on peut les atteindre, mais pourvues d’ailes pour échapper à des forces supérieures, et de dards pour blesser et nuire. C’étaient des attaques continuelles d’avant-postes et des combats toujours renaissants entre les fourrageurs, dans lesquels périssaient plusieurs guerriers de marque, sans aucun résultat important. Les convois étaient interceptés, et les communications interrompues. Les croisés étaient réduits à acheter les moyens de soutenir leur vie au risque de leur vie même ; et l’eau, comme celle du puits de Bethléem, après laquelle soupirait le roi David, ne pouvait s’obtenir, comme jadis, qu’en répandant du sang.

Ces maux étaient en quelque sorte contrebalancés par l’inflexible courage et l’infatigable activité du roi Richard qui, avec quelques uns de ses meilleurs chevaliers, était toujours à cheval, prêt à se porter sur tous les points où le danger se présentait : souvent il arrivait à propos non seulement pour prêter un secours inattendu aux chrétiens, mais même pour mettre les infidèles en déroute au moment où ils se croyaient le plus sûrs de la victoire. Mais la constitution de fer de Cœur-de-Lion lui-même ne put pas supporter sans atteinte les variations continuelles de ce climat malsain et cette perpétuelle activité de corps et d’esprit. Il devint la proie d’une de ces fièvres lentes et dévorantes si communes en Asie : bientôt, en dépit de sa grande force et de son courage plus grand encore, il se trouva hors d’état de monter à cheval, et même de siéger aux conseils de guerre que tenaient de temps en temps les croisés. Il était difficile de décider si cet état d’inactivité forcée était devenu plus pénible ou plus supportable au monarque anglais par la résolution qu’avait adoptée le conseil de conclure avec Saladin une trêve de trente jours ; car si d’un côté il se sentait irrité du délai qui suspendait la marche de cette grande entreprise, de l’autre il s’en consolait un peu en songeant que les autres guerriers chrétiens n’acquerraient point de lauriers pendant qu’il restait inactif sur le lit où la maladie l’enchaînait.

Toutefois, ce que Richard pouvait le moins excuser, c’était l’inactivité générale qui régna dans le camp des croisés du moment où l’on y apprit que sa maladie prenait un aspect sérieux. Les nouvelles qu’il en arrachait à ceux dont il était entouré, malgré leur répugnance à s’expliquer sur ce point, lui faisaient comprendre que les espérances de l’armée s’étaient affaiblies à mesure que sa maladie devenait grave. Enfin, il voyait cet intervalle de trêve employé non pas à renforcer les troupes, à ranimer leur courage, à exalter en elles l’esprit de conquête, et à les préparer à marcher promptement sur la Cité sainte, qui était le but de l’expédition, mais à fortifier le camp, à l’entourer de tranchées, de palissades et d’autres moyens de défense, comme si les croisés se préparaient plutôt à repousser l’attaque d’un ennemi puissant, dès le renouvellement des hostilités, qu’à prendre l’attitude altière d’agresseurs et de conquérants.

Le roi anglais s’irritait à ces rapports comme le lion emprisonné qui contemple sa proie à travers les barreaux de fer de sa cage. Naturellement emporté et fougueux, son impétuosité le dévorait. Il était l’effroi des gens de sa suite, et les médecins eux-mêmes craignaient de prendre sur lui cette autorité qu’il leur est indispensable d’exercer sur leurs malades pour réussir à les guérir. Un fidèle baron, peut-être à cause du rapport qui existait entre leurs caractères, s’était exclusivement dévoué à la personne du roi, et osait seul s’interposer entre le lion et sa colère : son calme et sa fermeté lui assuraient sur ce dangereux malade un empire que personne n’osait prendre ; et si Thomas de Multon lui-même était arrivé à ce point d’autorité, c’est qu’il estimait la vie et l’honneur de son souverain bien au dessus du degré de faveur qu’il risquait de perdre ; c’est qu’il savait mépriser les périls auxquels il s’exposait personnellement en soignant un malade d’un naturel indomptable, et dont le mécontentement pouvait être fatal.

Sir Thomas était lord de Gilsland, dans le Cumberland. Dans un siècle où les surnoms et les titres n’étaient pas, comme de nos jours, invariablement attachés aux individus, il était appelé par les Normands le lord de Vaux ; mais les Saxons, qui restaient attachés à leur langue et étaient fiers de la part de sang saxon qui coulait dans les veines de cet illustre guerrier, le nommaient en anglais Thomas des Gills, désignant ainsi les étroites vallées d’où ses vastes domaines avaient tiré leur appellation bien connue.

Ce chef valeureux avait été engagé dans presque toutes les guerres qui avaient eu lieu entre l’Angleterre et l’Écosse, et dans les différentes factions intestines qui déchiraient alors le premier de ces deux pays : partout il s’était distingué tant par ses talents militaires que par sa valeur personnelle. C’était d’ailleurs un soldat grossier, brusque et négligé dans ses manières ; taciturne, et même presque insociable dans ses habitudes, ou semblant dédaigner du moins cette politesse adroite qui réussit à la cour. Néanmoins, quelques uns de ces esprits qui prétendent pénétrer le cœur des hommes assuraient que, malgré sa rudesse et sa brusquerie, lord de Vaux n’en était pas moins ambitieux et rusé : ils pensaient qu’en s’assimilant au caractère de hardiesse et de brusque franchise qui distinguait le roi, il avait en vue d’établir sa faveur et d’assouvir son ambition secrète. Néanmoins, personne ne se souciait de s’opposer à ses desseins, s’il était vrai qu’il en eût de semblables, en lui disputant le dangereux emploi de veiller auprès du lit du patient, dont le mal avait été jugé contagieux : on se rappelait surtout que le malade était Richard Cœur-de-Lion, souffrant avec toute l’impatience frénétique d’un guerrier privé de combats, d’un monarque sevré d’autorité. Les simples soldats, du moins ceux de l’armée anglaise, pensaient généralement que de Vaux soignait le roi comme il eût soigné tout autre camarade, avec le désintéressement et l’honnête franchise d’une amitié de frères d’armes, si naturelle entre hommes qui partagent tous les jours les mêmes dangers.

Sur le déclin d’un de ces jours brûlants qui dévorent la Syrie, Richard était étendu sur sa couche ; son esprit la maudissait intérieurement, son corps, irrité par la maladie, en était fatigué. Son œil bleu, qui brillait dans tous les temps d’une vivacité et d’un éclat extraordinaires, encore animé par l’ardeur de la fièvre et par l’impatience qui le dévorait, étincelait sous ses longues boucles de cheveux blonds en désordre, et lançait des jets de lumière aussi rapides, aussi éclatants que les derniers reflets du soleil qui illuminent encore les nuages précurseurs de la tempête. Ses traits mâles attestaient par leur changement les progrès de la maladie qui le consumait ; sa barbe négligée, et qui depuis long-temps n’avait pas été rasée, couvrait son menton et ses lèvres. Se jetant alternativement de l’un et de l’autre côté de son lit, tantôt il attirait à lui ses couvertures, le moment d’après il les repoussait impatiemment : le désordre de sa couche et l’irritation de ses gestes montraient l’énergie et la fougue indomptable d’un caractère dont la sphère naturelle était le mouvement et l’activité.

À côté de la couche royale se tenait sir Thomas de Vaux, dont la figure, l’attitude et les manières offraient le plus grand de tous les contrastes avec le monarque malade. Sa taille était presque gigantesque, et ses cheveux, pour leur épaisseur, auraient pu rappeler ceux de Samson, après toutefois que le champion israélite eut passé par le ciseau philistin ; car de Vaux portait sa chevelure fort courte, afin de pouvoir la renfermer sous son casque. L’éclat de son œil grand et ouvert, d’un brun fauve, ressemblait à celui d’une matinée d’automne ; il ne se troublait que par une sorte de contre-coup des marques violentes d’agitation et d’inquiétude que donnait de temps en temps le roi Richard. Ses traits, quoique aussi massifs que sa personne, pouvaient avoir été beaux avant d’être défigurés par des cicatrices. Sa lèvre supérieure, d’après la mode des Normands, était couverte d’une épaisse moustache, qui avait pris assez de développement pour se joindre à ses cheveux ; moustache et chevelure étaient d’un châtain foncé, et commençaient également à grisonner. La charpente de son corps était de celles qui semblent le plus en état de défier la fatigue et les changements de climat : il avait la taille élancée, la poitrine large, les bras longs et les membres robustes. Il y avait plus de trois nuits qu’il n’avait ôté son justaucorps de buffle, et depuis il n’avait pris que ce repos momentané et interrompu auquel pouvait se livrer par intervalle et à l’échappée le gardien d’un monarque malade. Il changeait rarement de posture, excepté pour administrer à Richard les médicaments ou les boissons qu’aucun des autres serviteurs ne pouvait faire accepter à l’impatient monarque : il y avait quelque chose de touchant dans la manière gauche mais affectueuse dont le vieux soldat s’acquittait de soins si étrangement opposés à ses habitudes et à ses manières.

Le pavillon où étaient ces personnages offrait, comme il convenait au temps et au caractère personnel de Richard, un aspect plus guerrier que magnifique et royal. Des armes offensives et défensives, dont quelques unes étaient d’une forme bizarre et d’invention moderne, étaient dispersées sous la tente ou appendues aux piliers qui la soutenaient. Des peaux d’animaux tués à la chasse étaient étendues à terre, et sur un monceau de ces dépouilles des hôtes des forêts reposaient trois alans, suivant le nom qu’on leur donnait alors (c’est-à-dire trois lévriers), tous trois de la plus haute taille et aussi blancs que la neige. Leurs museaux marqués de plus d’une cicatrice de griffes et de serres indiquaient qu’ils avaient participé à la conquête des trophées sur lesquels ils reposaient, et leurs yeux, qui de temps en temps s’ouvraient d’une manière expressive et se fixaient sur le lit de Richard, leurs yeux témoignaient à quel point ils s’étonnaient et se fatiguaient de l’inactivité inaccoutumée qu’ils étaient forcés de partager. Jusque-là rien n’indiquait que les attributs du chasseur et du guerrier ; mais sur une petite table, à côté du lit, était placé un bouclier d’acier travaillé, de forme triangulaire, portant les trois lions passants qu’adopta, le premier, ce monarque chevaleresque ; et tout auprès, on voyait le diadème d’or ressemblant beaucoup à une couronne ducale, si ce n’est qu’il était plus haut devant que derrière : ce diadème, avec la tiare de velours pourpre brodé qui le doublait, était alors l’insigne de la souveraineté d’Angleterre. À côté, et comme toute prête à défendre le diadème, était une énorme hache d’armes qui aurait fatigué tout autre bras que celui de Cœur-de-Lion.

Dans une autre division de la tente se tenaient deux ou trois officiers de la maison du roi, abattus, inquiets sur la santé de leur maître ainsi que sur leur propre sort dans le cas où il viendrait à mourir. Ces sombres craintes s’étendaient sur jusque les gardes de la porte, qui se promenaient à grands pas et en silence, avec l’air du découragement, ou, se reposant sur leur pique, restaient immobiles à leurs postes, plutôt comme des trophées d’armes que comme des guerriers vivants.

« Ainsi, tu n’as pas de meilleures nouvelles à m’apprendre du dehors, sir Thomas, » dit le roi après un long et inquiet silence passé dans l’agitation brûlante que nous avons essayé de décrire. « Eh quoi ! tous nos chevaliers sont devenus des femmes, toutes nos dames sont devenues dévotes, et il n’y a plus une étincelle de valeur et de bravoure pour ranimer ce camp qui renferme la fleur de la chevalerie d’Europe ? Ah !

— La trêve, milord, » reprit de Vaux avec la même patience qu’il avait mise à répéter vingt fois cette explication ; « la trêve nous empêche de nous comporter en hommes d’action. Quant aux dames, Votre Majesté sait bien que je me mêle peu à leurs fêtes et que j’échange rarement le buffle et l’acier pour le velours et l’or ; mais j’ai entendu dire que nos plus célèbres beautés accompagnent notre gracieuse reine et la princesse Édith dans un pélerinage au couvent d’Engaddi, pour accomplir le vœu qu’elles ont fait dans l’espoir d’obtenir la guérison de Votre Altesse.

— Et convient-il, » s’écria Richard avec l’irritation que donne la maladie, « convient-il que des matrones et des filles royales s’exposent dans un pays souillé par des chiens d’infidèles, aussi perfides envers les hommes que parjures au vrai Dieu ?

— Mais, milord, objecta de Vaux, elles ont la parole de Saladin pour garantie de leur sûreté.

— C’est vrai, c’est vrai, dit Richard. J’étais injuste envers le soudan païen ; je lui dois une réparation. Plût à Dieu que je fusse en état de la lui offrir corps à corps, entre les deux armées, avec tous les chrétiens et tous les infidèles pour témoins ! »

Tout en parlant, Richard sortit du lit son bras droit nu jusqu’à l’épaule, et se levant avec peine sur sa couche, il secoua son poing fermé comme s’il tenait une épée ou une hache, et comme s’il brandissait son arme sur le turban du soudan. Ce ne fut pas sans un certain degré de violence, violence que le roi n’aurait pas soufferte de tout autre, que de Vaux, en sa qualité de garde-malade, força son royal maître à se remettre dans son lit : il fit rentrer son bras nerveux sous les couvertures, et ramena celles-ci jusque sur les épaules du malade avec le même soin qu’une mère donne à un enfant impatient.

« Tu es une garde un peu brusque quoique fort zélée, de Vaux, » dit le roi avec un sourire amer, tout en se soumettant à une contrainte à laquelle il était hors d’état de résister. « Il ne te manque plus qu’une coiffe sur tes traits austères ; cela te siérait aussi bien qu’à moi un béguin. Nous ferions, toi et moi, une nourrice et un nourrisson capables d’effrayer les petites filles.

— Nous avons bien effrayé des hommes dans notre temps, sire, répondit de Vaux ; et je me flatte que nous vivrons encore assez long-temps pour en effrayer d’autres. Qu’est-ce qu’un accès de fièvre que nous ne puissions le supporter patiemment afin de nous en débarrasser plus vite ?

— Un accès de fièvre ! » s’écria Richard avec impétuosité ; « tu peux croire que je n’ai, moi, qu’un accès de fièvre ; mais que me diras-tu de tous ces autres princes chrétiens ? de Philippe de France, du lourd Autrichien, du marquis de Montferrat, du grand-maître des Hospitaliers et de celui des Templiers ? Quel est le mal qui les tient ? Je m’en vais te le dire, moi ! C’est une paralysie, c’est une léthargie mortelle qui les prive de la faculté d’agir et de parler ; un ver qui a rongé jusqu’au cœur ce qu’il y avait de noble, de chevaleresque et de vertueux parmi eux ; qui les a rendus parjures au serment le plus saint que chevaliers aient jamais fait ; qui leur fait négliger leur gloire et oublier leur Dieu.

— Pour l’amour du ciel, milord, dit de Vaux, prenez les choses, avec moins de violence ; on vous entendra du dehors, et Dieu sait que de semblables discours ne se répètent déjà que trop parmi les simples soldats, engendrant les querelles et la discorde dans l’armée chrétienne. Songez que votre maladie paralyse le principal ressort de la sainte entreprise. On fera plutôt agir un mangonneau sans cordes et levier que l’armée chrétienne sans le roi Richard.

— Tu me flattes, de Vaux, » dit Richard, qui n’était pas entièrement insensible au pouvoir de la louange, et il appuya sa tête sur son oreiller avec plus de calme qu’il n’avait encore fait. Mais Thomas de Vaux n’était pas un courtisan. S’il avait prononcé ces paroles, c’est qu’elles s’étaient offertes naturellement sur ses lèvres, et il ignorait l’art d’insister sur ce sujet flatteur de manière à entretenir la sensation agréable qu’il avait excitée. Il garda donc le silence, et permit au roi de retomber dans de sombres méditations dont il ne sortit que pour s’écrier brusquement : « De par Dieu ! voilà qui était bien dit pour flatter un malade ! mais une ligue de monarques, une réunion de nobles, une assemblée de toute la chevalerie de l’Europe, languissent-elles à cause de la maladie d’un seul, quand bien même il arrive que ce soit le roi d’Angleterre ? Pourquoi la maladie ou la mort de Richard arrêterait-elle la marche de trente mille hommes aussi braves que lui ? Quand le cerf dix cors est abattu, sa troupe se disperse-t-elle aussitôt ? Quand le faucon frappe la grue conductrice, une autre prend sa place à la tête du vol. Pourquoi les puissances ne s’assemblent-elles pas pour choisir un homme à qui elles puissent confier la conduite de l’armée ?

— Parbleu ! sous le bon plaisir de Votre Majesté, reprit de Vaux, j’ai entendu dire qu’il y avait eu à ce sujet quelques délibérations entre les chefs souverains.

— Ah, ah ! » s’écria Richard, dont la jalousie soudainement éveillée donnait un autre cours à son irritabilité, « suis-je oublié par mes alliés avant d’avoir reçu le dernier sacrement ? Me tiennent-ils déjà pour mort ?… Mais non, non, ils ont raison. Et qui choisissent-ils pour chef de l’armée chrétienne ?

— La prééminence du rang désigne le roi de France, répondit de Vaux.

— Oh, oh ! Philippe de France et de Navarre[6], Montjoie, saint Denis, Sa Majesté très chrétienne ! Grands mots qui remplissent bien la bouche ! Il n’y a qu’une chose à craindre, c’est qu’il ne se trompe de mots, et prenant en arrière pour en avant, ne nous ramène à Paris au lieu de marcher sur Jérusalem. Sa cervelle politique a fait l’expérience qu’il y a plus de profit à opprimer ses feudataires et à piller ses alliés qu’à combattre contre les Turcs pour le Saint-Sépulcre.

— On pourrait choisir le duc d’Autriche.

— Quoi ! parce qu’il est gros et gras comme toi, Thomas, et qu’il a le crâne presque aussi épais, quoiqu’il n’ait pas cependant ton indifférence dans le danger, et la même facilité à oublier une offense ! Je te dirai que dans toute cette masse de chair autrichienne, il n’y a pas plus de hardiesse et de courage que la colère n’en peut donner à une guêpe ou à un roitelet. Fi de lui ! Lui ! conduire la chevalerie à de nobles faits d’armes ! Donnez-lui plutôt un baril de vin du Rhin à boire avec ses lourds barons allemands.

— Il y a le grand-maître des templiers, » continua le baron, qui n’était pas fâché de tenir l’attention de son maître occupée de toute autre chose que de sa maladie, fût-ce même aux dépens des princes et des potentats ; « il y a, continua-t-il, le grand-maître des templiers, intrépide, habile, brave dans le combat, sage dans le conseil, n’ayant pas de royaume à lui dont les intérêts puissent le détourner de la délivrance de la Terre-Sainte. Que pense Votre Majesté du grand-maître pour chef général de l’armée chrétienne ?

— Ah ! Beau-séant ? répondit le roi. Oh ! il n’y a rien à dire contre le frère Gilles Amaury. Il entend l’ordre d’une bataille, et sait combattre en face quand le signal est donné. Mais, sir Thomas, serait-il juste de prendre la Terre-Sainte au païen Saladin si rempli de toutes les vertus qui peuvent distinguer un homme qui n’est pas chrétien, pour la donner à Gilles Amaury, cent fois plus païen que lui ; un idolâtre, un adorateur du diable, un nécromancien qui, dans des caveaux et autres lieux secrets d’abomination et de ténèbres, commet chaque jour les crimes les plus noirs, ceux qui révoltent le plus la nature ?

— La renommée n’accuse le grand-maître des hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem ni d’hérésie, ni de magie.

— Mais n’est-il pas d’une avarice sordide ? n’a-t-il pas été soupçonné, et même plus que soupçonné d’avoir vendu aux infidèles des succès qu’ils n’auraient jamais obtenus par la force. Bah ! il vaudrait mieux trafiquer les intérêts de l’armée avec les matelots vénitiens, ou les colporteurs lombards, que la confier au grand-maître de Saint-Jean[7].

— Eh bien donc ! je n’en nommerai plus qu’un seul : que dit Votre Majesté du brave marquis de Montferrat, si sage et si brillant, et si habile homme d’armes ?

— Sage, c’est-à-dire rusé, répliqua Richard ; brillant, soit, dans la chambre d’une dame… Oh, oh ! qui ne connaît ce fanfaron de Conrad ? Politique et versatile, il change de dessein aussi souvent qu’il renouvelle la garniture de son manteau, et ce n’est jamais la couleur extérieure de ses habits qui vous fera deviner celle de la doublure… Un habile homme d’armes, dis-tu ? oui, vraiment, il monte bien à cheval, et se comporte noblement dans un champ clos, quand les épées sont émoulues et que les lances sont garnies de bois au lieu de fer. N’étais-tu pas avec moi, lorsque je dis à ce brillant marquis : Nous voici trois bons chrétiens, et je vois là-bas, dans la plaine, une soixantaine de Sarrasins : si nous allions fondre sur eux à l’improviste, ils ne sont que vingt infidèles et mécréants contre un loyal chevalier ?

— Je me le rappelle, le marquis vous répondit que ses membres étaient de chair et non de bronze, qu’il aimait mieux porter un cœur d’homme que le cœur d’aucun animal, fût-ce même d’un lion. Mais je vois ce qu’il en est. Nous finirons comme nous avons commencé, sans espoir de prier au Saint-Sépulcre, à moins que le ciel ne rende la santé au roi Richard. »

À cette grave remarque, Richard partit d’un rire bruyant, le seul qui lui fût échappé depuis quelque temps. « Vois un peu ce que c’est que la conscience, dit-il, puisqu’un baron du Nord, qui n’a pas l’esprit plus subtil que toi, a pu amener son souverain à faire l’aveu de sa faiblesse ! Il est vrai que s’ils ne se présentaient pour tenir mon bâton de commandement, je ne me serais guère soucié de dépouiller de leurs oripeaux ces marionnettes que tu viens de me faire passer en revue… Que m’importerait à moi qu’ils se couvrissent des manteaux éclatants dans lesquels ils se pavanent, si on ne les nommait pas mes rivaux dans la glorieuse entreprise à laquelle je me suis voué !… Oui, de Vaux, je confesse ma faiblesse et la témérité de mon ambition… Le camp chrétien renferme sans doute plus d’un meilleur chevalier que Richard d’Angleterre, et il serait juste et sage de confier au plus digne la conduite de l’armée. Mais, » continua le belliqueux monarque en se levant sur son lit et jetant sa couverture, tandis que ses yeux brillaient comme la veille d’une bataille, « si un tel chevalier plantait la bannière de la croix sur le temple de Jérusalem pendant que je suis incapable de participer à cette noble expédition, aussitôt que j’aurais la force de mettre une lance en arrêt, il recevrait mon défi au combat à mort, pour m’avoir ravi ma gloire, en courant sans moi vers le but de mon entreprise. Mais, écoute, quelles sont ces trompettes que j’entends dans le lointain ?

— Ce sont celles de Philippe, à ce qu’il me semble, mon souverain, » répondit le brave Anglais.

« Tu as l’oreille bien dure, Thomas, » s’écria le roi en essayant de se lever ; « n’entends-tu pas ces sons aigus et perçants ? De par Dieu ! les Turcs sont dans le camp ; j’entends leurs cris de guerre. »

Il essaya encore de sortir du lit, et de Vaux fut obligé d’employer toute sa force, et d’appeler à son aide les chambellans de la tente extérieure pour réussir à le contenir.

« Tu es un perfide… un traître… Thomas de Vaux, » dit le monarque irrité, lorsque épuisé et hors d’haleine il fut obligé de céder à une force supérieure, et de se laisser aller sur sa couche. « Je voudrais être seulement assez fort pour te faire sauter la cervelle avec ma hache d’armes.

— Je voudrais aussi que vous en eussiez la force, ô mon roi, répliqua de Vaux ; et je m’exposerais volontiers au risque de vous en voir faire cet usage ; il serait fort à désirer pour la chrétienté, aux dépens des jours de Thomas Multon, que Richard fût redevenu lui-même.

— Mon brave et fidèle serviteur, » dit Richard en tendant la main au baron, qui la baisa respectueusement, « pardonne à ton maître cette irritation de caractère ; c’est à cette fièvre dévorante que tu dois t’en prendre, et non à ton bon souverain, Richard d’Angleterre. Mais, va, je t’en conjure, et reviens me dire quels sont les étrangers arrivés dans le camp, car ces sons-là n’appartiennent pas à la chrétienté. »

De Vaux laissa le pavillon pour remplir la commission dont il était chargé, et en son absence, qu’il résolut de rendre aussi courte que possible, il recommanda aux pages et aux domestiques de la chambre de redoubler de vigilance auprès de leur souverain, en les menaçant de les rendre responsables de ce qui pourrait arriver ; mais cette menace augmenta plutôt qu’elle ne guérit la timidité avec laquelle ils remplissaient leur devoir ; car, après la colère du monarque lui-même, ce qu’ils redoutaient le plus au monde était celle du sévère et inexorable lord Gilsland.


CHAPITRE VII.

LE MÉDECIN MAURE.


Jamais les Écossais et les Anglais ne vinrent à se rencontrer sur un point des frontières sans qu’on y ait vu couler les rouges torrents de sang, comme l’eau des pluies coule dans les rues de nos villes.
La Bataille d’Otterbourne.


Une foule considérable de guerriers écossais s’était jointe aux croisés, et s’était placée naturellement sous les ordres du monarque anglais, étant, comme ses propres troupes, d’origine normande et saxonne, parlant le même langage, et quelques uns d’entre eux possédant des domaines en Angleterre aussi bien qu’en Écosse, et ayant formé des alliances dans le premier de ces pays. Ce ne fut que dans le siècle suivant que l’ambition excessive d’Édouard Ier donna un caractère d’animosité mortelle aux guerres des deux nations. Sous Édouard, les Anglais combattaient pour soumettre définitivement l’Écosse ; et les Écossais, avec cette fermeté et cette obstination de volonté qui les a toujours caractérisés, défendirent leur indépendance par les moyens les plus violents, dans les circonstances les plus défavorables, et avec les plus faibles chances de succès. Mais au temps dont nous parlons, les guerres entre les deux nations, quoique cruelles et fréquentes, se faisaient d’une manière honorable, et offraient souvent l’exemple de ces sentiments de courtoisie et de respect envers un ennemi loyal et généreux, qui adoucissent un peu les horreurs de ces jeux sanglants. Ainsi, pendant les intervalles de paix, et surtout lorsque les deux royaumes s’armaient en faveur d’une cause commune, d’une cause également chère à tous les cœurs religieux, les aventuriers de l’un et de l’autre pays se rencontrèrent souvent dans les mêmes rangs, et leur rivalité nationale ne servait qu’à les exciter à se surpasser mutuellement dans leurs exploits contre l’ennemi commun.

Le caractère franc et martial de Richard ne faisait aucune différence entre ses sujets et ceux d’Alexandre d’Écosse, si ce n’est en raison de la manière dont ils se comportaient sur le champ de bataille ; et cette impartialité contribua beaucoup à entretenir la bonne intelligence entre les deux nations. Mais pendant sa maladie, et lors des circonstances défavorables où les croisés se trouvèrent placés, des discordes nationales commencèrent à éclater entre les différentes troupes réunies pour la croisade, à peu près de même que d’anciennes plaies viennent à se rouvrir sur un corps affligé de maladie ou de faiblesse.

Les Écossais et les Anglais étaient également hautains et jaloux ; les premiers surtout, comme la nation la plus pauvre et la plus faible, étaient prompts à s’offenser : en conséquence les deux nations britanniques commencèrent à remplir par des dissensions intestines un intervalle de temps que la trêve ne leur permettait plus d’employer en commun contre les Sarrasins. Comme les chefs romains de l’antiquité, les Écossais ne voulaient admettre aucune supériorité, et leurs voisins ne prétendaient pas avoir d’égaux. On s’accusa, on récrimina, et les simples soldats ainsi que leurs chefs et leurs commandants, qui avaient été bons camarades dans la victoire, se montrèrent une inimitié mutuelle au moment de l’adversité : comme si leur union n’eût pas été plus essentielle alors que jamais, non seulement au succès de la cause commune, mais à leur salut à tous ! Les mêmes divisions avaient commencé à éclater entre les Français et les Anglais, les Italiens et les Allemands, et même entre les Danois et les Suédois ; mais c’est surtout de celles qui se manifestèrent entre les deux nations qu’avait vues naître la même île (et qui pour cette raison même n’en étaient que plus acharnées l’une contre l’autre) que notre histoire doit s’occuper.

De tous les seigneurs anglais qui avaient suivi leur roi en Palestine, de Vaux était le plus prévenu contre les Écossais. C’étaient ses proches voisins ; il les avait toute sa vie combattus dans des guerres publiques ou privées… Il leur avait fait constamment du mal, et n’en avait pas médiocrement éprouvé de leur part. Son amour et son dévoûment pour le roi étaient comme l’attachement que porte à son maître un vieux chien fidèle, et ne l’empêchaient pas de se montrer repoussant et inaccessible même à ceux qui lui étaient indifférents, et d’une implacable dureté pour tous ceux contre lesquels il avait conçu des préventions. De Vaux n’avait jamais pu voir sans dépit et sans jalousie son roi donner quelque marque de courtoisie ou de faveur à la race perverse, perfide et féroce, née de l’autre côté d’un fleuve, ou d’une limite imaginaire tracée à travers des déserts incultes : il doutait même du succès d’une croisade dans laquelle on leur permettait de porter les armes, les regardant dans le secret de son âme comme ne valant guère mieux que les Sarrasins qu’ils venaient combattre. On peut ajouter qu’étant lui-même un franc et véritable Anglais, peu habitué à cacher les plus légers mouvements d’amitié ou de haine, il considérait le langage poli que les Écossais avaient adopté, soit à l’imitation des Français leurs alliés habituels, soit par un effet de leur caractère orgueilleux et réservé, comme une marque de leur astuce naturelle : cette urbanité apparente cachait, selon lui, les plus perfides desseins contre leurs voisins, sur qui le baron croyait, avec une présomption vraiment anglaise, qu’ils n’auraient jamais pu par leur seule valeur obtenir le moindre avantage.

Cependant, quoique de Vaux nourrît de tels sentiments contre ses voisins du Nord, et les étendît à peu de chose près sur tous les Écossais qui avaient pris la croix, son respect pour le roi et la conscience de ses devoirs comme croisé l’empêchaient de montrer sa haine autrement que par le soin qu’il mettait à éviter toute communication avec ses frères d’armes du Nord : il observait un sombre silence lorsqu’il lui arrivait d’en rencontrer, et les regardait d’un air de dédain quand il se trouvait auprès d’eux dans une marche ou dans le camp. Les barons et chevaliers écossais n’étaient pas hommes à supporter ce mépris sans le remarquer, et sans le lui rendre : les choses en vinrent au point qu’il passa bientôt pour l’ennemi actif et déterminé d’une nation qu’il se contentait de haïr et même en quelque sorte de mépriser. Des observateurs attentifs remarquèrent même que s’il n’avait pas pour eux la charité de l’Écriture, qui souffre long-temps et ne suppose pas le mal, il ne manquait pas du moins de cette vertu subordonnée qui allège et soulage les maux d’autrui. L’or de Thomas Gilsland achetait des provisions et des médecines qu’il envoyait souvent par des voies secrètes dans le quartier des Écossais. Son austère bienveillance avait pour principe qu’après son ami, un ennemi était l’homme qui avait le plus d’importance à ses yeux ; car il regardait toutes les relations intermédiaires comme ne méritant pas une pensée de sa part. Cette explication était nécessaire au lecteur pour l’intelligence de ce qui suit.

Thomas de Vaux avait à peine fait quelques pas hors du pavillon royal qu’il s’aperçut de ce qu’avait découvert au premier abord l’oreille plus exercée du roi d’Angleterre, qui ne manquait pas d’habileté dans l’art des ménestrels : les sons guerriers qu’ils avaient entendus étaient produits par les clairons, les hautbois et les timbales des Sarrasins. Au bout d’une large avenue de tentes qui conduisait au pavillon de Richard, le baron anglais aperçut une foule de soldats oisifs assemblés autour du lieu d’où la musique se faisait entendre : là, presque au centre du camp, il vit avec une grande surprise, confondus avec les casques de formes variées que portaient les croisés de différentes nations, les turbans blancs et les longues javelines qui annonçaient la présence des Sarrasins ; il aperçut aussi les têtes informes de plusieurs chameaux et dromadaires, qui s’élevaient au dessus de la multitude sur leurs cous longs et difformes.

Étonné et mécontent de ce spectacle étrange et inattendu, car c’était l’usage de laisser les parlementaires et autres messagers de l’ennemi en dehors des barrières du camp, le baron chercha avidement des yeux quelqu’un auquel il pût demander la cause de cette alarmante nouveauté. À la démarche grave et hautaine de la première personne qu’il vit s’avancer vers lui, il conclut intérieurement que ce devait être un Écossais ou un Espagnol, et bientôt après il murmura en lui-même : « C’est bien un Écossais, le chevalier du Léopard… Je l’ai vu se battre assez bien pour un homme de son pays. »

Éprouvant de la répugnance à lui adresser même une question insignifiante, il allait passer près de sir Kenneth avec cet air sombre et méprisant qui semble dire… Je te connais, mais je ne veux pas avoir de communication avec toi ; lorsque cette intention fut trompée par l’Écossais qui vint droit à lui, et l’abordant avec une politesse cérémonieuse lui dit : « Milord de Vaux de Gilsland… je suis chargé de vous parler.

— Comment ! à moi ? dit le baron anglais ; mais voyons ce que vous avez à me dire, car j’exécute une commission du roi.

— La mienne touche encore le roi Richard de plus près, dit sir Kenneth… Je lui apporte, je l’espère, la santé. »

Le lord Gilsland toisa l’Écossais avec des yeux incrédules, et répondit : « Vous n’êtes pas médecin, sire Écossais ; je vous aurais cru tout aussi capable d’apporter un trésor au roi Richard. »

Sir Kenneth, quoique mécontent de la manière dont le baron lui avait répondu, reprit avec calme : « La santé de Richard, n’est-ce pas le synonyme de trésor et de gloire pour la chrétienté ? Mais le temps presse… Dites-moi, je vous prie, si je puis voir le roi ?

— Assurément non, beau sire, répliqua le baron, à moins que vous n’expliquiez plus clairement votre message. La chambre d’un prince malade ne s’ouvre pas à tous ceux qui en demandent l’entrée comme celle d’une hôtellerie du Nord.

— Milord, dit Kenneth, la croix que je porte en commun avec vous, et l’importance de ce que j’ai à vous dire, me feront passer pour le moment pur dessus des procédés que dans tout autre cas je serais incapable de supporter. Pour parler clairement donc, j’amène avec moi un médecin maure qui entreprend d’opérer la cure du roi Richard.

— Un médecin maure ! s’écria de Vaux ; et qui nous garantira qu’il n’apporte pas avec lui des poisons au lieu de remèdes ?

— Sa propre vie, milord, sa tête qu’il offre en garantie.

— J’ai connu plus d’un brigand déterminé qui ne mettait pas plus de prix à sa vie qu’elle n’en valait réellement, et qui serait allé aussi gaîment à la potence que s’il allait danser une contredanse avec le bourreau.

— Voici ce qu’il en est, milord : Saladin, auquel personne ne peut refuser la justice de le regarder comme un ennemi brave et généreux, envoie ici ce médecin avec une garde et une suite brillante, convenable au grand cas que le soudan fait d’El Hakim ; il vient chargé de fruits et de rafraîchissements pour l’usage du roi, et porteur d’un message tel qu’il convient entre deux honorables ennemis, le priant de se hâter de guérir de sa fièvre pour se préparer à recevoir la visite du soudan, qui viendra, le cimeterre à la main, à la tête de cent mille cavaliers. Vous plairait-il, vous qui êtes du conseil secret du roi, de faire décharger ces chameaux et de donner des ordres au sujet de la réception du savant médecin ?

— C’est merveilleux ! » dit de Vaux comme se parlant à lui-même ; « et qui garantira l’honneur de Saladin quand une perfidie le débarrasserait tout d’un coup de son plus puissant ennemi ?

— Je lui servirai moi-même de caution : j’engage pour lui mon honneur, ma fortune et ma vie.

— C’est étrange ! » s’écria de nouveau le baron, « le Nord répond pour le Midi, l’Écossais pour le Turc… Ne puis-je pas vous demander, sire chevalier, comment vous vous êtes trouvé mêlé dans cette affaire ?

— J’ai été absent, dit sir Kenneth, pour accomplir un pélerinage dans le cours duquel j’avais à m’acquitter d’un message pour le saint ermite d’Engaddi.

— Ne peut-il pas m’être confié, sir Kenneth, ainsi que la réponse du saint homme ?

— Cela ne se peut, milord, répondit l’Écossais.

— Je suis du conseil secret d’Angleterre, » reprit le lord anglais avec hauteur.

« Je ne suis pas soumis au gouvernement de ce pays, quoique je me sois volontairement attaché au sort personnel de son souverain ; j’ai été envoyé par le conseil général des rois, princes et chefs suprêmes de l’armée de la bienheureuse croix, et c’est à eux seuls que je dois compte de mon message.

— Ah ! ah ! parlez-vous sur ce ton. — Eh bien ! sachez, messager des rois et des princes, qu’aucun médecin n’approchera un lit du roi d’Angleterre sans le consentement du lord Gilsland, et ceux qui oseront s’y exposer s’embarqueront dans une dangereuse entreprise. »

Il allait passer avec fierté, lorsque l’Écossais s’approchant de plus près et le regardant en face, lui demanda d’un air calme, mais qui pourtant n’était pas exempt d’orgueil, si le lord de Gilsland le regardait comme un gentilhomme et un bon chevalier.

« Tous les Écossais sont nobles par droit de naissance, » répondit de Vaux un peu ironiquement ; mais sentant son injustice et s’apercevant que le front de sir Kenneth se colorait, il ajouta :

« Pour bon chevalier, ce serait un péché que d’en douter, du moins dans un homme qui vous a vu faire bien et bravement votre devoir.

— Eh bien donc, » dit le chevalier écossais, satisfait de la franchise de cet aveu, « recevez-en mon serment, sir Thomas de Gilsland, sur l’honneur d’un véritable Écossais, titre que je regarde comme un privilège égal à ceux de mon ancienne noblesse, sur la foi d’un chevalier venu pour acquérir ici los et renom pendant cette vie mortelle, et miséricorde pour mes péchés dans celle qui est avenir, et par cette croix sacrée que je porte ; recevez-en, dis-je, mon serment le plus saint : je ne désire que la guérison de Richard, en vous recommandant le ministère de ce médecin musulman. »

L’Anglais fut frappé de la solennité de cette protestation, et répondit avec plus de cordialité qu’il n’en avait encore montré. « Dites-moi, sire chevalier du Léopard, admettant (ce dont je ne doute pas) que vous ayez vous-même l’esprit en repos sur cette affaire, ferai-je bien, dans un pays où l’art d’empoisonner est aussi général que celui de faire la cuisine, ferai-je bien, dis-je, d’amener à Richard ce médecin inconnu, et de le laisser essayer ses drogues sur une santé aussi précieuse ?

— Milord, reprit l’Écossais, je n’ai qu’une chose à vous répondre, c’est que mon écuyer, le seul homme de ma suite que la guerre et la maladie m’ait laissé, était dangereusement malade de la même fièvre qui, dans le vaillant Richard, a paralysé le principal membre de notre sainte entreprise. Ce médecin, ce même El Hakim, vient d’entreprendre son traitement il n’y a pas deux heures, et déjà il est livré à un sommeil rafraîchissant. Je n’ai aucun doute qu’il ne puisse guérir ce mal fatal ; je crois également que la mission qu’il en a reçue de Saladin, prince généreux et loyal autant qu’on puisse le dire d’un aveugle infidèle, doit nous répondre de ses intentions… Quant au succès de l’événement, la certitude d’une brillante récompense s’il réussit, et d’un châtiment auquel il ne peut échapper s’il échoue, nous offre peut-être une garantie suffisante. »

L’Anglais écouta, les yeux baissés, comme quelqu’un qui doute, mais qui ne se refuse pas à se laisser convaincre ; à la fin, il releva la tête et dit : « Puis-je voir votre écuyer malade, beau sire ? »

Le chevalier écossais hésita et rougit ; cependant il répondit à la fin : « Volontiers, milord Gilsland ; mais vous vous rappellerez, en voyant mon humble quartier, que les chevaliers et nobles d’Écosse n’ont pas dans leur table, leur lit et leur logement, la mollesse et la magnificence qui distinguent leurs voisins du Sud. Je suis pauvrement logé, milord Gilsland, » ajouta-t-il en appuyant avec hauteur sur ce mot, pendant qu’avec un peu de répugnance il le conduisit vers sa résidence temporaire.

Quels que fussent les préjugés de de Vaux contre la nation de sa nouvelle connaissance, et quoique nous ne prétendions pas nier qu’ils ne fussent fondés en partie sur la pauvreté proverbiale du chevalier écossais, il était naturellement trop généreux pour prendre plaisir à la mortification d’un brave qui se voyait ainsi forcé de faire connaître une indigence que sa fierté aurait voulu cacher.

« Honte, dit-il, au soldat de la croix qui s’occupe de splendeur mondaine, de luxe et de mollesse pendant qu’il marche à la conquête de la Ville sainte. Quelque rude que soit notre vie, nous ne souffrirons jamais autant que cette armée de martyrs et de saints qui ont foulé ce sol avant nous, et qui portent maintenant les lampes d’or et les palmes toujours verts. »

Jamais sir Thomas Gilsland n’avait prononcé un discours aussi métaphorique ; et cela provenait sans doute (comme il arrive assez souvent) de ce qu’il n’exprimait pas sa véritable opinion, car le baron était assez amateur de la bonne chère et de la magnificence. En peu de moments ils arrivèrent à l’endroit du camp où le chevalier du Léopard s’était logé.

Les apparences n’annonçaient pas en effet qu’on y eût enfreint ces préceptes d’humilité et de mortification auxquels les croisés, d’après l’opinion exprimée par le baron de Gilsland, devaient tous se soumettre. Un espace de terre assez étendu pour contenir peut-être trente tentes, suivant les principes de castramétation des croisés, était en partie vide (vu que le chevalier, par ostentation, avait demandé du terrain en proportion de la suite qu’il avait dans le principe), et en partie occupé par quelques misérables huttes construites à la hâte avec des branches d’arbre et couvertes de feuilles de palmier. Ces habitations paraissaient entièrement désertes, la plupart tombaient en ruine ; celle du milieu, qui représentait le pavillon du chef, se distinguait par un pennon à queue d’aronde suspendu à la pointe d’une lance, et dont les longs plis tombaient immobiles vers la terre, comme languissants sous les rayons brûlants du soleil d’Asie. Mais aucun page, aucun écuyer, pas même une sentinelle solitaire, n’était placé à côté de cet emblème de la puissance féodale et du rang de chevalier. Contre toute insulte il n’avait d’autre défense qu’un renom sans tache.

Sir Kenneth jeta un regard mélancolique autour de lui ; mais réprimant ses sensations, il entra dans la hutte en faisant signe au baron de le suivre. Celui-ci jeta un coup d’œil examinateur qui peignait la pitié, non sans un certain mélange de mépris, dont elle est aussi près peut-être que l’opinion générale veut qu’elle le soit de l’amour. Il baissa ensuite sa tête orgueilleuse pour entrer dans cette humble cabane, que sa corpulente personne sembla presque entièrement remplir.

L’intérieur de cette hutte était en partie occupé par deux lits. L’un des deux était vide et composé de feuilles sèches couvertes d’une peau d’antilope ; aux diverses pièces d’armures qui étaient à côté, et à un crucifix d’argent qu’on avait soigneusement placé à la tête, on reconnaissait celui du chevalier. Sur l’autre était étendu le malade dont sir Kenneth avait parlé, homme d’une forte constitution et de traits austères, et qui avait dépassé le milieu de la vie. Sa couche était arrangée avec plus de soin que celle de son maître, et l’on voyait que les habits de cour de ce dernier, la longue robe flottante dont les chevaliers se revêtaient quand ils n’étaient point en armes, et les autres articles de toilette qui l’accompagnaient, avaient été disposés par sir Kenneth de manière à ce que son écuyer malade fût plus mollement couché. Dans une partie extérieure de la hutte, mais qui était à portée de la vue du baron, un jeune garçon, chaussé de brodequins grossiers de peau de daim, avec un bonnet bleu et un justaucorps dont la fraîcheur primitive était fort ternie, était à genoux auprès d’un réchaud rempli de charbon, et faisait cuire sur une plaque de fer les gâteaux d’orge qui étaient alors et sont encore aujourd’hui la nourriture favorite des Écossais. Un quartier d’antilope était pendu à un des principaux supports de la hutte, et la manière dont on se l’était procuré était facilement expliquée par la présence d’un grand lévrier supérieur en taille et en beauté à ceux que nous avons représentés auprès du lit de Richard, et qui semblait surveiller la cuisson des gâteaux. Le pénétrant animal, à l’entrée des chevaliers dans la hutte, fit entendre un grondement étouffé qui retentit dans sa large poitrine comme le bruit d’un tonnerre lointain ; mais voyant son maître, il l’accueillit en remuant la queue et en baissant la tête, s’abstenant de lui faire des caresses plus vives et plus bruyantes, comme si son noble instinct lui eût fait deviner qu’il faut garder le silence dans la chambre d’un malade.

À côté du lit, sur un coussin également composé de peaux, était assis, les jambes croisées selon la coutume d’Orient, le médecin maure dont sir Kenneth avait parlé ; la manière imparfaite dont la tente était éclairée ne permettait pas de le voir distinctement. On apercevait seulement que le bas de sa figure était couvert d’une longue barbe noire qui lui descendait sur la poitrine ; qu’il portait un haut tolpach ou bonnet tartare de peau d’Astracan, d’une couleur sombre, et que son ample cafetan ou robe turque était aussi d’une teinte foncée ; deux yeux perçants, qui brillaient d’un éclat extraordinaire, étaient les seuls traits de sa physionomie qu’on pût discerner au milieu de l’obscurité dont il était enveloppé. Le lord anglais resta silencieux, pénétré d’une espèce de vénération, car malgré la rudesse habituelle de ses manières, l’aspect d’une détresse et d’un malheur supportés avec fermeté, sans plaintes ni murmures, avait eu de tout temps plus de droits au respect de Thomas de Vaux, que la pompeuse magnificence d’une chambre royale, à moins qu’il ne s’agît de celle de Richard. Pendant quelques moments on n’entendit autre chose que la respiration forte et régulière du malade, qui paraissait profondément endormi.

« Il y avait six nuits qu’il ne pouvait dormir, dit sir Kenneth, à ce que m’assure ce jeune homme qui le soigne.

— Noble Écossais, » dit Thomas de Vaux en saisissant la main du chevalier du Léopard et la serrant avec plus de cordialité que n’en exprimaient encore ses paroles, « cet état de choses ne peut durer… il faut y pourvoir… votre écuyer n’est ni assez bien nourri ni assez bien soigné…

En prononçant ces dernières paroles, il éleva la voix avec le ton bref et décidé qui lui était ordinaire ; le sommeil du malade eu fut troublé.

« Mon maître, » murmura-t-il comme dans un rêve, « noble sir Kenneth, les eaux de la Clyde ne vous paraissent-elles pas comme à moi bien fraîches et bien agréables après les eaux saumâtres de la Palestine ?

— Il rêve de sa patrie, et il est heureux en songe, » dit tout bas sir Kenneth à de Vaux. Mais à peine eut-il prononcé ces mots que le médecin, se levant de la place qu’il occupait près du lit de l’écuyer, et y reposant doucement le bras malade, dont il était occupé à examiner soigneusement le pouls, s’approcha des deux chevaliers, en les prenant tous deux par la main et leur faisant signe de garder le silence.

« Au nom d’Issa ben Maria[8], dit-il, que nous honorons comme vous, quoique sans y mettre la même aveugle superstition, ne troublez pas l’effet de la médecine efficace que je viens de lui administrer : l’éveiller en ce moment serait lui donner la mort ou lui faire perdre la raison ; mais revenez à l’heure où le muezzin appelle, du haut des minarets, les fidèles à la prière du soir, et si on le laisse tranquille jusque-là, je vous promets que ce soldat franc sera en état, sans nuire à sa santé, de converser quelques instants avec vous relativement aux objets sur lesquels il pourra plaire à son maître de l’interroger. »

Les chevaliers se retirèrent sur l’ordre absolu du médecin, qui semblait parfaitement comprendre toute la puissance du proverbe oriental, que la chambre du malade est le royaume du médecin.

Ils restèrent tous deux arrêtés à la porte de la hutte : sir Kenneth, de l’air d’un homme qui attend qu’on prenne congé de lui, et de Vaux, comme s’il eût eu quelque chose dans l’esprit qui le portât à différer son départ. Le lévrier cependant s’était empressé de les suivre hors de la tente, et il vint mettre son long museau dans la main de son maître, comme sollicitant humblement quelque marque de souvenir. Il n’eut pas plus tôt réussi à exciter son attention qui se manifesta par un mot d’amitié ou une légère caresse, que tout empressé de témoigner à son maître sa reconnaissance et sa joie, il se mit à partir, la queue haute, courant de toute sa force çà et là, en long et en large, en avant, en arrière, ou décrivant des cercles sur l’esplanade et au milieu des huttes que nous avons décrites, mais sans franchir les limites qui étaient sous la protection du pennon de son maître, et que sa sagacité lui avait appris à connaître. Après quelques gambades de cette espèce, le chien revint près de son maître, et mettant soudain de côté son humeur folâtre, il reprit sa gravité et la majesté habituelle de ses mouvements, paraissant presque honteux de s’être départi à ce point de sa retenue accoutumée.

Les deux chevaliers le regardèrent avec plaisir, car sir Kenneth était fier, avec justice, de son noble lévrier, et d’autre part un baron du nord de l’Angleterre ne pouvait manquer d’être amateur de la chasse, et juge compétent du mérite de l’animal.

« Voilà un beau chien, dit-il : je suis d’avis, beau sire, que le roi Richard n’a pas un alan qui puisse aller de pair avec lui s’il est aussi ferme qu’il est agile. Mais, je vous prie, et c’est par intérêt que je vous en parle, n’avez-vous pas entendu la proclamation portant que nul, s’il n’a le rang de comte, ne pourra garder de chien de chasse dans l’enceinte du camp du roi Richard, sans sa permission royale, et cette permission, je crois, ne vous a pas été accordée. Je parle en ma qualité de grand-écuyer.

— Et moi, je répondrai en libre chevalier écossais, » dit Kenneth d’un ton sévère. « Je sers, quant à présent, sous la bannière d’Angleterre ; mais je ne me rappelle pas m’être jamais soumis à ses lois forestières, et je ne les respecte pas assez pour le faire. Quand la trompette appelle aux armes, mon pied est dans l’étrier aussi lestement que tout autre ; lorsqu’elle a sonné la charge, je n’ai jamais été des derniers à mettre ma lance en arrêt. Mais je ne vois pas à quel titre le roi Richard exercerait sur moi aucune contrainte quant à la manière dont j’emploie mes heures de loisir et de récréation.

— Néanmoins, répliqua de Vaux, il y aurait de la folie à désobéir à l’ordonnance du roi… Ainsi, avec votre permission, moi qui ai quelque autorité dans cette partie, je vous enverrai une sûreté pour mon ami que voilà.

— Je vous remercie, » dit froidement l’Écossais ; « mais il connaît les limites de mon quartier, et au delà je suis dans le cas de le protéger moi-même. Et cependant, » ajouta-t-il en changeant soudainement de manières, « je sens que je ne réponds pas comme je le devrais à votre intention bienveillante. Je vous remercie donc, milord, et bien cordialement : les écuyers et les piqueurs pourraient rencontrer Roswall, pour son malheur, et se permettre quelque agression que je serais peut-être trop prompt à rendre, de sorte qu’il en pourrait résulter des malheurs… Vous avez vu assez de l’intérieur de mon ménage, milord, pour que je ne rougisse pas de vous dire que Roswall est notre principal pourvoyeur, et j’ose espérer que notre lion Richard ne sera pas comme le lion de la fable du ménestrel, qui allait à la chasse et gardait tout le butin pour lui. Je ne puis croire qu’il voulût priver un pauvre gentilhomme qui le sert fidèlement d’une heure de délassement et d’un morceau de gibier, surtout quand il est si difficile de se procurer d’autre nourriture.

— Par ma foi, vous ne faites que rendre justice au roi, dit le baron, et pourtant il y a quelque chose dans les mots de chasse et de venaison qui semble tourner la tête à nos princes normands.

— Nous avons appris depuis peu, dit l’Écossais, par des ménestrels et des pèlerins que vos paysans des comtés d’York et de Nottingham ont secoué le joug des lois, et se sont rassemblés en bandes nombreuses, commandées par un vaillant archer, nommé Robin-Hood, et son lieutenant Petit-Jean. Il me semble qu’il vaudrait mieux que Richard se relâchât sur le code forestier en Angleterre, que de le faire mettre en vigueur dans la Terre-Sainte.

— Pure extravagance ! sir Kenneth, » reprit de Vaux en haussant les épaules comme quelqu’un qui voudrait éviter un sujet désagréable et dangereux… « Nous vivons dans un monde de fous, beau sire… Mais il faut que je vous dise adieu, étant obligé de retourner au pavillon du roi. À l’heure des vêpres, avec votre permission, je me rendrai de nouveau dans votre quartier, et je m’entretiendrai avec ce médecin maure… En même temps, si vous le permettez, je serais bien aise de vous envoyer quelques bagatelles pour varier votre ordinaire.

— Grand merci, milord, dit Kenneth, mais il n’en est pas besoin… Roswall a déjà pourvu à ma cuisine pour quinze jours : car si le soleil de la Palestine nous apporte des maladies, il sert aussi à sécher la venaison. »

Les deux cavaliers se séparèrent beaucoup meilleurs amis qu’ils ne s’étaient abordés : mais avant de quitter sa nouvelle connaissance, Thomas de Vaux se fit expliquer avec plus de détails les circonstances de la mission du médecin oriental, et reçut du chevalier écossais les lettres de créance qu’il avait apportées au roi Richard de la part de Saladin.


CHAPITRE VIII.

L’ÉPREUVE.


Un sage médecin, habile à guérir nos blessures, est plus utile que des armées au bonheur du genre humain.
Iliade.


Voilà un étrange récit, sir Thomas, » dit le monarque malade, après avoir entendu le rapport du fidèle baron de Gilsland. « Es-tu sûr que cet Écossais soit un homme franc et loyal ?

— Je ne saurais vous dire, milord, reprit le jaloux anglais… J’ai vécu un peu trop près des Écossais pour supposer beaucoup de loyauté parmi eux, les ayant toujours trouvés traîtres sous de beaux semblants. Mais il y a de la franchise dans les manières de cet homme, et fût-il le diable au lieu d’être Écossais, je serais forcé d’en convenir.

— Et que dis-tu de la manière dont il se comporte en qualité de chevalier, de Vaux ?… demanda le monarque.

— C’est plutôt l’affaire de Votre Grâce que la mienne de remarquer les actions de ses chevaliers, et je gagerais que vous avez fait attention à celles du chevalier du Léopard… Il jouit d’un bon renom.

— Justement acquis, sir Thomas ! dit le roi, et nous avons nous-même été témoin de ses faits et gestes. Notre seul dessein, en nous plaçant toujours aux premiers rangs de l’armée, est de voir comment nos sujets et nos partisans se comportent, et non le désir d’accumuler une vaine gloire, comme on s’est plu à le supposer. Nous connaissons la vanité des louanges des hommes, qui ne sont que fumée, et c’est dans un autre but que nous revêtons notre armure. »

De Vaux fut effrayé quand il entendit le roi faire une déclaration si contraire à son caractère, et crut d’abord que les approches de la mort pouvaient seules le porter à parler dans des termes si méprisants de la gloire militaire, gloire qui lui était aussi chère que l’air qu’il respirait. Mais, se rappelant qu’il avait rencontré le confesseur du roi dans le pavillon extérieur, il eut assez de sagacité pour attribuer cet accès passager d’humilité à l’effet qu’avaient produit les exhortations du saint homme : il laissa donc continuer le roi sans l’interrompre.

« Oui, poursuivit Richard, j’ai, en effet, remarqué la manière dont ce chevalier remplit son devoir ; mon bâton de commandement ne serait autre chose que la marotte d’un fou s’il avait échappé à mon attention… Et déjà il aurait eu des marques de mes bontés, si je n’avais aussi remarqué, d’autre part, son audace et sa présomption.

— Mon roi, » dit le baron Gilsland, remarquant l’altération qui venait de paraître sur le visage du roi, « je crains de m’être exposé à votre déplaisir en prêtant, en quelque sorte, les mains à cette transgression.

— Eh quoi ! Multon, toi, toi ? » s’écria le roi du ton de la colère et de la surprise, « tu aurais encouragé son insolence !… la chose n’est pas possible.

— Votre Majesté me permettra de lui rappeler que j’ai, par ma charge, le droit d’accorder à des hommes d’un sang noble la liberté de garder un chien ou deux dans l’enceinte du camp, ne fût-ce que pour encourager le bel art de la vénerie… et d’ailleurs c’eût été un crime de faire le moindre mal à un être aussi noble que le chien de ce gentilhomme.

— Il est donc bien beau ? demanda le roi.

— C’est le plus parfait animal qu’il y ait sous le ciel, » dit le baron enthousiaste de tout ce qui tenait à la chasse. « Il est de la véritable race du Nord, large de poitrine, vigoureux de croupe, noir de couleur et non tacheté de blanc, mais tavelé sous le poitrail et les pattes de nuance grisâtre ; assez de force pour abattre un bœuf, assez agile pour atteindre l’antilope. »

Le roi se mit à rire de l’enthousiasme du baron. « Eh bien ! dit-il, tu lui as permis de garder son lévrier, et tout finit là. Ne sois pas cependant si libéral de tes permissions parmi ces chevaliers aventureux qui n’ont pas de prince ou de chef pour les tenir en respect. Ils ne connaissent pas de frein, et si on les laissait faire, il ne resterait bientôt plus de gibier dans la Palestine… Mais voyons, occupons-nous de ce savant païen… ne m’as-tu pas dit que cet Écossais l’avait rencontré dans le désert ?

— Non, sire… Voici ce que m’a dit l’Écossais… Il avait été envoyé près du vieil ermite d’Engaddi, dont on parle tant…

— Mort et furies ! » s’écria Richard en se levant en sursaut… « qui l’y avait envoyé, et dans quel but ? Qui a osé envoyer un homme à la grotte d’Engaddi pendant que la reine y faisait un pélerinage pour notre rétablissement ?

— Le conseil de la croisade lui avait confié cette mission, milord, répondit le baron : dans quel but, c’est ce qu’il a refusé de m’expliquer. On sait à peine dans le camp que votre royale épouse a entrepris ce pèlerinage… moi, du moins, je l’ignorais, et les princes peuvent ne pas en avoir été instruits, puisque la reine s’est tenue séquestrée de toute compagnie depuis que votre amour lui a défendu de s’exposer à l’épidémie en entrant ici.

— Eh bien, nous approfondirons cela… Ainsi, cet Écossais, cet envoyé a rencontré un médecin errant dans la grotte d’Engaddi. N’est-ce pas cela ?

— Non, milord ; mais ce fut, je crois, près de ce lieu qu’il rencontra un émir sarrasin : selon la coutume des chevaliers errants, les deux guerriers ont éprouvé leur valeur mutuelle ; puis satisfaits l’un de l’autre, ils ont fait route ensemble vers la grotte d’Engaddi. »

Ici de Vaux s’arrêta, car il n’était pas de ces gens qui savent raconter une longue histoire sans reprendre haleine.

— Est-ce donc là qu’ils rencontrèrent le médecin ? » demanda impatiemment le roi.

« Non, sire, répondit de Vaux ; mais le Sarrasin, apprenant que Votre Majesté était grièvement malade, promit d’obtenir de Saladin qu’il vous envoyât son propre médecin, dont il vanta beaucoup la science. Celui-ci arriva effectivement à la grotte, après que le chevalier écossais l’y eut attendu un jour ou deux. Il a une vraie suite de prince, il marche au son des tambours et des cymbales, entouré de domestiques à pied et à cheval, et il apporte des lettres de créance de Saladin.

— Ont-elles été examinées par Giacomo Loredani ?

— Je les ai montrées à l’interprète en venant ici, et voici leur contenu traduit en anglais. »

Richard prit un papier où étaient écrits ces mots : « Au nom d’Allah et de Mahomet son prophète (fi ! le chien ! s’écria Richard en crachant par manière d’interjection propre à exprimer son mépris), Saladin, roi des rois, soudan d’Égypte et de Syrie, la lumière et le refuge de la terre, au grand Melec-Ric, Richard d’Angleterre, salut : ayant appris que la main de la maladie s’était appesantie sur toi, notre royal frère, et que tu n’as autour de toi que des médecins nazaréens et juifs, qui travaillent sans la bénédiction d’Allah et du Prophète (périsse son prophète ! murmura de nouveau le monarque anglais)… nous avons envoyé, avec ces présentes, pour te traiter et te soigner, le médecin de notre propre personne. Adonebec El Hakim, devant la figure duquel l’ange Azraël[9] déploie ses ailes, et quitte la chambre du malade… Il connaît les vertus des plantes et des minéraux, la marche du soleil, de la lune et des étoiles, et peut sauver de la mort tout homme qui ne porte pas cette destinée écrite sur son front. Nous le prions avec instance d’honorer son art et d’en faire usage : car nous voulons non seulement rendre hommage à ton mérite et à ta valeur qui brillent entre toutes les nations du Frangistan[10], mais encore mettre un terme à la lutte qui existe maintenant entre nous, soit par un traité honorable, soit en faisant publiquement sur un champ de bataille l’épreuve de nos armes. Nous sommes d’opinion qu’il ne convient ni à ton rang ni à ton courage de mourir de la mort d’un esclave que son maître a tué de travail, ni à notre propre gloire de souffrir qu’un si noble adversaire soit arraché à notre cimeterre par une obscure maladie… Puisse donc le saint…

— Assez, assez, s’écria Richard, je n’en veux plus lire davantage sur son damné de prophète ; je souffre à la seule pensée que le brave et vaillant Saladin puisse croire en cet imposteur, qui est mort comme un chien qu’il était. Oui, je verrai son médecin, je me mettrai entre les mains de ce Hakim… Je rendrai au sultan confiance pour confiance ; je me mesurerai avec lui sur un champ de bataille, comme il me le propose si dignement, et il n’aura pas lieu de regarder Richard comme un ingrat… Sous le poids de ma hache d’armes, je le courberai jusqu’à terre… Je le convertirai à notre sainte Église avec des coups tels qu’il n’en a jamais reçu : il rétractera ses erreurs devant la croix de mon épée, et je le baptiserai sur le champ de bataille même avec des eaux purifiantes puisées dans mon propre casque, dussent nos sangs confondus s’y trouver mêlés… Hâte-toi, de Multon ; pourquoi retarder un événement si désiré ? Va me chercher le Hakim.

— Milord, » dit le baron qui crut voir peut-être quelque redoublement de fièvre dans cet abandon de confiance… « songez-y… le soudan est un païen… et vous êtes son plus redoutable ennemi.

— C’est pourquoi il n’en est que plus obligé à me rendre ce service, de peur qu’une misérable fièvre ne vienne terminer cette lutte entre deux souverains tels que nous. Je te dis qu’il m’aime autant que je l’aime, autant que deux nobles adversaires se soient jamais aimés. Sur mon honneur, ce serait un crime que de douter de sa bonne foi.

— Néanmoins, milord, il conviendra d’attendre l’effet des médicaments du Hakim sur l’écuyer écossais, ma propre vie en dépend ; car je mériterais de mourir comme un chien si j’agissais imprudemment dans cette circonstance, et si je privais toute la chrétienté de celui sur qui repose toute son espérance.

— Je ne t’ai jamais vu hésiter par crainte de la mort, » dit Richard d’un ton de reproche.

« Et mon roi ne me verrait pas hésiter non plus maintenant, reprit le vaillant baron, s’il ne s’agissait que de ma vie et non de la sienne.

— Eh bien donc, soupçonneux mortel, pars et va toi-même examiner les progrès de ce remède. Je voudrais qu’il pût me tuer ou me guérir, car je suis fatigué de rester là comme un bœuf mourant d’un mal contagieux, quand j’entends au dehors les tambours battre, les trompettes sonner, et les chevaux frapper du pied. »

Le baron se hâta de partir, impatient de communiquer ses doutes à quelque ecclésiastique, car sa conscience s’alarmait un peu à l’idée de voir son maître soigné par un infidèle.

L’archevêque de Tyr fut le premier auquel il confia ses scrupules, sachant combien le roi Richard honorait et aimait ce sage prélat. L’évêque écouta le rapport du baron, avec cette vivacité d’intelligence qui distingue le clergé catholique et romain. Il traita les scrupules religieux du baron avec autant de légèreté que la bienséance lui permit d’en montrer à un laïque sur un semblable sujet.

« Les médecins, dit-il, sont souvent utiles, quoiqu’ils puissent être par leur naissance ou leurs mœurs les êtres les plus abjects de l’humanité. Ils ressemblent en cela aux remèdes qu’ils emploient, et qui n’en sont pas moins salutaires pour être quelquefois extraits des plus viles substances. Les chrétiens, ajouta-t-il, peuvent se servir au besoin des païens et des infidèles, et il y a lieu de croire qu’une des causes pour lesquelles il a été permis à ceux-ci de rester sur la terre, c’est pour qu’ils s’y rendent utiles aux vrais chrétiens ; c’est pourquoi nous faisons légitimement nos esclaves de nos prisonniers de guerre. Il n’y a aucun doute, » poursuivit encore le prélat, « que les chrétiens primitifs ne se servissent des idolâtres avant leur conversion. Ainsi, sur le vaisseau d’Alexandrie, à bord duquel le divin apôtre saint Paul passa en Italie, les matelots étaient probablement païens. Que dit pourtant le bienheureux saint lorsqu’on eut besoin de leur ministère : Nisi sic in navi manserint, vos salvi fieri non potestis. (À moins que ces hommes ne restent sur le vaisseau, vous ne pouvez être sauvés.) Enfin, les Juifs sont infidèles au christianisme aussi bien que les Mahométans, et cependant il y a peu de médecins dans le camp qui ne soient de cette nation, et on les emploie sans scandale et sans scrupule. Donc on peut dans ce but se servir de Mahométans à leur place dans cette capacité, quod erat demonstrandum[11]. »

Ce raisonnement dissipa entièrement les scrupules de Thomas de Vaux, et la citation latine surtout fit sur lui d’autant plus d’effet qu’il n’en pouvait comprendre un mot.

Mais l’évêque argumenta avec moins d’abondance quand il réfléchit à la possibilité que le Sarrasin agît de mauvaise foi ; et là-dessus il n’en vint pas si rapidement à ses conclusions. Le baron lui montrant les lettres de créance, il les lut et relut, et compara l’original avec la traduction.

« C’est un mets qui semble apprêté tout exprès pour flatter le palais du roi Richard, et je ne puis m’empêcher d’avoir des soupçons sur ce rusé Sarrasin. Ils sont habiles dans l’art des poisons, et savent les préparer de manière qu’il s’écoule des semaines entières avant qu’ils agissent sur celui qui les a pris, et pendant ce temps le criminel a le temps de s’échapper. Ils savent imprégner le drap et le cuir du venin le plus subtil ! Et… que Notre-Dame me pardonne ! comment, sachant cela, ai-je pu tenir ces lettres de créance si près de ma figure ? Prenez-les, sir Thomas ; hâtez-vous de les emporter. »

Ici, il les tendit avec vivacité, et de toute la longueur de son bras, au baron. « Mais voyons, milord de Vaux, continua-t-il, en nous rendant à la tente de cet écuyer malade, nous y apprendrons si ce Hakim possède réellement l’art qu’il professe : puis nous déciderons si nous pouvons en toute sûreté lui permettre d’exercer sa science sur Richard. Cependant, arrêtez une minute : laissez-moi prendre ma cassolette, car ces fièvres sont épidémiques. Je vous conseillerai de vous servir de romarin sec trempé dans du vinaigre, milord, car moi aussi je connais quelque chose à l’art de guérir.

— Je remercie Votre Révérence, reprit Thomas Gilsland ; mais si j’avais été accessible à la fièvre, il y a long-temps que je l’aurais gagnée auprès du lit de mon maître. »

L’évêque de Tyr rougit, car il avait un peu négligé de se présenter chez le monarque depuis qu’il était malade ; et il pria le baron de marcher devant.

Lorsqu’ils s’arrêtèrent devant la misérable hutte qu’habitaient Kenneth du Léopard et son écuyer, l’évêque dit à de Vaux : « Certes, milord, ces Écossais ont moins de soin de leurs serviteurs que nous de nos chiens ; voici un chevalier vaillant, dit-on, dans le combat, et jugé capable de remplir d’importantes missions en temps de trêve, et dont l’écuyer est plus mal logé que ne le serait un chien en Angleterre. Que pensez-vous de vos voisins du nord ?

— Qu’un maître fait tout ce qu’il peut pour son serviteur quand il ne lui donne pas un plus mauvais logement que le sien, » dit le baron ; et il entra dans la hutte.

L’évêque l’y suivit, non sans une répugnance évidente ; car quoiqu’il ne manquât pas de courage à certains égards, cependant ce courage était tempéré par un intérêt vif et puissant pour sa sûreté personnelle ; il se rappela cependant la nécessité où il était de juger par lui-même de la science du médecin arabe, et entra dans la hutte avec une dignité de manières faite, suivant lui, pour inspirer le respect à l’étranger.

Le prélat avait réellement un aspect imposant et remarquable. Dans sa jeunesse, il avait été fort beau, et, dans un âge avancé, il tenait à ne pas le paraître moins. Son costume épiscopal était du genre le plus magnifique, garni de riches fourrures, et couvert d’une chape qui offrait un travail d’aiguille précieux. Les bagues qui ornaient ses doigts valaient une belle baronnie, et son capuchon, alors rejeté en arrière à cause de la chaleur, avait des agrafes d’or pur pour l’attacher, quand il voulait, autour de son cou et sous son menton. Sa longue barbe, blanchie par les années, tombait jusque sur sa poitrine. Un des jeunes acolytes qui l’accompagnaient lui procurait une ombre artificielle, suivant la coutume d’Asie, en tenant sur sa tête un parasol de feuilles de palmier, tandis que l’autre rafraîchissait son révérend maître en agitant devant lui un éventail de plumes de paon.

Quand l’évêque de Tyr entra dans la hutte du chevalier écossais, le maître en était absent, et le médecin maure qu’il venait voir était assis dans la même posture où de Vaux l’avait laissé plusieurs heures auparavant, les jambes croisées sur une natte de feuillage, auprès du malade, qui paraissait dormir profondément, et dont il tâtait le pouls de temps en temps. L’évêque resta debout devant lui deux ou trois minutes, comme s’il attendait quelque salutation respectueuse, ou comme s’il espérait du moins voir le Sarrasin frappé de la majesté de sa présence. Mais Adonebec ne lui accorda d’autre attention qu’un regard rapide, et quand le prélat à la fin le salua dans la langue franque, il ne lui répondit que par le salut oriental ordinaire, « Salam alicum ! la paix soit avec vous !

— Es-tu médecin, infidèle ? » dit l’évêque un peu mortifié de la froideur de son accueil : « Je voudrais parler avec toi sur ton art.

— Si tu entendais quelque chose à la médecine, répondit El Hakim, tu saurais que les médecins ne doivent entreprendre aucune discussion, aucune consultation dans la chambre de leur malade. Écoute, » ajouta-t-il, comme le grondement sourd du chien se faisait entendre de l’autre partie de la hutte, « ce chien lui-même te donne une leçon. Uléma, son instinct lui enseigne qu’il doit étouffer ses aboiements auprès du malade. Viens au dehors de la tente, si tu as quelque chose à me dire, » ajouta-t-il en se levant et lui montrant le chemin.

Malgré la simplicité du costume du médecin sarrasin et l’infériorité de sa taille comparée à celle du majestueux prélat et du gigantesque baron, il y avait quelque chose d’imposant dans ses traits et dans ses manières, qui ne permit pas à l’évêque de Tyr de lui exprimer le vif déplaisir que lui avait causé la liberté de cette remontrance. Lorsqu’il fut hors de la hutte, il regarda Adonebec en silence pendant quelques minutes avant de pouvoir trouver le ton qu’il devait prendre avec lui pour recommencer la conversation. On ne voyait pas une mèche de cheveux sortir de dessous le haut bonnet de fourrure de l’Arabe : ce bonnet cachait aussi une partie de son front, qui paraissait élevé et large, uni et exempt de rides, de même que ses joues pâles, autant du moins que sa longue barbe permettait de les apercevoir. Nous avons remarqué quelque autre part l’éclat de ses yeux noirs.

Le prélat, frappé de son air de jeunesse, fit cesser à la fin le silence que l’Arabe ne semblait pas pressé d’interrompre, et lui demanda quel âge il avait.

« Les années des hommes ordinaires, dit le Sarrasin, se calculent d’après leurs rides ; celles des sages en raison de leurs études. Je n’ose pas me dire plus vieux que cent révolutions de l’hégire[12]. »

Le baron de Gilsland, qui prit cette réponse dans le sens littéral, et comprit qu’il se disait âgé d’un siècle, jeta un regard incrédule sur le prélat ; et celui-ci, bien qu’il entendit mieux le sens des paroles d’El Hakim, répondit à ce coup d’œil en agitant mystérieusement la tête. Il reprit cependant son air d’importance et demanda à Adonebec, d’un ton d’autorité, quelles preuves il pouvait donner de ses connaissances médicales.

« Vous avez pour garantie la parole du puissant Saladin, » dit le sage en touchant son bonnet d’un air respectueux ; « parole qu’il n’a jamais violée envers un ami ou un ennemi. Que voudrais-tu de plus, Nazaréen ?

— Je voudrais une preuve oculaire de ton art, répondit le baron, sans laquelle tu n’approcheras pas du lit du roi Richard.

— L’éloge du médecin est dans la guérison de son malade, dit l’Arabe. Contemplez cet écuyer : son sang avait été brûlé par la fièvre qui a blanchi votre camp d’ossements, et contre laquelle tout l’art de vos médecins nazaréens n’a pas su mieux vous défendre qu’une veste de soie ne protégerait un guerrier contre une lance de fer. Regardez ses doigts et ses bras amaigris, semblables aux pattes et aux griffes de la grue. La mort, ce matin, avait étendue sa faux sur lui : mais quand Azraël eût été d’un côté de la couche, moi étant de l’autre, son âme n’aurait pas quitté son corps. Ne me troublez donc plus par d’inutiles questions ; mais attendez le moment critique, et contemplez dans un silencieux étonnement le miracle qui va s’opérer. »

Le médecin eut alors recours à son astrolabe, l’oracle de la science orientale, et parut le consulter avec beaucoup d’attention et de gravité jusqu’au moment précis où l’heure de la prière étant arrivée, il tomba sur ses genoux, le visage tourné du côté de la Mecque, et récita les prières par lesquelles un musulman termine le travail du jour. L’évêque et l’Anglais se regardaient pendant ce temps avec indignation et mépris ; aucun des deux ne jugea néanmoins convenable d’interrompre El Hakim dans ses dévotions, toutes profanes qu’elles leur parussent.

L’Arabe se leva de terre et entra dans la hutte où le malade était couché ; il tira d’une petite boîte d’argent une éponge imbibée peut-être de quelque liqueur aromatique ; car, lorsqu’il la mit sous le nez du dormeur, celui-ci éternua, s’éveilla, et regarda autour de lui d’un air égaré. Il était effrayant à voir quand il se mit sur son séant, à moitié nu, avec ses os et les cartilages qui se dessinaient en saillie à la surface de sa peau comme s’ils eussent été à découvert. Sa figure, longue et creuse, sillonnée de rides, contrastait avec son œil d’abord tout hagard, mais qui finit pourtant par se remettre graduellement ; il parut s’apercevoir de la présence de ses illustres visiteurs, car il essaya de ses mains faibles de se découvrir la tête en signe de respect. Bientôt il demanda son maître d’un ton humble et soumis.

« Nous connais-tu, vassal ? demanda le lord Gilsland.

— Pas parfaitement, milord, » répondit l’écuyer d’une voix faible, « j’ai dormi long-temps, et j’ai beaucoup rêvé. Cependant je sais que vous êtes un illustre lord anglais, comme il le paraît à la croix rouge que vous portez, et cet autre seigneur est un saint prélat dont je sollicite la bénédiction sur moi, pauvre pécheur.

— Je te l’accorde : Benedictio Domini sit vobiscum ! » dit le prélat en faisant le signe de la croix, mais sans s’approcher du lit du malade.

« Vous voyez par vos yeux, dit l’Arabe, que la fièvre a été domptée. Il parle avec calme, il a toute sa mémoire ; son pouls bat aussi paisiblement que le vôtre. Examinez vous-même ses pulsations. »

Le prélat refusa de faire cet essai ; mais Thomas Gilsland, plus déterminé, voulut se satisfaire par lui-même, et se convainquit bientôt que la fièvre était passée.

« Ceci est merveilleux, » dit le chevalier en regardant l’évêque ; « cet homme est certainement guéri. Je vais conduire à l’instant ce médecin à la tente du roi Richard : qu’en pense Votre Révérence ?

— Attendez, laissez-moi finir une cure avant d’en commencer une autre, dit l’Arabe. Je vous accompagnerai lorsque j’aurai donné à mon malade la seconde dose de ce bienheureux élixir. »

En parlant ainsi, il prit une petite coupe d’argent, et la remplit de l’eau d’une gourde qui était à côté du lit ; il tira ensuite de sa ceinture un petit sac fait d’un tissu de soie et d’argent, dont on ne put voir le contenu, et le trempant dans la coupe, il le regarda en silence pendant l’espace de cinq minutes. Au moment de cette opération, les spectateurs crurent apercevoir dans l’eau une légère fermentation, mais s’il y en eut une, elle ne dura qu’un instant.

« Buvez, dit le médecin au malade ; dormez et réveillez-vous en pleine santé.

— Et c’est avec cette simple drogue que tu entreprendras de guérir un monarque ? dit l’évêque de Tyr.

— J’ai guéri un mendiant, comme vous pouvez le voir, répondit le sage ; les rois du Frangistan sont-ils faits d’une autre argile ?

— Qu’il vienne avec nous sur-le-champ chez le roi, dit le baron de Gilsland : il nous a montré qu’il possédait le secret qui peut lui rendre la santé ; s’il lui arrivait de n’en pas faire usage, je me charge de le mettre hors du pouvoir de la médecine. »

Comme ils allaient quitter la hutte, le malade, élevant la voix autant que sa faiblesse le permettait, s’écria : « Révérend père, noble chevalier, et vous, bienfaisant médecin, si vous voulez que je dorme et que je guérisse, dites-moi, par charité, ce qu’est devenu mon cher maître.

— Il est parti pour une expédition lointaine, ami, répondit le prélat, chargé d’une honorable ambassade qui peut le retenir pendant quelques jours.

— Hé ! pourquoi, dit le baron de Gilsland, pourquoi tromper ce pauvre garçon ?… Ami, ton maître est revenu au camp, et tu le verras tout à l’heure. »

Le malade éleva ses mains décharnées vers le ciel comme pour lui rendre grâces ; et ne pouvant résister davantage à l’effet de l’élixir, il s’abandonna à un doux sommeil.

« Vous êtes meilleur médecin que moi, sir Thomas, dit le prélat ; il vaut mieux dire un mensonge flatteur dans la chambre d’un malade qu’une fâcheuse vérité.

— Que voulez-vous dire ? mon révérend lord, » demanda vivement de Vaux, « croyez-vous que je consentisse à proférer un mensonge pour sauver la vie d’une douzaine d’hommes comme lui ?

— Vous venez de dire, » reprit l’évêque avec des signes évidents d’alarme, « vous venez de dire que le maître de cet écuyer était revenu. Je veux parler du chevalier du Léopard.

— Et il est en effet revenu, répondit de Vaux. Je lui ai parlé il y a quelques heures. Il avait amené avec lui ce savant médecin.

— Bienheureuse Vierge ! et pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de son retour ? » reprit le prélat fort troublé.

— Ne vous avais-je pas dit que ce chevalier du Léopard était arrivé avec le médecin ? Je croyais l’avoir fait, » répliqua de Vaux avec insouciance ; « mais qu’importe son retour à propos de la science du médecin et de la guérison de Sa Majesté ?

— Il importe fort, sir Thomas ; il importe fort, » répéta l’évêque en joignant ses mains avec force, frappant du pied et donnant des signes d’impatience qui semblaient lui échapper involontairement. « Mais où peut-il être allé maintenant, ce chevalier ? que Dieu soit avec nous ! il y a peut-être eu quelque fatale erreur ?

— Ce serf qui se tient là en dehors, » répondit le baron, non sans quelque étonnement de l’émotion de l’évêque, « pourra probablement nous dire où son maître est allé. »

Le jeune garçon fut appelé, et dans un langage qui parut presque incompréhensible aux deux croisés, il parvint à la fin à leur faire comprendre qu’un officier était venu chercher son maître quelques moments avant leur arrivée, pour le conduire à la tente royale. L’inquiétude de l’évêque parut s’augmenter au plus haut point, et devint visible même pour de Vaux, quoique le baron ne fût ni un observateur pénétrant, ni un homme soupçonneux ; mais, à mesure que le trouble de l’ecclésiastique augmentait, son désir de le cacher et de s’en rendre maître s’accroissait aussi. Il prit à la hâte congé de de Vaux, qui le regarda d’un air étonné et qui, après avoir haussé les épaules, sortit pour conduire le médecin arabe à la tente du roi Richard.


CHAPITRE IX.

L’INTERROGATOIRE.


Le soupçon est comme une armure pesante, qui protège moins qu’elle ne gêne par son poids.
Lord Byron.


Le baron de Gilsland marcha d’un pas lent et avec un visage inquiet vers le pavillon royal. Il se méfiait naturellement beaucoup de sa capacité, excepté sur le champ de bataille ; et, sentant qu’il n’avait pas un génie très pénétrant, il se contentait ordinairement de s’étonner de circonstances qu’un homme d’une imagination plus active aurait cherché à approfondir et à comprendre, et qui du moins auraient fait le sujet de ses réflexions. Cependant il trouva lui-même très extraordinaire que l’attention de l’évêque eût été détournée tout-à-coup de la cure merveilleuse dont ils venaient d’être témoins, et de la probabilité qu’elle offrait de voir bientôt Richard rendu à la santé, par une nouvelle aussi insignifiante que celle du retour d’un pauvre chevalier écossais. Un pareil individu, aux yeux de sir Thomas Gilsland, était certainement dans tout le cercle de la noblesse ce qu’il pouvait y avoir de moins important, de moins digne d’intéresser ; et, en dépit de son habitude ordinaire de contempler les événements d’une manière passive, l’imagination du baron s’épuisa en efforts inaccoutumés pour trouver une cause au trouble extraordinaire du prélat.

À la fin, il lui vint tout-à-coup à la pensée qu’il pourrait bien se trouver là-dessous quelque conspiration contre le roi Richard, formée dans le camp des alliés, et dans laquelle il n’était pas improbable que le prélat, qui passait dans l’opinion de quelques personnes pour un politique peu scrupuleux, fût lui-même de complicité. À la vérité il n’existait pas, à son avis, de caractère aussi parfait que celui de son maître ; car Richard était la fleur de la chevalerie, le chef des princes chrétiens, et obéissait en tous points aux lois de la sainte Église catholique : les idées que de Vaux se formait de la perfection n’allaient pas au delà ; mais il savait que les brillantes qualités que son maître avait déployées lui avaient constamment attiré, par l’effet d’une déplorable injustice, autant de blâme et de haine que d’honneur et d’amour, et que, dans le camp même et parmi les princes qu’un serment engageait à la croisade, il s’en trouvait plusieurs prêts à échanger tout espoir de conquête contre le plaisir de perdre, ou du moins d’humilier Richard d’Angleterre.

« D’après quoi, » se dit en lui-même le baron, » il ne serait pas impossible que cet El Hakim se servît de cette cure, ou prétendue cure, opérée sur l’écuyer écossais, comme d’un stratagème dont le chevalier du Léopard serait complice, et auquel l’évêque de Tyr, tout prélat qu’il est, pourrait bien n’être pas étranger. »

Cette supposition n’était pas à la vérité très facile à concilier avec l’alarme manifestée par le prélat en apprenant que contre son attente le chevalier écossais était soudainement rentré au camp des croisés ; mais de Vaux était alors sous l’influence de ses préjugés ordinaires, qui lui disaient qu’un rusé prêtre italien, un Écossais au cœur faux, et un médecin infidèle, formaient une réunion d’ingrédients dont on ne pouvait extraire que du mal. Il résolut cependant d’exposer ses soupçons au roi, dont il prisait le jugement presque autant que la valeur.

Pendant ce temps il s’était passé des événements bien contraires aux suppositions que Thomas de Vaux venait de faire. À peine avait-il quitté le pavillon royal, que Richard, livré à l’impatience de la fièvre et à celle qui lui était naturelle, se mit à murmurer de son retard et à exprimer le désir ardent de son retour. Il avait cependant assez de sens pour tâcher de se faire une raison et de calmer cette irritation qui augmentait encore sa maladie. Ses serviteurs se fatiguèrent en efforts pour le distraire ; mais ce fut en vain que le prêtre eut recours à son bréviaire, le clerc à ses légendes, et même le ménestrel favori à sa harpe. À la fin, deux heures environ avant le coucher du soleil, et par conséquent long-temps avant qu’il pût avoir de nouvelles de la cure que le médecin arabe avait entreprise, il envoya, comme nous l’avons déjà vu, un messager porter l’ordre au chevalier du Léopard de se rendre près de lui, résolu à calmer son impatience en se faisant donner par sir Kenneth l’explication détaillée de ce qui lui était arrivé durant son absence du camp et de sa rencontre avec le célèbre médecin.

Le chevalier écossais obéit à cet ordre ; il parut devant le roi comme un homme qui n’est pas inaccoutumé à la présence d’aussi grands personnages. Le roi d’Angleterre le connaissait à peine, même de vue ; bien que, jaloux de son rang, autant que secrètement dévoué à la dame qui était l’objet de son adoration, il ne se fût jamais absenté dans ces occasions où la munificence et l’hospitalité anglaises ouvraient la cour du souverain à tous ceux qui avaient un certain rang dans la chevalerie. Le roi considéra fort attentivement sir Kenneth, lorsque celui-ci s’approchant de la couche royale fléchit le genou, puis se releva et se tint devant lui, non dans une posture humble et soumise, mais dans l’attitude calme et respectueuse qui convient à un officier en présence de son souverain.

« Ton nom, dit le roi, est Kenneth du Léopard : de qui as-tu reçu l’ordre de la chevalerie ?

— Je l’ai reçu des mains de Guillaume-le-Lion, roi d’Écosse, répondit l’Écossais.

— Ce fer, dit le roi, est bien digne de conférer un tel honneur, et il n’a pas frappé une épaule indigne de le recevoir… Nous t’avons vu te comporter en bon et vaillant chevalier dans la mêlée au plus fort de l’action, et tu n’ignores pas que ton mérite nous était bien connu ; mais ta présomption sur d’autres points a été telle que la plus grande récompense que je puisse accorder à tes services, c’est de te pardonner une telle offense : que dis-tu à cela ? »

Kenneth essaya de parler, mais il n’était pas en état de s’exprimer distinctement. La conscience secrète de son ambitieux amour, et le regard de faucon avec lequel Cœur-de-Lion cherchait à pénétrer jusqu’au fond de son âme, contribuèrent à le déconcerter.

« Et cependant, ajouta le roi, quoique des soldats et des vassaux doivent obéir aux ordres de leurs supérieurs et les respecter, nous pourrions pardonner à un brave chevalier une plus grande offense que celle d’avoir un lévrier, quoique ce soit une contravention avec l’ordonnance précise que nous avons fait publier. »

Richard, en parlant ainsi, tenait ses regards attachés sur le visage de l’Écossais qui le regardait aussi : il ne put s’empêcher de sourire intérieurement, en voyant la physionomie du chevalier exprimer le soulagement produit par la tournure que le roi venait de donner à sa précédente accusation.

« Ne vous en déplaise, milord, dit l’Écossais, il faut que Votre Majesté nous accorde quelque indulgence sur ce point, à nous autres pauvres gentilshommes d’Écosse. Nous sommes loin de notre pays, nos revenus sont modiques, et ils ne peuvent nous soutenir comme vos opulents seigneurs qui ont crédit chez les Lombards. Les Sarrasins n’en sentiront que mieux nos coups si nous pouvons ajouter de temps en temps à nos racines et à nos gâteaux d’orge un morceau de venaison séché.

— Il n’est pas besoin de me demander mon agrément, puisque Thomas de Vaux qui, comme tous ceux qui m’entourent, ne manque jamais de faire ce qui lui convient, t’a déjà donné la permission de chasser au courre et au vol.

— Au courre seulement ; mais s’il plaisait à Votre Majesté de m’accorder le privilège de chasser au vol en outre, et qu’elle voulût me confier un faucon sur le poing, je me flatte de pouvoir fournir la table de Votre Majesté de quelques oiseaux aquatiques bien choisis.

— Merci de moi ! si tu avais le faucon, je crois que tu n’attendrais guère la permission. On dit pourtant, ce me semble, que nous autres descendants de la maison d’Anjou nous sommes aussi offensés des délits contre nos lois forestières que des attentats contre notre couronne. À de braves et vaillants hommes nous pourrions pardonner l’un et l’autre de ces crimes… Mais assez sur ce sujet. Je désire savoir, sire chevalier, dans quel but et par l’ordre de qui vous venez de faire un voyage au désert de la mer Rouge, et à Engaddi ?

— Par ordre du conseil des princes de la sainte croisade.

— Et comment quelqu’un a-t-il osé donner un tel ordre, tandis que moi qui, sûrement, ne suis pas le dernier dans cette ligue, n’en étais pas seulement informé ?

— Ce n’était pas à moi, n’en déplaise à Votre Altesse, de faire des questions sur ce point. Je suis un soldat de la croix, servant, sans doute, en ce moment sous la bannière de Votre Altesse, et fier qu’un tel honneur me soit accordé ; mais cependant celui qui a pris le symbole sacré, et qui s’est engagé à combattre pour les droits du christianisme et la délivrance du Saint-Sépulcre, s’est obligé à obéir sans hésiter aux ordres des princes et des chefs par qui la sainte entreprise est dirigée. Je dois regretter, avec toute la chrétienté, qu’une indisposition qui, j’espère, ne sera que passagère, ait privé momentanément Votre Altesse de la faculté d’assister au conseil où sa voix est si puissante ; mais, comme soldat, je dois obéir à ceux à qui le droit de commander est légitimement dévolu : la moindre hésitation serait d’un mauvais exemple dans le camp des chrétiens.

— Tu parles bien, et le blâme ne doit pas retomber sur toi, mais sur ceux avec lesquels, lorsque Dieu me fera la grâce de me relever de cette couche maudite d’inactivité et de douleur, j’espère régler mes comptes comme il faut. Tu as bien fait d’obéir ; mais quel était le but de ton message ?

— Il me semble, sous le bon plaisir de Votre Altesse, qu’il vaudrait mieux le demander à ceux qui m’en chargèrent, et qui peuvent expliquer les motifs de ma mission, tandis que je ne puis rendre compte que de son but et de sa forme extérieure.

— Pas de détours avec moi, sire Écossais ; tu pourrais t’en trouver mal.

— M’en trouver mal, milord ! je suis devenu inaccessible à toute crainte de ce genre depuis que je me suis voué à cette sainte entreprise, songeant plutôt à ma félicité éternelle qu’à mon enveloppe terrestre.

— Par la messe, tu es un brave ! Écoute, sire chevalier, j’aime les Écossais : ils sont vaillants, quoique entêtés et bourrus, et je les crois aussi pleins de loyauté, quoique des raisons de politique les forcent quelquefois à dissimuler. Je mérite bien aussi quelque reconnaissance de leur part, car j’ai fait volontairement ce qu’ils n’auraient pu arracher par les armes, ni à moi, ni à mes prédécesseurs. J’ai reconstruit les forteresses de Roxburg et de Berwick qui sont données en otage à l’Angleterre ; je vous ai rendu vos anciennes limites, et enfin j’ai renoncé au droit d’hommage qui me semblait injustement exigé. J’ai cherché à me faire des amis libres et indépendants dans un pays où les anciens rois d’Angleterre avaient cherché seulement à soumettre des vassaux rebelles et toujours mécontents.

— Vous avez fait tout cela, milord, » dit sir Kenneth en s’inclinant, « vous avez accompli tout cela par votre loyal traité avec notre souverain à Cantorbéry, C’est pourquoi, moi et d’autres Écossais qui valaient mieux que moi, sommes venus combattre sous vos bannières, au lieu de ravager vos frontières d’Angleterre. Si le nombre en est maintenant peu considérable, c’est qu’ils n’ont pas ménagé leurs jours, et qu’il en a péri beaucoup.

— Je conviens de la vérité de ce que vous dites, reprit le roi ; et en considération des bons offices que j’ai rendus à votre pays, je vous prie de vous rappeler que, comme principal membre de la ligue chrétienne, j’ai le droit de connaître les négociations de mes confédérés. Rendez-moi donc ce qui m’est dû en m’apprenant ce que je suis autorisé à savoir, et ce dont je suis certain d’être instruit par vous d’une manière plus franche et plus complète que par tout autre.

— Milord, répondit l’Écossais, puisqu’il en est ainsi, je vous dirai la vérité, car je suis convaincu que vos projets pour arriver au but de notre sainte expédition sont pleins de loyauté et d’honneur, et je n’oserais pas répondre également sur ce point de tout autre chef de la sainte ligue. Apprenez donc que ma mission était de proposer, par l’entremise de l’ermite d’Engaddi, saint homme respecté et protégé par Saladin lui-même…

— Une continuation de la trêve, sans doute ? » s’écria Richard l’interrompant à la hâte.

« Non, de par saint André ! sire, répondit le chevalier écossais, mais l’établissement d’une paix durable, et l’évacuation de la Palestine par nos armées.

— De par saint George ! » s’écria Richard consterné, « quelque mal que je pensasse d’eux, je n’aurais jamais songé qu’ils pussent s’abaisser jusqu’à une telle dégradation. Parlez, sir Kenneth, dans quels sentiments avez-vous entrepris ce message ?

— De fort bon cœur, milord, dit Kenneth ; car étant privés de notre noble chef, sous la conduite duquel nous pouvions seulement espérer de vaincre, et ne voyant personne qui pût le remplacer et nous guider à la victoire, je crus que le meilleur parti à tirer de des circonstances était d’éviter une défaite.

— Et à quelles conditions cette glorieuse paix devait-elle se conclure ? » demanda Richard en contenant avec peine l’explosion des passions tumultueuses dont son cœur était gonflé.

« Elles ne me furent pas confiées, milord ; je les remis dans un écrit cacheté à l’ermite.

— Et que vous semble de ce révérend ermite ? Est-ce un idiot, un fou, un traître, ou un saint ?

— Pour et qui est de sa folie, sire, reprit le judicieux Écossais, je la regarde comme feinte dans le but de s’attirer les égards et le respect des païens, qui regardent les fous comme des inspirés du ciel ; du moins elle me parut ne se manifester que de temps à autre, et ne pas se mêler à toutes les opérations de son esprit comme la folie naturelle.

— Judicieusement répondu, » dit le monarque en se rejetant sur son lit, dont il était à moitié sorti : « Maintenant, que pensez-vous de sa pénitence ?

— Sa pénitence me parut sincère et être le fruit du remords de quelque crime affreux pour lequel il semble s’être intérieurement condamné à la réprobation.

— Et quant à sa politique ?

— Il m’a semblé, milord, qu’il désespérait du salut de la Palestine autant que du sien propre, à moins de quelque miracle, surtout depuis que le bras de Richard d’Angleterre a cessé de frapper pour sa délivrance.

— Ainsi la lâche politique de cet ermite ressemble à celle de ces misérables princes qui, oubliant également ce qu’ils doivent à leur titre de chevalier et à leur foi, ne montrent de résolution et de fermeté que lorsqu’il s’agit de faire retraite : plutôt que de marcher contre une armée de Sarrasins, ils fouleraient aux pieds le corps d’un allié mourant.

— Pardonnez, milord, si je prends la liberté de vous faire observer que cette conversation n’est propre qu’à aigrir votre mal, ennemi plus dangereux pour la chrétienté que des armées d’infidèles. »

La figure de Richard s’était en effet enflammée, et ses gestes s’animaient de plus en plus par l’ardeur de la fièvre pendant que, le poing fermé, le bras étendu et les yeux étincelants, il paraissait souffrir les doubles angoisses de l’esprit et du corps, quoique, soutenu par son courage, et entraîné par son impétuosité, il continuât de parler comme s’il méprisait également les unes et les autres.

« Vous avez beau me flatter, sire chevalier, dit-il, vous ne m’échapperez pas. Il faut que vous m’en appreniez beaucoup plus que vous ne m’en avez encore dit… Avez-vous vu ma royale épouse à Engaddi ?

— Non pas, que je sache, milord, » répondit sir Kenneth avec beaucoup de trouble, car il se rappelait la procession de minuit dans la chapelle de la caverne.

— Je vous demande, » reprit le roi d’une voix plus sévère, « si vous n’êtes pas entré dans la chapelle des religieuses carmélites à Engaddi, et si vous n’y avez pas vu Bérengère, reine d’Angleterre, avec les dames de sa cour qui l’ont accompagnée dans ce pélerinage ?

— Milord, je dirai la vérité comme aux pieds du confessionnal ; Dans une chapelle souterraine où l’ermite me conduisit, je vis un chœur de femmes qui venaient rendre hommage à une relique de la plus haute sainteté. Mais je n’aperçus pas leurs visages et n’entendis le son de leurs voix que dans les hymnes qu’elles chantaient. Je ne peux dire si la reine d’Angleterre était du nombre.

— Et aucune de ces dames n’était-elle connue de vous ? »

Sir Kenneth garda le silence.

« Je vous demande, » dit Richard en s’élevant sur son coude, « comme à un chevalier et à un gentilhomme (et j’apprendrai le cas que vous faites de ces deux titres) ; je vous demande, dis-je, si vous n’avez pas reconnu quelque dame parmi cette troupe de religieuses ?

— Milord, » répondit Kenneth, non sans hésiter beaucoup… « j’ai pu deviner…

— Et moi, je puis deviner aussi, » dit le roi en fronçant le sourcil d’un air sévère. « Mais, c’est assez. Tout léopard que vous êtes, sire chevalier, craignez de vous exposer à la patte du lion… Écoutez… devenir amoureux de la lune serait une preuve de délire ; mais s’élancer du haut d’une tour élevée dans l’espoir d’arriver jusqu’à la sphère de cette planète, serait un acte de folie qui entraînerait la mort avec lui. »

En ce moment, on entendit du bruit dans l’appartement extérieur, et le roi, reprenant promptement son ton ordinaire, ajouta : « C’est assez, partez : allez chercher de Vaux, et hâtez-vous de me l’envoyer ici, avec le médecin arabe. Je répondrais sur ma vie de la bonne foi du soudan ! S’il voulait abjurer sa fausse croyance, je l’aiderais avec mon épée à chasser de ses domaines ce ramas de Français et d’Autrichiens, et je regarderais la Palestine comme aussi bien gouvernée par lui que lorsque ses rois étaient élus par les décrets du ciel même. »

Le chevalier du Léopard se retira, et bientôt après le chambellan annonça une députation du conseil, qui était envoyée à Sa Majesté le roi d’Angleterre.

« Il est bien heureux qu’ils se souviennent que j’existe encore, répondit-il… Quels sont ces respectables députés ?

— Le grand-maître des templiers et le marquis de Montferrat.

— Notre frère de France n’aime pas la chambre d’un malade. Cependant, si Philippe eût été malade, il y a long-temps qu’il m’aurait vu au chevet de son lit. Jocelyn, arrangez cette couche ; elle ressemble dans son désordre à une mer agitée ; apportez-moi ce miroir d’acier… passez le peigne dans mes cheveux et dans ma barbe… elle ressemble plus à la crinière d’un lion qu’à la chevelure d’un chrétien… apportez de l’eau.

— Milord, » dit le chambellan tout tremblant, « les médecins disent que l’eau froide peut être dangereuse.

— Au diable les médecins, reprit le monarque, s’ils ne peuvent me guérir : croyez-vous que je leur permettrai de me tourmenter ?… Là ! à présent, » dit-il, après avoir fait ses ablutions, « admettez les respectables députés ; ils ne diront pas, j’espère, que la maladie a produit sur Richard l’effet de lui faire négliger sa personne. »

L’illustre grand-maître des templiers était un homme de haute taille, mince et usé par la guerre ; il avait un coup d’œil lent, mais pénétrant, et un front sur lequel mille intrigues ténébreuses avaient imprimé leur sombre cachet. Il était le chef de ce corps singulier pour qui l’ordre était tout et chaque individualité rien ; cherchant l’agrandissement de son pouvoir aux dépens même de cette religion que le but de son association primitive avait été jadis de défendre. Les chevaliers du Temple étaient accusés d’hérésie et de magie, malgré leur caractère de prêtres chrétiens, et soupçonnés d’une ligue secrète avec le soudan, quoique engagés par serment à protéger et à délivrer le Saint-Sépulcre. L’institution tout entière, aussi bien que le caractère personnel du supérieur ou grand-maître, était une énigme que l’on tremblait généralement de pénétrer. Ce grand-maître était revêtu de la longue robe blanche qu’il portait dans les grandes solennités, et tenait à la main l’abacus, ou baguette mystique, emblème de sa dignité, dont la forme bizarre avait donné lieu à des conjectures et à des commentaires étranges, faisant soupçonner que ces chevaliers chrétiens s’étaient ralliés sous les symboles les plus impurs du paganisme.

Conrad de Montferrat avait un extérieur beaucoup plus agréable que le sombre et mystérieux soldat-prêtre qui l’accompagnait. C’était un bel homme, de moyen âge, peut-être un peu au delà, intrépide dans les combats, sage au conseil, brillant et galant au milieu d’une fête ; mais, d’un autre côté, on lui imputait une grande versatilité, une ambition étroite et égoïste qui lui faisait chercher à étendre sa principauté, sans égard pour les intérêts du royaume latin de la Palestine : on l’accusait de ne songer qu’à ses avantages personnels, en négociant secrètement avec Saladin au détriment de la ligue chrétienne.

Lorsque ces dignitaires eurent fait les salutations ordinaires, et qu’elles leur eurent été rendues par le roi Richard, le marquis de Montferrat se mit à expliquer les motifs de leur visite : « Ils étaient envoyés, dit-il, par les rois et les princes qui composaient le conseil des croisés, pour s’enquérir de la santé de leur magnanime allié le roi Richard.

— Nous savons l’importance que les princes du conseil attachent à notre santé, répondit le roi anglais, et nous n’ignorons pas tout ce qu’ils ont dû souffrir en réprimant leur intérêt pendant quatorze jours dans la crainte, sans doute, d’aggraver notre maladie en nous montrant toute leur inquiétude sur cet événement. »

L’éloquence du marquis ayant été arrêtée dans son cours par cette réponse, et lui-même en étant un peu confus, son compagnon, plus austère, prit la parole en sa place. Avec une gravité aussi concise et aussi sèche que la bienséance le permettait envers un tel personnage, il apprit au roi qu’ils venaient de la part du conseil le prier, au nom de la chrétienté, de ne pas souffrir que sa santé fût livrée à un médecin infidèle, soi-disant envoyé par Saladin, jusqu’à ce que le conseil eût pris des mesures pour dissiper ou confirmer les soupçons qui s’attachaient pour le moment à la mission de cet individu.

« Grand-maître du saint et vaillant ordre du Temple, et vous, illustre marquis de Montferrat, répondit Richard, s’il vous plaît de vous retirer dans le pavillon adjacent, vous verrez tout à l’heure le cas que nous faisons des bienveillantes remontrances de nos royaux et augustes collègues. »

Le marquis et le grand-maître se retirèrent, en conséquence, et il y avait peu de minutes qu’ils étaient dans le pavillon extérieur, quand le médecin oriental arriva, accompagné du baron de Gilsland et de sir Kenneth. Le baron, cependant, resta un moment en arrière, s’étant arrêté, sans doute, pour donner des ordres aux gardes de la tente.

En entrant, le médecin arabe salua, à la manière orientale, le marquis et le grand-maître dont le costume et l’aspect indiquaient la dignité. Le grand-maître lui rendit son salut avec un froid dédain ; le marquis, avec cette politesse populaire qu’il avait constamment avec les hommes de tous rangs et de toutes nations. Il y eut un moment d’attente, car le chevalier écossais ne voulait pas entrer dans la tente du roi d’Angleterre avant l’arrivée de de Vaux ; et pendant cet intervalle, le grand-maître adressa d’un ton sévère cette question au musulman : « Infidèle, auras-tu bien le courage d’exercer ton art sur la personne sacrée d’un souverain de l’armée chrétienne ?

— Le soleil d’Allah, répondit le sage, brille sur le nazaréen comme sur le vrai croyant, et son serviteur n’ose pas faire de distinction entre eux quand il est appelé à exercer l’art de guérir.

— Mécréant Hakim, dit le grand-maître, ou quel que soit le nom qu’on donne à un esclave des ténèbres sans baptême, sais-tu bien que tu seras déchiré par quatre chevaux indomptés si le roi Richard meurt entre tes mains ?

— Ce serait une sentence rigoureuse, répondit le médecin, car je ne puis me servir que de moyens humains, et le résultat en est écrit dans le livre de lumière.

— Considérez, je vous prie, brave et révérend grand-maître, dit le marquis de Montferrat, considérez que ce savant homme ne connaît pas notre police chrétienne, adoptée dans la crainte de Dieu pour le salut de l’oint du Seigneur. Apprenez-le donc, grave médecin dont nous ne mettons pas la science en doute : le plus sage parti que vous ayez à prendre est de vous présenter à l’illustre conseil de notre sainte ligue, et d’exposer aux sages et habiles docteurs qu’il lui plaira de désigner le procédé que vous devez employer pour la guérison de l’illustre malade ; de cette manière vous échapperez à tous les dangers que vous pourriez encourir en prenant témérairement sur vous seul la responsabilité d’un événement si grave.

— Messeigneurs, dit El Hakim, je crois vous entendre bien. Mais la science a ses champions comme l’art de la guerre ; et, aussi bien que la religion, elle a quelquefois ses martyrs. J’ai reçu ordre de mon souverain, le sultan Saladin, de guérir ce roi nazaréen ; et avec la bénédiction du Prophète, j’obéirai à cet ordre. Si j’échoue, vous portez des épées altérées du sang des fidèles, et je livre mon corps à leur tranchant. Mais je n’entrerai point en discussion avec les incirconcis sur la vertu des médecines dont j’ai obtenu la connaissance par la grâce du Prophète ; je vous prie de n’interposer aucun délai entre moi et mon office.

— Qui parle de délai ? dit le baron de Vaux, nous n’en avons déjà que trop souffert… Je vous salue, milord de Montferrat, et vous, vaillant grand-maître ; mais il faut que je passe tout de suite avec ce savant médecin auprès du lit de mon maître.

— Milord, » dit le marquis en normand-français, ou langue d’oï, comme on l’appelait alors, « êtes-vous bien averti que nous sommes venus de la part des monarques et princes de la croisade pour faire nos représentations sur le danger qu’il y aurait à remettre une santé aussi précieuse que celle de votre maître Richard entre les mains d’un médecin infidèle ?

— Noble marquis, » répliqua brusquement l’Anglais, « je ne sais pas faire de longs discours, et prends peu de plaisir à en écouter. D’ailleurs je suis beaucoup plus disposé à croire à ce que mes yeux ont vu qu’à ce que mes oreilles ont entendu. Je suis convaincu que ce païen peut guérir la maladie du roi Richard, et j’aime à penser qu’il ne négligera rien pour cela. Le temps est précieux ; si Mahomet (que la malédiction de Dieu tombe sur lui !) était à la porte de la tente avec d’aussi bonnes intentions que cet Adonebec El Hakim, je regarderais comme un crime de le faire attendre une seule minute… Là-dessus, je vous souhaite le bonsoir, milord.

— Mais, dit Conrad de Montferrat, le roi lui-même a dit que nous serions présents au traitement de ce médecin. »

Le baron parla tout bas au chambellan, probablement pour savoir si le marquis disait la vérité ; puis il répondit : « Milords, si vous pouvez répondre de votre patience, vous êtes les maîtres d’entrer avec nous ; mais si vous interrompez par action ou par menace ce savant médecin dans son devoir, sachez que, sans respect pour votre haut rang, je vous ferai sortir de la tente de Richard : car, je vous le répète, je suis tellement convaincu de la vertu des remèdes de cet homme que, si Richard les refusait, par Notre-Dame de Lanercost ! je crois que je trouverais le courage de les lui faire prendre, bon gré, mal gré. Passez devant, El Hakim. »

Ces derniers mots furent dits dans la langue franque, et le médecin y obéit aussitôt. Le ton peu cérémonieux du vieux guerrier fit faire la grimace au grand-maître ; mais, jetant un regard sur le marquis, il fit un effort pour chasser les nuages amoncelés sur son front, et suivit de Vaux et l’Arabe dans la tente intérieure où Richard les attendait, dévoré de cette impatience avec laquelle le malade épie l’arrivée de son médecin. Sir Kenneth, qu’on n’avait invité ni à rester ni à sortir, se sentit autorisé par les circonstances à suivre ces grands dignitaires ; mais sentant l’infériorité de son importance et de son rang, il se tint à l’écart pendant la scène dont nous allons rendre compte.

Lorsqu’ils entrèrent dans l’appartement, Richard s’écria immédiatement : « Oh, oh ! voici une belle compagnie, venue pour voir Richard faire le grand saut dans les ténèbres… Mes nobles alliés, je vous salue comme les représentants de notre sainte ligue ; Richard reparaîtra parmi vous sous sa première forme, ou vous porterez au tombeau ce qui restera de lui… De Vaux, que ton prince vive ou qu’il meure, tu es assuré de sa reconnaissance… Il y a encore quelqu’un ici… mais cette fièvre a affaibli mes yeux… Quoi ! C’est notre brave Écossais, celui qui voudrait escalader les cieux sans échelle… Il est aussi le bienvenu… Allons, sir Hakim, à l’œuvre, à l’œuvre ! »

Le médecin, qui s’était déjà informé des divers symptômes de la maladie du roi, lui tâta le pouls long-temps, tandis que tous ceux qui l’entouraient attendaient avec une inquiète impatience. Le sage remplit ensuite une coupe d’eau limpide et y trempa le même petit sac de soie qu’il tira, comme la première fois, de son sein. Quand il lui parut que l’eau en était suffisamment saturée, il la présenta au souverain, qui repoussa la coupe en disant : « Attends un peu… tu m’as tâté le pouls… laisse-moi poser le doigt sur le tien… moi aussi, comme il convient à un bon chevalier, je sais quelque chose de ton art. »

L’Arabe abandonna sa main sans balancer, et ses doigts bruns et allongés furent un moment renfermés et presque entièrement cachés dans la large main de Richard.

« Son pouls est aussi calme que celui d’un enfant, dit le roi : ce n’est pas ainsi que bat celui de l’homme qui va empoisonner un prince. De Vaux, en cas de mort comme de guérison, je veux que ce Hakim soit honorablement renvoyé, et qu’on veille à sa sûreté… Rappelle-moi au souvenir du noble Saladin, l’ami : si je meurs, ce sera sans soupçon contre sa loyauté ; si je vis, je saurai le remercier comme un guerrier en remercie un autre. »

Alors il se leva sur son séant, et prit la coupe dans sa main, en disant au marquis et au grand-maître : « Faites bien attention à mes paroles, et que les souverains, mes confrères, me fassent raison avec une coupe de vin de Chypre… À la gloire immortelle du croisé qui frappera le premier coup de lance ou d’épée sur la porte de Jérusalem ! à la honte et à l’éternelle infamie de quiconque quittera la charrue sur laquelle il a mis la main ! »

Il vida la coupe jusqu’au bout, la rendit à l’Arabe, et retomba comme épuisé sur les coussins qui avaient été préparés pour le recevoir. Le médecin alors, par des signes silencieux mais expressifs, donna ordre que tout le monde quittât la tente, excepté de Vaux, qu’aucune remontrance ne put engager à se retirer : chacun en conséquence sortit de la chambre du roi endormi, où il ne resta plus que le baron anglais et le médecin.


CHAPITRE X.

TRAHISON.


Et maintenant je vais ouvrir un livre secret, et vous lire quelque chose sur un sujet obscur et dangereux, mais que votre mécontentement vous fera facilement comprendre.
Shakspeare. Henri IV, 1re part.


Le marquis de Montferrat et le grand-maître des templiers s’étaient arrêtés devant l’entrée du pavillon royal, dans l’intérieur duquel cette scène singulière s’était passée : ils virent une forte garde d’archers et de becs-de-corbin rangés en cercle tout autour pour écarter ceux qui auraient pu troubler le sommeil du roi. Les soldats avaient cet air silencieux, sombre et abattu que porte leur front lorsqu’ils traînent leurs armes à des funérailles : ils marchaient avec tant de précaution qu’on n’entendait pas le retentissement d’un bouclier ou le cliquetis d’une épée, quoiqu’un si grand nombre d’hommes couverts de fer entourât la tente. Ils baissèrent leurs armes avec un profond respect lorsque les dignitaires traversèrent leurs rangs, mais en gardant le même silence.

« Il y a du changement parmi ces chiens d’insulaires, » dit le grand-maître à Conrad quand ils eurent passé les gardes de Richard. « Quel tumulte, quels jeux bruyants avaient lieu devant ce pavillon il y a peu de temps ! on ne voyait jamais ces gaillards occupés qu’à jeter la barre, lancer la balle, lutter, vociférer des chansons, vider des bouteilles, comme s’ils eussent été à quelque fête de village avec un mai au milieu d’eux au lieu d’un étendard royal.

— Ces Molosses sont d’une race fidèle, dit Conrad, et le roi leur maître a gagné leurs cœurs en partageant leurs passe-temps, en se montrant le plus intrépide dans tous leurs jeux quand l’humeur lui en prend.

— Il ne fait rien que par boutades, dit le grand-maître : avez-vous remarqué le défi qu’il nous a lancé au lieu d’une prière en vidant sa coupe ?

— Cette coupe aurait pu être la dernière et lui paraître bien épicée, dit le marquis, si Saladin était comme tout autre Turc qui ait jamais porté le turban et se fût tourné du côté de la Mecque à la voix du muezzin. Mais il affecte la bonne foi, l’honneur, la générosité : comme s’il appartenait à un chien sans baptême de pratiquer les vertus d’un chevalier chrétien ! On dit qu’il s’est adressé à Richard pour être reçu dans l’ordre de la chevalerie.

— Par saint Bernard, dit le grand-maître, nous n’aurons plus qu’à jeter nos ceintures et nos éperons, sir Conrad, à effacer nos armes et à briser nos cimiers, si les premiers honneurs de la chrétienté sont conférés à un chien de Turc qui ne vaut pas dix sous.

— Vous mettez le soudan à vil prix, dit le marquis ; j’avoue cependant que, quoiqu’il soit d’assez bonne mine, j’en ai vu un qui valait mieux et que l’on a vendu quarante sous au bazar. »

Les deux croisés étaient arrivés près de leurs chevaux qu’ils trouvèrent à quelque distance de la tente royale, piaffant et caracolant au milieu de la foule brillante d’écuyers et de pages qui les surveillaient. Conrad, après un moment de silence, proposa à son compagnon de renvoyer leurs coursiers et leur suite, et de profiter de la fraîcheur de la brise du soir pour revenir dans leurs quartiers en suivant les remparts du vaste camp des chrétiens. Le grand-maître y consentit : ils se mirent en marche, en évitant comme d’un mutuel accord les parties les plus habitées de cette ville de toile, et suivirent la large esplanade qui était entre les tentes et les défenses extérieures, afin de pouvoir converser en particulier et sans être vus, si ce n’est des sentinelles.

Ils parlèrent quelque temps des points militaires et des préparatifs de défense ; mais ce genre de conversation, auquel aucun des deux ne paraissait prendre intérêt, languit, et bientôt il y eut une longue pause, à laquelle le marquis de Monferrat mit fin en s’arrêtant tout court comme un homme qui a formé une résolution soudaine : fixant quelques instants ses yeux sur la physionomie sombre et immobile du grand-maître, il lui parla enfin en ces termes : « Si cela pouvait convenir à Votre Valeur et à Votre Sainteté, révérend sir Gilles Amaury, je vous prierais de vouloir bien, pour une fois, mettre de côté le sombre masque que vous portez et de causer avec un ami à visage découvert. »

Le templier sourit à demi. « Il y a, dit-il, des masques d’un aspect riant, aussi bien que des masques d’une couleur sombre, mais les premiers ne cachent pas moins bien les traits du visage que les seconds.

— Cela se peut, » dit le marquis en portant la main à son menton, et faisant le geste d’un homme qui se démasque ; « mais je mets mon déguisement de côté. Or maintenant que pensez-vous, dans les intérêts de votre ordre, de la perspective de cette croisade ?

— Vous cherchez plutôt à arracher le voile qui couvre mes pensées qu’à me dévoiler les vôtres, dit le grand-maître ; cependant je vous répondrai par une parabole qui m’a été dite par un santon du désert… « Un fermier demandait au ciel de la pluie, et murmurait de ce qu’il n’en tombait pas ; pour punir son impatience, Allah fit déborder l’Euphrate sur sa ferme, et il périt lui et tous ses biens, pour avoir obtenu l’accomplissement de ses vœux. »

— Voilà qui est une grande vérité… Plût au ciel que l’Océan eût englouti les trois quarts des armements de ces princes ! ce qui en serait resté eût mieux servi les intérêts des seigneurs chrétiens de la Palestine, misérables restes du royaume latin. Livrés à nous-mêmes, nous aurions pu subir la loi du vainqueur ; ou bien, avec des secours médiocres de troupes et d’argent, il nous eût été possible de forcer Saladin à respecter notre valeur, et à nous accorder paix et protection à des conditions faciles. Mais d’après l’extrême danger dont cette croisade vient de menacer le soudan, nous ne pouvons pas supposer, s’il en est une fois quitte, que le Sarrasin permette à aucun de nous de conserver des possessions ou des principautés en Syrie, encore moins qu’il souffre l’existence des communautés militaires qui lui ont fait tant de mal.

— Oui ; mais ces croisés aventureux peuvent réussir et planter de nouveau la croix sur les remparts de Sion.

— Et quel avantage en retirera l’ordre des Templiers, ou Conrad de Montferrat ?

— Il en résulterait peut-être un avantage pour ce dernier… Conrad de Montferrat pourrait devenir Conrad roi de Jérusalem.

— C’est un beau nom ; mais ce n’est qu’un nom vide de sens… Godefroy de Bouillon n’avait pas tort de choisir la couronne d’épines pour emblème de la sienne… Grand-maître, je vous avouerai que j’ai pris goût à la forme du gouvernement oriental : une monarchie pure et simple ne devrait se composer que d’un roi et de sujets. Telle est la constitution primitive… un berger et son troupeau. Toute cette chaîne progressive de dépendances féodales n’apporte qu’entraves et corruption dans le gouvernement, et j’aimerais mieux tenir d’une main ferme mon humble bâton de marquis et en user à mon gré, que le sceptre d’un monarque, pour être obligé de l’incliner devant tous les orgueilleux barons féodaux, possesseurs de terres sous la juridiction de Jérusalem. Un roi doit marcher libre, grand-maître, et ne pas se trouver arrêté, ici par un fossé, là par une palissade, tantôt par un privilège féodal, tantôt par un baron couvert d’acier et l’épée à la main, tout prêt à défendre ce qu’il appelle son droit. Pour tout dire en un mot, je sais que les droits de Lusignan au trône seront préférés aux miens, si Richard se rétablit et s’il a quelque influence sur ce choix.

— C’est assez, dit le grand-maître, tu m’as en effet convaincu de ta sincérité ; d’autres peuvent avoir les mêmes pensées ; mais il y en a peu qui osent avouer aussi franchement que Conrad, qu’ils ne désirent pas la restitution du royaume de Jérusalem, mais qu’ils préféreraient être maîtres d’une portion de ses fragments, comme les barbares insulaires qui ne font rien pour travailler à la délivrance d’un noble vaisseau livré aux vagues, et attendent que son naufrage vienne les enrichir.

— Tu ne trahiras pas ma confidence ? » demanda Conrad en le regardant avec attention et méfiance. « Sois assuré que ma langue n’exposera jamais ma tête, et que mon bras saura toujours défendre l’une et l’autre : accuse-moi, si tu veux, je suis préparé à braver en lice le meilleur templier qui ait jamais mis lance en arrêt.

— Cependant tu te cabres un peu vivement pour un si bon coursier ; quoi qu’il en soit, je te promets par le saint Temple que notre ordre a juré de défendre, que je te garderai le secret comme un fidèle camarade.

— Par quel temple ? » demanda le marquis de Montferrat, qui par son penchant au sarcasme nuisait souvent à sa politique et à sa prudence : « jures-tu par celui de la montagne de Sion, que le roi Salomon fit construire, ou par cet édifice symbolique, emblématique, dont il est question dans les conseils tenus en vos commanderies, pour l’agrandissement de l’ordre vaillant et vénérable. »

Le templier lui jeta un regard qui semblait un trait de mort, mais il répondit avec calme : « Par quelque temple que je jure, sois assuré, seigneur marquis, que mon serment sera sacré. Je voudrais savoir comment te lier toi-même d’une manière aussi indissoluble.

— Je te jurerai, » dit le marquis en riant, « par cette couronne de marquis que j’espère, avant la fin de ces guerres, changer pour quelque chose de mieux. Elle ne me garantit pas du froid, cette légère couronne ; celle d’un duc serait une meilleure protection contre la brise qui souffle maintenant, et une couronne de roi me semblerait encore préférable, étant chaudement doublée d’hermine et de velours… Bref, nos intérêts nous lient l’un à l’autre ; car ne croyez pas, grand-maître, que si ces princes alliés reprenaient Jérusalem et y replaçaient un roi de leur choix, ils laissassent à votre ordre non plus qu’à mon pauvre marquisat l’indépendance dont ceux-ci jouissent maintenant. Non, de par Notre-Dame ! dans un tel cas les fiers chevaliers de Saint-Jean seraient forcés de faire de nouveau des emplâtres et de panser des plaies dans les hôpitaux, et vous, très puissants et très vénérables chevaliers du Temple, reprendriez votre état d’hommes d’armes, dormiriez trois sur un grabat et monteriez deux sur un cheval, humble coutume de vos premiers temps, qui est encore rappelée aujourd’hui par l’effigie de votre sceau.

— Le rang, les privilèges et l’opulence de notre ordre l’empêcheront toujours de tomber dans un tel état de dégradation, » dit le chevalier avec hauteur.

« Ce sont là précisément vos fléaux, reprit Conrad de Montferrat. Vous le savez comme moi, révérend grand-maître ; si les princes alliés étaient vainqueurs dans la Palestine, leur première démarche politique serait de détruire l’indépendance de votre ordre, ce qui, sans la protection de notre saint Père le pape et la nécessité d’employer votre valeur à la conquête de la Terre-Sainte, vous serait déjà arrivé. Qu’ils aient un triomphe complet, et vous serez jetés de côté comme les éclats d’une lance brisée sont dispersés dans la lice.

— Il peut y avoir de la vérité dans ce que vous dites, » repartit le templier avec un sombre sourire ; « mais quels avantages aurions-nous à espérer si les alliés retiraient leurs forces et laissaient la Palestine au pouvoir de Saladin ?

— Des avantages brillants et solides, répondit Conrad ; le soudan donnerait de vastes provinces pour conserver sous ses ordres un corps de lances franques aussi bien discipliné. En Égypte et en Perse, cent auxiliaires de ce genre, joints à sa cavalerie légère, décideraient la bataille en sa faveur, même avec toutes les chances contraires. Cette dépendance ne durerait qu’un temps, peut-être pendant la vie de cet entreprenant sultan… Mais, en Asie, les empires s’élèvent comme des champignons… Supposez-le mort, et nous autres étant constamment renforcés par ces esprits intrépides et aventureux qui nous arriveraient d’Europe, que n’aurions-nous pas l’espoir d’accomplir, n’étant plus entravés par ces monarques dont la dignité nous laisse maintenant dans l’ombre, et qui, s’ils restaient ici et réussissaient dans cette expédition, nous dévoueraient avec joie à l’humiliation et à la dépendance ?

— Vous parlez bien, seigneur marquis, et vos paroles trouvent un écho dans mon cœur. Néanmoins il nous faut de la prudence ; Philippe de France est aussi sage que vaillant.

— C’est vrai ; et il se laissera d’autant plus facilement détourner d’une expédition à laquelle, dans un sentiment d’enthousiasme, ou peut-être poussé par ses nobles, il s’est voué si témérairement. Il est jaloux du roi Richard, son ennemi naturel, et il lui tarde de partir pour suivre des plans d’ambition dont le théâtre est plus près de Paris que de Jérusalem. Le premier prétexte honnête lui suffira pour s’éloigner d’un pays où il sent parfaitement qu’il épuise les forces de son royaume.

— Et le duc d’Autriche ?

— Oh ! quant au duc, sa présomption et sa sottise le conduiront aux mêmes résultats où la politique et la sagesse auront conduit Philippe. Il se croit, Dieu lui pardonne, traité avec ingratitude, parce que toutes les bouches, même celles de ses ménestrels, sont remplies des louanges du roi Richard ; car il le craint et il le déteste : il se réjouirait du malheur de ce monarque, comme ces chiens de race bâtarde qui, lorsque le chef de la troupe tombe sous la griffe du loup, sont plus portés à l’attaquer par derrière qu’à venir à son secours. Mais pourquoi te parlé-je ainsi, si ce n’est pour te montrer avec quelle sincérité je désire que cette ligue soit rompue et le pays délivré de ces grands monarques et de leurs armées : et tu sais bien, tu as vu par tes propres yeux combien tous les princes qui ont ici quelque influence et quelque pouvoir sont impatients d’entrer en négociation avec le soudan.

— Je l’avoue ; il faudrait être aveugle pour n’avoir pas remarqué cela dans les dernières délibérations. Mais lève ton masque encore un peu plus haut, et dis-moi par quels motifs tu as proposé au concile cet Anglais du nord, cet Écossais, ou quel que soit le nom que vous donniez à ce chevalier du Léopard, comme porteur des conditions du traité.

— J’avais en cela un but politique, reprit l’Italien ; sa qualité d’enfant de la Grande-Bretagne le rendait propre à l’entrevue que désirait Saladin ; ce prince voyait en lui un guerrier de l’armée du roi Richard. D’une autre part, son caractère d’Écossais, et certaine rancune que j’ai cru apercevoir entre ce chevalier et le roi d’Angleterre rendaient peu probable que notre envoyé eût à son retour aucune communication avec Richard auquel sa présence fut toujours désagréable, et qui est d’ailleurs retenu au lit par sa maladie.

— Oh ! voilà une politique trop fine, s’écria le grand-maître. Crois-moi, ces filets italiens ne prendront jamais ce Samson insulaire. Il faudrait pour cela employer d’autres liens, des liens plus solides. Ne voyez-vous pas que ce messager choisi avec tant de soin nous a ramené un médecin qui va rendre à cet Anglais au cœur de lion et au cou de taureau la faculté de poursuivre son entreprise de croisade ? et aussitôt qu’il sera en état de s’élancer de nouveau au combat, lequel des princes osera rester en arrière ? Ils le suivront, rien que par honte, quoiqu’ils aimassent autant marcher sous la bannière de Satan.

— Soyez tranquille ; avant que ce médecin (s’il n’est pas aidé dans son opération par une puissance surnaturelle) ait pu accomplir la guérison de Richard, il sera possible d’amener quelque rupture entre le monarque français, ou tout au moins entre l’Autrichien et leur allié d’Angleterre ; cette querelle sera irréconciliable. Ainsi Richard en sortant de son lit pourra peut-être commander encore ses propres troupes, mais il ne pourra de nouveau, par sa seule énergie, se mettre à la tête de toute la croisade.

— Tu es un adroit archer ; mais, Conrad de Montferrat, ton arc n’est pas assez tendu pour que ta flèche atteigne un tel but. » Il s’arrêta tout court, jeta un regard soupçonneux autour de lui pour s’assurer que personne ne l’écoutait, et, prenant la main de Conrad, il la lui pressa fortement en le regardant fixement en face ; puis il ajouta lentement :

« Quand Richard sortira de son lit, dis-tu ? Conrad, il faut qu’il n’en sorte jamais ! »

Le marquis de Montferrat tressaillit : « Comment ! parles-tu de Richard d’Angleterre, de Cœur-de-Lion, du champion de la chrétienté ? » Tout en disant ces mots, son visage devint pâle et ses genoux tremblèrent. Le templier s’en aperçut, et sur son visage de fer une légère contraction indiqua un sourire de mépris.

« Sais-tu à qui tu ressembles en ce moment ? sir Conrad. Ce n’est pas au politique et vaillant marquis de Montferrat, à celui qui voudrait diriger le conseil des princes et décider du sort des empires, mais à un novice qui, tombant sur une conjuration dans le livre de grimoire de son maître, a évoqué le diable au moment où il y pensait le moins, et reste consterné de l’apparition qui s’offre à lui.

— Je t’accorde, » dit Conrad en se remettant, « qu’à moins de découvrir quelque moyen plus sûr, celui que tu viens d’indiquer nous conduit directement à notre but ; mais, bienheureuse Vierge ! nous deviendrons en horreur à toute l’Europe ! chacun nous maudira, depuis le pape sur son trône jusqu’au dernier des mendiants couché à la porte de l’église qui, lépreux et couvert de haillons, parvenu au dernier degré de la misère humaine, bénira le ciel de n’être ni Gilles Amaury ni Conrad de Montferrat.

— Si tu le prends ainsi, » dit le grand-maître avec le même calme caractéristique qu’il avait gardé pendant ce dialogue remarquable, « supposons qu’il ne se soit rien passé entre nous, que nous avons parlé pendant un songe, que nous nous sommes réveillés, et que la vision s’est évanouie.

— Cette vision ne pourra jamais s’évanouir, dit Conrad.

— Des visions qui nous offrent des couronnes ducales et des diadèmes royaux ont en effet quelque peine à s’effacer de l’imagination, répondit le grand-maître.

— Eh bien ! reprit Conrad, laissez-moi essayer d’abord de rompre l’alliance entre l’Autriche et l’Angleterre. »

Ils se séparèrent. Conrad resta immobile au lieu où ils s’étaient quittés, les yeux attachés sur le manteau flottant du templier qui s’éloignait à pas lents, et disparaissait par degrés au milieu des ténèbres rapidement croissantes d’une nuit d’Orient. Plein d’orgueil et d’ambition, peu scrupuleux dans ses mœurs et sa politique, le marquis de Montferrat n’était cependant pas naturellement cruel. C’était un épicurien, un homme avide de voluptés, et qui avait par égoïsme de la répugnance à faire le mal et à être témoin d’actes de cruauté. Il conservait aussi pour sa réputation un certain respect qui tenait la place de meilleurs sentiments. « En effet, » se dit-il tandis que ses regards étaient encore fixés sur le point où le manteau flottant du templier avait disparu, « en effet, j’ai évoqué le démon de la vengeance. Qui aurait pensé que cet austère et fanatique grand-maître, dont le sort est lié à celui de son ordre, voudrait tenter pour l’agrandissement de cet ordre plus que moi pour mon intérêt personnel ? Mon but était à la vérité de disperser cette folle croisade ; mais je n’ose pas songer au moyen que ce prêtre hardi a eu l’audace de suggérer ; et cependant c’est le plus sûr… peut-être même le moins dangereux. »

Telles étaient les méditations du marquis quand son soliloque intérieur fut interrompu par une voix qui s’écria, à peu de distance, du ton emphatique d’un héraut d’armes : « Rappelez-vous le Saint-Sépulcre ! »

Cette exhortation fut répétée de poste en poste, car c’était le devoir des sentinelles de crier ces mots de temps en temps dans leurs rondes périodiques, afin que l’armée des croisés eût toujours présent à la mémoire le but dans lequel elle avait pris les armes. Conrad, familiarisé avec cette coutume, eût entendu cet avertissement dans toute autre circonstance sans y faire attention ; mais à ce moment il était tellement en contact avec le genre de ses pensées, qu’il lui parut une voix du ciel qui le mettait en garde contre le crime que son cœur méditait. Il tourna les yeux autour de lui avec inquiétude, cherchant peut-être si, comme l’ancien patriarche, quoique dans des circonstances bien différentes, il ne verrait point quelque bélier arrêté dans un taillis, quelque victime à substituer au sacrifice que le templier voulait offrir, non à l’Être-Suprême, mais au moloch de leur ambition. En ce moment la bannière d’Angleterre, dont les larges plis étaient légèrement agités par la brise du soir, attira son attention. Elle était plantée sur un monticule élevé sans doute par la main des hommes, et qui se trouvait situé au milieu du camp ; peut-être autrefois ce monticule avait-il été le tombeau de quelque chef hébreu. Quoi qu’il en fût, son nom était oublié, et les croisés l’avaient appelé le mont Saint-George, à cause de la manière dont la bannière d’Angleterre se déployait du haut de cette éminence, d’où elle dominait les autres bannières illustres et même royales.

Un coup d’œil peut faire naître bien des idées dans une imagination aussi vive que celle de Conrad. Un seul regard sur la bannière parut dissiper l’incertitude d’esprit où il était plongé. Il se dirigea vers son pavillon, du pas déterminé d’un homme qui vient d’adopter un plan, et qui est décidé à le suivre. Là, il renvoya le cortège presque royal qui l’entourait, et, en se mettant au lit, il se dit qu’il fallait d’abord essayer des mesures modérées avant d’avoir recours aux moyens violents.

« Demain, ajouta-t-il, j’assiste au festin de l’archiduc d’Autriche : nous verrons ce qu’il sera possible de faire pour arriver à notre but, avant de suivre les noirs conseils de ce templier. »


CHAPITRE XI.

GUÉRISON.


Il est une chose trop commune dans notre pays du nord, c’est l’envie : de même que le limier s’acharne sur les traces du daim, l’envie poursuit l’être que sa naissance, sa valeur, son esprit ou ses richesses ont élevé à une certaine hauteur, et s’efforce constamment de l’en faire tomber.
Sir David Lindsay.


Léopold, grand-duc d’Autriche, était le premier possesseur de ce beau pays qui eût pris le rang de prince. Il avait obtenu le titre de duc à la cour d’Allemagne à cause de sa parenté avec l’empereur Henri-le-Cruel, et gouvernait les plus belles provinces qui soient arrosées par le Danube. L’histoire a flétri son caractère à cause d’une action de violence et de perfidie qui fut la suite des événements de la croisade sainte ; et cependant le fait honteux d’avoir retenu Richard prisonnier lorsqu’il traversait ses états, déguisé et sans suite, n’appartenait pas au caractère naturel de Léopold. C’était un prince faible et vain, plutôt qu’ambitieux et tyrannique. Son physique était en rapport avec ses facultés morales. Il était grand, vigoureux et bien fait ; son teint offrait un mélange très vif de rose et de blanc, et il portait une longue chevelure blonde et flottante. Mais il y avait une certaine gaucherie dans sa démarche qui semblait indiquer que ce corps robuste ne possédait pas une énergie suffisante pour animer une telle masse ; de même le riche costume qu’il portait ne lui seyait pas et ne paraissait pas fait pour lui. Il avait l’air de n’être pas familiarisé avec sa dignité ; et ne sachant comment faire respecter son autorité, il se croyait obligé d’avoir recours à des expressions ou même à des actes de violence intempestifs pour regagner le terrain où il aurait pu facilement se maintenir par un peu plus de présence d’esprit au commencement de la discussion.

Ces défauts étaient visibles non seulement pour les autres, mais encore pour l’archiduc lui-même, qui ne pouvait s’empêcher de reconnaître qu’il manquait de la capacité nécessaire pour maintenir et faire respecter sa dignité ; en outre il concevait parfois le soupçon, trop bien fondé, que ses alliés faisaient peu de cas de lui.

Lorsqu’il vint se joindre à la croisade avec une suite de la plus grande magnificence, il avait paru désirer beaucoup l’amitié du roi Richard ; et il avait fait, pour l’obtenir, des avances que le roi d’Angleterre, par politique, aurait dû accueillir, et auxquelles il eût été dans ses intérêts de répondre. Mais quoique l’archiduc ne fût pas dépourvu de bravoure, il était si loin d’être animé de cette ardeur qui portait Cœur-de-Lion à rechercher le danger, comme un amant courtise une maîtresse, que le roi regarda bientôt le duc allemand avec une espèce de dédain. D’ailleurs Richard, appartenant à une nation chez qui la tempérance était en honneur, considérait comme un penchant honteux le goût de l’Autrichien pour les plaisirs de la table, et surtout l’usage immodéré qu’il faisait du vin. Ces motifs, auxquels se réunirent des raisons personnelles, firent que le roi d’Angleterre éprouva bientôt pour le prince allemand un mépris qu’il ne prit pas la peine de cacher : ce sentiment fut remarqué par le soupçonneux Léopold, qui le paya d’une haine profonde. La discorde qui régnait entre eux était entretenue par les secrets artifices de Philippe de France, un des monarques les plus politiques de son temps. Redoutant le caractère impétueux et despotique de Richard, et le regardant comme son rival naturel, Philippe, offensé, d’autre part, du ton d’autorité que l’Anglais, son vassal, avait pris avec lui, essaya de fortifier son propre parti et d’affaiblir celui de Richard en excitant les princes croisés d’un rang inférieur à se réunir pour résister à l’autorité usurpatrice du roi d’Angleterre. Tel était l’état des choses quand Conrad de Montferrat résolut de tirer parti de la jalousie du duc d’Autriche pour dissoudre ou ébranler du moins la ligue des croisés.

Le moment qu’il choisit pour sa visite fut l’heure de midi, et le prétexte fut d’offrir à l’archiduc un précieux vin de Chypre qu’il venait de recevoir, et qu’il voulait comparer aux vins de Hongrie ou du Rhin. En retour de cette courtoisie, il reçut naturellement l’invitation de partager le repas de l’archiduc, et celui-ci n’épargna aucun effort pour rendre le festin digne de la magnificence d’un monarque. Néanmoins le goût délicat de l’Italien vit plutôt une profusion grossière qu’une élégance recherchée dans la quantité de plats énormes sous le poids desquels la table pliait.

Les Allemands, avec le caractère franc et martial de leurs ancêtres qui soumirent l’empire romain, avaient conservé une teinte assez forte de leurs mœurs barbares. Les préceptes et les usages de la chevalerie n’y étaient pas portés au même degré de raffinement que chez les Français et les Anglais, et ils n’observaient pas davantage les convenances sociales qui, dans l’opinion de ces deux nations, indiquaient le perfectionnement de la civilisation. Assis à la table du duc d’Autriche, Conrad fut à la fois étourdi et diverti par les bruits teutoniques dont ses oreilles furent assaillies malgré la cérémonie d’un banquet royal. Le costume des seigneurs autrichiens ne lui parut pas moins bizarre. Plusieurs d’entre eux avaient conservé leurs longues barbes, et presque tous portaient de courtes jaquettes de diverses couleurs, taillées, brodées et garnies de franges, d’une manière qui n’avait aucun rapport avec les modes de l’Europe occidentale.

Un grand nombre de serviteurs de tout âge étaient dans le pavillon. Ils se mêlaient de temps à autre à la conversation, recevaient de leurs maîtres les restes de la table et les dévoraient derrière les convives. Il y avait une foule extraordinaire de bouffons, de nains et de ménestrels, tous plus bruyants et plus importuns qu’on ne l’aurait souffert dans une société mieux réglée. On leur avait donné du vin en abondance, et leur gaîté, stimulée par de fréquentes libations, était devenue de la licence.

Cependant, et au milieu des clameurs tumultueuses qui auraient mieux convenu à une taverne allemande un jour de foire qu’à la tente d’un prince souverain, l’archiduc était servi avec une minutie de forme et d’étiquette qui montrait à quel point il était jaloux de maintenir rigoureusement le rang illustre auquel on l’avait élevé. Il n’était servi qu’à genoux et par des pages d’un sang noble. Il mangeait dans une assiette d’argent, et buvait son tokay ou ses vins du Rhin dans une coupe d’or. Son manteau ducal était richement garni d’hermine, sa couronne égalait en valeur un diadème royal, et ses pieds, chaussés de souliers de velours, dont la longueur, en comprenant la pointe, pouvait bien être de deux pieds, reposaient sur un tabouret d’argent massif. Mais une chose qui peignait encore mieux le caractère de l’homme, c’est que, bien qu’il désirât montrer des égards au marquis de Montferrat qu’il avait poliment fait mettre à sa droite, il prêtait beaucoup plus d’attention à son spruch sprecher, c’est-à-dire à son diseur de sentences, qui se tenait derrière l’épaule droite du duc.

Ce personnage était richement vêtu d’un manteau et d’un justaucorps de velours noir ; différentes pièces de monnaies d’or et d’argent étaient cousues sur le justaucorps, en mémoire des princes généreux qui les avaient données au spruch sprecher. Il portait un petit bâton auquel des pièces d’argent étaient attachées au moyen d’anneaux, et il agitait ce bâton toutes les fois qu’il allait dire quelque chose qu’il jugeait digne d’être entendu. Cet individu exerçait dans la maison du duc d’Autriche des fonctions qui participaient de celles de ménestrel et de conseiller ; il était alternativement flatteur, poète et orateur, et ceux qui voulaient être bien avec le duc devaient s’efforcer de gagner les bonnes grâces du spruch sprecher.

De peur que la sagesse de cet officier ne finît par devenir fatigante, le duc avait derrière son épaule gauche son hoff-narr ou bouffon de cour, appelé Jonas Schwanker, qui faisait presque autant de bruit avec les sonnettes de son bonnet de fou et de sa marotte, que l’orateur ou l’homme aux sentences avec sa baguette aux pièces d’argent.

Ces deux personnages débitaient alternativement des sottises graves ou comiques, tandis que leur maître, riant ou approuvant lui-même, examinait avec soin la physionomie de son noble convive pour juger de l’impression que produisaient sur un cavalier aussi accompli l’éloquence et la plaisanterie autrichiennes. Il est difficile de décider lequel du sage ou du fou contribuait le plus à l’amusement de la compagnie, ou était le plus goûté de son noble maître ; mais leurs saillies à tous deux étaient merveilleusement bien accueillies. Quelquefois ils se disputaient la parole, et alors ils agitaient leurs grelots, à l’envi l’un de l’autre, d’une manière redoutable ; mais, en général, ils paraissaient être si bien d’accord et si accoutumés à se soutenir mutuellement, que le spruch sprecher daignait souvent accompagner les plaisanteries du bouffon d’une explication qui les mettait à la portée de l’auditoire, en sorte que la sagesse devenait une espèce de commentaire de la folie. Quelquefois aussi, par reconnaissance, le hoff-narr, par une agréable bouffonnerie, terminait d’une manière piquante la longue harangue de l’orateur.

Quels que fussent ses sentiments intérieurs, Conrad eut particulièrement soin que sa physionomie n’exprimât que la satisfaction la plus complète, et il parut prendre autant de plaisir que le duc lui-même aux graves sottises du spruch sprecher et aux plaisanteries inintelligibles du bouffon. Dans le fait, il guettait attentivement le moment où l’un ou l’autre viendrait à tomber sur quelque sujet favorable aux desseins qui ne cessaient d’occuper toutes ses pensées.

Le roi d’Angleterre ne tarda pas à être mis sur le tapis par le bouffon, qui s’était habitué à considérer Dickon du Balai (telle était l’irrévérente épithète qu’il substituait à Richard Plantagenet[13]) comme un sujet de plaisanterie inépuisable, et toujours bien accueilli. L’orateur cependant gardait le silence ; mais, sur une question de Conrad, il ajouta que le genêt ou plante à balai, était un emblème d’humilité, et qu’il ne serait pas mal que ceux qui le portaient se rappelassent cet avis.

L’allusion faite à l’illustre emblème des Plantagenet parut alors assez claire, et Jonas Schwanker fit observer que ceux qui s’humiliaient eux-mêmes étaient souvent bien vengés et relevés à leur tour.

« Honneur à qui de droit ! répondit le marquis de Montferrat. Nous avons tous pris part à ces marches et à ces batailles, et il me semble que d’autres princes méritaient de participer au renom de gloire qu’usurpe Richard d’Angleterre parmi les ménestrels et les minnes singers. Quelqu’un de la joyeuse science n’a-t-il pas ici une chanson à la louange de l’archiduc d’Autriche, notre hôte illustre ? »

Trois ménestrels s’avancèrent avec empressement, tenant leurs harpes, et prêts à chanter. Deux furent réduits au silence, non sans peine, par le spruch sprecher, qui paraissait faire les fonctions d’ordonnateur de la fête, et il parvint enfin à rétablir assez de calme pour qu’on pût entendre le poète préféré, qui chanta, en langue germanique, des stances qui peuvent se traduire ainsi :

« Qui dans Jérusalem conduira nos guerriers,
Tous sur leur bras vainqueur portant la croix sanglante ?
— C’est ce beau chevalier à la plume flottante
Qui monte fièrement le plus beau des coursiers. »

Ici l’orateur agitant son bâton, interrompit le poète pour expliquer à la compagnie que ce héros était l’illustre duc d’Autriche : ce que la compagnie n’aurait peut-être pas deviné, d’après la description. Une large coupe, remplie jusqu’aux bords, circula à la ronde aux acclamations de : Hoch lebe der Herzog Leopold[14]. Une autre stance suivit celle-là :

« Demande-t-on, Germains, pourquoi votre étendard
Toujours brille au dessus des bannières royales ?

— Demande-t-on pourquoi des ailes sans rivales
Portent l’aigle si loin au delà du regard ?

« L’aigle, dit l’interprète des pensées obscures, l’aigle est l’emblème de notre noble lord archiduc… de Sa Grâce royale, veux-je dire ; et l’aigle est la créature qui approche le plus près du soleil.

— Le lion a cependant pris son essor au dessus de l’aigle, » dit Conrad d’un air de négligence.

L’archiduc rougit, et fixa ses yeux sur le spruch sprecher ; celui-ci, après une minute de réflexion, répondit : « Le seigneur marquis m’excusera, un lion ne peut prendre son essor au dessus d’un aigle, attendu qu’un lion n’a pas d’ailes.

— Excepté le lion de Saint-Marc, ajouta le bouffon.

— C’est la bannière vénitienne, dit le duc ; mais assurément cette race amphibie, demi-noble et demi-marchande, ne peut oser comparer son rang au nôtre.

— Ce n’était pas du lion de Venise que je voulais parler, dit le marquis de Montferrat, mais des trois lions passants d’Angleterre… Autrefois, dit-on, c’étaient des léopards, mais à présent ils sont devenus tout-à-fait lions, et doivent prendre la préséance sur toute espèce de quadrupèdes, d’oiseaux et de poissons, ou malheur à qui voudrait s’y opposer.

— Parlez-vous sérieusement, seigneur ? » demanda l’Autrichien déjà fort échauffé par le vin. « Croyez-vous que Richard d’Angleterre veuille s’arroger la prééminence sur les souverains libres qui se sont volontairement alliés à lui dans cette croisade ?

— Je ne parle que d’après les circonstances qui me frappent, répondit Conrad… On voit là-bas sa bannière flotter seule au milieu de notre camp, comme s’il était roi et généralissime de toute l’armée chrétienne.

— Supportez-vous donc cet outrage avec tant de patience, et pouvez-vous en parler avec un tel sang-froid ?

— En vérité, seigneur, ce n’est pas au pauvre marquis de Montferrat qu’il convient de ressentir une injure à laquelle se soumettent patiemment des princes aussi puissants que Philippe de France et Léopold d’Autriche. Il ne peut y avoir aucune honte pour moi d’endurer un outrage que vous voulez bien supporter vous-même. »

Léopold frappa violemment la table de son poing fermé. « J’en avais averti Philippe, s’écria-t-il… Je lui ai dit plusieurs fois qu’il était de notre devoir de protéger les princes inférieurs contre l’usurpation de cet insulaire. Mais il répond toujours en m’objectant les égards dont il doit user pour ménager leurs relations de vassal et de suzerain, et qu’il serait impolitique à lui d’en venir ouvertement à une rupture dans ce moment.

— Tout le monde sait que Philippe est prudent, répliqua Conrad, et on attribuera sa patience à sa politique… Quant à la vôtre, seigneur, vous seul pouvez en expliquer les motifs : mais je ne doute pas que vous n’en ayez de puissants pour vous soumettre à la domination anglaise.

— Moi, m’y soumettre ! » reprit Léopold avec indignation ; « moi, archiduc d’Autriche, membre important du Saint-Empire-Romain ! moi, me soumettre au roi de la moitié d’une île, à ce petit-fils d’un bâtard normand ; non, de par le ciel ! Le camp et toute la chrétienté apprendront si je sais me faire justice, et si je veux céder un pouce de terrain à ce chien maudit. Debout, sujets et vassaux ; debout, et suivez-moi ! Nous allons, sans perdre un instant, planter l’aigle autrichienne là où elle dominera d’aussi haut que flotta jamais l’étendard d’un roi ou d’un césar. »

Là-dessus il se leva précipitamment ; et, au milieu des acclamations tumultueuses de ses convives et de ses partisans, il sortit du pavillon et saisit sa bannière qui était plantée devant la porte.

« Un moment, seigneur, » dit Conrad en affectant de vouloir intervenir. « On pourra reprocher à votre prudence d’exciter du tumulte dans le camp à cette heure ; et peut-être vaudrait-il mieux se soumettre un peu plus long-temps à l’usurpation de l’Angleterre que de…

— Pas une heure ! pas un moment ! » s’écria le duc ; et la bannière en main, suivi de ses partisans et de ses serviteurs, il marcha rapidement vers l’éminence où flottait le drapeau anglais ; arrivé à cet endroit, il mit la main sur le bâton comme pour l’arracher de terre.

« Mon maître, mon cher maître, » dit Jonas Schwanker en jetant ses bras autour du duc… « Prenez garde, les lions ont des dents.

— Et les aigles ont des serres, » répondit le duc, n’abandonnant pus la bannière royale, quoique hésitant pourtant à l’arracher.

Le diseur de sentences avait parfois des intervalles de bon sens. Il fit tinter son bâton, et Léopold, par habitude, tourna la tête vers son conseiller.

« L’aigle est le souverain des oiseaux de l’air, dit le spruch sprecher, comme le lion est le roi des animaux des forêts… Chacun a ses domaines aussi éloignés les uns des autres que l’Angleterre l’est de l’Allemagne… Ne déshonore donc pas, aigle illustre, la bannière du lion royal, mais laisse-la flotter paisiblement à côté de la tienne. »

Léopold laissa la bannière d’Angleterre, et se retourna pour chercher Conrad, mais il ne l’aperçut pas : le marquis, dès qu’il avait vu le scandale en bon train, avait eu soin de se retirer de la foule, et n’avait pas manqué de témoigner auparavant, devant plusieurs personnages neutres, son regret de voir l’archiduc choisir l’instant où il sortait de table pour se venger de l’outrage dont il croyait avoir droit de se plaindre. Ne voyant pas celui auquel il aurait voulu surtout s’adresser, l’archiduc dit tout haut que, n’ayant pas l’intention de susciter des dissensions dans l’armée des croisés, il ne voulait que constater ses privilèges, et le droit qu’il avait d’être sur un pied d’égalité avec le roi d’Angleterre, sans insister comme il aurait pu le faire pour planter la bannière des empereurs ses ancêtres au dessus de celle d’un simple descendant des comtes d’Anjou. Ainsi il se contenta de dresser la bannière ; après quoi il ordonna qu’on apportât sur le lieu un tonneau de vin, et qu’il fût mis en perce, pour régaler les personnes présentes. À l’instant même, au son de la musique, on se remit à boire autour de l’étendard autrichien.

Cette scène de désordre n’eut pas lieu sans être accompagnée d’un certain bruit qui alarma tout le camp.

L’heure était arrivée à laquelle le médecin avait prédit, suivant les règles de son art, que le roi malade pouvait être éveillé sans danger. Déjà on s’était servi de l’éponge dans ce but, et il ne fallut pas un long examen au savant Arabe pour assurer au baron de Gilsland que la fièvre avait entièrement quitté le souverain, et que telle était la force naturelle de sa constitution qu’il ne serait pas même nécessaire de lui donner, comme il le fallait presque toujours, une seconde dose de ce puissant remède. Richard lui-même parut être de cette opinion ; car se relevant sur son séant, et se frottant les yeux, il demanda à de Vaux quelle somme d’argent il pouvait avoir pour le moment dans ses coffres.

Le baron ne put au juste lui en dire le montant.

« Peu importe, dit le roi, forte ou faible, donne-la tout entière à ce savant médecin, qui m’a, je l’espère, rendu au service de la croisade… S’il s’y trouve moins de mille besants, ajoutes-y des bijoux pour compléter cette somme.

— Je ne vends pas la science dont Allah m’a doué, répondit le médecin arabe ; et sachez, grand prince, que la divine médecine que vous avez prise perdrait toute sa vertu dans mes indignes mains si je la donnais en échange contre de l’or et des diamants.

— Il refuse une récompense ! se dit Thomas de Vaux ; voilà qui est encore plus extraordinaire que son âge de cent ans.

— Thomas, répliqua Richard, tu ne connais de courage que celui qui appartient à l’épée, de vertus que celles qui se pratiquent parmi les chevaliers. Eh bien ! je te dis que ce Maure avec son esprit d’indépendance pourrait donner un exemple à ceux qui se regardent comme la fleur de la chevalerie.

— C’est une récompense assez grande pour moi, » dit le Maure en croisant ses bras sur sa poitrine et conservant une attitude noble et respectueuse à la fois, « qu’un aussi grand roi que Melek Ric daigne parler ainsi de son serviteur. Mais permettez que je vous prie maintenant de vous recoucher tranquillement ; car, bien que je regarde comme inutile d’avoir recours à une seconde dose de ce remède divin, vous pourriez vous exposer à une rechute en faisant un emploi prématuré de vos forces avant qu’elles soient entièrement rétablies.

— Il faut bien t’obéir, Hakim, répondit le roi ; cependant, crois-moi, je suis tellement affranchi de ce feu destructeur qui, pendant tant de jours, a dévoré mon corps, que je ne craindrais pas de l’exposer à la lance d’un brave… Mais silence ! que veulent dire ces cris et cette musique éloignée qui se fait entendre dans le camp ? Va et informe-toi de ce qui se passe, Thomas.

— C’est l’archiduc Léopold, » dit de Vaux en rentrant après une minute d’absence, « qui fait une procession dans le camp avec ses compagnons de bouteille.

— L’ivrogne ! s’écria le roi Richard, ne peut-il cacher sa grossière intempérance dans l’enceinte de son pavillon, sans venir étaler sa honte aux regards de toute la chrétienté ! Qu’en dites-vous ? sire marquis, » ajouta-t-il en s’adressant à Conrad de Montferrat qui venait d’entrer dans sa tente.

« Très honoré prince, répondit le marquis, je me réjouis de voir Votre Majesté rétablie à ce point ; et c’est, je pense, une assez longue phrase pour un homme qui sort de la table hospitalière du duc d’Autriche.

— Comment ! vous avez dîné avec cette outre d’Allemagne ? reprit le monarque ; et quelle boutade de sa part donne lieu à tout ce tumulte ? Vraiment, seigneur Conrad, je vous ai toujours regardé comme un bon convive, et je m’étonne que vous ayez quitté la partie. »

En ce moment, de Vaux, qui s’était placé derrière le roi, s’efforça de faire comprendre au marquis, par ses regards et par ses gestes, qu’il ne fallait pas parler à Richard de ce qui se passait dans le camp ; mais Conrad ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre cet avis.

« Personne ne peut attacher d’importance aux actions de l’archiduc, répondit-il, et lui peut-être moins que tout autre ; car il ne sait certainement pas ce qu’il fait. Cependant c’est une plaisanterie à laquelle je n’aurais pas voulu me mêler ; car il est occupé à enlever la bannière d’Angleterre du mont Saint-George, pour planter la sienne à cette place.

— Que dis-tu ? » s’écria le roi d’une voix qui aurait pu faire tressaillir les morts.

« De grâce, reprit le marquis, que Votre Altesse ne s’irrite pas de ce qu’il plaît à un fou de faire des folies.

— Ne me parlez pas, » dit Richard en s’élançant hors du lit et s’habillant avec une promptitude qui semblait merveilleuse, « ne me parlez pas, seigneur marquis… De Multon, je te défends de prononcer un mot ; celui qui prononcera une syllabe là-dessus n’est pas l’ami de Richard Plantagenet… Silence, Hakim ! je te l’ordonne. »

Cependant le roi s’habillait à la hâte, et, en achevant ces derniers mots, il arracha son épée suspendue à un des piliers de la tente, et sans autre arme, sans appeler personne, il s’élança hors du pavillon. Conrad, levant les mains au ciel d’étonnement, sembla vouloir entrer en conversation avec de Vaux ; mais sir Thomas passa brusquement près de lui, et appelant un des écuyers du roi, il dit à la hâte : « Volez au quartier de lord Salisbury, qu’il rassemble ses hommes et me suive immédiatement au mont Saint-George ; dites-lui que la fièvre du roi a quitté son sang et s’est établie dans le cerveau. » Ayant à peine entendu et encore moins compris dans sa première surprise les paroles que le lord Gilsland venait de lui adresser avec cette précipitation, l’écuyer et d’autres serviteurs de la chambre royale s’élancèrent dans les tentes les plus voisines ; et il se répandit bientôt parmi les troupes anglaises une alarme aussi générale que la cause en était vague. Les soldats éveillés en sursaut de ce sommeil méridien dont la chaleur du climat leur avait enseigné le prix, se demandèrent précipitamment l’un à l’autre la cause de ce tumulte, et sans attendre de réponse, suppléèrent par leur imagination au manque d’éclaircissements. Quelques uns disaient que les Sarrasins étaient dans le camp ; d’autres, qu’on avait attenté à la vie du roi ; d’autres encore, qu’il était mort de la fièvre pendant la nuit précédente ; et un grand nombre, qu’il avait été assassiné par le duc d’Autriche. Les seigneurs et les officiers étaient aussi incertains que les simples soldats sur l’origine de tout ce désordre ; ils s’occupaient seulement à faire mettre leurs gens sous les armes, et à les tenir sous le joug de la discipline, de peur que leur témérité n’occasionnât quelque grand désastre dans l’armée des croisés. Les trompettes d’Angleterre ne cessaient de faire entendre des sons perçants et prolongés. Le cri d’alarme : « Bows and bills[15] ! bows and bills ! » retentissant de quartier en quartier, était répété par des guerriers prêts à combattre, qui y joignaient leur invocation nationale, « Saint-George et l’Angleterre ! »

L’alarme gagna les quartiers les plus voisins, et dans un lieu où tous les peuples de la chrétienté avaient peut-être leurs représentants, des hommes de toutes les nations volèrent aux armes et se réunirent au milieu d’une scène de confusion générale dont ils ne connaissaient ni le but ni l’origine. Il fut heureux cependant, dans un tumulte si redoutable, que le comte de Salisbury, tout en se hâtant de se rendre à l’appel de de Vaux, suivi de quelques hommes d’armes diligents, eût ordonné que l’armée fût rangée en bataille et restât sous les armes pour s’avancer au secours de Richard s’il en était besoin, mais en bon ordre et avec discipline, et non avec cette précipitation qui aurait pu résulter de l’alarme générale et du dévouement des soldats pour la sûreté du roi.

Pendant ce temps, sans prendre garde aux cris, aux acclamations, au tumulte qui s’élevaient autour de lui, Richard, à demi vêtu et tenant son épée nue sous le bras, poursuivait rapidement sa route vers le mont Saint-George, suivi seulement de de Vaux et de deux ou trois serviteurs.

Il devança même l’alarme que son impétuosité avait excitée, et passa devant le quartier de ses braves troupes de Normandie, de Poitou, de Gascogne et d’Anjou, avant que les troubles y fussent parvenus, quoique le bruit de l’orgie des Allemands eût fait lever beaucoup de soldats par curiosité. Le peu d’Écossais qui faisaient partie de l’armée des croisés avaient aussi leur quartier dans ces environs, et n’avaient pas entendu le tumulte. Mais la personne du roi et sa précipitation avaient été remarquées par le chevalier du Léopard : persuadé qu’on était menacé de quelque grand danger et jaloux de le partager, il saisit son épée et son bouclier, et se joignit à de Vaux, qui avait quelque peine à suivre son maître impatient et fougueux. De Vaux répondit à un regard interrogateur que le chevalier écossais lui jeta en haussant ses larges épaules, et ils continuèrent l’un et l’autre à marcher sur les pas de Richard.

Le roi fut bientôt au pied du mont Saint-George, dont le penchant, aussi bien que la plate-forme, était couvert en partie des gens de la suite du duc d’Autriche, qui célébraient avec des cris de joie l’action qu’ils considéraient comme un hommage rendu à l’honneur national, et par des spectateurs de différentes nations ; ceux-ci par aversion pour les Anglais, ou par simple curiosité, s’étaient assemblés pour voir comment finirait cette scène extraordinaire. Richard se fit un chemin à travers cette foule tumultueuse, semblable à un majestueux vaisseau qui, les voiles déployées, se fraie un passage au milieu des vagues écumantes et sans s’inquiéter si elles se réunissent et mugissent derrière lui.

Au sommet de l’éminence était une petite esplanade sur laquelle étaient plantées les bannières rivales entourées par les amis et les partisans de l’archiduc. Au milieu de ce cercle était Léopold lui-même, méditant avec une satisfaction secrète sur l’action qu’il venait de faire et écoutant les acclamations d’applaudissements qui ne lui étaient pas épargnées. Pendant qu’il était en cet état d’approbation de lui-même, Richard s’élança dans le cercle, suivi à la vérité de deux hommes seulement, mais avec cette force d’énergie et cette impétuosité qui le rendaient lui seul aussi redoutable qu’une armée.

« Qui a eu l’audace, » dit-il en portant la main sur l’étendard autrichien, et en parlant d’une voix qui ressemblait au bruit qui précède un tremblement de terre, « qui a pu avoir l’audace de placer ce misérable chiffon à côté de la bannière d’Angleterre ? »

L’archiduc ne manquait pas de courage personnel, et il était impossible qu’il entendît cette question sans vouloir y répondre. Cependant, troublé et surpris de l’arrivée inattendue de Richard, et frappé de la terreur générale qu’inspirait ce caractère fougueux et inflexible, la question fut deux fois répétée d’un ton qui semblait défier le ciel et la terre, avant que l’archiduc eût répondu avec tout ce qu’il put rassembler de fermeté : « C’est moi, Léopold d’Autriche !

— Eh bien ! Léopold d’Autriche, répondit Richard, va voir tout à l’heure le cas que moi, Richard d’Angleterre, je fais de sa bannière et de ses prétentions ! »

En parlant ainsi, il déracina l’étendard, brisa la lance en pièces, jeta le drapeau à terre et le foula aux pieds.

« C’est ainsi, dit-il, que je foule aux pieds la bannière d’Autriche !… Est-il un chevalier parmi votre ordre teutonique qui ose blâmer cette action ? »

Il y eut un moment de silence ; mais il n’y a pas d’hommes plus braves que les Allemands.

« Moi, moi, moi ! » s’écrièrent en même temps plusieurs chevaliers de la suite du duc, et lui-même joignit sa voix à ceux qui acceptaient le défi du roi d’Angleterre.

« Pourquoi différer ainsi ? » dit le comte Wallenrode, guerrier gigantesque des frontières de la Hongrie ; « frères et nobles gentilshommes, cet homme foule maintenant aux pieds l’honneur de notre pays, vengeons cette violation, et périsse l’orgueil de l’Angleterre ! »

En parlant ainsi, il tira son épée et porta au roi un coup qui aurait pu être fatal, si l’Écossais ne l’avait détourné et reçu sur son bouclier.

— J’ai juré, » dit alors le roi Richard, et sa voix se fit entendre au dessus du tumulte qui devenait de plus en plus bruyant et sinistre, « j’ai juré de ne jamais frapper un homme dont l’épaule porterait la croix ; vis donc, Wallenrode, mais vis pour te souvenir de Richard d’Angleterre. »

À ces mots, il saisit le gigantesque Hongrois par le milieu du corps, et n’ayant pas d’égal à la lutte non plus que dans tous les autres exercices militaires, il le précipita en arrière avec une telle violence, que cette masse énorme sembla lancée comme par une machine de guerre, non seulement loin du cercle des spectateurs de cette scène extraordinaire, mais au delà de la plate-forme du mont ; le corps de Wallenrode suivit le penchant rapide et fut arrêté par quelque obstacle qui lui fracassa l’épaule et près duquel il resta comme mort. Cette preuve extraordinaire de force n’encouragea pas le duc ni aucun de ses partisans à renouveler un combat commencé sous d’aussi funestes auspices. Ceux qui étaient le plus éloignés remuèrent bien leurs épées en s’écriant : « Mettez en pièces ce chien d’insulaire ! » Mais ceux qui étaient plus près déguisèrent peut-être leurs craintes personnelles sous le prétexte de l’amour de l’ordre, et s’écrièrent pour la plupart : « Paix ! paix ! la paix de la croix ! la paix de la sainte Église et de notre saint père le pape ! »

Les cris divers des assaillants, en contradiction les uns avec les autres, montraient leur irrésolution, tandis que Richard, le pied toujours posé sur la bannière autrichienne, jetait autour de lui un regard étincelant qui semblait chercher un ennemi ; mais les nobles courroucés s’éloignaient en frémissant comme pour fuir les griffes menaçantes du roi. De Vaux et le chevalier du Léopard étaient restés près de lui, et quoique leurs épées ne fussent pas sorties du fourreau, il était évident qu’ils étaient prêts à défendre jusqu’à la dernière extrémité la personne de Richard, et leur taille ainsi que leur force remarquable pouvaient faire penser que la défense serait désespérée.

Salisbury s’était également avancé avec sa suite qui brandissait en l’air des piques et des pertuisanes, et ses archers tendaient déjà leurs arcs.

En ce moment, le roi Philippe de France, suivi de deux ou trois de ses chevaliers, parut sur la plate-forme pour demander la cause de ce tumulte, et fit un geste de surprise en voyant le roi d’Angleterre, qu’il croyait au lit, debout et défiant dans cette attitude menaçante le duc d’Autriche, leur allié commun. Richard lui-même rougit d’être vu par Philippe, dont il respectait la sagesse autant qu’il aimait peu la personne, dans une position qui ne convenait ni à son caractère de monarque, ni à celui de croisé ; on remarqua qu’il retira le pied, comme par hasard, de la bannière déshonorée, et qu’il affecta un air de calme et d’indifférence, au lieu de la violente agitation qui, un moment auparavant, se peignait dans ses regards. Léopold, mortifié qu’on l’eût surpris à se soumettre passivement aux insultes du fougueux Richard, essaya aussi de recueillir un peu de fermeté et de sang-froid.

Les qualités royales qui avaient valu à Philippe le surnom d’Auguste, pouvaient le faire considérer comme l’Ulysse de la croisade dont Richard était incontestablement l’Achille. Le roi de France était judicieux et prudent, sage dans le conseil, calme et résolu dans l’action. Il voyait avec justesse, et poursuivait avec fermeté les mesures qui convenaient le mieux aux intérêts de son royaume. Majestueux et imposant dans ses manières, personnellement brave, il était cependant plus politique que guerrier : la croisade n’aurait pas été de son choix, mais l’esprit du temps était contagieux, et cette expédition lui avait été commandée par l’Église et par le vœu unanime de sa noblesse. Dans toute autre situation et dans un siècle plus civilisé, son caractère aurait pu avoir une grande supériorité sur celui de l’aventureux Richard. Mais pendant la croisade, qui n’était elle-même qu’une entreprise extravagante, la saine raison était de toutes les qualités celle dont on faisait le moins de cas, et la valeur chevaleresque, qu’il fallait à ce siècle et à cette expédition, aurait été flétrie s’il s’y fût mêlé la plus légère ombre de prudence. Ainsi, le mérite de Philippe, comparé à celui de son orgueilleux rival, brillait comme la clarté pure mais faible d’une lampe, comparée à l’éclat d’une énorme torche flamboyante qui, quoique n’ayant pas la moitié autant d’utilité, fait dix fois plus d’impression sur l’œil. Philippe ressentait son infériorité dans l’opinion publique avec le chagrin qu’en devait naturellement concevoir un prince d’une âme fière et élevée, et l’on ne peut s’étonner qu’il saisît toutes les occasions de mettre son caractère en parallèle avec celui de son rival, quand le contraste lui était avantageux. La circonstance actuelle lui semblait une de celles où la prudence et le calme devaient obtenir un triomphe sur l’impétuosité, la violence et l’obstination.

« Que signifie cette querelle malséante entre les frères jurés de la croix ? demanda Philippe. Est-ce bien Sa Majesté royale d’Angleterre et le duc souverain Léopold ? Comment est-il possible que les chefs et les piliers de cette sainte expédition…

— Trêve de remontrances, Philippe, » s’écria Richard, intérieurement furieux de s’entendre mettre sur la même ligne que Léopold, et ne sachant comment en montrer son ressentiment. « Ce duc, ce chef, ce pilier de notre expédition, a été insolent, et je l’ai châtié, voilà tout… De par ma foi, voilà bien du vacarme pour quelques coups de pied donnés à un chien !

— Roi de France, dit le duc, j’en appelle à vous et à tous les autres princes souverains de l’affront sanglant que je viens de recevoir : le roi d’Angleterre a arraché ma bannière, il l’a déchirée et foulée aux pieds.

— Parce qu’il a eu l’audace de la planter à côté de la mienne dit Richard.

— Mon rang me donne un droit égal au tien, » reprit le duc enhardi par la présence de Philippe.

— Essaie de soutenir cette égalité personnellement, répliqua Richard, et de par Saint-Georges ! je ferai de toi ce que j’ai fait de ce chiffon brodé, qui n’est propre qu’aux plus vils usages.

— De grâce, un peu de patience, notre frère d’Angleterre, reprit Philippe, et je prouverai au duc d’Autriche qu’il a tort dans cette circonstance. Ne croyez pas, noble duc, continua-t-il, qu’en laissant occuper à la bannière d’Angleterre le point le plus élevé du camp, nous, souverains indépendants de la croisade, nous nous reconnaissions inférieurs à Richard. Ce serait une inconséquence que de le supposer, puisque l’oriflamme elle-même, la grande bannière de France, à laquelle le royal Richard lui-même rend hommage pour ses possessions du continent, a dans ce moment une place au dessous des lions d’Angleterre. Mais comme frères jurés de la croix, comme pèlerins militaires, qui, mettant de côté les pompes et l’orgueil de ce monde, nous ouvrons avec nos sabres une route jusqu’au Saint-Sépulcre, moi-même et les autres princes, nous avons cédé au roi Richard, par respect pour sa renommée et ses hauts faits d’armes, cette préséance que, partout ailleurs et pour aucun autre motif, nous ne lui eussions accordée. Je suis convaincu que, lorsque Votre Grâce aura réfléchi là-dessus, elle exprimera son regret d’avoir planté sa bannière en ce lieu, et que Sa Majesté royale d’Angleterre lui donnera alors satisfaction de l’injure qu’il lui a faite. »

Le spruch sprecher et le hoff-narr s’étaient retirés tous deux à une distance respectueuse quand les choses menaçaient d’en venir aux coups, mais ils se rapprochèrent lorsqu’ils virent que les paroles dont ils faisaient eux-mêmes métier allaient redevenir à l’ordre du jour.

L’homme aux sentences fut si ravi du discours politique de Philippe, qu’il agita sa baguette à la conclusion, et oublia en présence de qui il était, au point de s’écrier qu’il n’avait jamais rien dit lui-même de plus sage dans sa vie.

« Cela se peut, lui dit Jonas Schwanker, mais vous serez fouetté si vous parlez si haut. »

Le duc répondit d’un air sombre qu’il porterait cette querelle devant le conseil général de la croisade, mesure que Philippe approuva hautement comme faite pour prévenir un scandale nuisible aux intérêts de la chrétienté.

Richard, conservant la même attitude indifférente, écouta Philippe jusqu’à ce que son éloquence fût épuisée, et dit ensuite tout haut : « Je me sens assoupi… cette maudite fièvre me tient encore… Frère de France, tu me connais et sais que je n’ai jamais beaucoup de paroles à perdre… Sache donc que je ne soumettrai jamais une affaire qui touche l’honneur de l’Angleterre à aucun prince, pape ni conseil. Voici ma bannière. Quel que soit le pennon qui en approche à la distance de trois fois sa longueur, fût-ce l’oriflamme elle-même dont vous parliez, je crois, tout-à-l’heure, il éprouvera le même sort que cette bannière renversée, et je n’en rendrai d’autre satisfaction que celle que ces cinq membres affaiblis peuvent offrir dans la lice à un hardi champion, à cinq même, si l’on veut.

— Par exemple ! dit le bouffon, voilà des paroles aussi folles que si elles sortaient de ma bouche… Cependant je crois que dans cette affaire il peut y avoir un plus grand fou que Richard.

— Et qui donc ? demanda l’homme sage.

— Philippe, répondit le bouffon, ou notre duc souverain lui-même, qui aurait dû accepter le défi… mais songe un peu, très sage spruch sprecher, quels excellents rois nous ferions toi et moi, puisque ceux sur la tête desquels ces couronnes sont tombées savent dire des sentences et des bouffonneries presque aussi bien que nous-mêmes. »

Tandis que ces dignes personnages exerçaient leur charge en a parte, Philippe répondait avec calme au défi presque outrageant de Richard… « Je ne suis pas venu ici pour éveiller de nouvelles querelles contraires au serment que nous avons fait et à la sainte cause dans laquelle nous nous sommes engagés. Je me sépare de mon frère d’Angleterre comme des frères doivent se séparer ; et la seule rivalité qu’il puisse y avoir entre le lion d’Angleterre et les lis de France, c’est à qui s’enfoncera le plus avant dans les rangs des infidèles.

— J’accepte le marché, mon royal frère, » dit Richard en lui tendant la main avec toute la franchise qui appartenait à ce naturel aussi noble qu’impétueux ; « et puissions-nous avoir bientôt l’occasion de décider ce généreux défi…

— Que le noble duc participe à la cordialité de cet heureux moment, » reprit Philippe ; et le duc s’approcha d’un air encore courroucé, mais qui laissait voir néanmoins qu’il ne se refuserait pas à un accommodement.

« Je ne m’occupe ni des sots ni de leurs sottises, » répondit Richard d’un air insouciant. Le duc d’Autriche se détourna et se retira à l’instant.

« Il a une espèce de courage, » dit Richard en regardant l’Allemand s’éloigner, « un courage qui, semblable au ver luisant, ne brille que la nuit. Je ne laisserai pas cette bannière sans défense dans l’obscurité. De jour, le regard du lion suffira pour la protéger. Viens ici, Thomas de Gilsland ; je te confie cet étendard… veille sur l’honneur de l’Angleterre.

— Son salut m’est encore plus cher, répliqua de Vaux, et le salut de l’Angleterre tient à la vie de Richard… Il faut que je reconduise Votre Altesse à sa tente, et cela sans attendre un moment de plus…

— Tu es une garde-malade bien impérieuse et bien dure, » reprit le roi en souriant ; puis il ajouta, en s’adressant à sir Kenneth… « Vaillant Écossais… je te dois une récompense, et je veux m’en acquitter honorablement… Voici la bannière d’Angleterre ! garde-la avec le soin qu’un novice met a garder son armure la veille des armes… Ne t’en éloigne pas à trois portées de pique, et défends-la de ton corps contre toute insulte et tout affront. Sonne du cor si tu es assailli par plus de trois hommes à la fois… Te charges-tu d’en répondre ?

— Volontiers, répondit Kenneth, et je vais m’en acquitter au risque de ma tête… je vais prendre le reste de mes armes et je reviens à l’instant. »

Les rois de France et d’Angleterre prirent alors congé l’un de l’autre avec courtoisie, cachant sous des formes polies les motifs de ressentiment qu’ils avaient l’un contre l’autre : Richard, à cause de l’intervention trop officieuse de Philippe, et Philippe, à cause du peu de prix que Richard avait semblé attacher à sa médiation. Ceux que ces troubles avaient rassemblés se retirèrent alors de divers côtés, laissant le poste contesté dans la même solitude qu’avant cette bravade autrichienne. Chacun jugea des événements du jour suivant ses préjugés, et tandis que les Anglais reprochaient aux Autrichiens d’avoir commencé les premiers cette querelle, les autres nations se réunissaient pour en rejeter tout le blâme sur l’orgueil et la présomption du roi insulaire.

« Tu vois, » dit le marquis de Montferrat au grand-maître des templiers, « que des moyens d’adresse réussissent mieux que la violence. J’ai relâché les liens qui unissaient ensemble ce faisceau de sceptres et de lances… Tu les verras bientôt tomber et se séparer…

— J’aurais dit que ton plan était bon, répondit le templier, s’il se fût trouvé parmi ces flegmatiques Autrichiens un seul homme de courage qui eût coupé avec son épée la corde que tu n’as fait que relâcher. Un nœud défait peut se renouer. Il n’en est pas ainsi d’une corde coupée en morceaux. »


CHAPITRE XII.

LA SÉDUCTION.


C’est la femme qui séduit toujours l’humanité.
Gay.


Aux jours de la chevalerie, un poste dangereux, ou une aventure périlleuse était une récompense souvent offerte à la bravoure militaire pour la payer de premières épreuves. Ainsi, lorsqu’on remonte un précipice, chaque rocher que l’on gravit n’est qu’un pas vers un point encore plus dangereux.

Il était minuit, la lune brillait d’une clarté vive et pure, du point le plus élevé du firmament ; Kenneth d’Écosse gardait soigneusement son poste. Sentinelle solitaire sur le mont Saint-George, il était là pour protéger la bannière d’Angleterre contre les insultes qu’auraient pu méditer les milliers d’individus que l’orgueil de Richard avait offensés. De flatteuses pensées se succédaient l’une à l’autre dans l’esprit du guerrier. Il lui semblait qu’il avait trouvé grâce aux yeux de ce monarque chevaleresque qui, jusque-là, ne l’avait pas distingué de la foule des braves que sa renommée avait attirés sous ses drapeaux ; et sir Kenneth n’était point fâché que cette marque de faveur royale consistât à lui confier un poste si dangereux. Son ambitieux amour enflammait encore cet enthousiasme militaire. Tout désespéré que parût cet amour dans presque toutes les circonstances imaginables, celles dans lesquelles il se trouvait maintenant semblaient pourtant avoir diminué la distance qui le séparait de la belle Édith. Celui auquel Richard venait d’accorder une telle distinction n’était plus un obscur aventurier ; il se trouvait placé sous les yeux d’une princesse, quoique la différence de leur rang fût aussi grande que jamais. Un sort ignoré et sans gloire ne pouvait plus être son partage… S’il était surpris et tué au poste qui lui avait été confié, sa mort, et il avait résolu qu’elle serait glorieuse, provoquerait la vengeance de Cœur-de-Lion, et pourrait exciter les regrets et peut-être les larmes des plus nobles beautés de la cour d’Angleterre. Il n’avait donc pas lieu de craindre une mort obscure.

Sir Kenneth eut tout le loisir de se repaître de ces pensées exaltées ; elles entretenaient l’enthousiasme chevaleresque qui, au milieu de ses écarts les plus extravagants et les plus bizarres, était pur, du moins, de tout mélange d’égoïsme. Cet enthousiasme toujours noble, généreux et dévoué, n’avait peut-être de blâmable que la folie de se proposer un but et une suite d’actions incompatibles avec la fragilité et les imperfections de la nature humaine. Autour du chevalier la nature reposait au sein de la paisible clarté de la lune, ou bien ensevelie dans l’ombre. Les longues files de tentes et de pavillons, éclairées ou obscures, étaient calmes et silencieuses comme les rues d’une ville déserte. Au pied de la bannière était le grand lévrier dont nous avons déjà parlé, le seul compagnon de garde de Kenneth, et sur la sagacité duquel il comptait pour être averti du plus léger mouvement hostile. Le noble animal semblait comprendre le but de leur faction, car il regardait de temps en temps les larges plis de la riche bannière ; et lorsque le cri des sentinelles se faisait entendre des lignes éloignées et des retranchements du camp, il répondait par un seul aboiement prolongé, comme pour affirmer que lui aussi faisait son devoir avec vigilance. De temps en temps aussi il inclinait sa noble tête et remuait la queue lorsque son maître passait et repassait devant lui en marchant devant son poste, ou quand le chevalier s’arrêtait silencieux et distrait, appuyé sur sa lance et les yeux fixés vers le ciel, le fidèle serviteur se hasardait quelquefois à troubler ses pensées et à interrompre ses rêveries en fourrant son large museau dans la main gantelée du chevalier pour solliciter une caresse passagère. Tout-à-coup le lévrier aboya avec furie, et sembla prêt à s’élancer à l’endroit où les ténèbres étaient le plus épaisses ; cependant il attendit que son maître lui fît connaître sa volonté.

« Qui va là ? » demanda sir Kenneth, convaincu que quelque chose s’approchait furtivement dans l’obscurité.

« Au nom de Merlin et de Mengis, » répondit une voix rauque et désagréable, « attachez votre démon à quatre pattes, ou je n’approche pas de vous,

— Et qui es-tu, pour vouloir approcher de mon poste ? » répliqua sir Kenneth en dirigeant les yeux avec beaucoup d’attention sur un objet qu’il voyait se mouvoir sans pouvoir en distinguer la forme. « Prends garde, il s’agit ici de vie ou de mort.

— Attache ton Sathanos à longues griffes, reprit la voix, ou je saurai le conjurer avec un trait de mon arbalète. »

En même temps le chevalier entendit le bruit qui se fait en bandant un arc.

« Ne touche pas à ton arbalète, et montre-toi au clair de la lune, reprit l’Écossais, ou, de par saint André ! je t’attacherai à la terre, qui que tu sois. »

En parlant ainsi il saisit sa longue lance par le milieu, et le regard fixé sur l’objet qui semblait se mouvoir, il la brandit comme s’il avait l’intention de la lancer, usage qu’on faisait quelquefois, quoique rarement, de cette arme, quand la circonstance le rendait nécessaire.

Il eut honte cependant de son dessein et posa sa lance à terre, lorsqu’il vit passer de l’obscurité au clair de la lune, comme un acteur qui entre en scène, une créature rabougrie et difforme, dans laquelle, à son costume bizarre et à sa difformité, il reconnut le nain qu’il avait vu dans la chapelle d’Engaddi. Se rappelant au même instant les autres visions si différentes de cette nuit extraordinaire, il fit un signe à son chien, qui le comprit, et retourna immédiatement auprès de la bannière au pied de laquelle il se coucha avec un grondement étouffé.

Cet abrégé grotesque des difformités humaines, n’ayant plus rien à craindre d’un ennemi si formidable, se mit à gravir la pente en haletant, travail que le peu de longueur de ses jambes rendait assez pénible ; enfin, étant arrivé sur le haut de l’éminence, il prit de sa main gauche son petit arc qui était une espèce de joujou semblable à ceux dont, à cette époque, on permettait aux jeunes enfants de se servir pour tirer aux petits oiseaux, et se donnant une attitude majestueuse, il tendit gracieusement la main droite au chevalier, comme pour la lui donner à baiser. Mais ses avances n’ayant pas été acceptées, il demanda d’une voix aigre et courroucée : « Soldat, pourquoi ne rends-tu pas à Nectabanus l’hommage dû à sa dignité ? Est-il possible que tu l’aies pu oublier en si peu de temps ?

— Grand Nectabanus ! » répondit le chevalier voulant apaiser le nain, « il serait difficile de t’oublier après t’avoir vu une fois. Pardonne-moi cependant si, comme soldat en faction, et sous les armes, je ne puis, même pour un personnage aussi puissant que toi, quitter mon poste ou abandonner mon arme ; qu’il te suffise que je respecte ta dignité, et que je m’incline devant toi aussi humblement que peut le faire une sentinelle.

— Cela suffira, reprit Nectabanus, pourvu que vous me suiviez tout de suite devant ceux qui m’ont envoyé vous chercher ici.

— Grand roi ! je ne puis vous satisfaire sur ce point, car mes ordres sont de rester auprès de cette bannière jusqu’au point du jour. Je vous prie donc de m’excuser aussi en cela. »

En parlant ainsi il se mit à marcher sur la plate-forme, mais il ne se débarrassa pas si facilement des importunités du nain.

« Écoute, » dit-il en se plaçant devant sir Kenneth comme pour lui barrer le chemin ; « obéis-moi, sire chevalier, comme ton devoir t’y oblige, ou je l’ordonnerai au nom de celle dont la beauté pourrait faire sortir les génies de leur sphère, et dont la grandeur est digne de commander à la race immortelle d’où ils sont descendus. »

Une conjecture invraisemblable vint se présenter à l’esprit du chevalier, mais il la repoussa. Il était impossible, pensa-t-il, que la dame de ses pensées lui eût envoyé un tel message par un tel messager. Cependant la voix lui trembla en répliquant. « Allons, Nectabanus, dis-moi tout d’un coup, en homme loyal, si cette sublime dame dont tu parles n’est pas cette même houri avec laquelle je t’ai vu balayer la chapelle d’Engaddi.

— Comment ! présomptueux chevalier, s’écria le nain, penses-tu que la maîtresse de nos affections royales, celle qui nous égale en beauté, et qui partage notre grandeur, puisse s’abaisser à un vassal comme toi ? Non, quelque honoré que tu sois, tu n’as pas encore mérité un regard de celle qui du haut de son trône regarde les princesses même comme des pygmées. Mais considère ceci, et, suivant que tu connaîtras ou méconnaîtras ce gage, obéis ou refuse-toi aux ordres de celle qui daigne t’appeler. »

En parlant ainsi, le nain plaça dans les mains du chevalier une magnifique bague de rubis ; celui-ci n’eut pas de peine à reconnaître cette bague pour celle qui ornait ordinairement la main de l’illustre dame au service de laquelle il s’était dévoué. S’il avait pu douter encore, il aurait été convaincu par le petit nœud de ruban incarnat qui était attaché à la bague. C’était la couleur favorite de sa dame, et plus d’une fois, en l’adoptant lui-même, il avait fait triompher l’incarnat en champ clos et dans les batailles.

Il resta muet d’étonnement en recevant un pareil gage ; et le nain s’écria d’un air de triomphe en poussant un éclat de rire bruyant et secouant sa grosse tête informe : « À présent refuse-toi à mes ordres… Ose maintenant me désobéir, et douter que je sois Arthur de Tintagel, qui ai le droit de commander à toute la chevalerie bretonne.

— Au nom de tout ce qu’il y a de sacré, de la part de qui m’apportes-tu ce gage ? demanda le chevalier. Tâche, si tu le peux, de fixer un moment ta raison vacillante et de me dire quelle est la personne qui t’envoie, et le but réel de ton message ; prends garde à la manière dont tu vas parler, car ceci n’est pas un sujet de bouffonnerie.

— Chevalier présomptueux et indiscret, répondit le nain, que voudrais-tu savoir de plus, sinon que tu es honoré des ordres d’une princesse, et qu’un roi même vient te chercher ? Il ne nous convient pas de parlementer autrement avec toi que pour te commander, au nom et par la puissance de cette bague, de nous suivre devant celle à qui cette bague appartient. Chaque minute de retard est un crime contre l’obéissance que tu lui dois.

— Bon Nectabanus ! penses-y bien, reprit le chevalier… ma dame peut-elle savoir où je suis et quel est le devoir que je me suis engagé à remplir cette nuit ?… Sait-elle que ma vie… mais pourquoi parlerais-je de ma vie ? sait-elle, dis-je, que mon honneur tient à ce que je garde cette bannière jusqu’au point du jour, et peut-elle désirer que je la quitte même pour aller vers elle ?…. c’est impossible. La princesse veut s’amuser de son serviteur en lui envoyant un tel message ; et ce qui doit surtout me le faire croire, c’est qu’elle t’a choisi pour messager.

— Oh ! gardez cette croyance, » répliqua Nectabanus en se retournant. « Il m’importe peu que vous soyez félon ou loyal envers cette illustre dame… Ainsi, adieu !

— Arrête ! arrête ! attends un moment, je t’en conjure, dit sir Kenneth, réponds-moi à une seule question… La dame qui t’envoie est-elle près d’ici ?

— Qu’importe ? Le chevalier dévoué doit-il calculer les toises, les milles et les lieues comme le pauvre courrier qui est payé suivant la distance qu’il parcourt ? Sache cependant que la belle dame qui envoie ce gage à un indigne vassal, sans foi ni courage, n’est éloignée d’ici qu’à une portée de cette arbalète. »

Le chevalier regarda de nouveau la bague comme pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’imposture dans ce bijou. « Dis-moi, » demanda-t-il encore au nain, « ma présence sera-t-elle requise pour un certain espace de temps ?

— De temps, » répondit Nectabanus en suivant sa veine capricieuse ; « qu’appelez-vous le temps ? Ce n’est qu’un nom sans substance, un espace vide pendant lequel on respire, et qui est mesuré la nuit par le son d’une cloche, le jour par une ombre qui se projette sur un cadran solaire. Ne sais-tu pas que le temps d’un vrai chevalier ne devrait se calculer que d’après les services qu’il rend à Dieu et à sa dame ?

— Ce sont des paroles de vérité, quoique sortant de la bouche d’un fou. Est-il vrai que ma dame me somme réellement d’accomplir quelque fait en son nom et pour l’amour d’elle ? Et ne peut-elle différer de quelques heures et jusqu’au point du jour seulement ?

— Elle requiert immédiatement ta présence, et sans perdre seulement le temps nécessaire à l’écoulement de dix grains de sable. Écoute, chevalier flegmatique et soupçonneux, voici ses propres paroles : « Dis-lui que la main qui jeta des roses peut aussi donner des lauriers. »

Cette allusion à leur rencontre dans la chapelle d’Engaddi rappela une foule de souvenirs à l’imagination de sir Kenneth, et le convainquit de la réalité du message du nain. Ces boutons de rose, tout flétris qu’ils fussent, il les portait sous sa cuirasse, ils reposaient sur son cœur, il réfléchit, et ne put se résoudre à abandonner une occasion, la seule qui peut-être se présenterait jamais, de se rendre agréable aux yeux de celle qui était la souveraine de ses affections. Le nain, pendant ce temps, augmentait son embarras en insistant pour qu’il rendît la bague ou le suivît à l’instant.

« Arrête ! arrête ! je t’en prie, un moment encore, » s’écria le chevalier, et il commença à se parler à lui même : « Suis-je le sujet ou l’esclave du roi Richard plus que tout autre chevalier qui soit dévoué au service de cette croisade ? Et qui suis-je venu servir ici de ma lance et de mon épée ? notre sainte cause et mon illustre dame !

— La bague ! la bague ! Indolent et déloyal chevalier, rends-moi cette bague que tu es indigne de toucher et de regarder.

— Un moment ! un moment ! bon Nectabanus, ne trouble pas mes pensées. Eh quoi ! si les Sarrasins attaquaient maintenant nos lignes, resterais-je ici comme un vassal de l’Angleterre, veillant à ce que son orgueil ne fût pas humilié, ou m’élancerais-je à la brèche, pour combattre en faveur de la croix ? Après les commandements de Dieu, viennent ceux de ma souveraine… Et cependant la recommandation de Cœur-de-Lion et mes propres engagements… Nectabanus, je le conjure de me dire si tu dois me conduire loin d’ici.

— À ce pavillon qui est là-bas, puisque vous voulez absolument le savoir : et le jour commence à poindre sur la boule d’or qui le surmonte et qui vaut la rançon d’un roi.

— Je puis être de retour dans un instant, » dit le chevalier fermant les yeux en désespéré sur toutes les conséquences de sa démarche. « Je puis entendre de là l’aboiement de mon chien si quelqu’un approche de l’étendard. Je me jetterai aux pieds de ma dame, et je lui demanderai la permission de revenir pour achever ma garde. Ici, Roswall, » s’écria-t-il en appelant son chien, et jetant son manteau à côté de la bannière : « Garde ceci, et ne laisse personne s’en approcher. »

Le noble animal regarda son maître en face, comme pour l’assurer qu’il le comprenait bien, puis vint s’asseoir à côté du manteau, les oreilles dressées et la tête levée comme s’il entendait parfaitement dans quel but il était posté là.

« Maintenant, bon Nectabanus, continua le chevalier, hâtons-nous d’obéir aux ordres que tu m’as apportés.

— Se hâte qui voudra, » dit le nain avec humeur ; « tu ne t’es pas pressé d’obéir à mes ordres, et je ne puis marcher assez vite pour suivre tes longues enjambées. Ce n’est pas là marcher comme un homme, mais sauter comme une autruche du désert. »

Il n’y avait que deux moyens de dompter l’obstination de Nectabanus qui, tout en parlant, avait ralenti son pas, et imitait la marche du limaçon. Quant à des dons, sir Kenneth n’en avait pas à lui faire ; il n’avait pas le temps de le mettre de bonne humeur en le flattant. Dans son impatience, il enleva le nain de terre, et, le portant dans ses bras, malgré ses prières et ses alarmes, il arriva ainsi auprès du pavillon indiqué. En approchant, il vit que ce pavillon était gardé par un petit détachement de soldats assis à terre, ce que lui avaient caché les tentes qui s’élevaient entre eux et le mont Saint-George. S’étonnant que le bruit de son armure n’eût pas encore attiré leur attention, et supposant que maintenant il devait mettre plus de précaution dans ses mouvements, il déposa à terre son guide haletant pour qu’il reprît haleine, et lui indiquât ce qui lui restait à faire. Nectabanus était effrayé et en colère ; mais il s’était senti aussi complètement au pouvoir du robuste chevalier qu’une chouette entre les serres d’un aigle, et ne se souciait pas de le mettre dans le cas de déployer encore une fois ses forces.

Il ne se plaignit donc pas du traitement qu’il venait d’éprouver. Traversant le labyrinthe formé par les tentes, il conduisit en silence le chevalier vers le côté opposé du pavillon. Tous deux se trouvèrent ainsi à l’abri des regards des sentinelles, qui paraissaient trop négligentes ou trop endormies pour remplir leur devoir avec une bien grande exactitude. Arrivés là, le nain souleva le bas de la toile qui recouvrait la tente, et fît signe à sir Kenneth de s’y introduire en se glissant dessous. Le chevalier hésita. Il lui parut qu’il y avait quelque chose d’indélicat à pénétrer furtivement dans un pavillon qui servait sans doute de logement à d’illustres dames ; mais il se rappela les garanties que le nain lui avait données, et en conclut que ce n’était pas à lui de contrarier la volonté de la dame de ses pensées.

Il se baissa donc et se glissa sous la toile, et entendit le nain lui dire tout bas à l’oreille : « Reste là jusqu’à ce que je t’appelle. »


CHAPITRE XIII.

LE PAVILLON.


Vous parlez d’innocence et de gaîté ; dès le moment où le fruit fatal fut mangé, l’une et l’autre se séparèrent pour ne jamais se rejoindre ; et dès lors ce fut la Malice qui devint la compagne inséparable de la Gaîté. Il en est ainsi depuis les premières années de l’homme, lorsque l’enfant folâtre et détruit en souriant la fleur et le papillon qui lui servent de jouets, jusqu’au dernier rire goguenard de l’avare expirant qui sur son lit de mort exhale encore sa joie en apprenant la banqueroute de son riche voisin.
Vieille Comédie.


Sir Kenneth fut livré pendant quelques minutes à la solitude et à l’obscurité. C’était un nouveau retard qui devait prolonger son absence de son poste, et il commença presque à se repentir de la facilité avec laquelle il s’était décidé à le quitter. Mais y retourner sans voir Édith était une chose à laquelle il ne pouvait songer. Après s’être décidé à violer les lois de la discipline militaire, il était résolu du moins à attendre la réalisation des séduisantes espérances qui l’avaient entraîné hors de son devoir. En attendant, sa situation était pénible. Il n’y avait aucune lumière qui pût lui montrer dans quelle espèce d’appartement il s’était introduit. Lady Édith ne quittait pas la personne de la reine, et si l’on venait à découvrir cette invasion furtive dans le pavillon royal, il en pouvait résulter des soupçons plus graves et plus dangereux. Tandis qu’il se livrait à ces réflexions pénibles, qui lui faisaient presque désirer d’effectuer sa retraite sans être aperçu, il entendit des voix de femmes qui conversaient tout bas et en riant dans un appartement adjacent, dont il jugea, d’après l’intensité du bruit, n’être séparé que par un simple coutil. Des lampes y étaient allumées, suivant ce qu’il put apercevoir à travers la toile faiblement transparente qui divisait la tente, et sur laquelle se dessinait l’ombre de plusieurs personnes assises ou marchant dans l’intérieur. On ne peut accuser sir Kenneth de discourtoisie si, dans la position où il se trouvait, il écouta une conversation qui devait l’intéresser vivement. « Qu’elle vienne ! qu’elle vienne ! pour l’amour de Notre-Dame ! » dit la voix d’une des rieuses invisibles. « Nectabanus, on te nommera ambassadeur à la cour du prêtre Jean, pour leur montrer avec quelle sagesse tu sais t’acquitter d’une mission. »

La voix grêle du nain se fit entendre ; mais il parla si bas que le chevalier ne put distinguer ce qu’il dit.

« Mais comment nous débarrasserons-nous de l’esprit que Nectatabanus a évoqué ? mesdames.

— Écoutez-moi, souveraine princesse, dit une autre voix ; si le sage et royal Nectabanus n’est pas trop jaloux de son admirable épouse et impératrice, chargeons-la de nous débarrasser de cet insolent chevalier errant, qui se persuade si facilement que les dames ont besoin de son impertinente et présomptueuse valeur.

— Il serait bien juste, en effet, ce me semble, que la princesse Genèvre employât sa courtoisie pour congédier celui que la finesse de son époux a su attirer ici. »

Frappé au cœur de honte et d’indignation sur ce qu’il venait d’entendre, sir Kenneth allait s’échapper de la tente à tous risques, lorsque les paroles suivantes vinrent l’arrêter dans ce dessein.

« Non, en vérité, dit la première voix ; il faut d’abord que notre cousine Édith apprenne comment s’est conduit ce chevalier si vanté, et nous devons nous réserver l’avantage de lui faire voir de ses propres yeux qu’il a manqué à son devoir. C’est une leçon qui peut lui être utile ; car croyez-moi, Caliste, j’ai cru quelquefois remarquer que cet aventurier du Nord était plus près de son cœur que la raison ne le voudrait. » L’autre murmura quelque chose sur la prudence et la sagesse de lady Édith.

— De la prudence ! damoiselle, c’est de l’orgueil tout pur, et le désir de passer pour plus sévère qu’aucune de nous. Non, je ne veux pas renoncer à ce petit avantage ; vous le savez assez, lorsqu’elle nous trouve en faute, personne ne sait plus poliment nous en faire apercevoir. »

La personne qui en ce moment entra dans l’appartement, dessina sur la toile de séparation une ombre qui glissa lentement jusqu’à ce qu’elle se fût jointe à celles des dames. En dépit du cruel mécompte qu’il venait d’éprouver, et de l’insulte ou de l’injure qui lui était faite par la malice ou du moins la légèreté de la reine Bérengère (car il avait déjà conclu que celle qui parlait le plus haut et du ton le plus impérieux était la femme de Richard), le chevalier éprouva un bien grand adoucissement à sa peine en apprenant qu’Édith n’avait point participé à la ruse dont il venait d’être la dupe. D’ailleurs, sa curiosité se trouva vivement intéressée à entendre ce qui allait suivre. Poussé par ces deux motifs, au lieu d’exécuter le projet prudent de se retirer sans délai, il chercha, au contraire, quelque fente ou crevasse qui pût lui permettre d’être témoin, par ses yeux comme par ses oreilles, de la scène qui se passait dans l’appartement voisin.

« Assurément, se dit-il, la reine à qui il a plu, pour satisfaire un caprice, de mettre ma réputation et peut-être ma vie en danger, n’a pas le droit de se plaindre si je mets à profit la chance que le hasard m’offre en ce moment de connaître jusqu’au bout ses intentions. » Il semblait pendant ce temps qu’Édith attendait les ordres de la reine, et que cette dernière différait de lui parler parce qu’elle craignait de ne pouvoir commander à sa gaîté ni à celle de ses compagnes, car sir Kenneth ne pouvait distinguer qu’un murmure sourd tel que celui de chuchotements et de rires étouffés.

« Votre Majesté, dit enfin Édith, paraît de joyeuse humeur, quoiqu’il me semble que cette heure avancée soit plutôt celle du sommeil ; je me disposais à me coucher quand j’ai reçu l’ordre de Votre Majesté de me rendre auprès d’elle.

— Je ne vous retiendrai pas long-temps, cousine, dit la reine, je crains cependant que votre sommeil ne soit moins profond quand je vous aurai dit que votre gageure est perdue.

— Pardon, noble dame, répliqua Édith ; mais c’est revenir trop souvent sur une plaisanterie qui me semble un peu usée. Je n’ai fait aucune gageure, quoi qu’il ait plu à Votre Majesté de supposer qu’il en était ainsi.

— Certes, nonobstant notre pèlerinage, Satan a bien de l’empire sur vous, ma belle cousine. Pouvez-vous nier que vous ayez gagé votre bague de rubis contre mon bracelet d’or, que ce chevalier du Léopard, ou quel que soit le nom que vous lui donnez, ne pourrait être attiré hors de son poste ?

— Il ne m’appartient pas d’oser contredire Votre Majesté, répondit Édith ; mais ces dames peuvent en rendre témoignage, ce fut Votre Altesse qui me proposa cette gageure, et me prit la bague du doigt au moment même où je déclarais qu’il ne me semblait pas convenable à une jeune fille de rien parier sur un tel sujet.

— Oui ; mais, ne vous en déplaise, lady Édith, reprit une des filles de la reine, il faut avouer que vous montrâtes beaucoup de confiance dans la valeur de ce même chevalier du Léopard.

— Et quand cela serait, mignonne, » dit Édith avec humeur, « est-ce une raison pour que tu dises ici ton mot dans le but de complaire à Sa Majesté… J’ai parlé de lui comme en parlent tous ceux qui l’ont vu se battre, et je n’ai pas plus d’intérêt à le défendre que tu n’en as à en médire !

— La noble lady Édith, ajouta une troisième, n’a jamais pardonné à Caliste et à moi d’avoir dit à Votre Majesté qu’elle avait laissé tomber deux boutons de rose dans la chapelle.

— Si Votre Majesté, » dit Édith d’un ton qui parut à sir Kenneth celui d’un respectueux reproche, « n’attend autre chose de moi que de souffrir les sarcasmes de ses femmes, je lui demanderai la permission de me retirer.

— Silence ! Florise, dit la reine, et que notre indulgence ne vous fasse pas oublier la distance qui existe entre vous et la parente du roi d’Angleterre. Mais vous, ma chère cousine, » continua-t-elle en reprenant son ton enjoué, « comment pouvez-vous, bonne comme vous êtes, envier à de pauvres femmes quelques minutes de gaîté, après tant de jours passés dans les pleurs et les grincements de dents.

— Puissiez-vous jouir de votre gaîté, illustre dame ! dit Édith ; quant à moi, j’aimerais mieux ne jamais sourire de ma vie que… »

Ici elle s’arrêta sans doute par respect ; mais sir Kenneth put s’apercevoir qu’elle était fort agitée. « Pardonnez-moi, » dit Bérengère, jeune princesse de la maison de Navarre, étourdie et légère, mais sans malveillance ; « pardonnez-moi, mais après tout, que grand crime avons-nous commis ? Un jeune chevalier a été attiré ici. S’il a quitté un moment son poste, que personne ne viendra prendre en son absence, c’est pour l’amour d’une belle dame : car pour rendre justice à votre champion, cousine, Nectabanus, malgré toute sa finesse, n’a pu l’attirer ici qu’en votre nom.

— Dieu de merci ! ai-je bien entendu Votre Majesté, » s’écria Édith d’une voix qui indiquait beaucoup plus d’alarme qu’elle n’en avait encore montré. « Il n’est pas possible que vous ayez parlé sérieusement… Cela est incompatible avec votre honneur et le mien, celui de la parente de votre époux… Dites-moi que ce n’était qu’une plaisanterie, ma royale maîtresse, et pardonnez-moi d’avoir pu, pour un moment, prendre la chose au sérieux.

— Lady Édith, » dit la reine d’un air mécontent, « regrette la bague que nous lui avons gagnée. Nous vous rendrons ce bijou, ma belle cousine ; seulement il ne faut pas nous envier ce petit triomphe sur une prudence qui s’est si souvent étendue sur nous comme une bannière sur une armée.

— Un triomphe ! » s’écria Édith avec indignation ; « un triomphe ! le triomphe sera du côté des infidèles quand ils apprendront que la reine d’Angleterre a pu, dans un accès de folle gaîté, se faire un jeu de la réputation de la parente de son époux.

— Vous êtes fâchée, belle cousine, de perdre votre bague favorite, répéta la reine. Allons, puisque vous regrettez de payer votre gageure, nous renoncerons à notre droit. C’est votre nom et ce bijou qui l’ont amené ici, et nous nous soucions fort peu de l’hameçon une fois le poisson pris.

— Madame, » reprit impatiemment Édith, « Votre Grâce sait bien qu’elle ne peut rien désirer de ce qui est à moi que l’objet ne lui appartienne à l’instant. Mais je donnerais un boisseau de rubis pour que ma bague et mon nom n’eussent point attiré un brave chevalier dans un piège, et ne l’eussent point exposé peut-être à la honte et au châtiment.

— Oh ! c’est pour le salut de votre fidèle chevalier que vous tremblez, dit la reine. Vous avez une trop faible idée de notre pouvoir, belle cousine, quand vous dites que, dans un accès de gaîté, nous pourrions exposer la vie d’un homme. Ô lady Édith ! d’autres que vous ont de l’influence sur le cœur d’airain des guerriers… Le cœur d’un lion même est de chair et non de pierre ; et croyez-moi, j’ai assez de crédit sur Richard pour sauver ce chevalier auquel lady Édith s’intéresse si vivement, de la peine qu’il peut avoir encourue par sa désobéissance.

— Pour l’amour de la bienheureuse croix, ma très royale dame, dit Édith (et ce fut avec des sentiments difficiles à peindre que sir Kenneth l’entendit se prosterner aux pieds de la reine), pour l’amour de Notre-Dame et de tous les bienheureux saints du paradis, prenez garde à ce que vous faites ! Vous ne connaissez pas le roi Richard… Il n’y a que peu de temps qu’il est votre époux… Votre souffle pourrait tout aussi bien lutter contre le vent d’ouest quand il donne avec plus de furie, que vos paroles persuader à mon royal parent de pardonner une faute contre la discipline… Oh ! pour l’amour du ciel ! renvoyez ce gentilhomme si vous l’avez attiré ici… Je me résignerais presque à supporter la honte de l’y avoir invité moi-même, si je le savais de retour où son devoir l’appelle.

— Levez-vous, cousine, dit la reine Bérengère, et soyez assurée que les choses iront mieux que vous ne pensez. De grâce, levez-vous, chère Édith !… Je suis fâchée de m’être ainsi divertie aux dépens d’un chevalier auquel vous prenez un si profond intérêt… Allons, ne tordez pas ainsi vos mains… Je croirai, si vous voulez, qu’il vous est indifférent. Je ne puis supporter de vous voir un air si affligé… Je vous répète que je prendrai tout le mal sur moi auprès du roi Richard, en plaidant pour votre ami, ou pour votre connaissance, puisque vous ne voulez pas l’avouer pour ami… De grâce, ne prenez pas cette expression de reproche… Nous chargerons Nectabanus de renvoyer à son poste ce chevalier de l’étendard… Il est caché, je suppose, dans quelque tente voisine.

— Par ma couronne de lis et mon sceptre d’un merveilleux éclat, dit Nectabanus, Votre Majesté se trompe… Il est plus près que vous ne pensez… Il se tient caché derrière cette tenture de coutil.

— Et à portée d’entendre chacune des paroles que nous avons dites ! » s’écria la reine frappée de surprise et violemment agitée à son tour… « Hors d’ici, monstre de folie et de méchanceté ! »

Comme elle prononçait ces mots, Nectabanus sortit du pavillon en poussant un hurlement qui était de nature à faire douter si Bérengère avait borné sa réprimande à des paroles, ou si elle y avait ajouté quelque témoignage plus énergique.

« Que faire maintenant ? » dit la reine à Édith, mais fort bas et d’un ton qui trahissait toute son inquiétude.

« Il n’y a qu’un parti à prendre, » répondit Édith avec fermeté ; « il faut voir ce gentilhomme et nous livrer à sa générosité. »

En parlant ainsi, elle tira rapidement un rideau qui couvrait une porte de communication.

« Pour l’amour du ciel… arrêtez… dit la reine… Dans mon appartement… ainsi vêtues ! à une telle heure ! songez aux convenances, à l’honneur… »

Mais avant qu’elle pût continuer les représentations, le rideau était écarté, et rien ne séparait plus le chevalier armé du groupe de dames. La chaleur d’une nuit d’Orient avait engagé la reine Bérengère et ses dames à prendre un déshabillé un peu plus négligé qu’il ne convenait à leur rang, et surtout en présence d’une personne de l’autre sexe. La reine, se rappelant cette circonstance, poussa un grand cri et s’enfuit précipitamment par une autre sortie du vaste pavillon. La douleur et l’agitation de lady Édith, ainsi que le puissant intérêt qu’elle avait à en venir à une prompte explication avec le chevalier écossais, lui firent peut-être oublier que sa chevelure était plus en désordre, et sa personne moins soigneusement couverte que ne le voulait l’usage parmi les demoiselles d’un haut rang dans un siècle qui cependant ne fut pas le plus sévère et le plus scrupuleux de ces temps reculés. Son principal vêtement était une légère robe flottante de soie rose ; ses pieds nus n’avaient d’autre chaussure qu’une paire de pantoufles orientales, et elle avait jeté à la hâte une riche écharpe sur ses épaules… Sa tête n’avait d’autre voile que sa belle chevelure qui retombait en boucles de tous côtés, et ombrageait en partie un visage qu’un mélange de pudeur et de ressentiment, avec d’autres émotions non moins puissantes, avait couvert du plus vif incarnat.

Mais quoiqu’elle sentît l’embarras de sa situation avec cette pudeur qui est le plus grand charme de son sexe, elle ne parut pas hésiter un moment entre sa timidité et le devoir qu’elle croyait avoir à remplir envers celui qui avait été entraîné dans l’erreur et le danger pour l’amour d’elle. Elle ajusta seulement avec plus de soin son écharpe sur son cou et son sein, et posa une lampe qu’elle tenait à la main, et qui répandait trop de clarté sur sa figure. Alors, et tandis que sir Kenneth se tenait immobile à l’endroit où il avait été découvert, elle s’avança de quelques pas vers lui en s’écriant : « Hâtez-vous de retourner à votre poste, vaillant chevalier… On vous a trompé en vous attirant ici… Ne me faites pas de questions.

— Je n’ai besoin d’en faire aucune, s dit le chevalier en mettant un genou en terre, avec le respect d’un homme pieux qui se prosterne devant un autel, et fixant ses yeux sur le sol dans la crainte d’augmenter par ses regards la confusion de la dame.

« Avez-vous tout entendu, » s’écria Édith avec impatience.

« Juste ciel ! alors pourquoi rester quand chaque minute qui s’écoule peut vous apporter le déshonneur ?

— J’ai entendu ma honte, je l’ai entendue de votre bouche, noble dame ; qu’importe maintenant quand le châtiment suivra ? Je n’ai qu’une prière à vous adresser, et j’irai essayer ensuite parmi les sabres des infidèles si le sang ne peut laver le déshonneur.

— Non, pas ainsi, dit la dame… soyez prudent… Ne vous arrêtez pas ici… tout n’est pas encore perdu peut-être, si vous vous hâtez.

— Je n’attends que votre pardon, » dit le chevalier toujours à genoux, « pour la présomption qui m’a fait croire que vous pouviez requérir mes faibles services et en faire quelque cas.

— Je vous pardonne… oh ! je n’ai rien à vous pardonner… C’est moi qui suis la cause du danger où vous êtes… Oh ! partez, de grâce ! je vous estime, autant que j’estime tout brave croisé ; mais partez sans perdre un moment.

— Reprenez d’abord ce précieux et fatal bijou, » dit le chevalier en offrant la bague à Édith, qui faisait des gestes d’impatience.

« Oh ! non, non, » dit-elle en le refusant… « Gardez-la comme une marque d’intérêt… de regret, veux-je dire… Oh ! partez, partez ! si ce n’est pour vous, du moins pour moi. »

Presque dédommagé de la perte même de son honneur, malgré la sentence que sa dame même avait prononcée, par l’intérêt qu’elle semblait prendre à sa sûreté, sir Kenneth se releva, et jetant un regard fugitif sur Édith, il s’inclina profondément et se retira. En ce moment, cette pudeur virginale, dont un mouvement de sensibilité énergique avait triomphé dans Édith, reprit à son tour son ascendant sur elle. Elle quitta précipitamment ce lieu, éteignit sa lampe en sortant, et sir Kenneth se trouva plongé, d’esprit comme de corps, dans une complète obscurité. Elle devait être obéie, ce fut la première pensée qui le tira de sa rêverie, et il s’avança vers l’endroit par lequel il était entré dans le pavillon. Se glisser sous le coutil, comme il l’avait fait en entrant, aurait demandé du temps et de l’attention ; il fit donc avec son poignard une ouverture qui lui permit de passer plus promptement. Lorsqu’il se trouva en plein air, il se sentit tellement accablé et stupéfait par une foule de sensations opposées, qu’il eut peine à se rendre compte de sa véritable situation ; il fut obligé de s’exciter à agir, en se rappelant que lady Édith lui avait recommandé de se hâter. Mais engagé comme il l’était au milieu des tentes et de leurs cordages, obligé de marcher avec précaution jusqu’à ce qu’il rejoignît l’avenue dont le nain l’avait écarté pour éviter d’être remarqué par les gardes de la reine, force lui fut de cheminer lentement et avec précaution, de crainte de donner l’alarme, soit en tombant, soit par le bruit de son armure. Un léger nuage avait obscurci la lune à l’instant même où il quittait la tente, et c’était un inconvénient de plus pour lui au moment où la confusion de son esprit et la plénitude de son cœur lui laissaient à peine la faculté de diriger ses mouvements. Mais tout-à-coup son oreille fut frappée de sons qui lui rendirent subitement toute l’énergie de ses facultés. Ils partaient du mont Saint-George. Il entendit d’abord un seul aboiement furieux et effrayant, qui fut bientôt suivi d’un cri d’agonie… Jamais daim, à la voix de Roswall, ne bondit avec autant d’effroi que sir Kenneth lorsqu’il crut entendre le cri de mort de son noble lévrier, à qui un mal ordinaire n’aurait pu arracher le moindre signe de douleur. Il franchit l’espace qui le séparait encore de l’avenue, et ayant enfin atteint la route directe, il se mit à courir vers le mont avec une telle vitesse, malgré le poids de son armure, qu’il n’eût pas été facile à un homme même désarmé de le suivre. Il gravit, sans ralentir le pas, la pente escarpée du monticule, et en moins de quelques minutes, il était arrivé à la plate-forme qui se trouvait au sommet. La lune en ce moment perça le nuage qui la couvrait, et lui montra que la bannière d’Angleterre avait disparu ; le bâton au bout duquel elle flottait était brisé à terre, et à côté gisait son fidèle lévrier, livré en apparence aux dernières angoisses de la mort.


CHAPITRE XIV.

LA BANNIÈRE ENLEVÉE.


Ai-je donc perdu ce riche trésor d’honneur accumulé dans ma jeunesse pour mon âge avancé ? La noble source en est-elle donc tarie ? Il n’est que trop vrai ; elle est devenue semblable au lit desséché d’un torrent, que des enfants moqueurs peuvent traverser à pied sec, et dans lequel ils viennent ramasser des cailloux.
Dryden. Don Sébastien.


Après s’être livré à une foule de sensations affligeantes dont la violence l’étourdit et le consterna d’abord, la première pensée de sir Kenneth fut de chercher autour de lui les auteurs de cet outrage fait à la bannière d’Angleterre ; mais il ne put nulle part découvrir leurs traces. Son second mouvement n’étonnera que ceux qui n’ont jamais possédé d’ami parmi la race canine : ce fut d’examiner l’état où se trouvait son fidèle Roswall, mortellement blessé, suivant toute apparence, pour avoir rempli un devoir dont son maître s’était laissé détourner. Il caressa l’animal mourant, qui toujours constant dans ses affections, semblait oublier ses propres souffrances dans la joie que lui causait la présence de son maître, et qui ne cessait de remuer la queue et de lui lécher la main. De temps en temps, à la vérité, des gémissements étouffés exprimaient combien ses douleurs étaient augmentées par les efforts que faisait sir Kenneth pour tirer de la blessure le fragment de lance ou de javeline qui y était resté enfoncé ; mais bientôt le pauvre animal redoublait ses caresses, comme s’il eût craint d’avoir offensé son maître en lui montrant qu’il souffrait. Il y avait dans les dernières démonstrations d’attachement de l’animal expirant quelque chose qui ajoutait une nouvelle amertume au sentiment de désespoir et d’humiliation qui accablait sir Kenneth. Son seul ami allait lui être enlevé au moment où il venait d’encourir le mépris et la haine générale. La force d’âme du chevalier l’abandonna tout entière à cette pensée ; il ne put maîtriser l’excès de sa douleur, et ne sut plus retenir ses gémissements et ses sanglots.

Tandis qu’il se livrait ainsi à son désespoir, une voix claire et solennelle se fit entendre à côté de lui ; du ton sonore des lecteurs de la mosquée, et dans la langue franque, également comprise par les chrétiens et par les Sarrasins, elle prononça ces paroles :

« L’adversité est comme les dernières et les premières pluies, froides, pénibles pour l’homme et les animaux ; et cependant c’est d’elles que naissent la fleur et le fruit, la datte, la rose et la grenade. »

Sir Kenneth du Léopard se tourna vers celui qui parlait, et reconnut le médecin arabe, qui, s’étant approché sans être entendu, s’était assis à quelques pas derrière lui, les jambes croisées, et proférait avec gravité, et non pourtant sans un mélange de compassion, les sentences consolatrices que lui fournissaient le Coran et ses commentateurs ; car, en Orient, pour être considéré comme un sage, il ne s’agit pas de déployer de grandes facultés inventives, mais d’avoir une grande promptitude de mémoire et de faire à propos l’application de ce qui est écrit.

Honteux d’être surpris s’abandonnant ainsi au chagrin comme une femme, sir Kenneth essuya ses larmes avec indignation, et se remit à s’occuper de son pauvre favori. « Le poète a dit, » continua l’Arabe sans faire attention à l’embarras et au mécontentement du chevalier : « Le bœuf est pour les champs et le chameau pour le désert. La main du médecin, moins habile à faire des blessures que celle du soldat, n’est-elle pas plus propre à les guérir ?

— Les secours de ton art ne peuvent rien pour ce blessé, Hakim, répondit sir Kenneth ; et d’ailleurs, d’après ta loi, c’est un animal impur.

— Le sage qu’Allah a doué de lumière, reprit le médecin, se rendrait coupable du péché d’orgueil en refusant de prolonger l’existence ou d’adoucir la souffrance de l’être auquel Allah daigna accorder la vie et le sentiment de la douleur et du plaisir. Pour ce sage il doit exister peu de différence entre la guérison d’un misérable serviteur, d’un pauvre chien, ou d’un monarque conquérant. Laissez-moi examiner le blessé. »

Sir Kenneth consentit en silence, et le médecin visita et sonda la blessure de Roswall avec autant de soin et d’attention que si c’eût été une créature humaine. Il eut ensuite recours à sa boîte d’instruments, et par l’usage judicieux et adroit qu’il fit de ses pinces, il réussit à tirer de l’épaule blessée le fragment de lance qui y était resté ; puis il arrêta avec des styptiques et des bandages l’effusion du sang qui s’ensuivit ; et le pauvre animal souffrait patiemment toutes ces opérations, comme s’il eût compris les intentions bienfaisantes de l’étranger.

« Cet animal peut être guéri, dit El Hakim, si vous voulez me permettre de l’emporter dans ma tente, où je le traiterai avec le soin que mérite la noblesse de sa nature ; car sachez que votre serviteur Adonebec n’est pas moins habile dans la connaissance des différentes races et espèces qui distinguent le chien fidèle et le noble coursier, que dans celle des maladies qui affectent la race humaine.

— Emportez-le donc avec vous, répondit le chevalier ; s’il guérit, je vous en fais volontiers le don. Je vous dois une récompense pour avoir soigné mon écuyer, et je n’ai d’autre moyen de m’acquitter. Quant à moi, c’en est fait, je ne ferai plus résonner le cor, je ne ferai plus entendre le cri de chasse. »

L’Arabe ne répliqua point, il frappa dans ses mains, et à ce signal deux esclaves noirs parurent immédiatement. Il leur donna ses ordres en arabe, et en reçut la réponse habituelle, entendre est obéir. Prenant alors l’animal dans leurs bras, ils l’emportèrent sans trop de résistance de sa part, car, quoiqu’il tournât les yeux vers son maître, il était trop faible pour se débattre.

« Adieu donc, cher Roswall ! s’écria Kenneth, adieu, mon dernier, mon unique ami ! Tu es quelque chose de trop noble pour devoir rester dans la possession d’un être tel que je suis devenu. Je voudrais, » ajouta-t-il pendant que les esclaves s’éloignaient, « je voudrais, tout mourant qu’il est, pouvoir changer de sort avec ce généreux animal.

— Il est écrit, » reprit l’Arabe, quoique cette exclamation ne lui eût pas été adressée, « que tous les animaux ont été faits pour le service de l’homme ; le souverain de la terre prononce donc des paroles insensées lorsque, dans l’impatience et le mécontentement de son sort, il souhaite de changer ses espérances présentes et à venir pour la condition servile d’un être inférieur à lui.

— Un chien qui meurt en remplissant son devoir, » répliqua le chevalier d’un ton grave, « vaut mieux qu’un homme qui a trahi le sien. Laisse-moi, Hakim, tu possèdes sur cette terre, où l’on ne voit plus de miracles, la science la plus merveilleuse qu’ait jamais déployée aucun homme ; mais les blessures de l’âme sont au dessus du pouvoir de ton art.

— Non pas, si le malade veut expliquer le mal dont il souffre et se laisser guider par son médecin, répondit Adonebec El Hakim.

— Sache donc, dit sir Kenneth, puisque tu y mets tant d’insistance, sache qu’hier au soir la bannière d’Angleterre fut déployée sur ce monticule… j’avais été choisi pour la garder… l’aube commence à paraître, il ne reste plus que les débris de la hampe ; l’étendard lui-même a disparu… et je vis pour en être le témoin !

— Eh quoi ! » dit El Hakim en l’examinant, — ton armure est entière… je ne vois pas de sang sur tes armes, et la renommée parle de toi comme d’un homme non accoutumé à revenir ainsi du combat. Tu auras été attiré hors de ton poste par les yeux noirs et les joues roses d’une de ces houris à qui vous autres Nazaréens rendez vraiment le culte que l’on doit à Allah, au lieu de l’amour qu’il est permis d’accorder à une enveloppe d’argile semblable à la nôtre. Il faut assurément qu’il en ait été ainsi, car c’est de cette manière que l’homme a failli dès les jours d’Adam.

— Et quand il en serait ainsi, médecin, dit sir Kenneth, quel remède y aurait-il ?

— La science est la mère du pouvoir, répliqua El Hakim, de même que la valeur produit la force… Écoute, l’homme n’est pas un arbre attaché pour toujours à tel ou tel coin de terre… il n’est pas destiné à se fixer à un rocher comme le poisson renfermé dans un coquillage, et qui n’a qu’une demi-existence. Ta loi chrétienne elle-même te commande, lorsque tu es persécuté dans une ville, de te réfugier dans une autre ; et nous, musulmans, nous savons que Mahomet, le prophète d’Allah, chassé de la sainte ville de la Mecque, trouva un asile et des partisans à Médine.

— Et quel rapport cela peut-il avoir avec moi ? demanda l’Écossais.

— Un grand, répondit le médecin : le sage lui-même fuit la tempête à laquelle il ne peut commander. Ne perds donc pas de temps pour te mettre à l’abri de la vengeance de Richard sous la bannière victorieuse de Saladin.

— En effet, » reprit le chevalier d’un ton d’ironie, « il me serait facile de cacher ma honte dans le camp des infidèles, auxquels le nom même d’honneur est inconnu ; mais ne ferais-je pas mieux de m’assimiler encore davantage à eux ? Tes avis ne vont-ils pas jusqu’à m’engager à prendre le turban. Il me semble qu’il ne me manque plus que de devenir apostat pour consommer mon infamie.

— Ne blasphème pas, Nazaréen, » dit le médecin d’un ton sévère. « Saladin ne reçoit point de convertis à la loi du Prophète, si ce n’est ceux que ses préceptes ont convaincus. Ouvre tes yeux à la lumière, et le grand soudan, dont la libéralité n’a pas plus de bornes que le pouvoir, peut te faire don d’un royaume… Reste, si tu veux, dans ton aveuglement ; et quoique tu sois condamné à souffrir dans l’autre vie, Saladin, dans celle-ci, ne t’en rendra pas moins riche et heureux. Mais ne crains pas que ta tête soit jamais ceinte du turban, à moins que ce ne soit de ton propre choix.

— Mon choix serait plutôt, s’écria le chevalier, de subir le supplice qui probablement m’attend aujourd’hui au coucher du soleil.

— Et cependant tu n’es pas sage, Nazaréen, reprit El Hakim, de rejeter cette offre avantageuse ; car j’ai du crédit auprès de Saladin, et je pourrais t’élever assez haut dans ses bonnes grâces. Écoute-moi, mon fils ; cette croisade, suivant le nom que vous donnez à cette folle entreprise, est comme un immense vaisseau dont toutes les pièces se détachent ; toi-même tu as été porteur des conditions d’une trêve demandée au puissant soudan par les rois et les princes dont les forces sont ici rassemblées, et tu ne connaissais peut-être pas entièrement le but de ta mission.

— Je ne le connais pas et ne m’en soucie guère, » dit le chevalier avec impatience. « À quoi me sert-il d’avoir été dernièrement l’envoyé des princes, quand avant la nuit je puis avoir péri sur un infâme gibet ! quand ce soir il ne restera peut-être plus de moi qu’un cadavre déshonoré !

— C’est précisément pour éviter un tel sort que je te parle ainsi, dit le médecin. De tous côtés on recherche l’amitié de Saladin ; les différents chefs de cette ligue formée contre lui se sont réunis pour lui faire des propositions d’accommodement et de paix, telles que, dans toute autre circonstance, l’honneur lui eût permis de les accepter. D’autres lui ont fait des offres particulières pour leur propre compte : ils veulent séparer leurs forces de celles du roi du Frangistan, et même prêter l’appui de leurs armes à la défense de l’étendard du Prophète. Mais Saladin ne veut pas profiter d’une défection si lâche et si intéressée : le roi des rois ne veut rien conclure qu’avec le roi lion ; Saladin ne veut faire de pacte qu’avec Melec-Ric, et il prétend traiter avec lui en monarque, ou le combattre en brave champion. Il peut accorder à Richard, par l’effet de sa propre générosité, des conditions que toutes les épées de l’Europe ne lui arracheraient point par la force ou par la terreur ; il permettra le pèlerinage de Jérusalem et de tous les lieux en vénération parmi les Nazaréens ; bien plus, il partagera son empire avec son frère Richard jusqu’à permettre aux chrétiens d’établir une garnison dans les six plus fortes villes de la Palestine, une même dans Jérusalem, qui sera sous le commandement immédiat des officiers de Richard, auquel il consent à laisser porter le nom de Roi gardien de Jérusalem. Il y a mieux, et quelque étrange et surprenant que cela puisse vous paraître, sachez, sire chevalier, car je puis confier à votre honneur ce secret presque incroyable, sachez donc que Saladin scellera d’une manière sacrée cette heureuse union entre ce que le Frangistan et l’Asie ont de plus brave et de plus noble, en élevant au rang de son épouse une fille chrétienne alliée par le sang au roi Richard, et connue sous le nom de lady Édith de Plantagenet[16]

— Que dis-tu ? » s’écria sir Kenneth, qui, ayant écouté avec indifférence la première partie du discours d’El Hakim, parut soudainement frappé de cette dernière nouvelle : ainsi le tressaillement subit d’un nerf peut occasionner une sensation de douleur aiguë, même dans l’engourdissement de la paralysie. Ayant ensuite réussi, non sans avoir besoin des plus grands efforts, à modérer la violence de ce premier mouvement, et déguisant son indignation sous un air de doute et de mépris, il poursuivit la conversation : car il voulait s’éclairer sur ce qu’il regardait comme un complot contre la gloire et le bonheur de celle qui lui était toujours chère, quoique cette fatale passion dût, suivant toute apparence, causer sa propre perte et celle de son honneur. « Et quel est le chrétien, » dit-il avec assez de calme, « qui voudrait sanctionner l’union impie d’une fille chrétienne avec un infidèle Sarrasin ?

— Tu n’es qu’un Nazaréen ignorant et aveugle ! Ne vois-tu pas tous les jours, répliqua El Hakim, les princes mahométans d’Espagne s’allier à de nobles Nazaréens, sans qu’il en résulte de scandale parmi les Maures ou les chrétiens ? Plein de confiance dans le sang de Richard, le noble soudan laissera jouir la jeune Anglaise de la liberté que les mœurs frankes ont accordée aux femmes. Il lui permettra de suivre librement sa religion, pensant que, dans le fond, il est assez indifférent qu’une femme soit d’une croyance ou d’une autre… Et il lui assignera un rang tellement élevé au dessus de toutes les femmes de son harem, qu’elle sera, sous tous les rapports, son unique épouse et leur souveraine absolue.

— Quoi ! s’écria sir Kenneth, oses-tu penser, musulman, que Richard consente à voir sa parente, illustre et vertueuse princesse, devenir la sultane favorite du harem d’un infidèle ! Apprends, Hakim, que le dernier des chevaliers chrétiens dédaignerait pour son enfant cette brillante ignominie.

— Tu es dans l’erreur, répondit El Hakim… Philippe de France et Henri de Champagne, ainsi que plusieurs autres alliés de Richard, ont entendu cette proposition sans étonnement, et ont promis le concours de tous leurs efforts pour assurer une alliance qui mettrait un terme à ces guerres dévastatrices. Le sage archevêque de Tyr, lui-même, s’est chargé de communiquer ces offres à Richard, ne doutant pas de l’issue favorable de cette affaire. La sagesse du soudan n’a point encore communiqué cette proposition à certains autres chefs, tels que le marquis de Montferrat, le grand-maître des templiers, parce que ces hommes ont fondé leur élévation sur la mort ou la honte de Richard, non sur sa vie et sur sa gloire… Debout donc, sire chevalier, et à cheval. Je te donnerai pour le soudan une recommandation écrite, qui te servira puissamment près de lui ; et ne crois pas que ce soit abandonner ton pays, ou sa cause, ou sa religion, puisque les intérêts des deux monarques vont bientôt devenir les mêmes. Tes conseils ne pourront manquer d’être agréables à Saladin ; car tu peux lui donner beaucoup de renseignements sur le mariage des chrétiens, la manière dont ils traitent leurs femmes, et d’autres points de leurs lois et de leurs usages qu’il lui importera beaucoup de connaître. La main droite du soudan dispose des trésors de l’Asie ; c’est une source inépuisable de générosités. Ou bien, si tu le désires, Saladin, une fois allié avec l’Angleterre, obtiendra facilement de Richard non seulement ton pardon et le retour de sa faveur, mais encore un commandement honorable dans les troupes que le roi d’Angleterre pourra laisser en Palestine pour y maintenir l’autorité commune des deux princes… Hâte-toi donc de monter à cheval. Une route facile et toute tracée se trouve devant toi.

— Hakim, dit le chevalier écossais, tu es un homme de paix ; tu as sauvé la vie de Richard d’Angleterre, et qui plus est même celle de mon pauvre écuyer Straunchan ; c’est pourquoi j’ai écouté jusqu’au bout une proposition que j’aurais interrompue d’un coup de ce poignard, si elle m’eût été faite par tout autre musulman. En retour de tes bonnes intentions, Hakim, je te conseille de veiller à ce que le Sarrasin qui viendra proposer à Richard une union entre le sang des Plantagenet et celui d’une race infidèle, porte un casque capable de résister à un coup de lance aussi vigoureux que celui qui abattit la porte de Saint-Jean-d’Acre ; sans quoi toute la puissance de ton art ne pourrait rien pour lui.

— Tu es donc obstinément résolu à ne pas te réfugier dans l’armée sarrasine ? Songes-y bien pourtant : en restant ici, tu te dévoues à une destruction certaine, et les préceptes de ta loi, ainsi que les nôtres, défendent à l’homme de briser le tabernacle de sa propre vie.

— Dieu m’en préserve ! » répliqua l’Écossais en se signant ; « mais il nous est également défendu d’éviter le châtiment que nos crimes ont mérité ; et puisque tu as des notions si peu exactes sur les devoirs de la fidélité, je regrette presque, Hakim, de t’avoir donné mon bon lévrier, car s’il en revient, il aura un maître qui ne connaîtra pas ce qu’il vaut.

— Un don regretté est en même temps révoqué, dit El Hakim ; seulement, nous autres médecins ne sommes pas habitués à quitter un malade avant sa guérison. Si le chien en revient, il est à toi de nouveau.

— Allez, Hakim, répondit sir Kenneth, ce n’est pas le moment de s’occuper de lévrier ou de faucon, quand on n’a plus qu’une heure entre soi et la mort. Laissez-moi me rappeler mes péchés et me réconcilier avec le ciel.

— Je t’abandonne à ta folle obstination, dit le médecin… Le brouillard cache le précipice à ceux qui sont destinés à y tomber. »

Il se retira lentement, retournant la tête de temps à autre, comme pour voir si le chevalier qui se dévouait ainsi, ne le rappellerait point par un mot ou par un signe. À la fin son turban disparut au milieu du labyrinthe de tentes qui se déroulait dans le lointain et que blanchissait déjà la pâle lumière de l’aurore, devant laquelle les derniers rayons de la lune venaient de s’effacer.

Mais quoique les paroles du médecin Adonebec n’eussent pas fait sur Kenneth l’impression que le sage avait désiré produire, elles avaient cependant donné à l’Écossais un motif pour désirer de conserver la vie ; tandis que, déshonoré comme il croyait l’être, il avait souhaité d’abord s’en défaire comme d’un vêtement souillé qu’il ne convenait plus de porter… Une foule de circonstances qui s’étaient passées entre lui et l’ermite, une certaine intelligence qu’il avait remarquée entre l’anachorète et Sheerkohf ou Ilderim, tout cela vint subitement se retracer à son souvenir et lui confirmer ce qu’Hakim lui avait dit de l’article secret du traité.

« L’imposteur ! s’écria-t-il en lui-même, l’hypocrite à cheveux blancs ! Il parlait du mari infidèle converti par une épouse chrétienne… Et que sais-je si le traître n’a pas exposé aux regards du Sarrasin maudit de Dieu la beauté d’Édith Plantagenet, afin que le chien d’infidèle pût décider si elle était digne d’être admise dans le harem d’un païen. Si je tenais encore une fois entre les mains ce mécréant, comme le jour où je le serrais d’aussi près qu’un lévrier serre sa proie, jamais du moins il ne reviendrait chargé d’un message aussi outrageant pour l’honneur d’un roi chrétien, et d’une noble et vertueuse damoiselle. Mais, hélas !… les derniers moments de ma vie se réduisent peut-être à quelques minutes… N’importe ! puisqu’il me reste encore le souffle de l’existence, je puis agir et je le ferai sans délai. »

Il s’arrêta un moment, jeta son casque loin de lui, descendit à grands pas la colline, et prit le chemin du pavillon du roi Richard.


CHAPITRE XV.

LE CONDAMNÉ.


Le coq avait fait entendre son premier signal ; il annonçait au villageois matinal la venue du jour. Le roi Édouard avait vu les teintes pourpres de l’aurore remplacer l’ombre grisâtre ; il avait entendu le croassement sinistre du corbeau annoncer le jour fatal. Tu as raison, s’écria-t-il, car, de par le Dieu qui siège sur son trône sublime, voici le dernier jour de Charles Baldwin et des siens.
Chatterton.


Le même soir où sir Kenneth avait été chargé de garder la bannière, Richard, après l’événement qui avait troublé la tranquillité du camp, s’était retiré pour se livrer au repos. Plein de confiance en son courage indomptable, il jouissait de l’avantage qu’il avait obtenu sur le duc d’Autriche en présence de l’armée chrétienne ; et comme il n’ignorait pas que plusieurs des chefs croisés y verraient un triomphe remporté sur eux-mêmes, son orgueil était satisfait de songer qu’en terrassant un ennemi il en humiliait cent.

Un autre monarque, en pareil cas, aurait fait doubler sa garde et aurait tenu au moins une partie de ses troupes sous les armes. Mais Cœur-de-Lion renvoya même sa garde ordinaire, et fit distribuer du vin à ses soldats pour célébrer le rétablissement de sa santé, et boire à la bannière de Saint-George. On aurait donc pu remarquer dans ce quartier du camp une absence totale de vigilance et de précautions militaires, si le baron de Vaux, le comte de Salisbury et d’autres seigneurs n’avaient pris soin de conserver l’ordre et la discipline parmi les buveurs.

Le médecin veilla près du roi depuis le moment où il se mit au lit jusque fort avant dans la nuit ; et pendant cet intervalle, il lui administra deux fois des médicaments, remarquant toujours auparavant quelle était dans le ciel la position de la pleine lune, dont il déclarait que l’influence pouvait être ou favorable ou fatale à l’effet de ses drogues.

Il était plus de trois heures du matin, quand El Hakim sortit de la tente royale pour se retirer dans celle qu’on avait dressée pour lui et sa suite. Sur son chemin, il voulut entrer dans la tente de sir Kenneth du Léopard pour voir dans quel état se trouvait le premier malade qu’il eût soigné dans le camp chrétien, le vieux Straunchan, tel était le nom de l’écuyer du chevalier. S’étant informé de sir Kenneth lui-même, El Hakim apprit de quel service on l’avait chargé ; et ce fut probablement cette information qui conduisit le médecin au mont Saint-George. Là il trouva celui qu’il cherchait dans la position désastreuse où nous l’avons représenté dans le chapitre précédent.

À l’heure du lever du soleil, on entendit approcher du pavillon du roi le pas lent d’un homme armé, et de Vaux, qui dormait à côté du lit de son maître, d’un sommeil aussi léger que celui d’un chien de garde, avait à peine eu le temps de se lever et de crier : « Qui vive ! » lorsque le chevalier du Léopard entra dans la tente, portant sur ses traits mâles l’expression d’une sombre résolution.

« D’où vient cette hardiesse ? sire chevalier, » dit de Vaux d’un ton sévère, mais en modérant sa voix par respect pour le sommeil de son maître.

« Paix, de Vaux ! » s’écria Richard en s’éveillant à l’instant, « sir Kenneth vient en brave soldat rendre compte de sa nuit de garde… Dans de tels cas la tente d’un général est toujours ouverte. » Puis se relevant sur son lit et s’appuyant sur son coude, il fixa sur le guerrier ses grands yeux étincelants : « Parle, sire Écossais. Tu viens sans doute me faire le rapport de la manière honorable et vigilante dont tu as gardé ton poste ? Le sifflement des plis de la bannière d’Angleterre suffisait pour la garder, n’eût-elle pas eu le secours d’un chevalier justement renommé.

— Plus de renom pour moi, désormais, répondit sir Kenneth… La manière dont j’ai gardé mon poste n’a été ni honorable ni vigilante… La bannière d’Angleterre a été enlevée.

— Et tu vis pour me le dire ! » s’écria Richard d’un ton d’incrédulité et de dérision… « Allons donc, cela ne peut être… Tu n’as pas même une égratignure au visage ; pourquoi restes-tu muet ? dis la vérité… Ce n’est pas avec un roi qu’on plaisante… Cependant je te pardonnerai si tu as menti.

— Menti ! sire ! » répéta l’infortuné chevalier avec une soudaine expression de fierté ; et ses yeux lancèrent un éclair aussi brillant, aussi fugitif que l’étincelle qui sort du caillou. « Mais cela aussi, je dois l’endurer… J’ai dit la vérité.

— De par Dieu et saint George ! » s’écria le roi, laissant éclater une fureur dont cependant il se rendit maître à l’instant… « De Vaux, rendez-vous sur les lieux… Il faut que la fièvre lui ait troublé la cervelle… Cela ne peut être : cet homme est d’un courage à toute épreuve… Cela ne peut être ! hâtez-vous de partir, ou envoyez, si vous n’y voulez point aller. »

Le roi fut interrompu par sir Henri Neville, qui arrivait hors d’haleine annoncer que la bannière était enlevée, et que le chevalier qui la gardait, sans doute accablé par le nombre, avait été probablement massacré ; car il y avait une longue trace de sang à l’endroit où gisait brisé le bâton qui soutenait la bannière.

« Mais que vois-je ici ? » dit sir Neville, dont les yeux s’arrêtèrent tout-à-coup sur sir Kenneth.

« Un traître ! » s’écria le roi, en sautant sur ses pieds, et saisissant sa hache d’armes qui était toujours auprès de son lit. « Un traître ! que tu vas voir périr de la mort des traîtres. » Et il retira sa hache en arrière comme s’apprêtant à frapper.

Pâle, mais immobile comme une statue de marbre, l’Écossais était debout, la tête nue et sans aucune protection, les yeux attachés sur la terre ; ses lèvres remuaient d’une manière imperceptible, comme s’il eût murmuré une prière. En face de lui, et à portée d’un coup de hache, était Richard, dont le corps robuste était enveloppé dans les plis d’une camiscia de lin, qui s’était écartée dans la violence de son mouvement, et laissait à découvert son bras droit, son épaule et une partie de sa poitrine, échantillon d’une structure digne du surnom de Côte-de-Fer, qu’avait porté un de ses prédécesseurs saxons. Il s’arrêta un moment prêt à frapper ; puis, laissant retomber sa hache sur la terre, il s’écria : « Mais il y avait du sang, dites-vous, Neville : sur la place… il y avait du sang… Écoute, sire Écossais… Tu étais brave autrefois, car je t’ai vu combattre… Dis-moi que tu as tué deux de ces chiens en défendant l’étendard… dis seulement que tu as frappé un bon coup pour notre cause, et va porter loin du camp ta vie et ta honte.

— Vous m’avez accusé de mensonge, sire, » reprit Kenneth avec fermeté, « et en cela du moins vous m’avez fait injure. Sachez donc qu’il n’y a eu d’autre sang répandu pour la défense de l’étendard que celui d’un pauvre lévrier : plus fidèle que son maître, il avait gardé le poste que celui-ci avait abandonné.

— De par saint George ! » s’écria encore une fois Richard en soulevant son arme ; mais de Vaux se jeta entre le roi et l’objet de sa vengeance, et lui parla avec la brusque franchise de son caractère. « Mon roi, ce n’est pas dans un tel lieu, ni de votre propre main… C’est assez de folie en un jour et une nuit que d’avoir confié votre bannière à un Écossais… Ne vous avais-je pas dit que sous de beaux semblants ils portaient des cœurs de traîtres ?

— Il n’est que trop vrai, de Vaux, tu avais raison, je dois l’avouer, dit Richard… J’aurais dû me rappeler de quelle manière William, ce rusé renard, me trompa au sujet de cette croisade.

— Sire, reprit Kenneth, William d’Écosse n’a jamais trompé, mais les circonstances l’ont empêché d’amener ses forces.

— Paix, lâche ! s’écria le roi… tu souilles le nom d’un prince rien qu’en le prononçant… Et cependant, il est étrange, ajouta-t-il, de voir conserver un tel maintien à cet homme. Il ne peut être qu’un poltron ou un traître, et néanmoins il attend le coup de Richard Plantagenet comme si notre main était prête à lui conférer l’ordre de la chevalerie. S’il eût laissé échapper le moindre signe de crainte… si un de ses nerfs eût tremblé, qu’il eût sourcillé seulement, je lui aurais brisé la tête de même qu’un gobelet de cristal. Mais je ne saurais frapper là où je ne trouve ni résistance ni crainte. »

Il se fit un silence.

« Sire, reprit le chevalier écossais.

— Ah ! » reprit Richard en l’interrompant, « as-tu retrouvé la parole ? Demande grâce au ciel, mais non à moi, car l’Angleterre est déshonorée par ta faute ; et fusses-tu mon propre frère, mon frère unique, il n’y aurait point de pardon pour ton crime.

— Le but de mes paroles n’est pas de demander grâce à un homme, continua sir Kenneth : il dépend du bon plaisir de Votre Majesté de m’accorder ou de me refuser le temps nécessaire pour me confesser. Si cette faveur ne m’est pas permise, Dieu m’accordera peut-être l’absolution que j’aurais voulu demander à son Église… Mais, soit que je meure à l’instant, soit qu’il me reste encore une demi-heure à vivre, je supplie également Votre Grâce de me permettre de lui communiquer des choses qui sont du plus grand intérêt pour sa gloire en sa qualité de roi chrétien.

— Parle, » dit le roi, ne doutant pas qu’il ne fût sur le point d’entendre quelque aveu au sujet de la bannière.

« Ce que j’ai à vous apprendre, observa sir Kenneth, intéresse le trône royal d’Angleterre, et ne peut être confié à d’autres oreilles qu’aux vôtres.

— Sortez, messieurs, » dit le roi à Neville et à de Vaux.

Le premier obéit, mais le second ne voulut pas s’éloigner de la personne du roi.

« Puisque vous avez dit que j’avais raison, » répliqua le baron de Gilsland à son souverain, « je veux être traité comme doit l’être un homme dont le jugement est juste… c’est-à-dire que j’en veux faire à ma volonté, et je ne vous laisserai pas tête-à-tête avec ce traître Écossais.

— Comment, Thomas ! » dit Richard contrarié et frappant du pied avec un léger mouvement de colère… « oses-tu craindre pour notre personne le bras d’un seul traître ?

— C’est en vain que vous froncez le sourcil et frappez du pied, mon prince, reprit de Vaux… Je n’abandonnerai point un homme encore malade et à moitié nu en présence d’un guerrier qui se porte bien, et qui est revêtu d’une armure à l’épreuve.

— Peu m’importe, dit le chevalier écossais. Ceci n’est pas un prétexte pour chercher à gagner du temps… Je parlerai en présence du baron de Gilsland : c’est un brave et fidèle chevalier.

— Il n’y a qu’une demi-heure, » répondit de Vaux avec un soupir qui exprimait un mélange de chagrin et de reproche, « j’en aurais dit autant de toi.

— Roi d’Angleterre, continua Kenneth, la trahison vous environne…

— Cela peut bien être, interrompit Richard ; je viens d’en avoir un exemple convaincant.

— Une trahison qui vous fera plus de mal que la perte de cent bannières… La… la… » Sir Kenneth hésita et prononça enfin, en baissant la voix, « lady Édith…

— Ah ! » dit le roi en se redressant tout-à-coup et lui prêtant une attention hautaine, tandis qu’il fixait d’un œil ferme le prétendu criminel. « Eh bien ! que peux-tu m’apprendre sur Édith ? Qu’a-t-elle à faire dans tout ceci ?

— Monseigneur, il est question d’un complot pour déshonorer votre royal lignage en donnant la main de lady Édith au soudan sarrasin, afin d’acheter une paix honteuse pour la chrétienté au prix d’une alliance humiliante pour l’Angleterre. »

Cette communication eut précisément l’effet contraire à celui que sir Kenneth en attendait. Richard Plantagenet était un de ces hommes qui, suivant les expressions de Jago, « ne veulent pas servir Dieu quand c’est le diable qui le leur ordonne. » Les avis ou renseignements qu’on lui donnait ne l’affectaient donc pas en raison de leur importance réelle, mais de la couleur que leur donnaient son esprit, le caractère et les vues de la personne qui les lui communiquait. Malheureusement, le nom de sa parente rappela au monarque anglais le souvenir de ce qu’il regardait comme une extrême présomption dans le chevalier du Léopard, même lorsque cet infortuné avait un rang élevé dans les fastes de la chevalerie. Dans l’état de dégradation où sir Kenneth se trouvait, c’était donc un outrage fait pour jeter l’irritable monarque dans la plus violente fureur.

« Silence ! s’écria-t-il, silence ! homme audacieux et infâme traître ! Par le ciel, je te ferai arracher la langue avec des pinces ardentes pour te punir d’oser prononcer le nom d’une noble damoiselle chrétienne… Apprends que je savais déjà jusqu’où tu avais osé élever les yeux ; et je le supportais, quoique ce fût une insolence, même à l’époque où tu nous trompais (car tu n’es que mensonge), en nous faisant croire que tu méritais quelque renom… Mais maintenant que tes lèvres ont été souillées par l’aveu de ton propre déshonneur, oses-tu bien nommer notre noble parente, et avouer l’intérêt que tu prends à son sort ? Et que t’importe si elle épouse un Sarrasin ou un chrétien ? que t’importe, si dans un camp où les princes se montrent des lâches le jour et des brigands pendant la nuit, où des chevaliers braves deviennent de misérables déserteurs et des traîtres, que t’importe, dis-je, s’il me plaît de m’allier à la loyauté et à l’honneur en la personne de Saladin ?

— Cela doit en effet peu m’importer à moi… pour qui le monde ne sera bientôt plus rien, » répondit le chevalier avec assurance ; « mais je serais en ce moment livré à la torture que je répéterais encore qu’une telle communication intéresse sérieusement ta conscience et ta gloire. Je te répète, Richard d’Angleterre, que si tu as jamais formé, seulement en pensée, le projet d’unir ta parente lady Édith…

— Ne la nomme pas, ne pense pas à elle un seul instant, » s’écria le roi en saisissant de nouveau sa hache d’armes avec tant de violence, que les muscles de son bras nerveux ressemblaient aux cordes qu’étend le lierre sur la branche d’un chêne.

— Ne pas la nommer, ne pas penser à elle ! » reprit sir Kenneth qui commençait à sortir de son abattement, et à reprendre, par cette espèce de dispute, son indépendance et sa fermeté d’esprit ordinaires. « De par la croix sur laquelle repose ma dernière espérance ! son nom sera le dernier que prononcera ma bouche ; son image, la dernière pensée dont s’occupera mon esprit. Essaie ta force si vantée sur cette tête sans défense, et vois si tu peux m’en empêcher.

— Il me rendra fou, » dit Richard, qui, malgré lui, sentit sa résolution chanceler devant l’intrépide fermeté du coupable.

Avant que Thomas de Gilsland pût répliquer, on entendit quelque mouvement au dehors, et de l’intérieur du pavillon on annonça l’arrivée de la reine.

« Retiens-la, retiens-la, Neville, cria le roi, ceci n’est pas un spectacle fait pour une femme… Honte à moi de m’être animé ainsi pour un misérable traître ! emmenez-le, de Vaux, » ajouta-t-il à voix basse : « emmenez-le par la porte de derrière de notre tente, faites-le enfermer et garder à vue, vous me répondez de lui sur votre vie… Et, écoutez-moi, il n’a plus que quelques moments à vivre, procurez-lui un saint confesseur… Nous ne voudrions pas condamner son âme ainsi que son corps à une mort éternelle. Arrêtez un peu… écoutez-moi… nous ne voulons pas qu’il soit dégradé : il mourra en chevalier, avec son baudrier et ses éperons, car sa trahison fût-elle aussi noire que l’enfer, son intrépidité est comparable à celle du diable. »

De Vaux, charmé, comme on peut le croire, que cette scène se terminât sans que Richard se fût souillé par l’action très peu royale de frapper un prisonnier qui ne lui opposait aucune résistance, se hâta d’emmener sir Kenneth par une porte secrète, et de le conduire dans une tente particulière, pour le faire désarmer et mettre aux fers. Le baron contemplait son prisonnier avec une attention mélancolique, pendant que les officiers du prévôt auxquels sir Kenneth venait d’être commis s’acquittaient de ces rigoureuses mesures de sûreté.

Lorsqu’ils eurent fini, de Vaux dit d’un ton solennel au malheureux sir Kenneth : « Le bon plaisir du roi Richard est que vous mouriez sans être dégradé, sans mutilation, sans flétrissure… et que votre tête soit séparée de votre corps par l’épée du bourreau.

— Il est généreux ! » dit le chevalier à voix basse et d’un ton presque soumis, comme un homme qui vient de recevoir une faveur inattendue. « Ma famille n’apprendra donc pas la plus honteuse partie de mon histoire… Oh ! mon père ! mon père ! »

Cette invocation, que sa bouche murmura presque involontairement, n’échappa point à l’Anglais, dont la brusquerie cachait un naturel affectueux… Force lui fut de passer le revers de sa large main sur son austère visage avant de pouvoir continuer…

« C’est encore le bon plaisir de Richard d’Angleterre, ajouta-t-il enfin, que vous puissiez communiquer avec un saint homme, et j’ai rencontré en venant ici un moine carmélite qui peut vous préparer à ce passage. Il attend en dehors que vous soyez dans une disposition d’esprit convenable pour le recevoir.

— Que ce soit à l’instant, répondit le chevalier. En ceci encore, Richard s’est montré généreux… je ne puis être dans une meilleure disposition que celle où je me trouve maintenant, pour recevoir le bon père, car la vie et moi nous avons pris congé, comme le font deux voyageurs arrivés à un point où leurs routes se séparent.

— C’est bien, » reprit de Vaux d’un ton lent et solennel, « car c’est avec douleur que je dois ajouter ce qui va terminer mon message. La volonté du roi Richard est que vous vous prépariez immédiatement à la mort.

— Que la volonté de Dieu et celle du roi soient faites ! » répondit le chevalier avec résignation…. « Je suis loin de contester la justice de cet arrêt, et de désirer le moindre délai dans son exécution. »

De Vaux se prépara à quitter la tente, mais d’un pas très lent. Arrivé à la porte, il s’y arrêta, et retourna la tête pour regarder l’Écossais. Celui-ci se livrait à des actes intérieurs de dévotion, et semblait n’être plus occupé d’aucune pensée de ce monde. La sensibilité du vaillant baron anglais n’était pas en général des plus vives ; néanmoins, dans cette occasion, il ne put maîtriser une émotion extraordinaire. Il se rapprocha précipitamment de la botte de joncs sur laquelle le prisonnier était couché, prit une de ses mains enchaînées, et lui dit avec autant de douceur que son organe brusque et rude était capable d’en exprimer… « Sir Kenneth, tu es encore jeune… tu as un père… Mon Ralph, que j’ai laissé dressant son petit bidet sur les bords de l’Irthing, peut un jour arriver à ton âge, et, sans la nuit dernière, j’aurais demandé au ciel que sa jeunesse donnât d’aussi belles espérances que la tienne… Ne peut-on rien dire ou rien faire pour toi ?…

— Rien, » répondit tristement le chevalier. « J’ai abandonné mon poste… La bannière qui me fut confiée est perdue… Quand le bourreau et l’échafaud seront prêts, la tête et le corps ne le seront pas moins.

— S’il en est ainsi, que le ciel te prenne en pitié ! dit de Vaux ; et cependant, je donnerais mon plus beau cheval pour avoir pris moi-même la garde de ce poste… Il y a un mystère là-dedans, jeune homme ; tout homme peut s’en apercevoir, quoiqu’on ne puisse l’expliquer… De la lâcheté, fi donc ! jamais un lâche ne se battit comme je te l’ai vu faire… Une trahison ! mais je ne puis croire qu’un traître se prépare à la mort avec tant de calme… tu auras été détourné de ton poste par quelque stratagème bien concerté… Le cri d’une damoiselle en détresse aura frappé ton oreille, ou le sourire enjoué de quelque belle aura fasciné tes yeux. N’en rougis pas, qui de nous ne s’est laissé égarer par de semblables séductions ? Allons, je t’en conjure, décharge ta conscience avec moi au lieu de le faire avec le prêtre… Lorsque le premier moment est passé, Richard est clément… n’as-tu rien à me confier ? »

Le malheureux chevalier détourna son visage du compatissant guerrier, et répondit : « Rien ! »

Alors de Vaux, qui avait épuisé tous ses moyens de persuasion, se leva et quitta la tente, les bras croisés, et dans une mélancolie plus profonde, selon lui, que l’occasion ne l’exigeait. Il était fâché contre lui-même de voir qu’un événement aussi indifférent que la mort d’un Écossais pouvait l’affecter à ce point.

« Et cependant, se disait-il, quoique ces coquins-là soient nos ennemis dans le Cumberland, en Palestine on les regarde bientôt comme des frères. »


CHAPITRE XVI.

RÉSOLUTION.


Ce n’est pas pour son jugement, car assurément il n’a rien que d’ordinaire ; et quant à son esprit, ce n’est que le babil d’une femme.
Chanson.


« L’illustre Bérengère, fille de Sanchez, roi de Navarre, et la compagne de l’héroïque Richard, était regardée comme une des plus belles femmes de cette époque. Sa taille était légère et ses formes d’une perfection exquise. Elle avait une blancheur de teint peu commune dans son pays, une profusion de cheveux blonds, et des traits si délicats et si jeunes qu’elle paraissait avoir quelques années de moins que son âge, quoiqu’elle n’eût pas plus de vingt et un ans. Peut-être le sentiment de cet air d’extrême jeunesse lui faisait-il affecter une pétulance d’enfant, et des manières capricieuses : elle pensait sans doute que cet abandon ne pouvait paraître malséant dans une jeune épouse, à qui son rang et son âge donnaient le droit d’avoir des fantaisies et de les satisfaire. Elle avait naturellement un excellent caractère ; et toutes les fois qu’on lui rendait la part qu’elle se croyait due d’admiration et d’hommage (et dans son opinion cette part n’était pas médiocre), personne n’avait un meilleur cœur et un plus grand fonds de bienveillance ; mais aussi, comme tous les despotes, plus on lui cédait volontairement de pouvoir, plus elle en abusait pour étendre son empire. Quelquefois même, quand tous ses désirs étaient satisfaits, il lui plaisait de tomber dans l’abattement et de se plaindre de sa santé : alors il fallait que les médecins se missent l’esprit à la torture afin d’inventer de nouveaux noms pour des maladies imaginaires, tandis que ses dames se fatiguaient l’imagination à trouver de nouveaux jeux, de nouvelles parures, de nouvelles anecdotes scandaleuses, pour faire passer ces heures fatigantes ; et, pendant ce temps, leur propre situation n’était guère digne d’envie. Leur plus commode ressource, pour distraire la belle malade, était de se jouer les unes aux autres quelque tour malin, et la bonne reine, dans le retour de sa vivacité et de sa gaîté, ne s’inquiétait pas assez (il faut l’avouer) si de semblables espiègleries étaient convenables à sa dignité, et si la peine qu’en éprouvait celle qui en était l’objet ne surpassait pas de beaucoup le plaisir qu’en recueillait sa royale personne. Forte de l’amour de son mari, de son rang illustre, et du pouvoir qu’elle se croyait de réparer le mal que produisaient de telles malices, elle folâtrait comme une jeune lionne, qui joue sans avoir la conscience de l’acuité de ses griffes.

La reine Bérengère aimait passionnément son mari, mais elle craignait la rudesse et la fierté de son caractère, et comme elle se sentait inférieure à lui en facultés intellectuelles, elle était mécontente de voir qu’il préférait quelquefois la conversation d’Édith Plantagenet à la sienne propre, parce qu’il trouvait en elle un esprit plus étendu, des pensées et des sentiments plus élevés que chez la belle reine. Bérengère n’en avait pas conçu de haine contre Édith, elle était loin de lui vouloir du mal : car, excepté un peu d’égoïsme, le caractère de l’épouse de Richard était au total bienveillant et généreux. Mais les dames de sa suite, qui avaient la vue perçante en pareilles matières, avaient découvert depuis quelque temps qu’une plaisanterie piquante, aux dépens de lady Édith, était un spécifique excellent pour dissiper les vapeurs de la reine d’Angleterre, et cette découverte leur avait épargné beaucoup de frais d’imagination.

Cela était fort peu généreux : car lady Édith passait pour être orpheline ; et quoiqu’on lui donnât le nom de Plantagenet et de la belle Vierge d’Anjou ; quoique Richard lui eût accordé certains privilèges dont il n’est donné qu’à la famille royale de jouir, et qu’elle tînt en conséquence une des premières places dans le cercle de la cour, cependant peu de personnes savaient, et aucune de celles qui connaissaient la cour d’Angleterre n’eût osé demander quel était exactement son degré de parenté avec Richard. Elle était venue d’Angleterre avec la reine-mère, la célèbre Éléonore de Guienne, et avait rejoint Richard à Messine, comme une des dames destinées à entourer Bérengère, dont les noces n’étaient pas éloignées. Richard traitait sa parente avec beaucoup d’égard et de respect ; et la reine, qui l’avait sans cesse auprès d’elle, malgré la petite jalousie dont nous venons de parler, en agissait généralement envers elle avec les égards convenables.

Les dames de la reine n’eurent pendant long-temps d’autre avantage sur Édith que celui que pouvait leur donner une coiffure peu soignée ou une robe mal coupée ; car on la regardait comme très inférieure dans l’art de la toilette. Le silencieux dévoûment du chevalier n’avait pas non plus échappé à leur attention. Ses couleurs, ses emblèmes, sa devise et ses faits d’armes, étaient examinés avec soin, et fournissaient souvent le sujet d’une plaisanterie passagère. Puis vint le pèlerinage de la reine et de ses dames à Engaddi, voyage que la reine avait entrepris en exécution d’un vœu qu’elle avait formé pour le rétablissement de son époux, et qu’elle avait accompli par le conseil de l’archevêque de Tyr, qui cachait là-dessous un but politique. Ce fut alors, et dans la chapelle de ce saint lieu, qui communiquait par en haut avec un couvent de carmélites, et par en bas avec la cellule de l’ermite, qu’une des femmes de la reine remarqua le signe secret d’intelligence qu’Édith avait donné à son amant. Cette dame s’empressa aussitôt de faire part de sa découverte à Sa Majesté. La reine rapporta donc de son pèlerinage cette recette admirable contre la langueur et l’ennui, et sa suite s’augmenta en même temps de ces deux abominables nains dont nous avons parlé, et qui lui furent envoyés par la ci-devant reine de Jérusalem. Ce couple ignoble possédait les qualités qu’on recherche par excellence dans sa misérable espèce, c’est-à-dire qu’il était aussi difforme de corps et d’esprit qu’une reine pouvait le désirer. Un des passe-temps de Bérengère avait été d’essayer l’effet que l’aspect soudain de ces figures effrayantes et fantastiques produirait sur les nerfs du chevalier resté seul dans la chapelle ; mais le sang-froid de l’Écossais et l’intervention de l’ermite avaient dérangé sa plaisanterie ; ce fut alors qu’elle en essaya une autre dont les résultats menaçaient de devenir plus sérieux.

Les dames se rassemblèrent de nouveau après que sir Kenneth eut quitté la tente, et la reine, peu émue dans le premier moment par les vives représentations d’Édith, ne lui répondit qu’en l’accusant de pruderie, et en se livrant à son goût pour la raillerie aux dépens du chevalier du Léopard. Elle se moqua tour à tour, avec malice et gaîté, de son équipement, de son pays, et surtout de sa pauvreté, jusqu’à ce qu’enfin Édith fût forcée d’aller cacher son inquiétude dans son appartement. Mais lorsque, le lendemain matin, une femme qu’elle avait chargée de s’en informer vint lui apporter la nouvelle que l’étendard était enlevé et que son champion ne paraissait pas, Édith, s’élançant dans l’appartement de la reine, la supplia de se lever immédiatement et de se rendre sans délai dans la tente du roi, pour employer près de lui sa puissante médiation et prévenir les fatales conséquences de cette plaisanterie.

La reine effrayée à son tour, rejeta selon l’usage le blâme de sa propre folie sur celles qui l’entouraient, et elle chercha à calmer la douleur d’Édith et à apaiser son mécontentement par mille arguments déraisonnables… Elle était sûre qu’il n’était arrivé aucun mal… Le chevalier dormait probablement après sa veille de la nuit… Et quand même la crainte du mécontentement du roi l’aurait fait déserter en emportant l’étendard… ce n’était après tout qu’un morceau de soie perdu et un pauvre aventurier en fuite ; enfin s’il était tenu prisonnier pendant quelque temps, elle obtiendrait bientôt du roi de lui pardonner… Il fallait seulement laisser passer le premier emportement de Richard.

Elle continuait à parler sans s’interrompre, et à entasser une foule de raisonnements absurdes dans le vain espoir de persuader à Édith et à elle-même qu’aucun malheur ne pouvait résulter d’une espièglerie qu’au fond du cœur elle se reprochait amèrement ; mais tandis qu’Édith cherchait inutilement à interrompre ce torrent de paroles insignifiantes, son regard rencontra celui d’une des dames qui venaient d’entrer chez la reine. La mort était peinte dans les yeux de cette femme ; et sa vue aurait fait perdre connaissance à Édith, si une puissante nécessité et l’énergie naturelle de son caractère ne lui eussent permis de conserver au moins une apparence de calme.

« Madame, » dit-elle à la reine, « ne perdez plus un moment de plus en paroles ; mais sauvez la vie d’un homme… si toutefois, » ajouta-t-elle d’une voix étouffée, « il en est encore temps.

— Il y a encore un reste d’espoir, reprit lady Caliste… Je viens d’apprendre qu’il a été conduit devant le roi… Tout n’est pas encore fini…. Mais, » ajouta-t-elle sans pouvoir plus long-temps retenir ses sanglots et ses larmes, car une vive inquiétude de personnelle augmentait encore son agitation… « tout le sera bientôt, à moins de prendre immédiatement un parti.

— J’offrirai un chandelier d’or au Saint-Sépulcre… une châsse d’argent à Notre-Dame d’Engaddi, un manteau de la valeur de cent besants à Saint-Thomas d’Orthey… » s’écria la reine agitée par la plus vive anxiété.

« Levez-vous, levez-vous, madame, dit Édith ; invoquez tous les saints si vous voulez, mais soyez votre propre saint à vous-même.

— En vérité, madame, ajouta la dame d’atour, lady Édith a raison. Levez-vous, madame, et allons à la tente du roi Richard lui demander la vie de ce pauvre gentilhomme…

— J’irai, j’irai… J’y vais à l’instant même, » dit la reine en se levant toute tremblante, tandis que ses femmes, dans une aussi grande confusion qu’elle-même, étaient incapables de lui rendre les services indispensables à son lever… Calme et tranquille en apparence, quoique pâle comme la mort, Édith habilla la reine de ses propres mains, et remplaça seule auprès d’elle ses nombreuses femmes.

« Comment ! mesdames ? » dit la reine, qui même dans un pareil moment ne cessait de s’occuper d’une frivole étiquette… « vous souffrez que lady Édith fasse votre service ?… Voyez, Édith, elles ne sont capables de rien ce matin… Je ne serai jamais habillée à temps… Nous ferons mieux d’envoyer chercher l’archevêque de Tyr, et de l’employer comme médiateur.

— Oh ! non, non, s’écria Édith ; allez-y vous-même, madame : vous avez fait le mal… apportez-y le remède.

— J’irai… je vais y aller, reprit la reine ; mais si Richard est dans ses emportements, je n’oserai lui parler, il me tuerait.

— Allez-y, gracieuse souveraine, » dit lady Caliste qui connaissait mieux le caractère de sa maîtresse… « Il n’y a pas de lion en fureur qui pût jeter les yeux sur tant de charmes, et conserver un sentiment de courroux… moins encore un chevalier aussi loyal, aussi dévoué que le roi Richard, pour lequel vos moindres désirs sont des ordres.

— Tu crois, Caliste ? demanda la reine ; ah ! tu ne sais guère… Cependant, j’irai ; mais regardez ce que vous avez fait ; vous m’avez habillée de vert, et c’est la couleur qu’il déteste. C’est bien imaginé ; allons, vite, qu’on me donne une robe bleue, et qu’on cherche la chaîne de rubis qui fit partie de la rançon du roi de Chypre… Elle est, je crois, dans la cassette de fer ou quelque autre part.

— Vous pouvez vous arrêter à de tels soins quand un moment peut coûter la vie d’un homme ! » s’écria Édith avec indignation… « C’est plus que la patience humaine n’en peut supporter. Restez, madame, j’irai moi-même trouver le roi Richard.. Je suis partie intéressée dans cette affaire… Je lui demanderai s’il est permis de se jouer de l’honneur d’une pauvre fille de son sang, au point d’abuser de son nom pour détourner un brave gentilhomme de son devoir, l’exposer à la mort et à l’infamie, et livrer la réputation de l’Angleterre à la risée et au mépris de l’armée chrétienne. »

Bérengère écouta cette explosion soudaine de colère, immobile d’étonnement et d’effroi. Mais comme Édith se préparait à quitter la tente, elle s’écria d’une voix faible : « Arrêtez-la… arrêtez-la…

— Il faut en effet vous arrêter, noble lady Édith, » dit Caliste en la prenant doucement par le bras ; « et vous, madame, vous irez, j’en suis sûre, et sans tarder davantage… Si lady Édith allait seule chez le roi, sa colère ne connaîtrait plus de bornes, et une seule vie ne suffirait pas pour assouvir sa fureur.

— J’y vais, j’y vais, » dit la reine cédant à la nécessité ; et Édith, bien qu’avec impatience, attendit qu’elle achevât de s’apprêter.

Elles furent prêtes à partir en aussi peu de temps qu’il était permis de l’espérer. La reine s’enveloppa à la hâte d’un vaste manteau, qui couvrit toutes les négligences de sa toilette ; puis, accompagnée d’Édith et de ses femmes, et avec une suite composée de quelques officiers et hommes d’armes, elle se dirigea précipitamment vers la tente de son redoutable époux.


CHAPITRE XVII.

L’INTERCESSION.


S’il avait autant de vies que de cheveux sur la tête, et qu’il fît quatre fois autant de prières pour chacune de nos vies… chacune de ses vies disparaîtrait cependant comme les étoiles s’effacent avant le lever du jour, ou comme les lampes d’un festin, après avoir prêté leur clarté à l’orgie nocturne, s’éteignent au départ des convives.
Vieille Comédie.


Lorsque la reine Bérengère se présenta devant la tente de Richard, les chambellans qui étaient de service à l’extérieur s’opposèrent, quoique avec tout le respect possible, à ce qu’elle pénétrât plus avant ; elle put même entendre la voix sévère du roi qui défendait qu’on la laissât entrer.

« Vous voyez, » dit alors la reine en faisant un appel à Édith comme si elle eût épuisé tous les moyens d’intercession. « Je le savais ; le roi ne veut pas nous recevoir. »

En ce moment elles entendirent Richard parler à quelqu’un dans l’intérieur : « Va, et acquitte-toi promptement de ton office, maraud ; car c’est en cela que consiste ta merci. Il y aura dix besants pour toi si tu l’expédies d’un seul coup. Écoute, drôle, remarque bien si ses joues pâlissent. Sache me rendre compte de la moindre convulsion, du plus léger sourcillement : j’aime à savoir comment meurent les braves.

— S’il voit ma hache se lever sur sa tête sans tressaillir, ce sera le premier à qui cela soit arrivé, » répondit une voix rauque et sourde ; mais qui, intimidée d’une manière peu ordinaire, n’osait s’élever à son degré habituel de rudesse.

Édith ne put garder plus long-temps le silence : « Si Votre Grâce, dit-elle à la reine, ne se décide pas à entrer, je le ferai, moi, sinon pour Votre Majesté, du moins pour moi-même… Chambellan, la reine demande à voir le roi Richard ; l’épouse veut parler à son époux.

— Noble dame, » répondit l’officier baissant sa baguette officielle, « j’ai regret de vous refuser : mais Sa Majesté est occupée d’affaires dans lesquelles il est question de vie ou de mort.

— Et c’est à propos de vie et de mort que nous voulons lui parler, reprit Édith. J’ouvrirai le chemin à Votre Majesté ; » et, repoussant d’une main le chambellan, elle saisit le rideau de l’autre.

« Je n’ose m’opposer à la volonté de Votre Altesse, » dit le chambellan cédant à la véhémence de la belle suppliante ; et, ayant laissé le passage libre, la reine fut obligée d’entrer dans l’appartement de Richard.

Le monarque était étendu sur son lit, et à quelque distance était un homme qui semblait attendre ses ordres, et dont il n’était pas difficile de deviner la profession. Il était vêtu d’une jaquette de toile rouge qui lui couvrait à peine les épaules, et laissait ses bras nus environ jusqu’au dessus du coude. Tour vêtement de dessus il portait, comme en ce moment, chaque fois qu’il devait remplir son horrible charge, une espèce de cotte d’armes, sans manches, ressemblant à peu près à celle d’un héraut, faite de cuir de bœuf tanné, et souillée sur le devant de plus d’une tache d’un rouge noirâtre. La jaquette et la cotte de dessus descendaient jusqu’aux genoux, et les jambes étaient couvertes du même cuir dont était fait le vêtement supérieur. Un bonnet de poil grossier servait à cacher la partie supérieure d’un visage qu’on paraissait désirer dérober à la lumière. La partie inférieure était couverte par une longue et épaisse barbe rousse qui se mêlait à des cheveux de même couleur. Ce qu’on voyait des traits était sombre et farouche. La taille de cet homme était courte, épaisse et robuste ; il avait le cou large et court comme celui d’un taureau ; de très larges épaules, des bras d’une longueur disproportionnée, le tronc fort et carré, les jambes courtes et cagneuses. Ce farouche personnage était appuyé sur une épée dont la lame avait près de quatre pieds et demi de long, tandis que la poignée de vingt pouces était entourée d’un cercle en plomb pour faire contrepoids à la lame, et s’élevait beaucoup plus haut que la tête de l’homme appuyé sur la garde en attendant les ordres du roi Richard.

À l’entrée soudaine des dames, Richard, qui était étendu le visage tourné vers la porte et la tête appuyée sur son coude, tandis qu’il parlait à l’affreux individu qu’il avait devant lui, se jeta précipitamment de l’autre côté comme surpris et mécontent, tournant de cette manière le dos à la reine et à ses dames, et attirant sur lui la couverture du lit qui, d’après son choix, et plus probablement par une attention flatteuse des chambellans, était faite de la peau de deux énormes lions, préparée à Venise avec un art si admirable qu’elle semblait plus douce au toucher qu’une peau de daim.

Bérengère, telle que nous l’avons peinte, savait bien (et quelle femme l’ignore ?) quels moyens il lui fallait employer pour vaincre. Après avoir jeté un regard plein d’une inexprimable horreur sur l’effroyable ministre de la vengeance de son époux, elle s’élança auprès du lit de Richard, tomba à genoux, laissa glisser la mante qui l’enveloppait, et montra flottantes sur ses belles épaules les longues tresses de ses cheveux dorés. En ce moment, le visage de la reine eût pu se comparer au soleil qui sort d’un nuage, portant encore sur son front pâli la trace des vapeurs qui l’effaçaient ; elle saisit le bras du roi qui, au moment où il s’était retourné, était occupé à remonter sur lui la couverture ; et, l’attirant à elle avec une force à laquelle il essaya faiblement de résister, elle s’empara de ce bras, l’appui de la chrétienté et la terreur du païen, l’enlaça de ses deux petites mains, et, y appuyant son front, elle le pressa de ses lèvres.

— Que signifie cela, Bérengère ? » demanda Richard la tête toujours tournée de l’autre côté, mais ne retirant plus sa main.

« Renvoyez cet homme, sa vue me tue, murmura la reine.

— Sors d’ici, maraud » dit Richard sans se retourner. « Qu’attends-tu là ; es-tu fait pour regarder ces dames ?

— Quelle est la volonté de Votre Altesse concernant la tête ? dit l’homme.

— Hors d’ici, chien ! répéta Richard. La sépulture chrétienne ! »

L’homme disparut après avoir jeté un regard sur la charmante reine qui, dans sa parure négligée, brillait de tout l’éclat de sa beauté naturelle ; et le sourire d’admiration qui lui échappa avait quelque chose de plus hideux encore que son regard habituel plein de cynisme et de haine contre l’humanité.

— Et maintenant, petite folle, que nous veux-tu ? » dit Richard en se tournant lentement et comme avec répugnance vers la reine suppliante.

Mais il n’était pas dans la nature d’un homme, et moins encore d’un aussi ardent admirateur de la beauté à laquelle il ne préférait que la gloire, de regarder sans émotion le visage altéré et l’effroi d’une aussi belle créature, et de sentir, sans éprouver une vive sympathie, des lèvres si douces s’appuyer sur une main qu’elle arrosait en même temps de larmes. Insensiblement, il tourna vers elle son mâle visage, et son grand œil bleu, qui brillait souvent d’un éclat presque effrayant, s’anima de l’expression la plus douce dont il fût capable. Caressant cette belle tête, et passant ses larges doigts à travers ses boucles charmantes dans leur désordre, il releva et baisa tendrement la figure de chérubin qui semblait vouloir se cacher dans sa main. Les formes robustes du héros anglais, son front ouvert et noble, son air majestueux, son bras et son épaule nus, les peaux de lion au milieu desquelles il était couché, et cette femme d’une beauté si délicate et si frêle agenouillée devant lui, auraient pu servir de modèle pour peindre Hercule se réconciliant avec Déjanire.

« Et encore une fois, que vient chercher la dame de mes affections dans la tente de son chevalier, à cette heure matinale et inaccoutumée ?

— Pardon, pardon, mon très gracieux souverain, » dit la reine que ses craintes rendaient de nouveau incapable de faire l’office de supplante.

« Pardon de quoi ? » demanda le roi.

— D’abord, de m’être introduite devant votre présence royale avec trop de hardiesse et de précipitation. »

Elle s’arrêta.

« Toi ! entrer ici avec trop de hardiesse ! Le soleil aurait autant besoin d’excuse pour avoir éclairé de ses rayons le cachot d’un malheureux captif. Mais j’étais occupé d’une affaire dont il ne convenait pas que tu fusses témoin, ma douce amie ; et je craignais d’ailleurs de te voir risquer ta précieuse santé dans un lieu où la maladie régnait si récemment.

— Mais te voilà bien maintenant, » dit la reine, cherchant à différer encore la communication qu’elle redoutait tant.

« Assez bien pour rompre une lance sur le casque du champion assez audacieux pour oser refuser de reconnaître en toi la plus belle de la chrétienté.

— Tu ne me refuseras donc pas une grâce, une seulement, une pauvre vie.

— Ah ! continue, » dit le roi en fronçant le sourcil.

« Ce malheureux chevalier écossais, murmura la reine.

— N’en parlez pas, madame, » répliqua sévèrement Richard ; « son arrêt est prononcé.

— De grâce ! mon royal bien-aimé ; ce n’est qu’une bannière perdue. Bérengère vous en donnera une autre brodée de sa propre main, et plus riche qu’aucune qui se joua jamais avec le vent. Je l’ornerai de toutes les perles que je possède, et chaque perle que j’y attacherai sera accompagnée d’une larme de reconnaissance en songeant à la générosité de mon chevalier.

— Tu ne sais pas ce que tu dis, » reprit le roi l’interrompant avec courroux. « Des perles ! toutes les perles d Orient peuvent-elles réparer l’injure faite à l’honneur de l’Angleterre ? Toutes les larmes qu’une femme peut verser laveront-elles jamais une tache qui souillerait la gloire de Richard ? Allez, madame, connaissez mieux votre place et restez dans votre sphère. Nous avons en ce moment des devoirs que vous ne pouvez partager avec nous.

— Tu entends, Édith ! » dit tout bas la reine ; « nous ne ferions que l’irriter davantage.

— Et quand cela devrait être ainsi ! » dit Édith en s’avançant. « Milord, moi, votre pauvre parente, je viens vous demander justice plutôt que merci, et les oreilles d’un roi doivent être ouvertes en tout temps, en tout lieu, en toutes circonstances à ce cri de justice.

— Ah ah ! notre cousine Édith, » dit Richard se levant et se tenant sur son séant de ce côté du lit couvert de sa large camiscia ; « elle parle toujours royalement, et c’est royalement que je lui réponds si la requête qu’elle vient me présenter n’est pas indigne d’elle ou de moi. »

La beauté d’Édith était plus intellectuelle et moins voluptueuse que celle de la reine ; mais l’impatience et l’inquiétude avaient donné à son teint un éclat dont il manquait quelquefois, et à son maintien une dignité énergique qui imposa silence pendant un moment à Richard lui-même, quoique, à en juger par ses regards, il parût désirer de l’interrompre.

« Milord, reprit-elle, ce brave chevalier dont vous allez répandre le sang a rendu dans son temps plus d’un service à la chrétienté. Il a manqué à son devoir en tombant dans un piège qu’on lui a dressé par pure légèreté, désœuvrement d’esprit. Un message qui lui fut envoyé au nom de celle qui… pourquoi le cacherais-je, en mon propre nom, l’entraîna à abandonner son poste pour un instant. Et quel est le chevalier de la chrétienté qui aurait refusé d’obéir à l’ordre d’une fille qui, sans autre qualité, a néanmoins dans les veines le sang des Plantagenet ?

— Ainsi, vous l’avez vu, cousine ? » demanda le roi se mordant les lèvres et s’efforçant de réprimer sa colère.

« Je l’ai vu, mon roi, répondit Édith. Il est inutile d’expliquer pourquoi : je ne suis venue ni pour me justifier, ni pour accuser les autres.

— Et où lui avez-vous fait une telle grâce ?

— Dans la tente de Sa Majesté la reine.

— De notre royale épouse ! s’écria Richard. De par le ciel, saint George d’Angleterre et tous les autres saints qui foulent son plancher de cristal, ceci est par trop audacieux ! J’ai remarqué et méprisé l’insolente admiration de ce guerrier pour une dame qui lui était si supérieure, et je ne pouvais empêcher qu’une femme de mon sang, du haut de la sphère élevée où l’a placée son rang, étendît sur lui cette influence que le soleil répand sur ce monde qui est au dessous de lui. Mais, ciel et terre ! que vous l’ayez admis à une audience de nuit, dans la tente même de notre royale épouse, et que vous osiez m’offrir une semblable excuse pour sa désobéissance et sa désertion ! Par l’âme de mon père ! Édith, tu t’en repentiras toute ta vie dans un monastère !

— Mon roi, reprit Édith, votre grandeur devient de la tyrannie. Mon honneur, sire, est aussi intact que le vôtre, et madame peut le prouver si elle le trouve bon. Mais je l’ai déjà dit, je ne suis ici ni pour me justifier, ni pour inculper les autres. Je vous demande seulement d’étendre sur celui dont la faute fut le résultat d’une forte tentation cette miséricorde que vous-même, seigneur, vous pourrez implorer un jour d’un tribunal supérieur, et pour des fautes plus sérieuses peut-être.

— Est-ce bien Édith Plantagenet ! » dit le roi avec amertume, « Édith Plantagenet, la sage, la noble Édith… et n’est-ce point quelque femme que l’amour égare et qui compte pour rien sa gloire en comparaison de la vie de son amant ?… Par l’âme du roi Henri ! je ne sais ce qui me tient que je n’ordonne qu’on apporte de la potence le crâne de ton amant pour le mettre au bas du crucifix de ta cellule et en faire le perpétuel ornement.

— Et quand vous le feriez descendre du gibet pour le rendre perpétuellement présent à ma vue, dit Édith, je n’en dirais pas moins que c’est la dépouille d’un brave chevalier injustement et cruellement mis à mort par… (elle se contint) par celui qui aurait dû mieux savoir récompenser le mérite chevaleresque… Vous l’avez appelé mon amant, » continua-t-elle avec une véhémence croissante ; « il l’était en effet ! l’amant le plus loyal et le plus fidèle… Mais content de cette humble dévotion que les hommes vouent aux saints, jamais il n’a cherché à gagner mes bonnes grâces par une parole, par un regard… Et c’est pour cela qu’il doit mourir ce brave, ce vaillant, ce fidèle chevalier !

— Ô paix ! paix ! pour l’amour de vous-même, » dit tout bas la reine, « vous ne faites que l’offenser davantage.

— Il m’importe peu, dit Édith, la vierge sans tache ne craint pas le lion rugissant. Qu’il accomplisse sa volonté sur ce digne chevalier… Cette Édith, pour laquelle il meurt, saura pleurer son trépas. Personne ne viendra plus me parler d’alliances politiques qui demandent la sanction de cette malheureuse main… Vivant, je n’aurais pu, je n’aurais pas voulu être son épouse, trop de distance nous séparait ; mais la mort égalise tous les rangs… Je suis désormais la fiancée de la mort. »

Le roi allait répondre avec emportement, lorsqu’un moine carmélite entra dans son appartement, la tête et le corps enveloppés de la robe et du capuchon grossier qui distinguent son ordre ; il se précipita aux pieds du roi, et le conjura par tout ce qu’il y avait de saint et de sacré, d’arrêter l’exécution.

« Par mon sceptre et par mon épée, s’écria Richard, le monde entier s’est ligué pour me faire perdre la tête. Je me vois arrêté à chaque pas des fous, des femmes et des moines. Comment se fait-il qu’il vive encore ?

— Mon gracieux souverain, dit le moine, j’ai supplié le lord Gilsland de différer l’exécution jusqu’à ce que je me sois jeté à vos pieds.

— Et il a été assez présomptueux pour t’accorder ta demande, reprit le roi ; mais je reconnais bien là son entêtement ordinaire. Et qu’as-tu à dire ? parle, au nom du démon !

— Sire, c’est un important secret, mais je l’ai reçu sous le sceau de la confession, et je n’ose le révéler, ni même en ouvrir la bouche… Je te le jure cependant par mon saint ordre, par l’habit que je porte, et par le bienheureux Élie notre fondateur, qui fut transféré au ciel sans subir les angoisses ordinaires de la mort, ce jeune homme m’a révélé un secret tel que, si j’avais la faculté de te le confier, il te ferait renoncer immédiatement à ton arrêt fatal.

— Bon père, dit Richard, les armes que je porte maintenant disent assez si je respecte l’Église. Faites-moi connaître ce secret, et je verrai ce qu’il me convient de faire dans tout ceci. Mais je ne suis pas aveugle comme le cheval Bayard pour céder à l’éperon d’un prêtre et prendre mon élan dans les ténèbres. »

Le saint homme, rejetant son capuchon en arrière et ouvrant sa robe de carmélite, découvrit un vêtement de peau de bouc, et une figure si étrangement altérée par le climat, le jeûne et la pénitence, qu’elle ressemblait plutôt à un squelette animé qu’à un visage humain. « Milord, dit-il, depuis vingt ans j’ai macéré ce misérable corps et continué ma pénitence dans la caverne d’Engaddi. Croyez-vous que moi, qui suis mort au monde, je voulusse inventer une fausseté pour mettre mon âme en danger ? Ou bien, que celui qui s’est engagé par les serments les plus sacrés, et qui n’a plus qu’un seul désir dans ce monde, c’est-à-dire la reconstruction du temple de Sion, voulût trahir les secrets du confessionnal ? L’un et l’autre révolteraient également mon âme.

— Ainsi, dit le roi, tu es cet ermite dont on parle tant ? Tu ressembles assez, je le confesse, à ces apparitions qui errent, dit-on, dans les déserts ; mais Richard ne craint pas les esprits. C’est donc à toi, ce me semble, que les princes chrétiens envoyèrent ce même chevalier pour ouvrir des négociations avec le soudan, tandis que moi qui aurais dû être le premier consulté, j’étais retenu au lit par la maladie. Vous pouvez, si vous le voulez, vous arranger ensemble. Je ne mettrai pas mon cou dans le nœud coulant de la ceinture d’un carmélite ; et quant à votre envoyé, il n’en mourra que plus tôt et que plus sûrement, puisque tu intercèdes pour lui.

— Que Dieu te soit miséricordieux, prince ! » reprit l’ermite avec beaucoup d’émotion. « Tu vas commettre une action dont les conséquences seront telles, que tu souhaiteras un jour ne pas l’avoir faite, eût-il dû t’en coûter un membre. Homme téméraire et aveuglé, arrête, il en est temps encore !

— Hors d’ici ! » dit le roi en frappant du pied. « Eh ! quoi ! le soleil s’est levé sur la honte de l’Angleterre, et elle n’est pas encore vengée ! Mesdames, et vous, prêtre, retirez-vous, si vous ne voulez pas recevoir des ordres qui nous seraient désagréables, car, de par saint George ! je jure…

— Ne jure pas ! » dit la voix d’un nouveau personnage qui venait d’entrer dans le pavillon.

« Ah ! c’est mon savant Hakim, qui vient, je l’espère enfin, blâmer notre générosité.

— Je viens demander à vous parler sans délai et pour des affaires de l’intérêt le plus grave.

— Regardez d’abord ma femme, Hakim, qu’elle voie en vous le sauveur de son époux.

— Il ne m’appartient pas, » dit le médecin, en croisant ses bras avec un air de modestie et de respect tout oriental ; « il ne m’appartient pas de regarder la beauté sans voile et armée de tout son éclat.

— Retire-toi donc, Bérengère, dit le monarque ; et vous, Édith, retirez-vous aussi. Surtout ne renouvelez plus vos importunités ! J’accorde que l’exécution soit différée jusqu’à midi. Allez et tranquillisez-vous, chère Bérengère. Édith, » ajouta-t-il avec un regard qui frappa d’effroi l’âme de sa courageuse parente elle-même, « allez, si vous êtes prudente. »

Les femmes se retirèrent, ou plutôt sortirent avec précipitation de la tente, oubliant le rang et l’étiquette, et semblables à une troupe d’oiseaux sauvages qui se rassemble après que la poursuite du faucon a cessé. Elles rentrèrent dans le pavillon de la reine pour se livrer à des regrets et à des récriminations également inutiles. Édith était la seule qui dédaignât d’épancher sa douleur par ces moyens ordinaires. Sans pousser un soupir, sans proférer un mot de reproche, elle resta près de la reine, dont le chagrin et la faiblesse de caractère s’étaient manifestés par de violentes attaques de nerfs, et la soigna non seulement avec assiduité mais même avec affection.

« Il est impossible qu’elle ait pu aimer ce chevalier, » dit Florise à Caliste, qui était depuis plus long-temps qu’elle auprès de la reine. « Nous nous sommes trompées. Elle s’afflige seulement de son sort, mais comme de celui d’un étranger qui va mourir à cause d’elle.

— Chut, chut ! » répondit sa compagne plus expérimentée et plus pénétrante, « elle est de cette orgueilleuse maison des Plantagenet, qui n’avouent jamais leurs souffrances. On les a vus quelquefois pendant qu’ils saignaient eux-mêmes d’une blessure mortelle, bander les égratignures qu’avaient reçues leurs camarades moins courageux. Florise, nous avons fait une chose effroyable, et quant à moi, je donnerais tous les bijoux que je possède pour que cette fatale plaisanterie n’eût pas eu lieu. »


CHAPITRE XVIII.

LA GRÂCE.


Ceci exige le concours planétaire de Jupiter et du soleil, et ces puissantes intelligences sont fantasques et bizarres. Il faut de grandes choses pour leur faire quitter la conduite de leurs sphères et les amener à s’occuper des mortels.
Albumazar.


L’ermite suivit les dames hors du pavillon, comme l’ombre suit un rayon de lumière quand les nuages se succèdent rapidement sur la face du soleil ; mais il se retourna sur le seuil, et étendant sa main vers le roi avec un geste qui semblait l’avertir et presque le menacer : « Malheur, dit-il, à qui rejette les conseils de l’Église pour s’abandonner à ceux de l’infidèle !… Roi Richard… je ne secoue pas encore la poussière de mes pieds hors de ton camp… Le glaive ne tombe pas encore sur ta tête, mais il reste suspendu par un cheveu. Orgueilleux monarque, nous nous reverrons.

— Ainsi soit-il, orgueilleux prêtre, dit Richard… plus orgueilleux sous ta peau de bouc, que ne le sont les princes sous le lin et la pourpre. »

L’ermite disparut de la tente, et le roi continua en s’adressant à l’Arabe.

« Les derviches d’Orient, sage Hakim, se permettent-ils de telles familiarités avec les princes ?

— Un derviche, répondit Adonebec, doit être un sage ou un fou. Il n’y a pas de milieu pour celui qui porte le khir khah[17] et qui veille la nuit et jeûne le jour : de deux choses l’une, où il doit avoir assez de sagesse pour savoir se comporter avec discrétion devant les princes ; ou, la raison ne lui ayant pas été accordée, il ne peut être responsable de ses actions.

— Il me semble que nos moines ont surtout adopté ce dernier caractère… Mais venons-en à nos affaires… En quoi puis-je vous obliger, mon savant médecin ?…

— Grand roi, » dit El Hakim en faisant un profond salut à la manière orientale, « permets à ton serviteur de dire un mot sans émouvoir ton ressentiment. Je voudrais te rappeler que tu dois, non pas à moi qui ne suis qu’un humble instrument, mais aux intelligences dont je dispense les faveurs aux mortels, le bienfait de la vie…

— Et je gage que tu veux m’en demander une autre en retour, interrompit le roi.

— Telle est l’humble prière que je viens adresser au grand Melec-Ric, reprit Hakim… C’est en effet la vie de ce brave chevalier condamné à mourir, et pour une faute telle que celle qui fut commise par le sultan Adam, surnommé Aboulbeschar, ou père de tous les hommes.

— Et ta sagesse aurait pu te rappeler, Hakim, » dit le roi avec un peu de sévérité, « qu’Adam expia cette faute par la mort. » Alors Richard se mit à parcourir à grands pas l’étroit espace de sa tente en se parlant à lui-même avec agitation… « Merci de moi !… murmurait-il, j’ai deviné ce qu’il voulait me demander dès que je l’ai vu entrer dans le pavillon… Voilà un homme que j’ai justement condamné à la mort, et moi, roi et soldat, moi qui ai fait périr des milliers d’hommes par mes ordres, et qui en ai tué des vingtaines de ma main, je n’aurai pas le pouvoir de faire mourir celui-ci, quoique l’honneur de mes armes, de ma maison, de mon épouse elle-même ait été compromis par le coupable… De par saint George ! je ne puis m’empêcher d’en rire… De par saint George ! cela me rappelle le conte dans lequel Blondel décrit si plaisamment un château enchanté. Le chevalier qui veut y entrer se voit successivement arrêté dans son projet par les figures et les apparitions les plus différentes les unes des autres, mais qui toutes s’opposent également à son dessein… L’une n’a pas plutôt disparu que l’autre paraît… femme… parente… ermite… médecin, chacun se montre à son tour dans la lice aussitôt que l’autre a été vaincu ! En vérité, c’est un chevalier combattant tout seul la mêlée entière d’un tournoi… » Et Richard éclata de rire, car au fond son humeur était changée, son ressentiment étant en général trop violent pour pouvoir être de longue durée.

Pendant ce temps le médecin le regardait avec un air de surprise qui n’était pas sans un mélange de mépris ; car les Orientaux ne savent pas excuser ces changements de caractère aussi subits que ceux de la température, et regardent surtout un éclat de rire comme dérogeant à la dignité de l’homme et ne convenant qu’aux femmes et aux enfants. À la fin le sage s’adressa au roi lorsqu’il le vit reprendre son sang-froid.

« Un arrêt de mort ne peut sortir des lèvres que le rire épanouit… Permets à ton serviteur d’espérer que tu lui as accordé la vie de cet homme.

— Accepte en place la liberté de mille captifs, rends un pareil nombre de tes compatriotes à leurs tentes et à leurs familles, et j’en donnerai l’ordre à l’instant : mais la vie de cet homme ne peut te servir à rien, et elle est condamnée.

— Nous sommes tous condamnés, » dit Hakim en portant la main à son turban ; « mais celui qui dispose de nos jours est miséricordieux, et il n’exige pas notre tribut avec rigueur et d’une manière prématurée.

— Tu ne peux me prouver que tu aies un intérêt particulier à intercéder pour que j’abandonne l’exécution de la justice qu’en qualité de roi j’ai juré de faire observer.

— Tu as promis de te montrer clément aussi bien que juste : mais en ce moment, grand roi, c’est l’accomplissement de ta propre volonté que tu recherches. Et quant à l’intérêt que je puis avoir dans cette affaire, sache que la vie de plus d’un homme dépend de la grâce que tu vas accorder.

— Explique tes paroles, dit le roi, mais ne cherche pas à m’abuser par de faux prétextes.

— Ton serviteur s’en garderait bien, répondit Adonebec : sache donc que la médecine à laquelle, toi puissant roi, et bien d’autres ont dû leur rétablissement, est un talisman composé sous l’influence de la conjonction de certains astres, à l’heure où les intelligences divines sont le plus favorables. Je ne suis que l’humble mortel chargé d’administrer son efficacité… je la trempe dans l’eau, j’observe l’heure convenable pour la faire prendre au malade, et la puissance de la boisson opère la cure.

— Voilà une rare médecine, dit le roi, et des plus commodes ! et comme elle peut se porter dans la bourse du médecin, elle épargne toute la caravane de chameaux employée ordinairement à transporter des drogues et des médicaments… Je m’étonne qu’on se serve des autres.

— Il est écrit, » répondit Hakim avec une gravité imperturbable : « N’abuse pas du coursier qui t’a rapporté du combat. » Apprends que si l’on peut former de tels talismans, il n’est qu’un petit nombre d’adeptes qui aient osé en essayer la vertu et en entreprendre l’application. Des privations rigoureuses, des règles sévères, le jeûne et la pénitence sont nécessaires de la part du sage qui emploie ce mode de guérison, et si par négligence, si par amour pour la mollesse, ou pour satisfaire ses passions sensuelles, il ne guérit pas au moins douze personnes dans le courant de chaque lune, la vertu du don divin abandonne l’amulette, et le médecin ainsi que les malades se trouvent exposés tous deux à de grands dangers, et ne passent pas l’année. J’ai encore besoin d’une vie pour compléter le nombre voulu.

— Va-t’en dans le camp, mon bon Hakim, dit le roi, tu n’en manqueras point, sans enlever ses pratiques au bourreau. Il ne convient pas à un médecin de ton mérite de faire du tort à un autre. D’ailleurs, je ne vois pas comment, en délivrant un criminel de la mort, tu compléterais ton compte de cures miraculeuses.

— Quand tu pourras m’expliquer comment il se fait qu’un verre d’eau t’ait guéri, toi sur qui les drogues les plus précieuses avaient été employées en vain, tu pourras raisonner sur les autres mystères qui se joignent à celui-ci. Quant à moi, je suis inhabile à opérer la grande œuvre, ayant touché ce matin un animal impur. Ne me fais donc plus de questions, et qu’il te suffise de savoir qu’en épargnant la vie de cet homme à ma demande, tu éviteras, grand roi, à toi et à ton serviteur, un danger imminent.

— Écoute, Adonebec, répliqua le roi, je ne m’oppose pas à ce que les médecins enveloppent leurs paroles d’obscurité, et prétendent tirer leurs connaissances des astres ; mais quand tu dis à Richard Plantagenet qu’il est menacé de quelque danger à cause de quelque présage ridicule, ou pour avoir omis quelque cérémonie futile, apprends que tu ne parles pas à un ignorant Saxon, ni à quelque vieille femme en enfance, qui abandonne son dessein parce qu’un lièvre aura passé devant elle, qu’elle aura entendu croasser un corbeau, ou éternuer un chat.

— Je ne puis vous empêcher de douter de mes paroles, dit Adonebec ; mais cependant si mon maître veut admettre que son serviteur ait dit la vérité, trouverait-il juste de priver le monde et tous les infortunés qui peuvent être atteints du mal qui le retenait dernièrement encore sur ce lit, du bienfait de ce précieux talisman, plutôt que d’étendre sa miséricorde sur un criminel ? Songez-y, grand roi, bien que vous puissiez détruire des milliers d’hommes, vous ne pouvez rendre la vie à un seul. Les rois qui ont comme Satan le pouvoir de persécuter les sages, n’ont pas comme Allah celui de guérir. Prends donc garde à ne pas priver l’humanité d’un bien que tu ne peux toi-même lui donner ; tu peux faire couper une tête, et ne peux guérir un mal de dent.

— Voilà qui est par trop insolent ! » s’écria le roi, qui s’endurcissait à mesure que Hakim prenait un ton plus fier et plus impérieux. « Nous t’avons pris pour médecin et non pour conseiller ou directeur de conscience.

— Et c’est ainsi que le prince le plus renommé du Frangistan reconnaît le bien fait à sa personne royale ? » reprit El Hakim, qui changea tout-à-coup la posture humble et suppliante dans laquelle il avait jusqu’alors sollicité le roi, contre une altitude imposante et majestueuse. « Sache donc, continua-t-il, que dans toutes les cours d’Europe et de l’Asie, chez les musulmans et les nazaréens, parmi les chevaliers et les dames, dans tous les coins du globe où la harpe du ménestrel se fait entendre et où l’épée du guerrier est en honneur, je te proclamerai, Melec-Ric, comme un prince sans générosité et sans reconnaissance, et les nations mêmes, s’il en existe, auxquelles ton nom ne parvint jamais, entendront parler de ta honte.

— Oses-tu bien te servir de ces termes, vil infidèle ! » s’écria Richard avec fureur ; « es-tu donc las de la vie ?

— Frappe, cette action te peindra mieux qu’aucune de mes paroles, quand chacune serait armée d’un dard. »

Richard se détourna brusquement, croisa ses bras, se mit à parcourir sa tente comme auparavant ; enfin il s’écria : « Sans générosité et sans reconnaissance ! autant vaudrait être appelé un lâche ou un infidèle ! Hakim, tu as choisi ta récompense. J’eusse préféré que tu me demandasses les joyaux de ma couronne : cependant comme roi je ne puis te refuser ; prends donc cet Écossais sous ta garde. Le prévôt te le remettra sur cet ordre. »

Il traça à la hâte deux ou trois lignes et les donna au médecin. « Sers-t’en comme d’un esclave, fais-en ce qu’il te plaira, seulement qu’il prenne garde de s’offrir jamais aux yeux de Richard. Écoute, tu es sage… Cet homme a été téméraire à l’égard de celles aux beaux yeux et au faible jugement desquelles nous confions notre honneur ; semblables à vous autres d’Orient, qui serrez vos trésors dans des cassettes de filigrane d’argent aussi fin et aussi fragile que le tissu d’un ver à soie.

— Ton serviteur entend la parole du roi, » répondit le sage en reprenant subitement le ton respectueux sur lequel il avait commencé : « quand un riche tapis est souillé, le fou montre du doigt la tache ; le sage la couvre de son manteau. J’ai entendu la volonté de mon seigneur ; et entendre, c’est d’obéir.

— C’est bien, dit le roi ; qu’il consulte donc sa sûreté personnelle, et ne paraisse jamais en ma présence. Ne puis-je faire autre chose pour l’obliger ?

— La bonté de mon roi a rempli ma coupe jusqu’aux bords : oui, elle a été aussi abondante que la fontaine qui jaillit au milieu du camp des descendants d’Israël quand le rocher fut frappé par la verge de Moussa ben Amran.

— Oui, » répliqua Richard en souriant ; « mais il a fallu, comme dans le désert, frapper un grand coup sur le rocher avant d’en obtenir ce bienfait. Je voudrais connaître quelque chose qui te fût agréable, et que je pusse t’accorder aussi librement qu’une source naturelle épanche ses eaux.

— Permets-moi de toucher cette main victorieuse, afin que si jamais Adonebec El Hakim requiert une grâce de Richard d’Angleterre, il puisse alors lui rappeler sa promesse.

— Je le donne pour cela ma main et mon gant, ami. Tâche seulement de t’arranger de manière à compléter ton compte de guérisons sans avoir à me demander quelque criminel réservé à ma justice, car j’aimerais mieux acquitter ma dette de toute autre façon.

— Puissent vos jours être multipliés ! » dit El Hakim ; et il se retira de l’appartement en s’inclinant profondément selon sa coutume.

Le roi Richard le regarda sortir de l’air d’un homme qui n’est qu’à demi satisfait de ce qui s’est passé.

« Étrange obstination, se dit-il, dans cet El Hakim ; singulière chance qui vient se placer entre cet audacieux Écossais et le châtiment qu’il avait si bien mérité ! Qu’il vive ! il y aura un brave de plus dans le monde. Maintenant occupons-nous de l’Autriche. Ho, ho ! le baron de Gilsland est-il là ? »

Sir Thomas de Vaux, s’entendant ainsi appeler, présenta immédiatement sa forme massive à l’entrée du pavillon, tandis que derrière lui se glissait comme un spectre, sans se faire annoncer, et sans pourtant rencontrer d’obstacle, la figure sauvage de l’ermite d’Engaddi enveloppé dans son manteau de peau de bouc.

Richard, sans faire attention à sa présence, cria à haute voix au baron : « Sir Thomas de Vaux de Lanercost et de Gilsland, prenez un trompette et un héraut, et rendez-vous à l’instant à la tente de celui qu’on nomme l’archiduc d’Autriche, Ayez soin d’en approcher au moment où il sera entouré de tous ses chevaliers et de ses vassaux, comme il est probable qu’il doit être à cette heure, car le sanglier allemand déjeune avant d’entendre la messe. Présentez-vous devant lui aussi cavalièrement que possible, et accusez-le au nom de Richard d’Angleterre, d’avoir, cette nuit, de sa propre main ou par celle des autres, enlevé de sa hampe la bannière d’Angleterre. C’est pourquoi vous lui direz que notre volonté est que dans une heure, à compter du moment où je parle, il restaure la bannière d’Angleterre avec tout respect, lui et ses barons se tenant debout pendant la cérémonie, la tête découverte et vêtus de leurs robes d’honneur. De plus il plantera d’un côté sa propre bannière d’Autriche renversée, comme ayant été déshonorée par le vol et la félonie, et de l’autre une lance portant la tête sanglante de celui qui lui a donné le premier conseil de ce lâche outrage et l’a aidé ensuite dans l’exécution. Et dites-lui que notre volonté étant fidèlement accomplie, nous consentirons, par égard pour notre vœu et pour le bien de la Terre-Sainte, à lui pardonner ses autres méfaits.

— Et que ferai-je si le duc d’Autriche nie avoir participé à cette injure ? demanda Thomas de Vaux.

— Vous lui direz, répondit le roi, que nous le prouverons sur son corps oui, fût-il encore soutenu de ses deux plus braves champions, nous le prouverons en chevalier, à pied ou à cheval au désert ou en champ clos, lui laissant le choix du temps, du lieu et des armes.

— Songez, mon gracieux seigneur, objecta le baron de Gilsland, que les princes engagés dans cette croisade sont tenus à maintenir la paix de Dieu et de l’Église.

— Songez à exécuter mes ordres, mon fidèle vassal, » reprit Richard avec impatience ; « on dirait que tout le monde s’imagine me faire changer d’avis par un mot, aussi facilement que le souffle d’un enfant agite une plume. La paix de l’Église parmi les croisés signifie la guerre avec les Sarrasins, et les princes ayant jugé à propos de faire une trêve avec eux, l’une commence quand l’autre finit. D’ailleurs, ne voyez-vous pas que tous ces princes-là visent chacun à leur but particulier ? Je veux aussi chercher le mien, et c’est l’honneur. C’est pour l’honneur que je suis venu ici ; et si je n’en dois pas acquérir avec les Sarrasins, du moins ne souffrirai-je pas que le mien souffre la moindre tache par égard pour ce misérable duc, quand il serait appuyé et soutenu de tous les princes de la croisade. »

De Vaux se retournait pour exécuter les ordres du roi, tout en haussant les épaules, la brusque franchise de son caractère ne lui permettant pas de cacher que son opinion était contraire à la teneur de ce message, quand l’ermite d’Engaddi s’avança de l’air d’un homme chargé d’ordres supérieurs à ceux de tous les potentats de la terre. Et en effet, son costume composé de peaux velues, ses cheveux et sa barbe en désordre, son visage décharné, ses traits sauvages, ses yeux étincelants sous d’épais sourcils, et dont l’éclat était presque celui de la démence, réalisaient à peu près l’idée que nous nous formons de quelque prophète de l’Écriture, quand, chargé d’une mission divine pour les coupables rois de Juda ou d’Israël, il quittait les rochers et les cavernes où il passait sa vie dans la solitude, pour venir confondre les tyrans de la terre au milieu de leur orgueil, et lancer sur eux les menaces du vrai Dieu, de même que le nuage lance l’éclair sur les tours et les créneaux des châteaux et des palais. Au milieu de toutes ses violences, Richard respectait l’Église et ses ministres ; et quoique offensé que l’ermite se fût introduit de cette manière dans sa tente, il le salua avec respect, tout en faisant signe cependant à sir Thomas de se hâter de remplir son message.

Mais l’ermite, du geste, du regard et de la voix, défendit au baron de faire un pas pour exécuter cet ordre, et étendant son bras nu, dont son manteau de peau de bouc s’écarta par la violence de ce mouvement, il éleva en l’air ce bras amaigri par le jeûne, et couvert des cicatrices qu’y avaient laissées les coups de discipline.

« Au nom de Dieu et du très saint Père, chef de l’Église chrétienne sur la terre, je prohibe ce défi profane, cruel et sanguinaire entre deux princes chrétiens dont l’épaule porte le bienheureux signe au nom duquel ils se sont juré alliance et fraternité. Malheur à celui qui la romprait !… Richard d’Angleterre, révoque le message impie que tu viens de donner à ce baron… Le danger et la mort t’environnent… Le poignard brille sur ta gorge.

— Le danger et la mort sont des jeux pour Richard, » répondit le monarque avec orgueil, « et il a bravé trop d’épées pour craindre un poignard.

— Le danger et la mort sont proches, » répéta le prophète ; et baissant la voix de manière à lui donner un ton sourd et sépulcral, ajouta : « et après la mort le jugement !

— Bon et saint père, dit Richard, je révère ta sainteté.

— Ne me révère pas, interrompit l’ermite, révère plutôt le plus vil insecte qui rampe sur les rivages de la mer Morte et se nourrit de son limon impur ; mais révère celui dont je transmets les ordres ; révère celui dont tu as juré de délivrer le sépulcre ; respecte le serment de concorde que tu as fait, et ne romps pas les nœuds d’union et de fidélité par lesquels tu t’es lié aux princes tes confédérés.

— Bon père, répliqua le roi, vous autres membres de l’Église, vous me semblez vous prévaloir un peu de la dignité de votre saint caractère, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Sans vous contester le droit que vous avez de prendre soin de notre conscience, il me semble du moins que vous devriez nous laisser celui de notre honneur.

— Moi, me prévaloir ! répéta l’ermite : est-ce à moi que conviendrait la présomption, royal Richard, à moi qui ne suis que la cloche obéissant à la main de celui qui l’agite, ou la trompette indigne annonçant l’ordre de celui qui la fait résonner !… Vois-moi à tes genoux te supplier d’avoir pitié de la chrétienté et de toi-même.

— Lève-toi, lève-toi, « dit le roi en le forçant de se relever ; « il ne faut pas que des genoux qui fléchissent si souvent en l’honneur de la Divinité pressent la terre devant un homme… Quel danger nous menace ? révérend père. Et depuis quand le pouvoir de l’Angleterre est-il si faible, qu’elle ou son monarque doive s’alarmer de la vaine et bruyante colère de cet archiduc de nouvelle création ?

— Du haut de la tour située au faite de mes montagnes, j’ai observé les astres dans la voûte étoilée, chacun, pendant sa marche nocturne, communiquant à l’autre son influence, et étant une source de connaissances et de lumières pour le petit nombre d’êtres qui comprennent leurs mouvements… Il existe un ennemi dans ta constellation, ô roi, un ennemi qui en veut à la fois à ta gloire et à ta prospérité… Une émanation de Saturne te menace d’un péril immédiat et sanglant, et t’anéantira dans tout l’orgueil de ta puissance, si tu ne fais pas céder ta volonté hautaine devant la règle de ton devoir.

— Assez, assez ; ce sont là des notions toutes païennes, interrompit le roi ; les chrétiens les rejettent, et les sages n’y croient pas… Vieillard, tu délires.

— Je ne délire pas, Richard… je ne suis pas si heureux ; je connais mon état, et je sais qu’un peu de raison m’est encore accordé, non pour mon propre usage, mais pour l’usage de l’Église et la propagation de la croix. Je suis l’aveugle qui porte une torche pour les autres, quoiqu’elle ne puisse l’éclairer lui-même. Parle-moi touchant les intérêts de la chrétienté et de cette croisade, et je te répondrai comme le plus sage conseiller auquel le ciel puisse accorder le don de la persuasion. Parle-moi de mon misérable individu, et mes paroles seront celles d’un malheureux proscrit livré à la démence et au désespoir.

— Je ne voudrais pas rompre les liens d’union entre les princes croisés, » dit Richard d’un ton plus doux ; « mais quelle réparation m’offriront-ils pour l’injuste outrage qui m’a été fait ?

— C’est sur quoi je suis chargé de vous entretenir de la part du conseil qui, s’assemblant à la hâte sur la demande de Philippe de France, a pris des mesures à cet effet.

— Il est étrange, objecta Richard, que d’autres s’occupent de l’offense faite à la majesté de l’Angleterre.

— On a désiré prévenir vos demandes autant que possible, répondit l’ermite. Les chefs assemblés consentent à ce que la bannière d’Angleterre soit replacée sur le mont Saint-George. Ils prononcent anathème contre le criminel ou les criminels audacieux par qui elle fut outragée, et promettent une récompense royale à celui qui dénoncera le coupable et donnera sa chair aux loups et aux corbeaux.

— Et que dit le duc d’Autriche, que les plus fortes présomptions accusent d’être l’auteur de cet outrage ? demanda Richard.

— Pour prévenir la discorde dans l’armée, le duc d’Autriche se justifiera de ce soupçon en se soumettant à quelque épreuve que le patriarche voudra lui imposer.

— Se justifiera-t-il par le jugement par combat ?

— Son serment l’en empêche, et d’ailleurs le conseil des princes…

— N’autorisera jamais le combat ni contre les Sarrasins, ni contre tout autre, interrompit Richard… Mais c’est assez, mon père ; vous m’avez fait apercevoir la folie d’agir dans cette affaire comme je le voulais… Il est plus facile d’allumer une torche dans un bourbier que de faire jaillir une étincelle de courage d’un lâche dont le sang est glacé dans les veines… Il n’y a aucun honneur à acquérir avec l’Autrichien ; ainsi laissons cela… Cependant j’aurai le plaisir de lui voir commettre un parjure ; j’insisterai pour qu’il subisse l’épreuve… Combien je rirai en voyant ses doigts se crisper sur le globe de fer rouge, et sa grande bouche se tordre, et son gosier s’enfler jusqu’à la suffocation quand il essaiera d’avaler l’hostie consacrée !

— Paix, Richard, dit l’ermite ; oh ! paix, par respect pour vous-même ; sinon par charité ! Qui louera et honorera des princes qui s’insultent et se calomnient les uns les autres ? Hélas ! pourquoi faut-il que, si noble, si grand par tes pensées et ta généreuse audace, si bien fait pour honorer la chrétienté par tes faits d’armes, et la gouverner par ta sagesse dans le calme de tes passions, tu joignes la fureur sauvage du lion à la dignité et au courage de ce roi des forêts ? »

Il resta un moment rêveur, les yeux fixés à terre, et continua. « Mais le ciel, qui connaît notre nature imparfaite, accepte notre imparfaite soumission, et a retardé, sans la révoquer, la fin sanglante de ta vie. L’ange exterminateur s’est arrêté à ta porte comme jadis sur le seuil d’Araunah le Jébuséen, et il tient dans sa main l’épée qui dans peu de temps mettra Richard Cœur-de-Lion au niveau du dernier vilain.

— Faut-il donc que ce soit sitôt, dit Richard… Mais, n’importe, que mon sort s’accomplisse… Puisse du moins ma carrière être aussi brillante qu’elle sera courte !

— Hélas ! noble roi, » dit le solitaire, et on aurait dit qu’une larme (tout étrangères qu’elles fussent à ses paupières) venait mouiller ses yeux habituellement secs et ternes ; « il sera court, mélancolique et marqué par le malheur et la captivité, l’intervalle qui te sépare encore du tombeau ouvert pour te recevoir. Tu y descendras sans laisser de postérité, sans y être suivi par les regrets de ton peuple fatigué des guerres continuelles de ton règne, sans avoir augmenté les lumières de tes sujets, ni rien fait pour leur bonheur.

— Mais non pas sans gloire, moine ; non pas sans y emporter les larmes de la dame de mes pensées… Ces consolations, que tu ne peux ni connaître ni apprécier, attendent Richard dans son tombeau.

— Moi ! je ne puis connaître, je ne puis apprécier la valeur des louanges d’un ménestrel ou de l’amour d’une dame ! » répondit l’ermite d’un ton dont l’enthousiasme sembla un moment égal à celui qui animait Richard. « Roi d’Angleterre, » ajouta-t-il en étendant son bras décharné… « le sang qui bouillonne dans tes veines azurées n’est pas plus noble que celui qui s’est refroidi dans les miennes, et bien qu’il n’y en ait plus que quelques gouttes rares et glacées, c’est encore le sang du royal Lusignan… de l’héroïque et bienheureux Godefroi… Je suis… c’est-à-dire je fus au temps où j’appartenais à ce monde, Albérick Mortemar…

— Dont les hauts faits, demanda Richard, ont si souvent occupé la trompette de la renommée ? Est-il vrai, est-il seulement possible qu’un astre tel que toi soit tombé de l’horizon de la chevalerie, et que le monde doute encore dans quel lieu ses derniers feux se sont éteints ?

— Cherche une étoile tombée, dit l’ermite, et tu ne trouveras qu’une trace visqueuse qui en traversant l’horizon a produit pendant un moment une traînée de lumière. Richard, si je croyais, en arrachant le voile sanglant qui couvre mon funeste sort, disposer ton âme orgueilleuse à se soumettre à la discipline de l’Église, je trouverais assez de fermeté pour te révéler un secret que j’ai tenu caché jusqu’ici, et qui a dévoré mon sein comme le renard que portait le jeune Spartiate… Écoute donc, Richard, et puissent le regret et le désespoir, qui ne peuvent plus servir aux misérables débris de ce qui fut jadis un homme, offrir un salutaire exemple à un être aussi noble, mais aussi furieux dans ses passions que tu l’es… Oui, je veux déchirer ces blessures si long-temps cachées, dussent-elles saigner jusqu’à ma mort en ta présence. »

Le roi Richard, sur qui l’histoire d’Albérick de Mortemar avait fait une profonde impression dans les premières années de sa jeunesse, quand les ménestrels qui remplissaient les salles de son père amusaient leurs nobles auditeurs par des légendes de la Terre-Sainte, écouta avec attention et respect un récit qui, bien que raconté imparfaitement et dans des termes obscurs, indiquait cependant assez la cause des accès de démence où tombait de temps en temps cet être extraordinaire et malheureux.

« Je n’ai pas besoin de vous dire que j’étais d’une naissance illustre, d’une haute fortune, vaillant dans les combats et sage dans le conseil, je possédais tous ces avantages ; mais tandis que les plus nobles dames de la Palestine se disputaient l’honneur d’orner mon casque de leurs couleurs, j’avais fixé mes affections d’une manière irrévocable sur une jeune fille de basse extraction. Son père, vieux soldat de la croix, découvrit notre passion, et connaissant la différence de rang qui existait entre nous, il ne vit d’autre refuge pour l’honneur de sa fille que le cloître. Je revins d’une expédition lointaine, chargé de dépouilles et de gloire, et ce fut pour apprendre que mon bonheur était à jamais détruit. Moi aussi je me réfugiai dans un cloître ; et Satan, qui m’avait marqué pour devenir sa créature, souffla dans mon âme une bouffée d’orgueil spirituel qui ne pouvait s’échapper que de ses régions infernales. Je m’étais élevé aussi haut dans l’Église que je l’avais été précédemment dans l’État. Je me crus l’homme sage par excellence, capable de se suffire à lui-même et à l’abri du péché…. J’étais le conseiller des conciles, le directeur des prélats… Comment aurais-je failli ? Pourquoi aurais-je craint la tentation ?… Hélas ! je devins confesseur d’une communauté de religieuses, et parmi elles je retrouvai celle que j’avais aimée, que j’avais perdue depuis si long-temps… Épargnez-moi de pousser plus loin cet aveu… Une religieuse séduite, que la honte entraîna au suicide, dort maintenant sous les voûtes d’Engaddi, tandis que sur sa tombe même gémit, rugit et délire un être auquel il ne reste que ce qu’il faut de raison pour lui faire sentir complètement l’horreur de son sort.

— Infortuné ! dit Richard, je ne m’étonne plus de ton désespoir. Comment échappas-tu à la sentence que les lois de l’Église prononcent contre ta faute ?

— Demande-le à celui qui appartient encore à ce monde d’amertume, et il te parlera d’une existence épargnée par des motifs purement humains, par des considérations pour le rang et la naissance… Mais moi, Richard, je te dirai que la Providence m’a conservé pour m’élever aussi haut que la lumière d’un phare dont les cendres, lorsque le feu terrestre en sera éteint, ne seront pas moins jetées dans le Tophet. Tout flétri et contracté que soit ce misérable corps, il est encore animé de deux esprits : l’un actif, pénétrant et subtil, est dévoué à la cause de l’Église de Jérusalem ; l’autre, vil, abject et désespéré, flottant entre la folie et la douleur, n’est capable que de pleurer sur mes misères, et de garder les saintes dépouilles sur lesquelles je ne pourrais, sans profanation, jeter un seul regard. Ne me plains pas… Ce serait un péché de plaindre un objet tel que moi… Ne me plains pas, mais profite de mon exemple !… Tu occupes la place la plus élevée, et par conséquent la plus dangereuse parmi tous les princes chrétiens ; ton cœur est plein d’orgueil ; ta vie est dissolue, ta main sanguinaire. Défais-toi de ces péchés que tu chéris comme des filles, tout attaché que leur soit le coupable fils d’Adam ; chasse de ton sein ces furies que tu y nourris… ton orgueil, ta luxure et ta cruauté.

— Il délire, » dit Richard en se tournant vers de Vaux comme s’il eût ressenti quelque peine de ce reproche dont il ne pouvait s’irriter ; puis se retournant d’un air calme : « Tu as découvert un assez grand nombre de filles à un homme qui n’est marié que depuis quelques mois, révérend père ; mais puisqu’il faut que je les expulse de chez moi, je dois au moins en bon père les pourvoir convenablement. Ainsi, je me déferai de mon orgueil en faveur des princes de l’Église ; je donnerai ma luxure, puisque tu l’appelles ainsi, aux moines, et ma cruauté aux chevaliers du Temple.

— Ô cœur d’acier et main de fer, pour qui tout exemple et tout conseil sont également perdus ! s’écria l’anachorète. Et cependant tu serais encore épargné quelque temps si tu venais à changer et à faire ce qui est agréable au ciel. Quant à moi, il faut que je retourne à l’endroit d’où je suis venu… Kyrie eleison ! Les rayons de la grâce divine se communiquent par moi, de même que ceux du soleil pénètrent à travers un verre qui les concentre sur d’autres objets, au point de les enflammer et de les brûler, tandis qu’il reste lui-même froid et inaccessible à leur influence. Kyrie eleison ! Le pauvre doit être appelé au banquet, puisque le riche a refusé de s’y asseoir… Kyrie eleison !

En parlant ainsi il sortit de la tente en poussant de grands cris.

« Ce n’est qu’un prêtre insensé, » dit Richard, de l’esprit duquel les exclamations fanatiques de l’ermite avaient en partie effacé l’impression produite par le récit des malheurs d’Albérick. « Suis-le, de Vaux, et veille à ce qu’il ne lui arrive aucun mal, car tous croisés que nous sommes, un bouffon trouvera plus d’égards parmi nos varlets qu’un prêtre ou un saint, et il se pourrait qu’on le traitât avec mépris. »

Le chevalier obéit, et Richard resté seul s’abandonna aux pensées que lui inspiraient les prophéties menaçantes du moine. « Une mort prématurée, sans lignage, sans laisser de regrets après soi… C’est un arrêt sévère, et il est heureux qu’il ne soit pas prononcé par un juge plus éclairé ; et cependant les Sarrasins qui sont instruits dans les sciences mystiques prétendent que celui aux yeux duquel les lumières du sage ne sont que ténèbres accorde au fou l’esprit de prophétie. Cet ermite, dit-on, sait lire aussi dans les astres dont la connaissance est généralement répandue dans ce pays où les corps célestes furent autrefois un objet d’idolâtrie… J’ai regret de ne pas lui avoir fait de questions sur la perte de ma bannière ; car le bienheureux fondateur de son ordre ne pouvait avoir de plus merveilleuses extases, ni parler un langage plus semblable à celui d’un prophète… Eh bien, de Vaux, te voilà de retour, quelles nouvelles de ce prêtre insensé ? que fait-il ?

— Prêtre insensé, dites-vous, monseigneur, répondit de Vaux ; il ressemble au bienheureux Jean-Baptiste sortant du désert. Il s’est placé sur l’une des machines de guerre, et de là il prêche aux soldats comme jamais homme n’a prêché depuis le temps de Pierre l’Ermite. Le camp ému par ses cris s’est rassemblé autour de lui ; et le moine, interrompant de temps en temps le fil de son discours, s’adresse en particulier aux diverses nations dans leur langue respective, et emploie les arguments les plus propres à les exciter à la persévérance dans la délivrance de la Palestine.

— Par la lumière du ciel ! c’est un noble ermite, reprit Richard. Mais que ne doit-on pas attendre du sang de Godefroi ? Il désespère de son salut pour avoir autrefois cédé à l’amour. Je veux obtenir du pape une ample rémission de ses péchés, quand même sa belle amie aurait été abbesse. »

Comme il finissait de parler, l’archevêque de Tyr vint demander audience pour inviter Richard, dans le cas où sa santé le lui permettrait, à assister à un conclave secret des chefs de la croisade, et pour lui rendre compte des événements militaires qui s’étaient passés pendant sa maladie.


CHAPITRE XIX.

LE CONSEIL.


Faut-il donc remettre dans le fourreau notre épée toujours victorieuse ? Faut-il faire rétrograder notre marche triomphale, nous qui n’avons cessé de fouler aux pieds les corps de nos ennemis dans le sentier de la gloire ? Déposerons-nous la cotte de mailles dont nous nous sommes revêtus dans le temple de Dieu en prononçant un serment solennel, et ce serment lui-même sera-t-il vain comme la promesse d’une nourrice à son enfant pour apaiser ses cris, promesse aussi vite oubliée que faite ?
La Croisade, tragédie.


L’archevêque de Tyr était un ambassadeur bien choisi pour communiquer à Richard des nouvelles que le roi au cœur de lion n’aurait pu entendre de tout autre sans les plus violentes explosions de ressentiment. Ce sage et révérend prélat lui-même eut de la peine à le disposer à écouter les paroles qui détruisaient toutes ses espérances de reconquérir le Saint-Sépulcre par la force des armes, et d’acquérir ce renom que toute la chrétienté, d’une voix unanime, était prête à lui décerner comme champion de la croix.

Mais, d’après le rapport de l’archevêque, il parut que Saladin assemblait toutes les forces de ses cent tribus, et que les monarques de l’Europe, déjà dégoûtés par divers motifs d’une expédition qui avait été si périlleuse et qui le devenait tous les jours davantage, avaient résolu d’abandonner leur dessein. Dans cette résolution ils étaient soutenus par l’exemple du roi de France qui, avec mille protestations amicales et des assurances répétées qu’il voulait voir d’abord son frère d’Angleterre en sûreté, avait déclaré son intention de retourner en Europe. Son grand vassal, le comte de Champagne, avait pris le même parti ; et l’on ne s’étonnera pas que Léopold d’Autriche, après l’affront qu’il avait reçu de Richard, eût saisi avec empressement l’occasion d’abandonner une cause dont son orgueilleux adversaire était considéré comme le chef. D’autres annonçaient encore le même dessein ; il devenait évident que le roi d’Angleterre, dans le cas où il s’obstinerait à rester, ne serait soutenu que par les volontaires qui voudraient encore, dans des circonstances aussi décourageantes, se joindre à l’armée anglaise ; il n’aurait que l’appui douteux de Conrad de Montferrat et des ordres militaires du Temple et de Saint-Jean ; et ces derniers, bien qu’ils jurassent de combattre les Sarrasins, eussent été néanmoins jaloux de tout monarque européen qui aurait pu accomplir la conquête de la Palestine. Dans leur politique étroite et égoïste, ils se proposaient d’y fonder eux-mêmes des états indépendants.

Il ne fallut pas beaucoup d’arguments pour faire comprendre à Richard sa véritable position, et après le premier mouvement de colère, il s’assit avec calme, et, la tête baissée, l’œil sombre, et les bras croisés sur sa poitrine, il écouta en silence les raisonnements de l’archevêque sur l’impossibilité de continuer la croisade, une fois abandonné de ses compagnons. Il s’abstint même d’interrompre le prélat lorsque celui-ci se hasarda, en termes mesurés, à faire entendre à Richard que son impétuosité avait été une des causes principales qui avaient dégoûté les princes de l’expédition.

« Confiteor ! » répondit Richard d’un air abattu et avec une expression qui ressemblait à un sourire mélancolique. « Je confesse, révérend père, que je pourrais sur quelques points dire le Mea culpa. Mais, n’est-il pas bien dur que des défauts de caractère aient été punis par un tel châtiment, et que, pour un ou deux accès de colère très naturels, je sois condamné à voir se flétrir cette riche moisson de gloire pour Dieu, et d’honneur pour la chevalerie ? Mais elle ne se flétrira pas ! par l’âme du conquérant ! je planterai la croix sur les tours de Jérusalem, ou on la plantera sur la tombe de Richard.

— Vous le pouvez, dit le prélat, et cela sans que le sang chrétien coule de nouveau dans cette guerre.

— Ah ! vous voulez parler d’un traité, sire prélat ? Mais alors le sang de ces chiens d’infidèles cessera aussi de couler, répondit Richard.

— Il y aura quelque gloire, répliqua l’archevêque, à avoir arraché de Saladin, par la force des armes et par le respect qu’inspire votre nom, des conditions qui nous rendent à la fois le Saint-Sépulcre, ouvrent la Terre-Sainte aux pèlerins, garantissent leur sûreté par des places-fortes, et par dessus tout, assurent le salut de la ville sainte en donnant à Richard le titre de roi-gardien de Jérusalem.

— Comment ! » dit Richard, dont les yeux s’animèrent d’un éclat extraordinaire, « moi, moi ! roi-gardien de la ville sainte ! La victoire elle-même, et c’est réellement une victoire, n’aurait pu rien obtenir de plus, ni même autant, remportée par des troupes désunies et marchant avec répugnance ! Mais Saladin se propose-t-il toujours de conserver son pouvoir dans la Terre-Sainte ?

— Oui, mais comme souverain conjoint et fidèle allié du grand Richard, comme son parent, s’il m’est permis de le dire ainsi, par alliance.

— Par alliance ! » s’écria Richard surpris, quoique moins cependant que le prélat ne s’y était attendu. « Ah, ah ! Édith Plantagenet. Ai-je rêvé ceci, ou quelqu’un me l’a-t-il dit ? ma tête est encore affaiblie par la fièvre, et elle a été agitée. Ce fut l’Écossais, le Hakim, ou cet autre saint ermite qui m’a dit quelque chose de cette étrange proposition.

— L’ermite d’Engaddi, très probablement, car il s’est donné beaucoup de peine dans cette affaire, et depuis que le mécontentement des princes s’est manifesté, et qu’une séparation de leurs forces est devenue inévitable, il a eu plusieurs conférences, tant avec les chrétiens qu’avec les infidèles, pour conclure une paix qui pût faire atteindre à la chrétienté, du moins en partie, le but de cette sainte entreprise.

— Ma parente épouser un infidèle, ah ! » fit Richard, et ses yeux recommencèrent à étinceler.

Le prélat se hâta de prévenir sa colère.

« Le consentement du pape doit, sans aucun doute, s’obtenir auparavant, et le saint ermite, qui est bien connu à Rome, peut en traiter avec le saint-père.

— Quoi ! sans attendre d’abord notre consentement ? dit le roi.

— Non assurément, » reprit l’archevêque d’un ton de voix conciliant et mielleux ; « avec votre consentement spécial et non autrement.

— Mon consentement au mariage de ma parente avec un infidèle, » dit Richard ; et il prononça ces paroles plutôt d’un air de doute que s’il eût repoussé absolument la mesure. « Combien j’étais loin de songer qu’on pût me proposer jamais un tel arrangement lorsque je m’élançai de la proue de ma galère sur le rivage syrien avec l’ardeur d’un lion qui tombe sur sa proie ! Et maintenant !… Mais continuez, et je vous écouterai avec patience. »

Aussi charmé que surpris de trouver sa tâche beaucoup moins difficile qu’il ne l’avait craint, l’archevêque se hâta de citer à Richard les exemples d’alliances semblables qui avaient eu lieu en Espagne avec l’approbation du saint-siège ; les avantages incalculables que toute la chrétienté retirerait de l’union de Richard et de Saladin, cimentée par un lien aussi sacré ; et il parla surtout avec beaucoup de chaleur et d’onction de la probabilité qu’il y avait que Saladin, dans le cas où l’alliance projetée s’accomplirait, embrassât la véritable religion.

« Le soudan a-t-il montré quelques dispositions à se faire chrétien ? demanda Richard. S’il en était ainsi, il n’existe pas un chevalier sur la terre auquel j’accorderais plus volontiers la main d’une parente, d’une sœur même, qu’au noble Saladin. Oui, quand même l’on mettrait à ses pieds un sceptre et une couronne, tandis que lui n’aurait à offrir que sa vaillante épée et son cœur plus vaillant encore.

— Saladin a entendu nos docteurs chrétiens, » dit l’archevêque en cherchant en quelque sorte à éluder la question, « et comme il écoute avec patience et répond avec calme, on ne peut qu’espérer de l’arracher à la fin comme un tison au feu de l’enfer. Magna est veritas, et prœvalebit[18]. D’ailleurs, l’ermite d’Engaddi, dont il est rare que les paroles tombent à terre sans porter de fruits, est intimement pénétré de la croyance que la conversion des Sarrasins et des autres païens est proche, et que ce mariage peut contribuer à la déterminer. Il lit dans le cours des astres ; il vit dans les macérations de la chair, et habite ces lieux sacrés que les saints fondèrent autrefois. L’esprit d’Élie, le fondateur de son bienheureux ordre, a été avec lui comme avec le prophète Élisée, fils de Shaphat, lorsqu’il étendit son manteau sur lui. »

Richard écoutait les raisonnements du prélat avec un front abattu et un regard inquiet. « Je ne sais, dit-il, ce qui se passe en moi, mais on dirait que les conseils flegmatiques de ces princes de la chrétienté m’ont infecté de leur esprit de léthargie. Il fut un temps où si un laïque eût osé me proposer une telle alliance, je l’aurais étendu à terre, et si c’eut été un prêtre, je lui aurais craché au visage comme à un renégat, à un prêtre de Baal. Et cependant aujourd’hui le Conseil ne sonne pas si étrangement à mes oreilles ; car pourquoi refuserais-je de former une alliance fraternelle avec un Sarrasin, brave, juste, généreux, qui aime et honore un noble ennemi comme un ami même, tandis que les princes de la chrétienté abandonnent leurs alliés, et désertent la cause du ciel et de la chevalerie ? Mais je veux me posséder et ne dois pas songer à eux. Je ne ferai plus qu’un effort pour empêcher la désunion de cette pieuse ligue ; si j’échoue, lord archevêque, nous reparlerons du conseil que vous venez de me donner, et que pour le moment je n’accepte ni ne rejette. Allons donc au conseil, milord ; l’heure nous y appelle. Vous dites que Richard est fier et impétueux, vous allez le voir s’humilier comme l’humble plante d’où dérive son nom. »

À l’aide des domestiques de la chambre, le roi se hâta de s’habiller. Il se revêtit d’un justaucorps et d’un manteau de même couleur sombre, et sans aucune autre marque de dignité royale qu’un cercle d’or sur la tête, accompagné de l’archevêque de Tyr, il s’empressa de se rendre au conseil, qui n’attendait que son arrivée pour ouvrir la séance.

Le pavillon du conseil était une vaste tente, devant laquelle se déployait une grande bannière de la croix, et une autre représentant une femme agenouillée, les cheveux épars et les vêtements en désordre, pour personnifier l’Église persécutée et affligée de Jérusalem ; elle portait cette devise : Afflictœ sponsœ ne obliviscaris[19]. Des gardes choisis avec soin éloignaient tout le monde du voisinage de cette tente, de peur que les débats, qui étaient quelquefois bruyants et orageux, ne parvinssent à des oreilles qui n’étaient pas destinées à les entendre.

C’était donc là que les princes de la croisade étaient rassemblés attendant l’arrivée de Richard ; ses ennemis surent profiter de son retard pour l’interpréter au désavantage de ce prince. On rappela tout bas différents exemples de son orgueil et de la présomption avec laquelle il s’arrogeait une supériorité à laquelle il n’avait pas de droits, et on en cita ce court moment d’attente comme une nouvelle preuve. Chacun cherchait à se fortifier dans l’opinion défavorable qu’il avait de lui, et à justifier à ses propres yeux le ressentiment qu’il éprouvait, en interprétant de la manière la plus sévère des circonstances fort insignifiantes ; tout cela peut-être parce qu’il sentait intérieurement pour le roi d’Angleterre un certain respect involontaire, qu’on ne pouvait vaincre sans des efforts extraordinaires. Ils étaient donc convenus entre eux de lui faire peu d’accueil à son arrivée, et de se renfermer tout juste dans les bornes du respect qu’exigeait la cérémonie. Mais quand ils virent la noble personne du héros ; quand ils contemplèrent cette figure majestueuse un peu pâlie par la maladie, cet œil, appelé par les ménestrels la brillante étoile des combats et de la victoire ; quand ses hauts faits, s’élevant au delà de la force et de la valeur humaine, se retracèrent à leur mémoire, tous se levèrent ; le jaloux roi de France lui-même, et le duc d’Autriche, sombre et courroucé, se levèrent aussi d’un commun mouvement, et tous les princes assemblés s’écrièrent d’une voix unanime : « Vive le roi Richard d’Angleterre ! que Dieu accorde une longue vie au vaillant Cœur-de-Lion ! »

Le front ouvert et serein comme le soleil d’été à son lever, le roi Richard remercia ceux qui l’entouraient, et se félicita de se retrouver encore une fois au milieu des princes croisés.

« Il désirait, » dit-il en se tournant vers l’assemblée, « leur adresser quelques paroles sur lui personnellement, quoique ce fût un sujet bien indigne de les occuper, au risque de retarder pendant quelques minutes leurs délibérations sur les intérêts de la chrétienté et de leur sainte entreprise. »

Les princes croisés reprirent leurs sièges, et il se fit un profond silence.

« Ce jour, commença le roi d’Angleterre, est celui d’une fête solennelle, et cette ancienne époque ne peut mieux convenir à des chrétiens pour se réconcilier avec leurs frères et reconnaître mutuellement leurs torts. Nobles princes et pères de cette sainte expédition… Richard est un soldat… son bras fut toujours plus prompt que sa langue, et sa langue n’est que trop habituée à se servir du langage peu mesuré de son état… Mais pour quelques paroles ou actions inconsidérées de Richard, n’abandonnez pas la noble cause de la délivrance de la Palestine. Ne renoncez pas à la gloire dans ce monde, au salut dans l’autre et que cette illustre entreprise ne peut manquer de vous procurer, parce qu’un soldat en aura agi avec vous avec brusquerie, et que son langage aura eu la dureté de ce métal dont il est revêtu depuis son enfance. Si Richard a eu des torts avec quelqu’un de vous, Richard veut les réparer en paroles et en actions… Noble frère de France, aurais-je eu le malheur de vous offenser ?

— Le roi de France n’a pas de réparation à demander au roi d’Angleterre, » répondit Philippe avec une dignité royale, et serrant en même temps la main que Richard lui présentait… « Et quelque opinion que je puisse adopter sur la convenance de continuer notre entreprise, elle dépendra de raisons puisées dans la situation de mes propres états, et non certainement d’aucune jalousie ou d’aucun ressentiment contre mon vaillant et royal frère.

— Le duc d’Autriche, » dit Richard en s’avançant vers Léopold avec un mélange de franchise et de dignité, tandis que l’archiduc se levait de son siège machinalement, et semblable à un automate dont les mouvements dépendent d’une impulsion extérieure, « le duc d’Autriche croit avoir des motifs de ressentiment contre le roi d’Angleterre, et le roi d’Angleterre pense avoir raison de se plaindre du duc d’Autriche… Qu’ils échangent entre eux un généreux pardon, et la paix de l’Europe et l’union de cette armée peuvent encore être maintenues. Nous soutenons en commun la bannière la plus glorieuse qui se déploya jamais devant aucun prince de la terre… Je veux dire la bannière du salut. Qu’aucune querelle ne s’élève donc parmi nous sur les symboles de nos dignités mondaines ; mais que Léopold restitue l’étendard d’Angleterre, si la chose est en son pouvoir : Richard avouera (et nul autre motif que son amour pour la sainte Église n’aurait pu lui arracher cet aveu) qu’il se repent d’avoir, dans un premier mouvement de colère, insulté la bannière d’Autriche. »

Le duc d’Autriche restait immobile, sombre et mécontent, les yeux fixés sur le plancher, et son front portail les traces d’un ressentiment étouffé, qu’un sentiment de timidité et d’effroi l’empêchait d’exprimer par des paroles.

Le patriarche de Jérusalem se hâta de rompre ce silence embarrassant, et de se déclarer témoin que le duc d’Autriche s’était disculpé par un serment solennel de toute connaissance directe ou indirecte de l’outrage fait à la bannière d’Angleterre.

« Alors nous n’en avons fait que plus d’injure au noble archiduc, reprit Richard, et nous lui demandons pardon de lui avoir imputé un outrage aussi lâche ; » puis il lui tendit la main de nouveau en signe de paix et d’amitié… « Mais que veut dire ceci ? le duc d’Autriche refuse notre main nue comme il a déjà refusé notre gantelet de fer ! Quoi ! ne sommes-nous digne d’être ni son camarade pendant la paix, ni son antagoniste au combat ? Eh bien, comme il lui plaira ; nous regarderons le peu de cas qu’il fait de nous comme une pénitence des torts que nous avons pu avoir envers lui dans un premier moment de vivacité, et en conséquence nous nous tiendrons quittes l’un envers l’autre. »

En disant ces mots, il s’éloigna de l’archiduc avec plus de dignité que de mépris, et l’Autrichien parut soulagé de n’avoir plus à soutenir son regard : tel un écolier pris en faute se réjouit lorsque son austère pédagogue a cessé de le regarder.

« Noble comte de Champagne… illustre marquis de Montferrat… vaillant maître des templiers, je suis ici comme un pénitent dans le confessionnal… Quelqu’un de vous a-t-il une accusation à porter contre moi, ou une réparation à en exiger ?

— Je ne vois pas sur quoi nous pourrions la fonder, répondit le marquis de Montferrat à la langue dorée, si ce n’est que le roi d’Angleterre a accaparé toute la gloire que ses alliés auraient pu espérer de remporter dans cette expédition.

— Mon accusation, puisque je suis sommé de parler, dit à son tour le grand-maître des templiers, est plus importante et plus grave que celle du marquis de Montferrat ; il paraîtra peut-être peu séant qu’un moine militaire, tel que moi, élève la voix lorsque tant de nobles princes gardent le silence ; mais il importe à toute l’armée, et non moins peut-être à l’illustre roi d’Angleterre d’entendre articuler en sa présence des charges que trop de gens sont disposés à porter contre lui en son absence. Nous louons et honorons le courage et les hauts faits du roi d’Angleterre, mais nous le voyons avec peine, dans toutes les occasions, chercher à usurper et maintenir sur nous une préséance et une supériorité auxquelles il ne convient pas à des princes indépendants de se soumettre. Nous pourrions faire volontairement de grandes concessions à sa bravoure, à son zèle, à ses richesses, à son pouvoir : mais celui qui s’empare de tout comme d’un droit, et ne nous laisse rien à lui accorder par courtoisie et faveur, nous fait descendre du rang de ses alliée à celui de ses partisans ou de ses vassaux ; il flétrit, aux yeux de nos soldats et de nos sujets, l’éclat de notre autorité qui cesse d’être exercée d’une manière indépendante. Puisque le royal Richard nous a demandé la vérité, il ne doit être ni surpris ni fâché d’entendre un homme à qui la pompe mondaine est défendue, et pour qui le pouvoir séculier n’est rien qu’autant qu’il contribue à la prospérité du temple de Dieu, et à l’abaissement du lion qui erre à la recherche des brebis égarées, d’entendre, dis-je, un homme comme moi lui dire, en réponse à sa question, une vérité qui, je le sais, est confirmée au fond des cœurs de tous ceux qui m’écoutent, quoique le respect étouffe leur voix. »

Richard rougit beaucoup pendant cette attaque directe et franche contre sa conduite ; et le murmure d’assentiment qui s’éleva après ces paroles lui montra clairement que presque tous les assistants convenaient de la justice de l’accusation. Également irrité et mortifié, il prévit cependant qu’en s’abandonnant à l’impétuosité de son ressentiment, il donnerait à son froid et adroit accusateur l’avantage que celui-ci avait eu principalement en vue. Il parvint donc, au moyen d’un violent effort, à garder le silence jusqu’à ce qu’il eût répété un pater noster, expédient que son confesseur lui avait conseillé d’employer quand il se sentirait emporté par la colère. Le roi s’exprima ensuite avec calme, quoiqu’un peu d’amertume marquât son discours, surtout dans son début.

« En est-il donc ainsi ? Et nos frères se sont-ils réellement appliqués à remarquer les faiblesses naturelles de notre caractère, et la précipitation inconsidérée de notre zèle qui peut nous avoir emporté quelquefois à donner des ordres quand il n’y avait que peu de temps pour tenir conseil ? Je n’aurais pu croire que des offenses accidentelles et sans préméditation, comme les miennes, pussent laisser d’assez profondes racines aux cœurs de mes alliés dans cette sainte cause, pour qu’à cause de moi ils voulussent retirer leur main de la charrue lorsque le sillon est presque tracé, et se détourner du chemin de Jérusalem que leurs épées leur ont ouvert. Je me flattais en vain que mes faibles services auraient pu balancer mon imprudence et mes erreurs ; que si l’on se rappelait que je m’élançai toujours en avant dans un assaut, on n’oublierait pas non plus que je fus invariablement le dernier à la retraite ; que si je levai ma bannière sur le champ de bataille où nous venons de vaincre, ce fut le seul avantage que je cherchais, tandis que d’autres se divisaient le butin. Je puis avoir appelé une ville vaincue de mon nom ; mais c’est à d’autres que j’en abandonnai l’empire… Si je me suis obstiné à donner des conseils énergiques, il me semble que je n’ai pas épargné mon sang ni celui de mes gens pour les exécuter d’une manière plus énergique encore… Ou si, dans la précipitation d’une marche, ou le désordre d’un combat, j’ai pris momentanément le commandement des soldats qui n’étaient pas sous mes ordres, ces derniers du moins ont toujours été traités comme les miens ; c’est ainsi que mes trésors ont également servi à leur acheter les vivres ou les médicaments que leurs souverains ne pouvaient leur procurer. Mais j’ai honte de vous rappeler ce que tout le monde, excepté moi, semble avoir oublié ici. Occupons-nous donc plutôt des mesures qu’il nous convient de prendre, et, croyez-moi, mes frères et alliés, » continua-t-il, tandis que sa figure exprimait un véritable enthousiasme, « ce ne sera pas l’orgueil, la colère ou l’ambition de Richard qui vous opposera jamais d’obstacle dans la route où la religion et la gloire vous appellent d’une voix aussi puissante que la trompette de l’archange. Oh ! non, non ! je ne pourrais survivre à la pensée que mes défauts et mes faiblesses auraient causé la division de cette sainte réunion de princes. Ma main droite trancherait à l’instant ma main gauche, si je croyais que cette action pût vous prouver ma sincérité. Je céderai volontiers tout droit de commandement dans l’armée, même celui de mes propres sujets ; ils seront guidés par les chefs qu’il vous plaira de nommer ; et leur roi, toujours trop disposé à échanger le bâton du chef contre la lance de l’aventurier, servira sous la bannière de Beau-séant, parmi les templiers, ou sous celle de l’Autriche même, si l’archiduc veut nommer un brave pour commander ses forces. Enfin, si vous êtes fatigués de cette guerre, et si le poids de votre armure commence à vous sembler trop lourd, laissez seulement à Richard dix ou quinze mille de vos soldats pour travailler à l’accomplissement de votre vœu ; et lorsque Sion sera reconquise, » s’écria-t-il en élevant son bras en l’air, comme s’il eût déployé la bannière de la croix sur les remparts de Jérusalem : « quand Sion sera reconquise, nous écrirons sur ses portes, non pas le nom de Richard Plantagenet, mais celui des princes généreux qui lui confièrent les moyens d’en faire la conquête. »

La naïve éloquence et le ton énergique du monarque guerrier ranimèrent le courage défaillant des croisés, réchauffèrent leur dévotion ; et fixant leur attention sur le but principal de leur entreprise, firent rougir la plupart de ceux qui étaient présents de s’être laissé émouvoir par d’aussi futiles sujets de plainte. Le feu de ses regards passa dans tous les yeux, et l’énergie de ses paroles gagna tous les cœurs. Ils firent entendre d’une voix unanime le cri de guerre qui avait répondu aux prédications de Pierre-l’Ermite, et s’écrièrent tous : « Commandez-nous, brave Cœur-de-Lion. Quel chef serait plus digne de guider des braves ! Conduisez-nous à Jérusalem ! À Jérusalem ! Dieu le veut ! Dieu le veut ! Béni soit celui qui prêtera son bras à l’accomplissement de la volonté du Seigneur ! »

Les acclamations qui s’élevèrent d’une manière si subite et si générale furent entendues par la ligne des sentinelles qui gardaient le pavillon et se répandirent bientôt parmi les soldats de l’armée, qui, inactifs et abattus par les effets de la maladie et du climat, avaient commencé, ainsi que leurs chefs, à se relâcher de leur résolution ; mais la réapparition de Richard avec une vigueur nouvelle, et le cri bien connu qu’ils entendaient retentir dans l’assemblée des princes, ranimèrent tout d’un coup leur enthousiasme, et des milliers de voix répondirent par les mêmes acclamations : « Sion ! Sion ! guerre ! guerre ! Au combat ! au combat contre les infidèles ! Dieu le veut ! Dieu le veut ! »

Ces cris du dehors augmentèrent à leur tour l’ardeur guerrière qui régnait dans le pavillon. Ceux qui ne la sentaient pas se ranimer en eux craignirent, du moins pour l’instant, de paraître plus froids que les autres. On ne parla plus que de marcher sur Jérusalem à l’expiration de la trêve, et des mesures qu’il fallait prendre en attendant pour procurer à l’armée des vivres et des renforts. Le conseil se sépara ; tous ses membres paraissaient animés de la même résolution et du même zèle. Mais ce sentiment ne tarda pas à se refroidir dans le cœur de la plupart d’entre eux, tandis qu’il n’avait jamais existé réellement dans les autres.

Parmi ces derniers étaient le marquis de Montferrat et le grand-maître des templiers, qui se retirèrent dans leurs tentes, embarrassés, mécontents des événements du jour.

« Je t’en avais averti, » dit ce dernier avec l’expression froide et sardonique qui lui était particulière, « que Richard percerait les légers filets que tu lui avais tendus aussi facilement qu’un lion détruirait une toile d’araignée. Tu vois qu’il n’a qu’à parler, et que son souffle agite la foule imbécile aussi aisément que le tourbillon fait mouvoir des brins de paille épars et les rassemble ou les disperse à son gré.

— Mais lorsque le tourbillon sera passé, reprit Conrad, les pailles qu’il faisait voltiger à son gré retomberont sur la terre, et y resteront fixes de nouveau.

— Mais, en outre, ne sais-tu pas, dit le templier, que, dans le cas où cette nouvelle résolution serait encore abandonnée, et chacun de ces princes livré de nouveau aux conseils de sa propre cervelle, Richard doit encore devenir roi de Jérusalem par un arrangement, et qu’il fera un traité avec le soudan à ces mêmes conditions que tu avais imaginé toi-même être repoussées avec mépris ?

— Par Mahomet et Termagant ! car les serments chrétiens ne sont plus de mode, veux-tu dire que l’orgueilleux roi d’Angleterre unira son sang à celui du soudan païen ? Ma politique avait imaginé cet article pour lui faire prendre en horreur tout le traité. Il serait aussi mauvais pour nous qu’il devînt notre maître par un arrangement que par une victoire.

— Ta politique avait mal calculé sur les sentiments de Richard. Je connais son opinion là-dessus par un mot que m’en a dit l’archevêque. Et puis, qu’a produit ton coup de maître, au sujet de la bannière ? La chose a passé sans plus de bruit que n’en méritaient deux aunes de taffetas brodé. Marquis de Montferrat, ton esprit commence à se fatiguer. Je ne me fierai plus à tes ingénieuses mesures, mais j’aurai recours aux miennes. Connais-tu le peuple que les Sarrasins appellent Charégite ?

— Assurément, dit le marquis, ce sont des enthousiastes fanatiques qui consacrent leur vie à l’agrandissement de leur religion, à peu près comme les templiers ; seulement ils ne savent pas s’arrêter dans la route où les entraîne leur vocation.

— Ne plaisante pas, répondit le sombre moine. Apprends qu’un de ces hommes a fait vœu d’immoler ce roi insulaire, comme le plus grand ennemi de la foi musulmane.

— Voilà un judicieux païen ; il mérite que Mahomet lui accorde son paradis en récompense !

— Il a été arrêté dans le camp par un de nos écuyers, et dans un interrogatoire secret il m’a avoué que telle était sa résolution ferme et inébranlable.

— Que le ciel pardonne à ceux qui se sont opposés aux desseins de ce sage Charégite !

— Il est mon prisonnier et gardé de manière à ne pouvoir communiquer avec personne, comme tu le supposes bien. Mais les prisons sont parfois mal fermées…

— On peut oublier de river des fers, et rien n’empêche un captif de s’évader. On a raison de dire qu’il n’y a de prison sûre que le tombeau.

— Une fois libre, il continuera sa poursuite, car la nature de cette espèce de limier est de ne jamais abandonner la piste de la proie qu’il a une fois sentie.

— N’en dis pas davantage, interrompit le marquis. Je comprends ta politique ; elle est affreuse, mais la circonstance est pressante.

— Je ne t’en ai parlé qu’afin que tu te tinsses sur tes gardes, car la rumeur sera terrible, et l’on ne sait sur qui les Anglais pourront tourner leur rage. Il y a encore un autre risque, mon page connaît les projets de ce Charégite, et d’ailleurs c’est un drôle obstiné, volontaire et mutin, dont je voudrais être débarrassé, parce qu’il me contrarie souvent en prétendant voir par ses propres yeux et non par les miens. Mais notre saint ordre me donne le pouvoir d’appliquer un remède à ces sortes d’inconvénients. Ou bien, attendez, le Sarrasin peut trouver dans sa cellule un bon poignard dont je réponds qu’il se servira pour sortir, et ce moment sera certainement celui où le page lui apportera sa nourriture.

— Cela pourrait donner une certaine couleur à cette affaire, dit Conrad ; mais cependant…

Mais et cependant, dit le Templier, sont deux mots qui ne conviennent qu’à des fous. L’homme sage ne sait ni hésiter ni se rétracter : il décide et il exécute.


CHAPITRE XX.

L’ESCLAVE NUBIEN.


Mais vous entendez bien que ce n’était pas d’après leurs femmes que Dante et Milton tracèrent le portrait de Béatrix et d’Ève.
Lord Byron. Don Juan.
Quand la beauté a pris le lion dans ses pièges, elle le charme à tel point qu’il n’ose point hérisser sa crinière, encore moins déployer ses armes terribles. C’est ainsi que pour plaire à la belle Omphale le grand Alcide changea sa massue en quenouille.
Anonyme.


Richard, l’objet sans méfiance du complot que nous venons de rapporter, ayant réussi, pour le moment du moins, à faire triompher parmi les princes croisés la résolution de continuer la guerre avec vigueur, sentit ensuite que ce qu’il avait de plus à cœur était de rétablir la paix dans sa propre famille. Maintenant qu’il était en état de juger les choses de sang-froid, il résolut de se faire rendre un compte exact des circonstances qui avaient amené la perte de la bannière, et de la nature ainsi que de l’étendue de la liaison qui existait entre sa parente Édith et le chevalier écossais qu’il avait banni.

En conséquence la reine et ses dames reçurent la visite inopinée de sir Thomas de Vaux, qui vint avertir lady Caliste de Montfaucon, première dame d’atours de Bérengère, de se rendre immédiatement chez le roi.

« Que dirai-je ? madame, » demanda-t-elle toute tremblante à la reine ; « il nous tuera toutes.

— Ne craignez rien, madame, dit le baron de Gilsland, Sa Majesté a fait grâce de la vie au chevalier écossais, qui était le principal coupable, et l’a remis entre les mains du médecin maure. Il ne sera pas plus sévère pour une dame, alors même qu’il la trouverait en faute.

— Imagine quelque histoire ingénieuse, mon enfant, reprit la reine : mon mari n’a pas le temps d’aller à la recherche de la vérité

— Dites les choses comme elles se sont passées réellement, dit Édith, si vous ne voulez que je les dise pour vous.

— J’en demande humblement pardon à Sa Majesté, ajouta de Vaux ; mais je prendrai la liberté de dire que le conseil de lady Édith est bon ; car, bien qu’il puisse plaire au roi Richard de croire ce qu’il conviendrait à Votre Grâce de lui dire, je doute fort qu’il ait la même condescendance pour lady Caliste, et par conséquent dans cette affaire…

— Le lord Gilsland a raison, » interrompit lady Caliste, fort agitée en songeant à l’interrogatoire qu’elle allait subir ; « et d’ailleurs, quand même j’aurais assez de présence d’esprit pour inventer une histoire plausible, il me semble que je n’aurais jamais assez de courage pour la débiter. »

Dans cette disposition à la franchise, lady Caliste fut conduite au roi par de Vaux, et, comme elle se l’était proposé, elle lui fit l’aveu complet de la ruse qui avait été employée pour engager le malheureux chevalier du Léopard à quitter son poste. Elle disculpa tout-à-fait lady Édith qui, elle le sentait bien, n’eût pas manqué de se disculper elle-même, et rejeta toute la charge sur la reine, sa maîtresse, à qui elle devinait facilement que Richard ne ferait pas un grand crime de la part qu’elle avait prise à cette espièglerie. Dans le fait, Richard était non seulement un époux passionné, mais encore, pour ainsi dire, l’esclave de sa femme. Le premier emportement de la colère était depuis long-temps passé, et il n’était pas disposé à se montrer trop rigoureux pour une chose à laquelle il n’y avait plus de remède. La rusée lady Caliste, versée dès l’enfance dans les intrigues de cour, et habituée à deviner au moindre signe la volonté du souverain, vola vers la reine avec la rapidité d’un vanneau pour lui annoncer une prochaine visite du roi ; la dame d’atours ajouta à cette nouvelle un commentaire fondé sur ses propres observations, et dont le but était de l’assurer que Richard se proposait de montrer à sa royale épouse toute la juste sévérité qu’il fallait pour lui inspirer le regret de cette folie, et lui accorder ensuite à elle et à tout ce qui l’entourait son gracieux pardon.

« Le vent souffle-t-il de ce côté ? ma bonne, » dit la reine très soulagée par cette nouvelle. « Eh bien, crois-moi, tout grand général qu’il est, Richard aura de la peine à nous circonvenir de cette manière ; et, comme le disent nos bergers des Pyrénées dans mon royaume natal de Navarre : « Tel qui vient chercher de la laine, souvent s’en retourne tondu. »

Ayant eu soin de se faire donner tous les éclaircissements que Caliste pouvait procurer, la reine Bérengère se vêtit du costume qu’elle savait être le plus attrayant, et attendit avec confiance l’arrivée de l’héroïque Richard.

Il vint, et se trouva dans la situation d’un prince qui, entrant dans une province qui l’a offensé, avec la confiance que toute son affaire sera de réprimander et de recevoir des soumissions, la surprend inopinément dans un état complet de révolte et d’insurrection. Bérengère connaissait bien le pouvoir de ses charmes et toute l’étendue de l’amour de Richard, et elle était assurée qu’elle pourrait dicter ses conditions dès que la première explosion de la colère du roi aurait eu lieu sans résultat fâcheux. Loin d’écouter les reproches que le roi voulut lui faire comme se les étant justement attirés par la légèreté de sa conduite, elle tenta de la défendre comme une innocente plaisanterie. Elle nia de la manière la plus gracieuse qu’elle eût ordonné à Nectabanus d’attirer le chevalier au delà du pied de l’éminence sur laquelle il était de garde. Ce qu’il y avait de vrai là-dedans, c’est qu’elle n’avait pas effectivement eu l’intention que sir Kenneth fût introduit dans sa tente. Mais si la reine avait été éloquente dans sa défense, elle le fut bien davantage en accusant Richard de cruauté envers elle, en lui refusant un aussi faible don que la vie d’un malheureux chevalier qui, par son étourderie à elle, avait encouru la rigueur des lois militaires. Elle se mit à pleurer et à sangloter tout en s’étendant sur la dureté de son mari, et la lui reprochant comme une rigueur qui avait failli empoisonner toute sa vie par la pensée qu’elle avait pu être la cause involontaire de cette sanglante catastrophe. L’ombre de cette victime assassinée l’aurait poursuivie dans ses rêves ; et qui sait, on avait entendu parler de pareilles choses, si son spectre même ne serait pas venu la menacer pendant ses nuits d’insomnie ? Et des regrets si amers lui auraient été occasionnés par celui qui prétendait être idolâtre de ses moindres regards, et qui pourtant n’aurait pas renoncé à une misérable vengeance, quoique le résultat eût dû la rendre malheureuse toute sa vie.

Ce torrent d’éloquence féminine fut accompagné de larmes et de soupirs, arguments infaillibles en pareil cas, et il s’y joignait une expression et des gestes destinés à prouver que le ressentiment de la reine ne provenait ni d’orgueil ni de dépit, mais d’une sensibilité blessée par cette preuve que son empire sur son époux était moindre qu’elle ne l’avait imaginé.

Le bon roi Richard se trouva fort embarrassé. Il essaya en vain de raisonner avec une femme trop jalouse de son amour pour être en état de prêter l’oreille à aucun argument ; et lui-même ne put se décider à avoir recours à son autorité légitime avec une si charmante créature, pour mettre un terme à son mécontentement déraisonnable. Il fut donc réduit à se tenir sur la défensive, et chercha, en la grondant doucement de ses soupçons, à calmer son déplaisir, à lui rappeler que le passé ne devait exciter en elle aucun souvenir qui pût faire naître des remords ou des craintes superstitieuses, puisque sir Kenneth était vivant et se portait bien, et qu’enfin il l’avait donné au grand médecin arabe, qui de tous les hommes était sans aucun doute le plus en état de le conserver en bonne santé. Mais ceci ne fit que rendre la blessure plus cuisante, et la douleur de la reine se renouvela avec plus de vivacité à l’idée qu’un Sarrasin, un médecin, avait obtenu une grâce qu’elle avait en vain implorée de son époux à deux genoux devant lui et la tête nue. À cette nouvelle accusation, la patience de Richard commença à lui échapper, et il répondit d’un ton un peu sévère : « Bérengère, ce médecin m’a sauvé la vie ; si elle a quelque prix à vos yeux, vous ne lui envierez pas une telle récompense, puisque c’est la seule que j’aie pu le déterminer à accepter. »

La reine sentit qu’elle avait porté cet artifice de coquetterie aussi loin qu’elle pouvait sans danger.

« Mon Richard, dit-elle, pourquoi ne m’avez-vous pas amené ce sage, afin que la reine d’Angleterre pût montrer le cas qu’elle fait de celui qui a su conserver le flambeau de la chevalerie, la gloire d’Albion, la lumière et la vie de la pauvre Bérengère ? »

En un mot la querelle conjugale fut apaisée ; mais afin que la justice ne perdît pas tout-à-fait ses droits, le roi et la reine s’accordèrent pour rejeter tout le blâme de cette affaire sur l’instrument Nectabanus, dont la bouffonnerie commençait à ennuyer la reine, et qui, avec sa royale épouse Genèvre, fut condamné à être banni de la cour. Le malheureux nain n’échappa même au fouet, qui lui aurait été donné par forme de supplément, que sur les assurances de la reine qu’il avait déjà subi un châtiment corporel. On décréta aussi qu’un envoyé serait expédié vers Saladin pour lui apprendre la résolution du conseil de reprendre les hostilités aussitôt la fin de la trêve ; et comme Richard se proposait d’envoyer un présent de prix à Saladin en reconnaissance du bien qu’il avait éprouvé des services d’El Hakim, on décida d’y joindre ces deux malheureuses créatures qui, en raison de leur figure grotesque et de l’affaiblissement de leur raison, étaient en effet des curiosités que pouvaient s’offrir des souverains.

Richard eut encore à soutenir une lutte avec une autre femme, mais il s’y prépara comparativement avec indifférence ; car quoique Édith fût belle et très estimée de son royal parent, quoique, par ses injustes soupçons, elle eût réellement souffert le tort dont Bérengère affectait de se plaindre, après tout elle n’était ni la femme ni la maîtresse de Richard, et il craignait moins ses reproches, basés sur la raison, que les plaintes injustes de la reine. Ayant demandé à lui parler sans témoins, il fut conduit dans son appartement qui était attenant à celui de la reine, et deux femmes esclaves, Cophtes de nation, restèrent à genoux pendant leur entrevue dans le coin le plus éloigné de l’appartement. Un long voile noir couvrait de ses larges plis la haute et gracieuse taille de l’illustre damoiselle ; elle ne portait sur sa personne aucune espèce d’ornements. Elle se leva, et après avoir fait une profonde révérence lorsque Richard entra, elle se rassit à sa prière. Lorsqu’il eut pris place à côté d’elle, elle attendit, sans proférer une parole, qu’il lui exprimât sa volonté.

Richard, qui avait l’habitude d’être avec Édith sur le pied de familiarité que leur parenté permettait, se sentit glacé par cet accueil, et commença la conversation avec un peu d’embarras.

« Notre belle cousine nous en veut, dit-il enfin ; et nous avouons que de graves circonstances nous ont induit sans cause à concevoir sur sa conduite des soupçons tout opposés à l’opinion qu’elle nous avait toujours donnée d’elle. Mais pendant leur passage dans la vallée ténébreuse de la vie, les hommes prendront toujours l’ombre pour la réalité. Ma belle cousine ne pardonnera-t-elle pas à son impétueux cousin ?…

— Qui peut refuser de pardonner à Richard, répondit Édith, si Richard peut obtenir son pardon du roi ?

— Allons, cousine, tout ceci est par trop solennel… Par Notre-Dame ! je ne t’ai jamais vu une physionomie plus triste, et ce grand voile de deuil pourrait donner à penser que tu viens de perdre un époux, ou du moins un fiancé chéri… Pourquoi cette tristesse ? tu as sans doute appris qu’il n’y a aucune cause réelle de douleur ! Pourquoi donc conserver ce deuil ?

— Pour l’honneur éteint des Plantagenet, pour la gloire éclipsée de la maison de mes pères. »

Richard fronça le sourcil. « Honneur éteint ! gloire éclipsée ! » répéta-t-il avec colère. « Mais ma cousine Édith est privilégiée. Je l’ai condamnée avec précipitation, elle a droit de me juger avec sévérité ; mais qu’elle m’apprenne au moins en quoi j’ai failli.

— Plantagenet, dit Édith, devait pardonner la faute ou la punir. Il ne lui convient pas de livrer des hommes libres, des chrétiens, de braves chevaliers aux fers de l’infidèle. Il ne lui convient pas de faire de tels compromis, ni d’accorder la vie au prix de la liberté. Condamner cet infortuné à mort eût été un acte de sévérité rigoureuse, mais qui conservait une apparence de justice ; le vouer à l’esclavage et à l’exil est une tyrannie que rien ne peut justifier.

— Je le vois, mon aimable cousine, répliqua Richard, vous êtes une de ces beautés qui pensent que la mort d’un amant est encore préférable à son absence ! mais tranquillisez-vous, une trentaine de cavaliers l’auront bientôt rattrapé, et il leur sera facile de remédier à cette bévue, s’il est vrai que votre amant soit le dépositaire d’un secret qui rende sa mort préférable à son exil.

— Trêve de plaisanteries, » s’écria Édith en rougissant d’indignation… « Songez plutôt que, pour satisfaire votre colère, vous avez enlevé un membre utile à cette sainte entreprise, privé la croix d’un de ses plus braves soutiens, et livré un serviteur du vrai Dieu aux mains d’un païen. Enfin des esprits aussi soupçonneux que le vôtre même pourront se dire : « Richard Cœur-de-Lion a banni le plus brave soldat qu’il y eût dans son camp, de peur que son nom dans les combats ne vînt à égaler le sien.

— Moi ! moi ! » s’écria Richard vivement ému par ces reproches. « Est-ce à moi d’être jaloux d’un nom ? je voudrais qu’il fût ici pour décider à qui des deux appartient la supériorité ! Je mettrais de côté mon rang et ma couronne, et le combattrais en champ clos, d’égal à égal, pour montrer si Richard Plantagenet a lieu d’envier ou de craindre les hauts faits d’aucun chevalier ! Allons, Édith, tu ne songes pas à ce que tu dis… Que la colère ou la douleur de l’absence de ton amant ne te rende pas injuste envers un parent qui, malgré ta mauvaise humeur, fait autant de cas de ta bonne opinion que de celle de qui que ce soit au monde.

— L’absence de mon amant ! répéta lady Édith ; mais oui, on peut l’appeler mon amant, il a payé ce titre assez cher. Tout indigne que je pusse être d’un tel hommage, j’étais pour lui comme un flambeau qui le guidait dans la noble route de la chevalerie… Mais quand un roi même devrait le dire, il est faux que j’aie oublié mon rang, ou qu’il ait jamais osé sortir du sien.

— Ma belle cousine, ne me prêtez pas des discours que je n’ai pas tenus. Je n’ai jamais dit que vous eussiez accordé à cet homme d’autre faveur que celle qu’un brave chevalier, quelle que soit sa naissance, peut obtenir, même d’une princesse. Mais, par Notre-Dame ! je connais moi-même quelque chose de ces manœuvres d’amour ! On commence par de muets respects, par la plus humble vénération. Mais quand l’occasion s’en présente, la familiarité augmente, et bientôt… Mais à quoi bon parler ainsi à celle qui se croit plus sage que toutes les autres ?

— J’écouterai volontiers les conseils d’un parent, quand ils ne renfermeront rien d’injurieux pour mon rang et mon caractère.

— Les rois, ma belle cousine, ne conseillent pas, ils commandent.

— Les soudans commandent, en effet, répartit Édith, mais c’est parce qu’ils ont pour sujets des esclaves.

— Allons, allons, vous pourriez apprendre à mettre de côté tout ce mépris pour les soudans, puisque vous faites tant de cas d’un Écossais. Je crois Saladin plus fidèle à sa parole que ce William d’Écosse, auquel il faut aussi le titre de Lion… Il m’a bassement manqué de foi, en ne m’envoyant pas les secours auxiliaires qu’il m’avait promis. Le moment peut venir, Édith, où tu préféreras un loyal Turc à un traître Écossais.

— Jamais ! quand Richard lui-même embrasserait la fausse religion qu’il a entrepris de détruire en Palestine.

— Tu veux avoir le dernier mot, et tu l’auras, ma belle cousine. Mais pense ce que tu voudras de moi, gentille Édith, je n’oublierai jamais que nous sommes proches parents et amis. »

En parlant ainsi il prit congé d’elle avec courtoisie, mais au fond, très peu satisfait du résultat de sa visite.

Le quatrième jour après le départ de sir Kenneth, le roi Richard, assis dans sa tente, jouissait de la brise du soir qui, soufflant de l’ouest, avec une fraîcheur peu commune, semblait venir de la joyeuse Angleterre pour ranimer son monarque aventureux, et aider au rétablissement des forces qu’il recouvrait graduellement, forces si nécessaires à l’exécution de ses projets gigantesques. Il n’y avait personne auprès de lui. De Vaux avait été envoyé à Ascalon pour amener des renforts et des munitions de guerre, et la plupart des autres officiers attachés à la personne du roi étaient occupés de différentes manières pour la reprise des hostilités, et pour une grande revue préparatoire de l’armée des croisés, qui devait avoir lieu le lendemain. Le roi était assis ; il écoutait le bourdonnement des soldats affairés ; les coups de marteau sortaient des forges où l’on préparait des fers de cheval, et des tentes des armuriers. Les soldats, en passant et repassant, parlaient d’un ton bruyant et joyeux, qui indiquait une pleine confiance en leur courage et semblait être un augure de victoire. Pendant que l’oreille de Richard recueillait tous ces différents bruits avec ivresse, et qu’il se livrait aux rêves de conquêtes et de gloire qu’ils faisaient naître en lui, un écuyer vint lui dire qu’un messager de Saladin demandait à être introduit.

« Faites-le entrer sur-le-champ, Jocelin, répondit le roi, et qu’il soit reçu avec les égards convenables. »

Le chevalier anglais introduisit, en conséquence, un individu qui ne semblait pas être au dessus du rang d’un esclave nubien, mais son aspect inspirait néanmoins un puissant intérêt. Il était d’une taille remarquable, et se distinguait par la beauté de ses formes et la noblesse de ses traits, qui, bien que d’un noir de jais, n’avaient rien qui rappelât la race nègre. Il portait sur ses cheveux, noirs et brillants, un turban aussi blanc que la neige, et sur ses épaules un petit manteau également blanc, ouvert sur le devant et aux manches ; ce manteau par dessous laissait apercevoir un vêtement de peau de léopard qui descendait un peu au dessus du genou. Le reste des membres vigoureux de l’esclave était entièrement nu ; il avait des sandales aux pieds, et il portait un collier et des bracelets d’argent. Un sabre droit, avec une poignée de buis et une gaine de peau de serpent, était suspendu à sa ceinture. Il tenait de sa main droite une courte javeline avec une large et brillante pointe d’acier poli d’une palme de longueur, et de la gauche il conduisait par une laisse d’or et de soie un grand et beau lévrier.

Le Nubien se prosterna en se découvrant en partie les épaules en signe d’humilité, et ayant touché la terre de son front, il se releva sur un genou et resta dans cette attitude en présentant au roi un morceau de soie qui en renfermait un autre de drap d’or, dans lequel était enveloppée une lettre de Saladin, écrite en langue arabe, avec une traduction en anglo-normand, qui peut être rendue ainsi :

« Saladin, roi des rois, à Melec-Ric, le lion d’Angleterre. Attendu que nous avons été informé par ton dernier message que tu préfères la guerre à la paix, et notre inimitié à notre alliance, nous te regardons comme aveuglé dans cette affaire, et nous espérons te convaincre bientôt de ton erreur à l’aide des forces invincibles de nos mille tribus. C’est alors que Mahomet, le prophète de Dieu, et Allah, le dieu de Mahomet, décideront cette querelle entre nous. Quant au reste, nous faisons le plus grand compte de toi, et te remercions des présents que tu nous as envoyés, ainsi que des deux nains, aussi singuliers qu’Ysop[20] dans leur difformité, et aussi divertissants que le luth d’Isaac. En retour de ces gages de ta générosité, nous t’envoyons un esclave nubien, nommé Zohank, dont nous te prions de ne pas juger d’après sa couleur, comme les insensés de la terre ; car le fruit dont l’écorce est brûlée par le soleil a le goût plus exquis. Sache qu’il est aussi prompt à exécuter la volonté de son maître que Rustan du Zablestan. Tu le trouveras aussi plein de sagesse dans ses conseils, quand tu auras appris à communiquer avec lui, car la reine de la parole a été frappée de silence entre les murs d’ivoire de son palais. Nous le recommandons à tes soins, espérant que le moment n’est pas éloigné où il pourra te rendre de bons services. Sur quoi, nous te disons adieu, dans la confiance que notre saint prophète t’appellera un jour à la vraie lumière : dans le cas contraire, nous n’avons pas de vœu plus ardent que de te voir promptement rendu à la santé, afin qu’Allah puisse décider entre nous deux sur un champ de bataille. »

Cette missive était revêtue de la signature et du sceau de Saladin.

Richard contempla en silence le Nubien, qui, se tenant devant lui, les yeux fixés sur la terre, les bras croisés sur sa poitrine, offrait l’image d’une statue de marbre noir du plus admirable travail, prête à s’animer sous la main de Prométhée. Le roi d’Angleterre, ainsi qu’on l’a dit d’un de ses successeurs, Henri VIII, aimait à regarder un homme ; il contemplait avec plaisir les membres musclés et nerveux, et les belles proportions de celui qui était devant lui ; enfin il lui dit en langue franque : « Es-tu païen ? »

L’esclave secoua la tête, et, portant le doigt à son front, il fit le signe de la croix, puis reprit son altitude humble et immobile.

« Un chrétien de Nubie, sans doute. Et ces chiens de païens t’auront mutilé l’organe de la parole. »

Le muet secoua encore une fois la tête en signe de négation, puis éleva son index vers le ciel, et le posa ensuite sur ses lèvres.

« Je t’entends, cette infirmité te vient du ciel, et non de la cruauté des hommes. Sais-tu nettoyer une armure et un ceinturon, et en revêtir un chevalier ? »

Le muet fit un signe affirmatif, et, s’avançant vers la cotte de mailles qui, avec le bouclier et le casque du monarque guerrier, était pendue au support de la tente, il la mania avec une adresse qui indiquait assez qu’il connaissait bien tous les soins qu’exigeait une armure.

« Tu me parais adroit, et je ne doute pas que tu ne me sois utile, dit le roi… Je t’attache à ma chambre et à ma personne, pour montrer combien j’estime le don du royal soudan… Si tu n’as pas de langue, il en résulte que tu ne feras pas de rapports, et que tu ne me mettras pas en colère par des réponses déplacées. »

Le Nubien se prosterna de nouveau, et toucha la terre de son front, puis se releva et se tint droit, à quelques pas, comme attendant les ordres de son nouveau maître.

« Je veux que tu commences dès à présent ton service, reprit le roi. Je vois une tache de rouille sur ce bouclier, et quand je l’offrirai aux regards de Saladin, je désire qu’il soit brillant et sans tache comme l’honneur du sultan. »

On entendit un cor au dehors, et le moment d’après, sir Henri Neville entra avec un paquet de dépêches. « Cela vient d’Angleterre, milord, » dit-il en les remettant à Richard.

« D’Angleterre ! de notre Angleterre ! » répéta Richard d’un ton d’intérêt et de mélancolie… « hélas ! mes sujets sont loin de se douter à quel point leur souverain a été assiégé par la maladie et le chagrin… entouré d’amis froids et d’ennemis entreprenants ! » Puis, ouvrant les dépêches, il dit vivement : « Ah, ah ! ces nouvelles ne viennent pas d’un royaume paisible… Il est aussi livré aux divisions… Neville, retirez-vous, que j’examine ces dépêches seul et à loisir. »

Neville se retira en conséquence, et Richard fut bientôt absorbé dans les tristes détails qui lui étaient transmis d’Angleterre sur les factions qui déchiraient alors ses États. On lui apprenait les divisions de ses frères Jean et Geoffroi, et les querelles de ces deux princes avec le grand justicier Longchamps, évêque d’Elby ; l’oppression exercée par les nobles sur les paysans, et les révoltes de ces derniers contre leurs maîtres ; révoltes qui avaient amené partout des scènes de discorde accompagnées, dans plusieurs cas, d’effusion de sang. À ce récit de circonstances mortifiantes pour son orgueil et attentatoires à son autorité, étaient mêlés les avis et les prières que lui adressaient les plus sages et les plus fidèles de ses conseillers, afin qu’il se hâtât de retourner en Angleterre où sa présence seule pouvait donner l’espoir de sauver le royaume des horreurs d’une guerre civile, dont il était probable que la France et l’Écosse ne manqueraient pas de profiter. Rempli de la plus pénible inquiétude, Richard lut et relut ces lettres pleines de tristes présages ; il compara les nouvelles que quelques unes contenaient avec les mêmes faits contenus dans d’autres, mais différemment rapportés, et bientôt il cessa complètement de s’apercevoir de ce qui se passait autour de lui, quoique pour jouir de la fraîcheur il fût assis à l’entrée de sa tente, dont les rideaux étaient levés de manière qu’il pouvait voir les gardes et ceux qui étaient postés au dehors, et pouvait lui-même en être vu.

Au fond du pavillon, dans l’ombre et s’occupant du soin que son nouveau maître venait de lui imposer, l’esclave nubien était assis le dos tourné vers le roi. Il avait fini d’ajuster et de nettoyer le haubert et la cotte de mailles, et s’occupait activement d’un large bouclier, d’une grandeur peu commune, et couvert de lames d’acier, dont Richard se servait ordinairement pour reconnaître, et même pour monter à l’assaut des places fortifiées, comme d’une protection plus efficace que l’étroit bouclier triangulaire dont on faisait usage à cheval. Ce pavois ne portait ni les lions d’Angleterre, ni aucune autre armoirie qui aurait pu attirer l’attention de l’ennemi. L’armurier avait seulement eu soin que sa surface unie fût aussi brillante que le cristal, et, en cela, il semblait avoir merveilleusement réussi. Plus loin encore que le Nubien, et à peine visible du dehors, était le grand lévrier dont on a déjà parlé, qu’on aurait pu appeler son frère d’esclavage, et qui, comme s’il eût été intimidé de passer au pouvoir d’un maître royal, était couché derrière le muet, la tête et les oreilles basses, les membres arrondis, et entourés de sa queue.

Pendant que le monarque et son nouveau serviteur étaient ainsi occupés, un nouvel acteur parut sur la scène, se mêla au groupe de soldats anglais, dont une vingtaine, respectant l’attitude pensive et les occupations sérieuses de leur monarque, faisaient, contre leur coutume, une garde silencieuse devant sa tente. Cette garde n’était pas cependant très vigilante. Quelques uns jouaient à des jeux de hasard avec de petits cailloux ; d’autres se parlaient tout bas des nouveaux combats qui se préparaient, et plusieurs étaient étendus, dormants, enveloppés dans leurs manteaux verts.

Parmi ces sentinelles négligentes se glissa la maigre forme d’un petit vieillard turc, pauvrement habillé en marabout ou santon du désert, espèces d’enthousiastes qui se risquaient quelquefois dans le camp des croisés, quoiqu’ils fussent toujours traités avec mépris, quelquefois même avec violence. Il faut dire que le luxe et la vie dissolue des chefs chrétiens avaient attiré dans leurs tentes un concours varié de musiciens, de courtisanes, de marchands juifs, de Cophtes, de Turcs, et de tout le rebut des différentes nations orientales ; de sorte que le but de l’expédition étant de chasser le cafetan et le turban de la Terre-Sainte, il n’était cependant ni rare ni alarmant d’en rencontrer dans le camp des croisés. Quand le pauvre personnage que nous avons décrit fut assez près des sentinelles pour craindre d’en être arrêté, il ôta de sa tête son turban d’un vert foncé ; on put voir alors que sa barbe et ses sourcils étaient rasés comme ceux d’un bouffon de profession, et que l’expression de ses traits bizarres et ridés et de ses petits yeux noirs qui étincelaient comme des jais, était celle d’une imagination en délire.

« Danse, marabout ! » s’écrièrent les soldats habitués aux manières de ces enthousiastes vagabonds, « danse ou nous te fouettons avec les cordes de nos arcs jusqu’à ce que tu tournes comme jamais toupie n’a tourné sous le fouet d’un écolier. » Ainsi parlèrent les hommes d’armes aussi enchantés d’avoir un objet à tourmenter, qu’un enfant qui attrape un papillon, ou découvre un nid d’oiseaux.

Le marabout, comme s’il n’eût demandé qu’à leur faire plaisir, bondit de terre, et se mit à danser et à tourner avec une singulière agilité qui, contrastant avec son corps chétif et amaigri et sa figure ridée, le faisait ressembler à une feuille sèche enlevée par un ouragan. Une seule mèche de cheveux s’élevait sur le sommet de son front chauve et ras, comme pour donner prise à quelque génie invisible ; et en effet, on eût pu croire qu’un art surnaturel coopérait à l’exécution de cette danse sauvage et de ces tournoiements bizarres, pendant lesquels le pied du danseur semblait à peine toucher la terre. S’abandonnant aux caprices de son humeur dansante, il voltigeait çà et là d’un endroit à un autre, quoique se rapprochant toujours insensiblement de la tente royale, de sorte que, après deux ou trois bonds plus hauts que les précédents, il tomba sur la terre, épuisé de fatigue, à cinquante pas environ de la personne du roi.

« Donnez-lui de l’eau, dit un des gardes ; ils demandent toujours à boire après leurs cabrioles.

— Ah, ah ! de l’eau, dis-tu ? Long-Allen, » répliqua un autre archer avec une forte expression de mépris pour cet élément, « serais-tu bien aise qu’on te donnât de l’eau à boire après un exercice de ce genre-là ?

— Du diable s’il boit ici une goutte d’eau, dit un troisième. Nous apprendrons à ce vieil infidèle au pied léger à boire du vin de Chypre en bon chrétien.

— Oui, oui, dit un quatrième, et dans le cas où il serait rétif, va chercher la corne de Dick Hunter, dans laquelle il fait boire sa jument. »

Un cercle se forma immédiatement autour du derviche épuisé et renversé à terre, et tandis qu’un grand et robuste soldat le soulevait, un autre lui présenta un énorme flacon de vin. Incapable de parler, le vieillard secoua la tête et éloigna de la main la liqueur défendue par le Prophète. Mais ses persécuteurs ne se contentèrent pas de cela.

« La corne ! la corne ! s’écria l’un d’eux ; il n’y a pas grande différence entre un Turc et un cheval turc : aussi le traiterons-nous de même.

— Par saint George ! vous l’étoufferez, dit Long-Allen ; et d’ailleurs c’est un péché de perdre pour un chien d’infidèle le vin qui pourrait donner un triple bonnet de nuit à un bon chrétien[21].

— Tu ne connais pas le tempérament de ces Turcs et païens, répliqua Henri Woodstall ; je te dis, moi, que ce flacon de vin lui fera tourner la cervelle dans une direction contraire à celle que lui avait donnée la danse, et la remettra dans son assiette. L’étouffer ! cela ne l’étouffera pas plus qu’une livre de beurre n’étouffe la chienne noire de Ben.

— Et d’ailleurs, dit Tomalin Blacklee, pourquoi regretterais-tu de payer à ce pauvre diable un peu de liquide sur cette terre, puisque tu sais qu’il n’en doit pas avoir une goutte pour rafraîchir le bout de sa langue pendant tout une éternité ?

— C’est une sentence bien dure pourtant, reprit Long-Allen. Et cela uniquement parce qu’il est Turc comme son père ? Si c’était un renégat, cela serait différent, le coin le plus chaud de la fournaise serait encore trop bon pour lui.

— Tais-toi, Long-Allen, dit Henri Woodstall ; je te dis que la langue n’est pas le plus court de tes membres, et je te prédis qu’elle te fera tomber dans la disgrâce du père Francis, comme cela t’est déjà arrivé au sujet de cette jeune Syrienne aux yeux noirs ; mais voici la corne : un peu d’activité, mon homme, ouvre-lui les dents de force avec le manche de ton petit poignard.

— Arrêtez, arrêtez ; il se résigne, s’écria Tomalin. Voyez, voyez, il fait signe qu’on lui apporte le gobelet. Laissez-le faire, mes enfants. Oop sey es[22], comme dit le Hollandais. Cela file comme de la laine d’agneau[23]. Oh ! quand une fois ils s’y mettent, ces Turcs font de fameux buveurs. N’ayez pas peur que celui-ci tousse dans son verre, ou s’arrête pour reprendre haleine. »

Dans le fait le derviche, ou quel qu’il fût, avait bu ou paru boire d’un seul trait tout le contenu de l’énorme flacon, et lorsqu’il le détacha de ses lèvres, après l’avoir épuisé jusqu’au fond, il dit seulement avec un profond soupir : « Allah kernin ! (Dieu est miséricordieux.) Il s’éleva, parmi les témoins de cette forte libation, un rire si bruyant, qu’il troubla les rêveries du roi, qui, étendant son bras vers eux, dit avec colère : « Comment, drôles ! aucun respect, aucun égard ? »

Le silence se rétablit tout-à-coup, chacun connaissant bien le caractère de Richard qui permettait quelquefois beaucoup de liberté à ses soldats, et d’autres fois en exigeait le respect le plus sévère, quoique cette dernière disposition fût beaucoup plus rare en lui. Se hâtant de se mettre à une distance plus respectueuse de la personne du roi, ils essayèrent de traîner avec eux le marabout ; celui-ci, épuisé par ses fatigues précédentes, et accablé par l’effet de la liqueur qu’il venait d’avaler, s’opposa par ses gémissements et par ses efforts à ce qu’on le transportât plus loin.

« Laissez-le là, imbéciles que vous êtes, » dit tout bas Long-Allen à ses compagnons. « Par saint Christophe ! vous allez mettre notre Dickon[24] si fort en colère, qu’il jouera du poignard. Laissez tranquille ce vieux sauteur, et dans une minute il dormira comme une marmotte. »

En ce moment le roi jeta un autre regard impatient sur les soldats, et tous s’empressèrent de se retirer, laissant à terre le derviche, qui paraissait hors d’état de se remuer. Un instant après tout fut aussi calme qu’avant l’arrivée du santon.


CHAPITRE XXI.

L’ASSASSIN.


Le meurtre hideux, averti par le hurlement du loup qui fait sentinelle, avance à pas furtifs et pressés comme le ravisseur Tarquin, et s’achemine vers son but, semblable à un fantôme.
Shakspeare. Macbeth.


Pendant l’espace d’un quart d’heure, ou plus, après l’incident que nous venons de raconter, tout resta parfaitement tranquille devant l’habitation royale. Le roi continua de lire et de rêver à l’entrée du pavillon. Derrière lui, et toujours dans la même position, l’esclave nubien s’occupait encore à polir le large bouclier. Au dehors, à cent pas environ de distance, les soldats de la garde se tenaient debout ou couchés sur l’herbe, tout à leurs jeux, mais jouant en silence ; tandis que sur l’esplanade qui les séparait de l’entrée de la tente était étendu, semblable à un paquet de chiffons, le corps sans mouvement du marabout.

Mais le Nubien tenait un miroir ; car le bouclier qu’il avait nettoyé avec tant de soin était devenu d’un parfait poli, et il réfléchissait tous les objets du dehors à sa surface. Ce fut avec terreur et surprise que le noir y aperçut le marabout soulevant doucement la tête pour regarder autour de lui, avec une précaution incompatible avec son état d’ivresse. Il reposa sa tête à terre immédiatement après s’être assuré que personne ne l’observait, et se mit, par un mouvement presque imperceptible, et qu’on aurait pu croire involontaire, à se rapprocher et à se traîner de plus en plus près de la tente du roi, ayant soin de s’arrêter et de rester immobile par intervalles, comme l’araignée qui, tout en s’avançant vers son but, tombe quelquefois dans un état d’insensibilité complète, quand elle croit être observée. Cette manœuvre parut suspecte à l’Éthiopien ; il se tint sur ses gardes, et se prépara à se montrer à l’instant où cela pourrait devenir nécessaire.

Le marabout cependant continuait à ramper par degrés insensibles, comme un serpent, ou plutôt comme un limaçon. Enfin étant arrivé à dix pas environ de la personne de Richard, il sauta sur ses pieds, et s’élançant en bondissant comme un tigre, fut derrière le roi en un moment, et brandit en l’air un poignard qu’il avait caché dans sa manche. La présence de toute son armée n’aurait pu sauver l’héroïque monarque, mais les mouvements du Nubien avaient été aussi bien calculés que ceux du santon ; avant que ce dernier pût frapper, l’esclave le saisit fortement par le bras. Alors, rejetant sa rage fanatique sur celui qui venait de s’interposer d’une manière si imprévue entre lui et sa victime, le Charégite, car c’était lui, porta au Nubien un coup de poignard qui ne fit qu’effleurer le bras, et n’empêcha point l’Éthiopien de renverser l’assassin par terre. À cet instant, Richard, s’apercevant de ce qui se passait, se leva, et sans témoigner ni surprise ni colère, ni même plus d’intérêt qu’un homme ordinaire n’en montrerait en chassant et écrasant une abeille importune, il se saisit du siège sur lequel il était assis, et s’écria seulement : « Ah, chien ! » il brisa le crâne de l’assassin qui s’écria deux fois, la première d’une voix élevée, la seconde d’un ton entrecoupé : « Allah ackbar ! (Dieu est vainqueur !) » et il expira aux pieds du roi.

« Vous êtes de soigneuses sentinelles, » dit le roi à ses archers d’un ton de reproche et de mépris ; car, attirés par cette scène, ils s’étaient élancés devant la tente avec tumulte et confusion ; « vous êtes de vigilantes sentinelles, de me laisser faire par mes mains l’office du bourreau ! Taisez-vous tous, et cessez vos clameurs insensées ; n’avez-vous jamais vu un Turc mort ? Écoutez, jetez-moi cette charogne hors du camp, séparez la tête du corps, piquez-la au bout d’une lance, en ayant soin de tourner le visage du côté de le Mecque, afin qu’il lui soit plus facile de dire à l’infâme imposteur qui lui inspira ce dessein comment il a rempli sa mission. Quant à toi, mon noir et silencieux ami, » ajouta-t-il en se tournant vers l’Éthiopien ; « mais qu’est ceci ? tu es blessé, et par une arme empoisonnée, je gage, car au moyen d’un coup si faible, un animal aussi chétif que celui-là n’aurait pu guère espérer que d’érafler la peau du lion. Que l’un de vous suce le poison de sa blessure : le venin est sans pouvoir sur les lèvres qui le recueillent, quoique mortel quand il se mêle au sang. »

Les soldats se regardèrent entre eux avec embarras et hésitation ; la crainte d’un danger de ce genre s’étant emparé de ceux qui n’en craignaient pas d’autres.

« Eh quoi ! drôles, continua le roi, êtes-vous si délicats, ou est-ce la crainte de la mort qui vous fait tarder ainsi ?

— Non pas de la mort d’un homme, » dit Long-Allen, que le roi avait regardé en parlant ; « mais il me semble que je n’aimerais pas mourir comme un rat empoisonné pour l’amour de cet animal noir qu’on vend et qu’on achète au marché.

— Sa Grâce parle de sucer du poison, murmura un autre soldat, comme s’il disait d’avaler une groseille.

— Assurément, dit Richard, je n’ai jamais rien ordonné à un homme que je ne fusse prêt à faire moi-même. »

Et sans plus de cérémonie, en dépit des représentations de tous ceux qui l’entouraient et de la respectueuse opposition du Nubien lui-même, le roi d’Angleterre appliqua ses lèvres à la blessure de l’esclave noir, traitant d’absurdes toutes les remontrances et surmontant toute résistance. Il n’eut pas plus tôt suspendu, pour respirer, cette singulière occupation, que le Nubien se recula, et jetant une écharpe sur son bras, il déclara par des gestes qui indiquaient une résolution ferme, mais respectueuse, qu’il ne consentirait plus à ce que le monarque renouvelât une aussi humble opération. Long-Allen intervint aussi, en disant que, pour empêcher le roi de continuer, ses lèvres, sa langue et ses dents étaient au service du noiraud (c’est ainsi qu’il appelait l’Éthiopien), et qu’il l’avalerait tout entier avant de souffrir que Richard en approchât de nouveau les lèvres.

Neville, qui entra avec d’autres officiers, joignit ses représentations à celles des autres.

« Allons, allons, ne faites pas tant de bruit pour un lièvre que les chiens ont perdu, ou au sujet d’un danger qui est passé, dit le roi ! cette blessure ne sera rien, car le sang en sort à peine. Un chat en colère aurait fait une égratignure plus profonde ; et quant à moi, je n’ai qu’à prendre une dragme d’orviétan par forme de précaution, quoique ce soit inutile. »

Ainsi parla Richard, un peu honteux peut-être de sa condescendance, quoiqu’elle eût été inspirée par l’humanité et la reconnaissance. Mais quand Neville voulut continuer de lui représenter le danger auquel il venait d’exposer sa personne royale, le roi lui imposa silence.

« Paix ! je t’en prie… n’en parlons pas davantage ; je n’ai eu d’autre intention que de montrer à ces drôles, aussi pleins de préjugés que d’ignorance, comment ils pourraient se secourir les uns les autres quand ces lâches esclaves se servent contre nous de lames et de dards empoisonnés ; mais, ajouta-t-il, emmène le Nubien dans ton quartier, Neville… J’ai changé d’avis à son sujet… Qu’on ait bien soin de lui ; mais écoute un mot à l’oreille, veille à ce qu’il ne s’évade pas, il n’est pas ce qu’il paraît être… Qu’il jouisse de sa liberté cependant, pourvu qu’il ne sorte pas du camp… Et quant à vous, boule-dogues anglais, avaleurs de bœuf et de vin, retournez à votre poste, et ayez soin de le garder avec un peu plus de vigilance. Ne vous croyez pas encore en Angleterre, où l’on y va de franc jeu, où l’on s’avertit avant de se frapper, et où l’on se donne une poignée de main avant de se couper la gorge. Le danger, dans notre pays, se montre ouvertement l’épée nue, et défie en face l’ennemi qu’il veut assaillir. Mais ici il jette son défi avec un gant de soie au lieu d’un gantelet de fer, vous coupe la gorge avec une plume de colombe, vous frappe avec une épingle d’or, ou vous étrangle avec le lacet qui serre le corset d’une dame… Allez, tenez vos yeux ouverts et vos bouches closes, buvez moins et regardez avec plus d’attention autour de vous, ou je mettrai vos larges estomacs à un régime qui paraîtrait dur même à un frugal Écossais. »

Les soldats abattus et mortifiés allèrent reprendre leur poste. Neville voulut alors représenter à son maître le danger de pardonner si facilement leur négligence, et la nécessité d’un exemple dans un cas aussi grave où ils avaient laissé un individu vraiment suspect s’approcher de sa personne à la portée du poignard… Mais Richard l’interrompit en disant : « Ne me parle pas de cela, Neville ; voudrais-tu que je me montrasse plus sévère pour un danger frivole dont ma personne a pu être menacée, que je ne l’ai été sur la perte de la bannière d’Angleterre ? elle a été volée, volée par un brigand, et sans qu’une goutte de sang ait été répandue… Mon ami noir, tu es, à ce que me mande l’illustre Soudan, habile à expliquer des mystères ; je te donnerai ton pesant d’or, si tu réussis à en pénétrer un encore plus noir que toi, par un moyen quelconque, et si tu parviens à me découvrir le traître qui a fait cet outrage à mon honneur. »

Le muet parut vouloir parler, mais il ne proféra que ces sons inarticulés que font entendre ceux qui sont dans sa triste situation ; puis il croisa les bras, fixa sur le roi un œil plein d’intelligence, et fit un signe affirmatif en réponse à sa question.

« Comment ! » dit Richard plein de joie et d’impatience, « te charges-tu d’éclaircir cette affaire ? »

Le Nubien répéta le même signe.

« Mais comment nous entendrons-nous mutuellement ? Sais-tu écrire, mon ami ? »

L’esclave fit encore un signe affirmatif.

« Donnez-lui tout ce qu’il faut pour écrire ; on trouvait tout cela plus facilement dans la tente de mon père que dans la mienne. Cependant il doit y avoir des plumes et de l’encre quelque part, pourvu que ce climat brûlant n’ait pas séché notre encre… Sur ma foi, cet homme est un beau joyau, un diamant noir, Neville.

— Sous votre bon plaisir, mon souverain, répliqua Neville, si j’ose dire mon humble opinion, il est dangereux d’avoir affaire à ces sortes de gens ; cet homme est probablement un sorcier, et les sorciers ont des rapports avec l’ennemi qui a le plus d’intérêt à semer l’ivraie parmi le blé, à faire naître les discussions dans nos conseils et à…

— Paix ! Neville, dit Richard ; vous pouvez rappeler vos chiens du Nord quand ils sont sur la trace du daim, et vous flatter de les faire retourner en arrière ; mais ne croyez pas pouvoir arrêter un Plantagenet quand il a la perspective de venger son honneur. »

L’esclave qui, pendant cette discussion, s’était occupé à écrire d’une manière qui prouvait son habileté dans cet art, se leva alors, et pressant son écrit contre son front, il se prosterna, comme il était d’usage, avant de le remettre aux mains du roi. Cet écrit était en français, quoique jusque-là Richard lui eût parlé en langue franque.

« À Richard, l’invincible et victorieux roi d’Angleterre, de la part du plus humble de ses esclaves : les mystères sont des boîtes fermées par le ciel ; mais la sagesse peut deviner le ressort de la serrure. Si votre esclave était placé dans un lieu où il pût voir passer les chefs de l’armée l’un après l’autre, ne doutez pas que l’iniquité ne devienne manifeste, fût-elle maintenant cachée sous sept voiles, pourvu que l’auteur de l’outrage se trouve parmi eux.

— Par saint George ! s’écria le roi, tu as parlé on ne peut plus à propos ! Neville, tu sais que nous rassemblons nos troupes demain, et que les princes sont convenus qu’en expiation de l’outrage fait à la bannière d’Angleterre les chefs de l’armée défileraient devant notre nouvel étendard flottant sur le mont Saint-George, et le salueraient avec toutes les formes du respect. Crois-moi, le traître n’osera pas s’absenter dans une réparation si solennelle, de peur que son absence elle-même ne soit un motif de soupçon ; là tu placeras notre conseiller noir ; et si son art peut découvrir le perfide, c’est moi qui me charge du reste.

— Mon roi, » dit Neville avec la franchise d’un baron anglais ; « prenez garde à ce que vous allez faire. La concorde vient d’être rétablie d’une manière imprévue dans notre sainte ligue ; voulez-vous, sur les indications d’un esclave nègre, déchirer des blessures si fraîchement fermées ? ou voulez-vous que cette procession, qu’on a destinée à servir de réparation à votre honneur et à ramener l’union parmi les princes divisés, serve à faire naître de nouveaux motifs de discorde, ou à faire revivre d’anciennes querelles ? Je ne crois pas me servir de termes trop forts en disant que ce serait violer vous-même la déclaration que Votre Grâce a faite au conseil assemblé de la croisade.

— Neville, » dit le roi en l’interrompant d’un ton sévère, « ton zèle te rend présomptueux et t’entraîne à l’oublier ; je n’ai jamais promis de m’abstenir de prendre des mesures pour découvrir l’infâme auteur de l’outrage fait à mon honneur : loin de faire cette promesse, je renoncerais plutôt à mon royaume, à la vie ; toutes mes déclarations ont été faites à cette condition positive et indispensable. Seulement si le duc d’Autriche se fût avancé pour avouer avec le courage d’un homme qu’il était l’auteur de cet outrage, j’offrais pour l’amour de la chrétienté de le lui pardonner.

— Mais, » continua le baron en insistant, « quelle apparence que cet esclave, ce jongleur de Saladin ne se joue pas de Votre Grâce ?

— Paix ! Neville ; tu te crois bien sage, et tu n’es qu’un fou. Souviens-toi de la recommandation que je t’ai faite au sujet de cet homme. Il y a en lui quelque chose que ton esprit westmorelandais ne peut pénétrer. Et toi, mon ami le muet, prépare-toi à accomplir l’œuvre à laquelle tu t’es engagé, et, par la parole d’un roi, tu choisiras toi-même ta récompense. Mais voyons, il écrit encore. »

Le muet effectivement écrivit et remit au roi, avec les mêmes cérémonies qu’auparavant, un morceau de papier contenant ces mots : « La volonté du roi est la loi de son esclave, et il ne convient pas à l’esclave de demander un guerdon pour accomplir son devoir. »

— Guerdon et devoir ! » dit le roi en interrompant sa lecture, et s’adressant à Neville en anglais, appuyant sur ces mots avec quelque emphase : « Ces Orientaux, ajouta-t-il, ont gagné à leurs relations avec les croisés… Ils acquièrent le langage de la chevalerie… Et voyez, Neville, comme cet homme paraît troublé ! si ce n’était à cause de sa couleur, on s’apercevrait qu’il rougit… Il ne me paraîtrait pas étrange qu’il entendît ce que je dis. Il ne faut se fier à eux en aucune langue.

— Le pauvre esclave ne peut supporter les yeux de Votre Majesté, dit Neville, ce n’est pas autre chose.

— Voilà qui est bien, » poursuivit le roi en frappant du doigt le papier dont il continuait la lecture : « cet écrit téméraire nous apprend que notre fidèle muet est chargé par Saladin d’un message pour lady Édith Plantagenet, et demande les moyens de le lui remettre. Que penses-tu d’une si humble requête, Neville ?

— Je ne sais, répondit Neville, comment Votre Grâce prendra cette liberté, mais je ne répondrais pas du cou du messager qui irait porter une telle requête au soudan de la part de Votre Majesté.

— Grâces au ciel, dit Richard, je ne convoite aucune de ces beautés brûlées par le soleil ; et quant à punir cet homme parce qu’il exécute l’ordre de son maître, et cela au moment où il vient de me sauver la vie, il me semble que ce serait là une justice un peu trop sévère. Je vais t’apprendre un secret, Neville, car quoique nous ayons pour témoin ce noir, tu sais bien qu’il ne pourrait le répéter, quand même il le voudrait… Je te dirai donc que depuis quinze jours je suis sous l’influence d’un charme étrange, et je voudrais bien être désenchanté… Quelqu’un ne m’a pas plus tôt rendu service, que voilà tout-à-coup qu’il en détruit tout le mérite par quelque grave injure ; et d’une autre part, celui qui a mérité que je le condamne à la mort pour quelque trahison ou quelque outrage, se trouve être précisément une personne qui m’aura rendu quelque service éminent qui impose à mon honneur l’obligation de lui faire grâce… De cette manière tu vois que je suis privé de la plus grande partie de mes attributions royales, ne pouvant ni punir ni récompenser. Jusqu’à ce que l’influence de cet astre défavorable soit passée, je m’abstiendrai de rien dire sur la requête de ce noir, excepté qu’elle est d’une hardiesse peu commune, et que le meilleur moyen qu’il ait de trouver grâce à nos yeux est de tâcher de réussir dans la découverte qu’il a promis d’effectuer… En attendant, Neville, surveille-le toi-même, et qu’il soit honorablement traité… Et écoute encore, » ajouta-t-il tout bas, « cherche-moi cet ermite d’Engaddi, et amène-le-moi aussi : que ce soit un saint, un sauvage, un sage ou un fou, je veux lui parler secrètement. »

Neville se retira, sortit de la tente royale, faisant signe au Nubien de le suivre, fort surpris de ce qu’il avait vu et entendu, et surtout de la conduite peu ordinaire du roi. Rien n’était en général plus aisé que de découvrir le cours que prenaient les idées et les sensations de Richard, quoiqu’il fût dans certains cas assez difficile d’en calculer la durée. Mais dans cette occasion il y avait tant de contrainte et de mystère dans sa manière d’être, qu’il n’était pas facile de deviner si c’était le mécontentement ou la bienveillance qui dominait son esprit à l’égard de son nouveau serviteur ; et de quelle nature étaient les regards qu’il lançait sur lui de temps en temps. Le service que le roi s’était empressé de rendre au Nubien pour prévenir le danger qui aurait pu résulter de sa blessure pouvait balancer celui que l’esclave avait rendu au monarque en détournant le coup de l’assassin ; mais on aurait dit qu’il existait entre eux un compte plus ancien, et que le monarque, incertain de savoir si, tout calculé, il serait le débiteur ou le créancier, avait pris en attendant une attitude neutre qui pouvait s’accorder avec l’un ou l’autre cas. Quant au Nubien, de quelque manière qu’il eût acquis la connaissance des langues de l’Europe, le baron resta convaincu que celle d’Angleterre du moins lui était étrangère ; car, l’ayant examiné avec soin pendant la dernière partie de l’entrevue, il lui semblait impossible que quelqu’un qui aurait entendu une conversation dont il était lui-même le sujet, pût y paraître insensible à ce point.


CHAPITRE XXII.

DÉPART DU CAMP.


Qui est là ? Approchez… c’est bien bon de votre part ! c’est mon savant médecin, c’est un ami.
Crabbe. Sir Eustache Grey.


Nous sommes obligés de faire rétrograder notre narration et de la rapporter à une époque un peu antérieure aux derniers événements que nous venons de raconter, c’est-à-dire au moment où, comme le lecteur se le rappellera, le malheureux chevalier du Léopard fut donné au médecin arabe par le roi Richard, plutôt comme un esclave qu’autrement, et fut exilé du camp des croisés où il s’était si souvent distingué d’une manière brillante. Il suivit son nouveau maître, car tel est le nom que nous devons maintenant donner au Hakim, sous les tentes maures qui contenaient la suite et les bagages du médecin, avec la stupéfaction d’un homme qui, tombé du sommet d’un précipice, et à peine échappé à la mort d’une manière inattendue, n’a que tout juste la force de se traîner hors du lieu fatal, sans avoir la faculté de sentir toute l’étendue du mal qu’il a souffert. Arrivé à la tente, il se jeta sans dire un mot sur une couche couverte d’une peau de buffle que son conducteur lui indiqua, et cachant sa figure dans ses mains il gémit et sanglota comme si son cœur allait se briser. Le médecin l’entendit en donnant l’ordre à ses nombreux domestiques de tout préparer pour partir le lendemain avant le point du jour, et, touché de compassion, il s’interrompit, et vint s’asseoir les jambes croisées auprès de la couche, pour lui offrir des consolations à la manière orientale.

« Mon ami, dit-il, ayez bon courage ; car, comme dit le poète, il vaut mieux pour un homme être le serviteur d’un bon maître que l’esclave de ses passions déréglées. Je le répète, ayez bon courage, et songez que si Ysouf ben Yagoub[25] a été vendu par ses frères à Pharaon, roi d’Égypte, votre roi vous a donné à un homme qui sera pour vous un frère. »

Sir Kenneth fit un effort pour remercier le Hakim ; mais son cœur était trop plein, et les sons confus qui accompagnèrent ses tentatives infructueuses pour parler, engagèrent le bon médecin à cesser ses consolations prématurées. Il laissa son nouveau serviteur, ou son hôte, se livrer sans contrainte à ses chagrins ; et ayant ordonné tous les préparatifs nécessaires pour leur départ du matin, il s’assit sur le tapis de la tente et prit un léger repas. Après qu’il eut satisfait à ce besoin, les mêmes mets furent offerts au chevalier écossais ; mais quoique les esclaves lui fissent entendre que la journée du lendemain serait fort avancée avant qu’ils pussent faire halte pour se rafraîchir, sir Kenneth ne put vaincre la répugnance que lui causait toute nourriture, et on ne put le décider à rien prendre qu’un verre d’eau fraîche.

Le médecin arabe avait depuis long-temps fait ses dévotions ordinaires, et s’était livré au repos, que l’Écossais avait encore les yeux ouverts, et le sommeil ne s’était pas encore emparé de lui à l’heure de minuit, quand un mouvement eut lieu parmi les domestiques ; ce mouvement, bien qu’il ne fût accompagné d’aucune parole et de très peu de bruit, lui fit comprendre qu’on chargeait les chameaux et qu’on se préparait au départ. Dans le cours de ces préparatifs le dernier individu qui fut dérangé, le médecin excepté, fut le chevalier écossais, auquel une espèce de majordome on d’intendant de la maison vint annoncer qu’il fallait se lever. Il le fit sans rien répondre, et le suivit au clair de lune là où se tenaient les chameaux, dont la plupart étaient déjà chargés, et dont un seulement était agenouillé en attendant que sa charge fût complète.

Un peu à l’écart des chameaux étaient plusieurs chevaux tout bridés et tout sellés. Le Hakim lui-même parut bientôt et monta sur l’un d’eux avec autant d’agilité que la gravité de son caractère le permettait, puis il en désigna un autre pour être donné à sir Kenneth. Un officier anglais était présent pour les escorter à travers le camp des croisés, et pour assurer leur sûreté. Tout étant ainsi prêt pour leur départ, la tente qu’ils venaient de quitter fut enlevée avec une promptitude merveilleuse, et les poteaux qui la soutenaient, ainsi que la couverture, composèrent la charge du dernier chameau. Le médecin prononça alors d’une voix solennelle ce vers du Coran : « Que Dieu soit notre guide, et Mahomet notre protecteur dans le désert comme dans la prairie fertile ! » et toute la cavalcade se mit en route.

En traversant le camp ils furent reconnus par les différentes sentinelles qui y étaient de garde et qui les laissèrent aller en silence, ou en murmurant quelque malédiction quand ils passaient le poste de quelque croisé plus zélé. À la fin, ils laissèrent derrière eux les dernières barrières, et la troupe se disposa pour la marche avec toutes les précautions militaires. Deux ou trois cavaliers formèrent l’avant-garde, deux ou trois autres restèrent en arrière à une portée d’arbalète pour protéger les derrières, et lorsque le terrain le permettait d’autres se détachaient pour surveiller les flancs. Ils s’avancèrent dans cet ordre, tandis que sir Kenneth jeta un regard sur le camp éclairé par les rayons de la lune. Privé à la fois de son honneur et de sa liberté, il se voyait chassé bien loin de ces bannières éclatantes sous lesquelles il avait espéré obtenir un grand renom ; de ces tentes asile de la chevalerie, de la chrétienté, et de la présence d’Édith Plantagenet.

Le Hakim, qui voyageait à cheval à côté de lui, observa avec le ton solennel qui lui était ordinaire, qu’il n’était pas sage de jeter un regard en arrière quand la route était devant nous, et pendant qu’Adonebec parlait, le destrier du chevalier fit un saut si périlleux qu’il courut le risque de faire l’expérience de cette maxime.

Cet avis obligea l’Écossais à donner plus d’attention à la conduite de son coursier, qui plus d’une fois demanda le secours de la bride et du mors ; néanmoins l’allure de cet animal, qui était une jument, fut aussi vive et en même temps aussi douce qu’il était possible de le désirer.

« Les qualités de ce cheval, dit le sentencieux médecin, sont comme celles de la fortune ; car c’est au moment où son pas est le plus égal et le plus léger, que le cavalier doit se tenir le plus en garde contre une chute : de même, lorsque nous sommes au plus haut point de prospérité, notre prudence doit être active et vigilante pour prévenir le malheur. »

Un estomac rassasié repousserait un rayon de miel. On ne s’étonnera donc pas que le chevalier, accablé de malheurs et d’humiliations, éprouvât quelque impatience en voyant ses chagrins fournir à chaque instant le texte d’un proverbe ou d’une sentence, quelle que fût d’ailleurs la justesse de l’application.

« Il me semble, » dit-il avec un peu d’humeur, « que je n’avais pas besoin d’un nouvel exemple de l’instabilité de la fortune ; et j’aurais lieu de te remercier, sir Hakim, du choix de ton cheval si l’animal faisait une assez bonne chute pour nous casser le cou à tous deux. — Frère, » répondit le sage Arabe avec une imperturbable gravité, « tu parles comme ceux qui ont perdu la raison… Tu dis dans ton cœur que le sage aurait dû donner à son hôte le plus jeune cheval et le meilleur, et se réserver le plus vieux pour lui. Mais apprends que les défauts du vieux cheval peuvent être compensés par l’énergie du jeune cavalier, tandis que le plus jeune a besoin d’être modéré par la prudence et le sang-froid d’un homme mûr. »

Ainsi parla le sage ; mais sir Kenneth ne répondit rien à cette remarque qui pût prolonger la conversation ; et le médecin, fatigué de prodiguer des avis et des consolations à quelqu’un qui ne voulait pas être consolé, fit signe à l’un des gens de sa suite de s’approcher. « Hassan, dit-il, n’as-tu pas quelque chose à nous dire pour charmer les ennuis de la route ? »

Hassan, narrateur et poète de profession, se voyant ainsi appelé à exercer sa charge, poussa son cheval en avant. « Seigneur du palais de la vie, » dit-il en s’adressant au médecin, « toi devant qui l’ange Azraël déploie ses ailes et prend la fuite ; toi plus sage que Soliman ben Daoud[26] sur le cachet duquel était écrit le véritable nom de celui qui domine les esprits des éléments, fasse le ciel que, poursuivant la route de la bienfaisance, portant la guérison et l’espérance sur ton passage, ton voyage ne soit point attristé par l’ennui, faute d’un conte ou d’une chanson. Vois ton serviteur, tant qu’il sera près de toi, tu le trouveras disposé à prodiguer pour toi les trésors de sa mémoire, de même que la source épanche ses eaux le long d’un sentier pour rafraîchir le voyageur. »

Après cet exorde, Hassan éleva la voix, et commença un conte d’amant et de magie, mêlé d’exploits guerriers et orné d’abondantes citations des poètes persans avec les compositions desquels l’orateur paraissait être familier. Les gens de la suite du médecin, excepté ceux qui étaient nécessairement occupés à conduire les chameaux, s’approchèrent en foule du narrateur, et se pressèrent autour de lui, autant que le leur permit le respect qu’ils avaient pour leur maître, afin de jouir du plaisir que procurent toujours aux Orientaux ces sortes de récits.

Dans tout autre temps, malgré sa connaissance imparfaite du langage, sir Kenneth aurait pu prendre quelque intérêt à une narration qui, bien que dictée par une imagination encore plus extravagante, et faite dans des termes plus boursouflés et plus métaphoriques, avait pourtant un grand air de ressemblance avec les romans de chevalerie, alors si à la mode en Europe ; mais dans l’état de son esprit, il s’aperçut à peine qu’un homme, au centre de la cavalcade, parlait et chantait à demi-voix durant deux heures. Le conteur modulait ses intonations sur les différents caractères introduits dans son récit, et recevait en retour, tantôt de sourds murmures d’applaudissements, tantôt des expressions involontaires d’étonnement, quelquefois des soupirs et des larmes ; et d’autres fois même, ce qui était plus difficile à arracher à un auditoire de ce genre, un tribut de sourires et même de rires bruyants.

Pendant le récit, l’attention de l’exilé, tout absorbée qu’elle fût par ses profonds chagrins, fut de temps en temps réveillée par le gémissement sourd d’un chien attaché dans une cage d’osier suspendue sur un des chameaux, et qu’en chasseur expérimenté il n’eut pas de peine à reconnaître pour celui de son fidèle lévrier… Il pensa que cet animal sentait son maître auprès de lui, et implorait son secours à sa manière pour être rendu à la liberté.

« Hélas ! pauvre Roswall, » se dit-il en lui-même, « tu invoques l’assistance et la pitié d’un être dont l’esclavage est encore plus sévère que le tien… Je ne ferai pas semblant de t’entendre, et je ne répondrai point à tes plaintes, puisque ce serait augmenter encore l’amertume de notre séparation. »

Ainsi se passèrent les heures de la nuit et l’espace de cette aurore sombre et vaporeuse qui est le crépuscule d’un matin de la Syrie. Mais quand la première ligne du disque du soleil commença à se lever au dessus de l’horizon perpendiculaire, et quand son premier rayon jaillit et vint faire étinceler chaque goutte de rosée sur la surface du désert que les voyageurs venaient d’atteindre, la voix sonore d’El Hakim lui-même couvrit et interrompit tout d’un coup le récit du narrateur, en faisant retentir les sables de l’appel solennel que les muezzins font chaque jour d’une voix retentissante au minaret de chaque mosquée :

« À la prière ! à la prière ! Dieu est le seul Dieu ! À la prière ! Mahomet est le prophète de Dieu ! À la prière ! à la prière ! le temps fuit et vous échappe ! À la prière, à la prière ! le jour du jugement s’approche ! »

En un moment chaque musulman fut en bas de son cheval ; et tournant son visage vers la Mecque, fit avec le sable le mouvement imitatif de ces ablutions qu’ils étaient obligés en tout autre cas de faire avec de l’eau, tandis que chaque individu, par une courte mais fervente prière, se recommanda à la protection de Dieu et du Prophète, et en implora le pardon de ses péchés.

Sir Kenneth lui-même, quoique sa raison et ses préjugés fussent également révoltés de voir ses compagnons se livrer à ce qu’il regardait comme un acte d’idolâtrie, ne put s’empêcher de respecter la sincérité de leur ferveur, et d’être excité par leur zèle à adresser au ciel des supplications dans une forme plus pure. Cependant il se demandait quel nouveau sentiment pouvait le porter à se joindre par la prière, quoique avec un mode d’invocation différent, à ces mêmes Sarrasins dont il avait considéré le culte comme souillant la terre où s’étaient accomplis de si grands miracles, et où l’étoile de la rédemption avait paru.

Cet acte de dévotion néanmoins, accompli dans une si étrange société, partait du sentiment naturel qu’il avait de ses devoirs religieux, et sir Kenneth en ressentit bientôt l’effet ; son esprit recouvra le calme qui lui avait été enlevé par une suite si rapide de malheurs. La sincère et fervente approche d’un chrétien vers le trône de la Divinité lui donne sans doute la plus efficace leçon de patience dans les afflictions, car comment pourrions-nous supplier la Providence, tandis que nous l’insultons par nos murmures ? Ou comment, après avoir reconnu par nos prières la vanité et le néant des intérêts temporels en comparaison de ceux de l’éternité, aurions-nous l’espoir d’abuser celui qui sonde les cœurs, en laissant le monde et ses passions reprendre immédiatement leur empire sur notre âme ? Sir Kenneth était trop réellement pieux pour être aussi inconséquent : il se sentit consolé et fortifié ; mieux préparé enfin à se soumettre à sa destinée.

Cependant les Sarrasins étaient remontés à cheval et continuaient leur route… Le narrateur Hassan avait repris le fil de son récit ; mais il n’était plus écouté par des auditeurs aussi attentifs. Un cavalier, qui avait gravi une élévation de terrain à droite de la petite colonne, était revenu au grand galop vers le Hakim, et lui avait fait quelque communication ; quatre ou cinq autres cavaliers avaient alors été dépêchés en avant, et la petite troupe, qui était composée de vingt ou trente personnes, commença à les suivre des yeux comme si leurs gestes, leurs mouvements avancés ou rétrogrades, devaient être des signes de bon ou mauvais augure. Hassan, voyant qu’on ne lui prêtait plus d’attention, et remarquant lui-même ces symptômes alarmants, suspendit son récit, et la marche se continua dans un silence qui n’était troublé que lorsque un conducteur de chameau interpellait le patient animal commis à ses soins ou que quelqu’un des gens de Hakim parlait à bas son voisin d’un ton précipité et qui annonçait de l’inquiétude.

Cette incertitude dura jusqu’à ce qu’ils eussent tourné un groupe de collines de sable qui cachaient aux regards du corps de la troupe l’objet qui avait causé tant d’alarmes aux vedettes. Sir Kenneth put alors apercevoir, à la distance d’un mille ou un peu plus, une masse noire s’avançant rapidement sur la surface du désert, et son œil expérimenté eut bientôt reconnu un détachement de cavalerie qui leur était supérieur en nombre ; d’après les reflets brillants et nombreux qui effaçaient presque les rayons du soleil levant, il était évident que c’était des Européens couverts de leurs armures.

Les regards inquiets que les cavaliers d’El Hakim jetèrent alors sur leur chef semblaient indiquer les plus vives craintes ; mais celui-ci, avec une gravité aussi solennelle que lorsqu’il appelait ses gens à la prière, détacha deux de ses cavaliers les mieux montés, avec l’ordre de s’approcher aussi près que la prudence le permettait de ces voyageurs du désert, de connaître exactement leur nombre, et, s’il était possible, leur but. L’approche du danger, ou de ce qu’on redoutait comme tel, produisit l’effet d’une potion stimulante sur quelqu’un qui est dans un état d’apathie, et rappela sir Kenneth à lui-même et à sa situation.

« Qu’avez-vous à craindre de ces cavaliers chrétiens, car ils me paraissent être tels ? dit-il à Hakim.

— Craindre ! » répéta El Hakini d’un ton de mépris. « Le sage ne craint que le ciel… Mais on attend toujours des méchants tout le mal qu’ils peuvent faire.

— Ce sont des chrétiens, dit sir Kenneth, et nous sommes en temps de trêve… Pourquoi croiriez-vous à une violation de la paix ?

— Ce sont les prêtres-soldats du Temple, répondit El Hakim, dont le vœu est de ne connaître ni foi ni trêve avec les adorateurs d’Islam. Puisse le Prophète les détruire jusqu’à la racine avec leurs branches et leurs rejetons ! Leur paix n’est que guerre, leur parole une perfidie. Les autres ennemis de la Palestine ont leurs moments de courtoisie. Le lion Richard épargne ceux qu’il a vaincus… L’aigle Philippe ferme ses ailes quand il a abattu sa proie… L’ours autrichien lui-même s’endort quand il est rassasié ; mais cette horde de loups toujours affamés ne connaît ni relâche ni satiété dans ses rapines. Ne voyez-vous pas qu’ils détachent une petite troupe de leur corps principal, et qu’ils prennent la route de l’est ?… Ce sont leurs pages et leurs écuyers, initiés comme les maîtres dans ces infâmes mystères, et que ceux-ci envoient, comme plus légèrement montés, pour nous empêcher d’arriver à la source où nous devons nous rafraîchir… Mais ils seront frustrés dans leur attente… Je connais la guerre du désert encore mieux qu’eux. »

Il dit quelques paroles à son principal officier, et l’expression de ses traits et de ses manières changeant tout-à-coup, au calme solennel d’un sage d’Orient, plus accoutumé à méditer qu’à agir, succéda le maintien fier et résolu d’un brave soldat dont l’énergie est excitée par l’approche d’un danger qu’il prévoit et qu’il méprise.

Aux yeux de sir Kenneth, la crise qui se préparait avait un tout autre aspect, et lorsque Adonebec lui dit : « Il faut que tu restes attaché à mes côtés, » il répondit par une ferme négation.

« Là-bas, dit-il, sont mes compagnons d’armes… ceux avec lesquels j’ai juré de combattre ou de mourir… Sur leur étendard brille le signe de notre bienheureuse rédemption… Je ne puis pas fuir devant la croix avec les adorateurs du croissant.

— Insensé ! reprit El Hakim, leur première action serait de te condamner à mort, ne fût-ce que pour cacher leur violation de la trêve.

— Il faut que j’en coure le risque, répondit sir Kenneth ; mais je ne porterai pas les fers des infidèles quand je pourrai m’en affranchir.

— En ce cas je te forcerai de me suivre, dit El Hakim.

— Me forcer ! » s’écria Kenneth avec colère ; « si tu n’étais pas mon bienfaiteur, ou du moins si tu ne t’étais montré disposé à l’être, et si je ne devais à ta confiance la liberté de ces mains que tu aurais pu charger de fers, je te montrerais que, tout désarmé que je suis, employer la force avec moi n’est pas chose facile.

— Assez, assez, dit le médecin arabe, nous perdons du temps au moment où il devient précieux. »

À ces mots il éleva son bras en l’air, et poussa un cri fort et aigu qui servit de signal à toute sa suite, qui se dispersa à l’instant sur la surface du désert, de même qu’un chapelet de perles dont le fil est rompu. Sir Kenneth n’eut pas le temps de remarquer ce qui s’ensuivit, car le Hakim saisit les rênes de son cheval ; et excitant l’ardeur du sien propre, il les fit partir tous deux avec la promptitude de l’éclair, et avec une telle rapidité, que le chevalier écossais en perdit presque la faculté de respirer, ce qui le mit dans l’incapacité absolue, lors même qu’il l’eût désiré, d’arrêter la course de son guide. Quelque habileté en équitation qu’eût sir Kenneth dès sa tendre jeunesse, le cheval le plus rapide qu’il eût jamais monté était une tortue en comparaison de ceux de l’Arabe. Les sables s’effaçaient sous leurs pieds ; ils semblaient dévorer le désert devant eux ; les milles disparaissaient avec les minutes, et cependant leur vigueur ne semblait pas décliner, et leur respiration était la même que lorsqu’ils avaient commencé cette course étonnante. Leur mouvement, aussi facile qu’il était rapide, ressemblait plus au vol qui traverse l’air qu’à une course sur terre, et n’était accompagné d’aucune sensation désagréable, excepté l’effroi qu’éprouve naturellement celui qui se sent emporter avec une aussi inconcevable rapidité, et la difficulté de respirer, occasionnée par la vélocité avec laquelle il traversait l’air.

Il y avait plus d’une heure que durait ce mouvement effrayant, et ils avaient laissé toute poursuite humaine bien loin derrière eux, quand le Hakim ralentit sa course, et ayant modéré le pas de ses chevaux qui reprirent le galop, il commença d’une voix aussi calme que s’il venait de marcher d’un pas ordinaire, à vanter à l’Écossais l’excellence de ses coursiers ; celui-ci hors d’haleine, à demi aveuglé, à moitié sourd et tout-à-fait étourdi par la promptitude de cette singulière course, comprenait à peine les paroles que son compagnon prononçait avec tant d’aisance.

« Ces chevaux, disait le médecin, sont de la race que l’on appelle ailée, et à laquelle aucune n’est égale en rapidité, excepté le Borack du Prophète. Ils sont nourris avec l’orge dorée du Yémen, mêlée d’épices et d’une petite quantité de chair de mouton séchée. Des rois ont donné des provinces pour les posséder ; et leur vieillesse est aussi active que leur jeune âge. Toi, nazaréen, tu es le premier qui, sans faire partie des vrais croyants, ait pressé les flancs d’un de ces nobles animaux dont le Prophète fit don lui-même au bienheureux Ali, si justement surnommé son parent et son lieutenant. La main du temps passe si légèrement sur ces généreux coursiers, que la jument que tu montes à présent a vu s’écouler cinq fois cinq ans, et cependant elle conserve sa rapidité et sa vigueur primitives ; seulement l’aide d’une bride maniée par une main plus expérimentée que la tienne est devenue nécessaire pour la diriger dans la carrière. Béni soit le Prophète qui a donné aux vrais croyants le moyen d’avancer et de se retirer, tandis que leurs ennemis, revêtus du fer, succombent sous leur propre poids ! Comme les chevaux de ces chiens de templiers ont dû souffler et haleter après s’être enfoncés dans le désert jusqu’au dessus du fanon, pendant la vingtième partie de l’espace que ces braves coursiers ont parcouru, sans que leur respiration devînt pénible, sans qu’une goutte de sueur mouillât leur robe lisse et veloutée ! »

Le chevalier écossais, qui avait commencé à reprendre la faculté de respirer et d’écouter, ne put s’empêcher de reconnaître intérieurement l’avantage que ces chevaux, aussi propres à l’attaque qu’à la fuite, et si admirablement constitués pour parcourir les déserts plats et sablonneux de l’Arabie et de la Syrie, donnaient aux guerriers orientaux. Mais il ne voulait pas augmenter l’orgueil du musulman en convenant de cette supériorité ; il laissa donc tomber la conversation, et, regardant autour de lui, il put, au pas modéré dont ils marchaient alors, distinguer qu’il était dans un pays qui ne lui était pas inconnu.

Les bords désolés et les eaux stagnantes de la mer Morte, la chaîne de montagnes raboteuses et escarpées qui s’élevaient à gauche, le petit groupe de palmiers qui formait le seul point de verdure sur le sein de ce vaste désert, tous ces objets qu’il n’était pas possible d’oublier après les avoir vus une fois, annoncèrent à sir Kenneth qu’il approchait de la fontaine appelée le Diamant du désert, qui avait été le théâtre de son entrevue, dans une circonstance différente, avec l’émir sarrasin, Sheerkohf ou Ilderim. Quelques minutes après, ils arrêtèrent leurs coursiers auprès de la fontaine, et le Hakim engagea sir Kenneth à descendre de cheval, et à se reposer dans un lieu de sécurité. Ils débridèrent leurs coursiers, et Adonebec observa qu’il était inutile de s’en occuper davantage, puisque les mieux montés de ses esclaves ne tarderaient pas à les joindre, et en prendraient le soin nécessaire.

« En attendant, » dit-il en plaçant sur l’herbe quelques aliments, « bois et mange, et ne te décourage pas. La fortune peut élever ou abaisser l’homme vulgaire, mais le sage et le soldat doivent avoir une âme capable de braver son pouvoir. »

Le chevalier écossais tâcha de témoigner sa reconnaissance en se montrant docile ; mais, quoiqu’il s’efforçât de manger par complaisance, le contraste violent de sa situation actuelle avec celle où il était lors de son passage dans le même lieu, comme envoyé des princes et vainqueur d’un combat singulier, ce contraste remplissait de nuages son esprit ; d’ailleurs le jeûne, la fatigue et le chagrin triomphaient de ses facultés physiques. El Hakim examina le mouvement pressé de son pouls, ses yeux rouges et enflammés, sa main brûlante, et sa respiration oppressée.

« L’esprit, dit-il, acquiert plus de sagesse par les veilles ; mais le corps, son frère, composé de matériaux plus grossiers, a besoin de repos pour se soutenir. Il faut que tu dormes ; et, afin que ton sommeil soit rafraîchissant, tu prendras un breuvage mêlé de cet élixir. »

Il tira de son sein un petit flacon de cristal revêtu d’un tissu de filigrane d’argent, et versa dans une petite coupe d’or une faible quantité d’un liquide de couleur foncée.

« Voilà, dit-il, une de ces productions qu’Allah a envoyées sur la terre pour notre bien, quoique la faiblesse et la méchanceté de l’homme en aient quelquefois abusé pour se livrer à des œuvres maudites. Elle a autant que le vin des nazaréens la faculté de fermer l’œil fatigué d’insomnie, et de soulager l’estomac épuisé d’un fardeau trop pesant ; mais lorsque l’homme l’emploie pour la satisfaction de ses passions, et qu’il la fait servir à ses débauches, elle agite les nerfs, détruit les forces, affaiblit la raison et mine la vie. Cependant ne crains pas d’avoir recours à sa vertu au moment du besoin ; car le sage se chauffe avec le même tison qui ne servirait au fou qu’à incendier sa tente.

— J’ai trop vu les effets de ton art, sage Hakim, dit Kenneth, pour contester ton avis ; » et, après avoir avalé le narcotique mêlé avec un peu d’eau de la fontaine, l’Écossais s’enveloppa dans le manteau arabe qu’on avait attaché au pommeau de sa selle ; et, suivant les conseils du médecin, il s’étendit commodément à l’ombre pour y attendre le repos. Le sommeil ne vint pas aussitôt, mais à sa place une suite de sensations douces et vagues le conduisit insensiblement à un état, où, conservant le sentiment de son identité et de sa situation, le chevalier la considérait non seulement sans crainte et sans chagrin, mais avec autant de calme que s’il eût vu l’histoire de ses malheurs représentée sur un théâtre, ou plutôt comme un esprit délivré des liens du corps regarderait les événements de sa vie passée. De cet état de repos qui allait presque à l’apathie relativement au passé, ses pensées se reportèrent vers l’avenir qui, malgré tous les nuages qui en pouvaient obscurcir la perspective, lui apparut brillant de couleurs telles que son imagination, sans stimulant factice, ne les aurait jamais revêtues, même dans son plus haut point d’exaltation. La liberté, la gloire, l’amour heureux allaient bientôt embellir la destinée du captif exilé, du chevalier déshonoré, de l’amant sans espoir, qui avait placé ses espérances de bonheur là où il ne semblait pas probable que la fortune même, dans ses caprices les plus bizarres, pût les accomplir jamais. Graduellement, son observation intellectuelle devint confuse ; ces brillantes visions s’obscurcirent comme les teintes mourantes du soleil couchant, et vinrent enfin se perdre dans un anéantissement total. Sir Kenneth resta étendu aux pieds d’El Hakim, et, sans sa forte respiration, il eût offert l’apparence d’un corps privé de vie.


CHAPITRE XXIII.

LA MÉTAMORPHOSE.


Au milieu de ces lieux sauvages, la baguette d’un enchanteur a touché cette contrée mystérieuse, et en a changé tout-à-coup la surface, et les scènes magiques qui nous entourent ressemblent aux vaines images que présentent des rêves fébriles.
Le Roman d’Astolphe.


Quand le chevalier du Léopard s’éveilla de son long et profond sommeil, il se trouva dans une situation si différente de celle dans laquelle il s’était endormi, qu’il se demanda s’il n’était point sous l’influence d’un rêve, ou si la scène n’avait pas été changée magiquement. Au lieu de l’herbe humide, il était couché sur un lit qui offrait un luxe plus qu’oriental ; quelque main bienfaisante l’avait dépouillé du justaucorps de chamois qu’il portait sous son armure, et y avait substitué un vêtement de nuit du plus beau lin, et une ample robe de soie. Il s’était endormi abrité par les palmiers du désert, et il se réveillait sous un riche dais de soie éclatant des plus brillantes couleurs de la Chine ; sa couche était entourée d’un léger rideau de gaze destiné à protéger son repos contre les insectes dont il avait été constamment la proie passive depuis son arrivée dans ces climats. Il regarda autour de lui pour se convaincre qu’il était réellement éveillé, et tout ce qui vint frapper ses yeux était d’accord avec la magnificence de son lit. Un bain était préparé dans une baignoire portative de bois de cèdre doublée en argent, et il exhalait les parfums dont on s’était servi pour le composer. Sur une petite table d’ébène, à côté de la couche, était un vase d’argent contenant un sorbet aussi froid que la neige, et du goût le plus exquis ; la soif occasionée par l’usage du narcotique lui fit paraître cette boisson encore plus délicieuse. Pour achever de dissiper son engourdissement, le chevalier se décida à profiter du bain, et il se sentit agréablement rafraîchi après l’avoir pris. Après s’être essuyé avec des serviettes de laine des Indes, il se préparait à reprendre ses vêtements militaires, afin d’aller voir si le monde était aussi changé au dehors qu’autour de lui. Mais il les chercha vainement ; à leur place il trouva un habit sarrasin d’une riche étoffe, avec l’épée et le poignard, le tout convenable pour un émir de distinction. Il ne put s’expliquer autrement cette recherche de soins que par le soupçon qu’on essayait d’ébranler sa foi religieuse ; car on savait que la haute estime du soudan pour les connaissances et le savoir des Européens le portait à combler de dons ceux qui, après avoir été ses prisonniers, se laissaient persuader de prendre le turban. Sir Kenneth, se signant donc dévotement, résolut de braver tous ces pièges ; et, afin de pouvoir le faire avec plus de fermeté, il se décida à ne faire que l’usage le plus modéré du luxe extraordinaire dont on l’avait entouré. Cependant il se sentit encore la tête pesante et engourdie ; sachant d’ailleurs que son déshabillé ne lui permettait pas de se montrer au dehors, il s’étendit sur sa couche, et s’endormit encore une fois.

Mais cette fois son repos fut interrompu ; il fut éveillé par la voix du médecin qui, à la porte de sa tente, s’informait de sa santé, et lui demandait s’il avait assez dormi.

« Puis-je pénétrer dans votre tente ? ajouta-t-il ; car le rideau qui en ferme l’entrée est fermé.

— Le maître, » répondit sir Kenneth résolu de montrer qu’on ne le surprenait pas dans l’oubli de sa nouvelle condition ; « le maître n’a pas besoin de permission pour entrer dans la tente de son esclave.

— Mais si je ne viens pas en maître, » répliqua El Hakim sans entrer.

« Le médecin, reprit sir Kenneth, a un libre accès auprès du lit de son malade.

— Je ne viens pas non plus en ce moment comme médecin ; c’est pourquoi j’ai besoin de permission avant de passer sous le couvert de ta tente.

— À quiconque vient en ami, et jusqu’à présent tu t’es montré tel à mon égard, l’habitation d’un ami est toujours ouverte.

— Mais supposons encore, » reprit le sage oriental en employant les circonlocutions familières à son pays ; « supposons encore que je ne vienne pas en ami.

— Viens comme il te plaira, » s’écria le chevalier écossais un peu impatienté de toutes ces périphrases ; « sois ce que tu voudras ; tu sais bien que je n’ai ni le pouvoir ni la volonté de t’empêcher d’entrer ici.

— Eh bien donc, voyez en moi votre ancien ennemi, mais un ennemi loyal et généreux. »

Il entra en parlant ainsi, et, lorsqu’il s’approcha du lit du proscrit, quoique la voix fût toujours celle d’Adonebec, le médecin arabe, sa taille, son costume et ses traits étaient ceux d’Ilderim du Kurdistan, appelé Sheerkohf. Sir Kenneth le regarda comme s’il s’attendait à tout moment à le voir disparaître comme une vision créée par son imagination.

« Dois-tu donc t’étonner, reprit Ilderim, toi guerrier expérimenté, de voir qu’un soldat entende quelque chose à l’art de guérir ?… Je te dis, nazaréen, qu’un cavalier accompli doit savoir panser son coursier, aussi bien que le monter ; forger son épée non moins que s’en servir dans les combats ; fourbir ses armes comme s’en revêtir, et surtout qu’il doit être aussi habile à guérir les blessures qu’à les faire. »

Pendant qu’il parlait, le chevalier chrétien ferma les yeux à plusieurs reprises ; tant qu’ils étaient fermés, l’image du Hakim, avec sa longue robe flottante, d’une couleur sombre, son haut bonnet tatare, et ses gestes pleins de gravité, venait se présenter à son imagination ; mais aussitôt qu’il les ouvrait, le riche et gracieux turban éclatant de pierreries, le léger haubert de mailles d’acier et d’argent, qui lançait des reflets brillants en obéissant à chaque impulsion du corps, enfin des traits dépouillés de leur rigide gravité, un teint moins basané, une physionomie dégagée de cette énorme barbe (réduite maintenant aux proportions ordinaires et arrangée avec beaucoup de soin), tout enfin lui rappelait le guerrier, et non le sage.

« Ta surprise ne commence-t-elle pas à s’affaiblir ? demanda l’émir, et as-tu parcouru le monde avec un esprit assez peu observateur pour t’étonner que les hommes ne soient pas toujours ce qu’ils paraissent être… Es-tu toi-même l’homme pour lequel tu passes ?

— Non, de par saint André, s’écria le chevalier, car je passe dans tout le camp chrétien pour un traître, et j’ai la conscience d’être loyal, quoique j’aie failli.

— C’est ainsi que je te jugeai, et comme nous avions mangé le sel ensemble, je me regardai comme obligé de t’arracher à la mort et à la honte. Mais pourquoi restes-tu sur ta couche quand le soleil est déjà élevé sur l’horizon ? Les vêtements dont mes chameaux étaient chargés sont-ils indignes que tu les portes ?

— Non pas indignes assurément, mais peu convenables à ma situation ; donne-moi l’habit d’un esclave, noble Ilderim, et je le revêtirai avec plaisir ; mais je ne puis supporter l’idée de porter le costume d’un guerrier libre de l’Orient, et le turban du musulman.

— Nazaréen, reprit l’émir, ta nation se livre si facilement au soupçon, qu’elle peut facilement devenir suspecte. Ne t’ai-je pas dit que Saladin ne veut convertir que ceux que le saint prophète dispose à embrasser sa loi ? la violence et la séduction ne lui servirent jamais à propager sa foi. Écoute-moi, mon frère. Quand l’aveugle fut miraculeusement rendu à la lumière, le voile tomba de ses yeux par la volonté divine… Crois-tu qu’aucun médecin terrestre aurait pu l’arracher ? Non… un médecin aurait pu tourmenter le malade par ses instruments, peut-être le soulager par des baumes et des cordiaux, mais l’aveugle serait resté dans les ténèbres ; il en est de même de l’aveuglement de l’esprit. S’il en est parmi les Francs qui, pour l’amour des biens de ce monde, ont pris le turban du Prophète et suivent les lois d’Ismaël, que le blâme en retombe sur leur conscience. Ce sont eux qui ont cherché l’appât, il ne leur a pas été offert par le soudan ; et quand ils seront un jour condamnés comme hypocrites au gouffre le plus profond de l’enfer, au dessous des chrétiens et des juifs, des magiciens et des idolâtres, et qu’ils mangeront le fruit de l’arbre yacoum, qui est la tête des démons, c’est à eux et non au soudan que leur crime et leur châtiment seront imputés. Ainsi donc, porte sans aucun scrupule le vêtement qui t’est préparé ; car, si tu te rendais au camp de Saladin, ton costume ordinaire t’exposerait à une fâcheuse curiosité, et peut-être à l’insulte.

— Si je vais au camp de Saladin, répéta sir Kenneth, hélas ! suis-je libre d’agir, et ne dois-je pas aller où il vous plaira de me conduire ?

— Ta propre volonté, dit l’émir, peut diriger tes mouvements aussi librement que le vent chasse la poussière du désert dans la direction qu’il lui plaît. Le noble ennemi qui m’a combattu, et qui faillit se rendre maître de mon épée, ne peut devenir mon esclave comme celui qui rampe à terre devant moi. Si la richesse et le pouvoir pouvaient te décider à te joindre à nous, je pourrais t’en assurer la possession ; mais l’homme qui a refusé les faveurs du soudan quand la hache était suspendue sur sa tête, ne les acceptera pas, je le crains, quand il a la liberté du choix.

— Mettez le comble à votre générosité, noble émir, répliqua sir Kenneth. Ne me parlez plus de reconnaître vos bienfaits par une action que désavouerait ma conscience. Laissez-moi plutôt vous exprimer, comme la courtoisie l’exige, la reconnaissance que m’inspire cette bonté chevaleresque, cette noblesse de procédés si peu méritée

— Ne dis pas si peu méritée, interrompit Ilderim : n’est-ce pas d’après ta conversation et le récit que tu me fis des beautés qui ornent la cour de Melec-Ric, que je me hasardai à m’introduire déguisé dans son camp ? et n’est-ce donc pas toi qui m’as procuré le spectacle le plus doux dont j’eusse jamais joui, dont je jouirai jamais, jusqu’à ce que les gloires du paradis soient révélées à mes yeux ?

— Je ne vous comprends pas, » dit Kenneth en rougissant et pâlissant tour à tour, en homme qui voit la conversation prendre une tournure embarrassante et délicate.

« Tu ne me comprends pas ! s’écria l’émir : si le spectacle qui m’a frappé dans la tente du roi Richard a échappé à ton attention, je l’estime aussi mal affilée que le sabre de bois d’un bouffon ! Il est vrai que tu étais sous sentence de mort dans ce moment : mais, quand ma tête eût été séparée du tronc, le dernier regard de mes yeux mourants se serait tourné avec délices vers cette charmante vision, et ma tête aurait roulé d’elle-même aux pieds de ces houris incomparables, pour toucher de ses lèvres tremblantes le bord de leurs vêtements… Cette reine d’Angleterre qui, pour son adorable beauté, mérite d’être la souveraine de l’univers ! quelle tendresse dans son œil d’azur ! quel éclat que celui de ses tresses dorées ! Par la tombe du Prophète ! j’ai peine à concevoir que la houri qui me présentera la coupe de diamant de l’immortalité puisse mériter d’aussi ardentes caresses !

— Sarrasin, » dit sévèrement sir Kenneth, « tu parles de l’épouse de Richard d’Angleterre : aucun homme ne doit s’occuper d’elle comme d’une femme qui puisse être enviée, mais comme d’une reine faite pour inspirer la vénération.

— Je vous demande merci, reprit le Sarrasin, j’avais oublié votre superstitieuse idolâtrie pour un sexe que vous considérez comme un objet d’admiration et d’adoration, et non d’amour et de jouissance. Et puisque tu exiges un si profond respect à l’égard de cet être charmant et fragile, dans lequel on reconnaît à chaque mouvement, à chaque pas, à chaque regard, une véritable femme selon toi, je le gage, on ne peut donner moins qu’un culte absolu à la belle aux cheveux bruns, au regard expressif et imposant. J’avoue que son noble maintien et son air majestueux indiquent à la fois le courage et la pureté. Et cependant je t’assure que, vaincue par l’occasion, elle-même remercierait au fond du cœur l’amant entreprenant qui la traiterait en mortelle plutôt qu’en déesse.

— Respecte la parente de Cœur-de-Lion ! » dit Kenneth avec une colère qu’il ne cherchait pas à réprimer.

— La respecter ! » reprit l’émir avec mépris. « Par la Caaba ! si je la respecte, ce sera plutôt comme épouse de Saladin.

— L’infidèle soudan est indigne de baiser la trace des pieds d’Édith Plantagenet, » s’écria le chrétien en s’élançant de sa couche.

« Ah, ah ! qu’a dit le giaour ? » repartit l’émir en portant la main sur son poignard, tandis que son front devenait semblable au cuivre étincelant et que les contractions de sa bouche et de ses joues faisaient dresser chaque poil de sa barbe comme s’il eût frémi d’une rage instinctive.

Mais le chevalier écossais, qui avait soutenu la colère du lion Richard, ne se laissa pas effrayer par la fureur de tigre du Sarrasin.

« Ce que j’ai dit, » reprit-il en croisant les bras d’un air intrépide, « je le soutiendrais envers et contre tous, et je ne regarderais pas comme l’action la plus mémorable de ma vie de le prouver avec ma bonne épée contre une trentaine de ces faucilles et de ces épingles ; » il désignait le sabre et le poignard de l’émir.

Tandis que sir Kenneth prononçait ces paroles, le Sarrasin reprit assez de calme pour retirer la main qu’il avait portée à son arme, comme si le mouvement eût été fait sans intention, mais il était encore profondément irrité.

« Par l’épée du Prophète, dit-il, qui est à la fois la clef du ciel et de l’enfer, il faut faire peu de cas de la vie, frère, pour employer le langage dont tu te sers ! Crois-moi, si tes mains étaient libres comme tu le dis, un seul des vrais croyants leur donnerait tant d’occupation que tu souhaiterais bientôt qu’elles fussent de nouveau enchaînées par des menottes de fer.

— J’aimerais mieux que l’on m’arrachât les bras des épaules ! répondit sir Kenneth.

— Bien ! mais tu as les mains liées en ce moment, » dit le Sarrasin d’un ton plus amical, « liées par tes propres sentiments de délicatesse et de courtoisie, et je n’ai pas, quant à présent, le projet de les rendre libres. Nous avons éprouvé mutuellement notre force et notre courage avant aujourd’hui ; nous pouvons nous rencontrer encore sur le champ de bataille, et honte à celui qui s’éloignerait alors le premier de son ennemi !… Mais en ce moment nous sommes amis, et j’attends plutôt de toi des services que des paroles d’insulte et de défi.

— Nous sommes amis ! » répéta le chevalier, et il y eut une pause, pendant laquelle l’ardent Sarrasin parcourut la tente à grands pas, comme le lion qui, dit-on, après un accès violent de fureur, emploie ce moyen pour calmer la chaleur de son sang avant de s’étendre dans son antre. L’Européen, plus froid, garda la même altitude et le même visage qu’auparavant ; mais sans doute il cherchait aussi intérieurement à dompter l’irritation qui s’était éveillée si subitement.

« Raisonnons là-dessus avec calme, dit le Sarrasin ; tu sais que je suis médecin, et il est écrit que celui qui veut la guérison de ses blessures ne doit pas reculer quand le médecin veut les sonder… Je vais donc mettre le doigt sur la plaie… Tu aimes cette parente de Melec-Ric… Soulève le voile qui couvre tes pensées, ou, si tu le préfères, ne le soulève pas, mais sache que mes yeux t’ont pénétré.

— Je l’ai aimée, » répondit sir Kenneth après un moment de silence, « mais comme un homme aime la grâce du ciel ; et j’ai sollicité ses regards comme on sollicite le pardon du ciel.

— Et tu ne l’aimes plus ?

— Hélas ! je ne suis plus digne de l’aimer… Changeons de conversation, je te prie ; chacune de tes paroles est pour moi un coup de poignard.

— Permets encore une seule question, continua Ilderim : lorsque, soldat pauvre et obscur, tu fixas tes affections d’une manière si présomptueuse et si élevée, avais-tu quelque espoir ?

— L’amour n’existe pas sans espérance : mais mon amour ressemblait au désespoir ; c’était le sentiment qu’éprouve un matelot livré à la merci des ondes, et qui, nageant de vague en vague, aperçoit par intervalle la lueur d’un phare. Il attache opiniâtrement son regard sur cette étoile de salut, quoique l’épuisement de ses forces lui fasse sentir qu’il ne l’atteindra jamais.

— Et maintenant cette étoile de salut s’est voilée pour jamais ?

— Pour jamais ! » répéta sir Kenneth comme l’écho qui sortirait du fond d’un sépulcre ruiné.

« Il me semble, reprit encore le Sarrasin, que si tu n’as besoin pour être heureux que des faibles lueurs d’un phare éloigné, le phare peut reparaître, ton espoir se remettre à flot ; et à cette heure, bon chevalier, rien ne doit t’empêcher de reprendre l’occupation agréable d’alimenter ta passion idéale avec la substance idéale d’un clair de lune : car si demain tu étais aussi pur de réputation que tu le fus jamais, celle que tu aimes n’en serait pas moins la fille des princes et la fiancée de Saladin.

— Je voudrais qu’il en fût ainsi, dit l’Écossais, et je… »

Il s’arrêta comme un homme qui craint de se vanter dans des circonstances qui ne permettent pas qu’il soit mis à l’épreuve. Le Sarrasin sourit en achevant la phrase : « Tu défierais le soudan au combat singulier.

— Et quand cela serait, » reprit sir Kenneth avec fierté, « ce n’est ni le premier, ni le plus brave musulman contre lequel j’aurais mis ma lance en arrêt.

— Cela se peut, mais il me semble qu’il pourrait regarder la chance comme trop inégale pour risquer ainsi l’espoir d’une fiancée royale, et peut-être l’issue d’une grande guerre.

— On peut le rencontrer un jour de bataille, à la tête de ses troupes, » dit le chevalier dont les yeux brillaient d’espoir à cette pensée.

« On est toujours sûr de le rencontrer là, et il n’est pas habitué à détourner la tête de son cheval quand un brave ennemi lui offre le combat… Mais ce n’est pas du soudan que je voulais te parler. En un mot, si ce peut être une satisfaction pour toi que de faire connaître à Richard le brigand qui vola la bannière d’Angleterre, je puis te donner les moyens d’accomplir cette œuvre ; c’est-à-dire si tu veux te laisser guider, car Lockman a dit : « Si l’enfant veut marcher, il faut que la nourrice le conduise, et si l’ignorant veut comprendre, il faut qu’il écoute les instructions du sage. »

— Et tu es un sage, Ilderim, quoique Sarrasin, et généreux quoique infidèle ; j’ai des preuves de l’un et de l’autre. Dirige-moi donc dans cette affaire, et pourvu que tu ne me demandes rien qui soit contraire à ma loyauté et à ma foi de chrétien, je t’obéirai ponctuellement. Enseigne ce que tu me promets, et prends ma vie quand l’œuvre sera accomplie.

— Écoute-moi donc, dit le Sarrasin, ton noble chien est maintenant guéri par l’effet bienfaisant de cette médecine divine qui guérit les hommes et les animaux, et sa sagacité te fera découvrir ceux qui l’ont assailli.

— Ah ! il me semble que je te comprends ; je ne sais comment je ne pensais point à cela.

— Mais, dis-moi, n’as-tu dans le camp aucun serviteur ou écuyer duquel cet animal puisse être reconnu ?

— Au moment où je m’attendais à recevoir la mort, j’ai envoyé en Écosse, avec des lettres pour mes amis, mon vieil écuyer (ton malade), et le varlet qui me servait… Il n’y a aucune autre personne qui connaisse le chien… Mais ma personne est bien connue… Ma voix seule suffirait pour me trahir dans un camp où je n’ai pas joué le dernier rôle pendant plusieurs mois.

— Tu seras déguisé, ainsi que lui, de manière à échapper au plus rigoureux examen… Je te le répète, ton frère d’armes même, ton propre frère, ne te reconnaîtrait pas si tu te laisses guider par mes conseils. Tu m’as vu faire des choses plus difficiles. Celui qui peut rappeler les mourants des ombres de la mort, peut aisément couvrir d’un nuage les yeux des vivants. Mais écoute : il y a une condition attachée à ce service, c’est que tu remettras une lettre de Saladin à la nièce de Melec-Ric, dont le nom est aussi difficile à prononcer pour notre langue orientale que sa beauté est délicieuse à nos yeux. »

Sir Kenneth réfléchit un moment avant de répondre, et le Sarrasin, remarquant qu’il hésitait, lui demanda s’il craignait de se charger de ce message.

« Non pas, quand même la mort devrait en suivre l’exécution, répondit sir Kenneth ; mais j’examinais si mon honneur me permettait de porter la lettre du soudan, et s’il était compatible avec celui de lady Édith de la recevoir d’un prince païen.

— Par la tête de Mahomet et par l’honneur d’un soldat ! par la tombe de la Mecque et par l’âme de mon père ! s’écria l’émir, je te jure que cette lettre est écrite dans les termes les plus honorables et les plus respectueux. Le chant du rossignol flétrira plutôt la rose dont il est amoureux, que les paroles de Saladin n’offenseront les oreilles de la belle parente de Richard.

— En ce cas, dit le chevalier, je porterai la lettre du soudan aussi fidèlement que si j’étais son vassal ; bien entendu qu’excepté ce message, dont je m’acquitterai avec exactitude, je suis de tous les hommes le moins disposé à lui servir d’intermédiaire ou de conseil dans ses étranges amours.

— Saladin est noble, répondit l’émir, et il n’excitera pas un cheval généreux à sauter un pas qu’il ne saurait franchir… Viens avec moi dans ma tente, ajouta-t-il, et tu seras promptement pourvu d’un déguisement aussi impénétrable que la nuit. Alors tu pourras parcourir le camp des nazaréens avec autant de sécurité que si tu portais à ton doigt l’anneau de Giaougi[27].


CHAPITRE XXIV.

LE TRAÎTRE.


Un grain de poussière, mêlé dans notre coupe, nous fera rejeter avec répugnance le breuvage après lequel nous soupirions ; le moindre clou rouillé, placé près de la boussole fidèle, la détournera de la droite voie, et fera périr le bâtiment. Ainsi la plus petite cause de mécontentement et de colère rompra les liens d’alliance qui unissent les princes, et causera la ruine de leurs nobles desseins.
La Croisade, tragédie.


Le lecteur ne peut plus avoir de doute maintenant sur ce qu’était l’esclave éthiopien, et sur le dessein qui l’avait amené au camp de Richard. Il comprendra facilement dans quel espoir le Nubien se tenait près de la personne du monarque au moment où Cœur-de-Lion, entouré de ses vaillants barons d’Angleterre et de Normandie, était sur le sommet du mont Saint-George. Le roi avait auprès de lui la bannière d’Angleterre portée par le plus bel homme de l’armée, William Longue-Épée, comte de Salisbury, son frère naturel, fruit des amours de Henri II avec la célèbre Rosemonde de Woodstock.

D’après quelques expressions échappées au roi, le jour précédent, dans sa conversation avec Neville, le Nubien craignait que son déguisement n’eût été pénétré ; surtout parce que le roi semblait savoir que le chien serait l’agent qui découvrirait le voleur de la bannière, quoiqu’il n’eût été question que très légèrement devant Richard des blessures que l’animal avait reçues lors du vol. Cependant, comme le roi continuait de le traiter ainsi qu’il convenait à sa prétendue situation, le Nubien restait incertain s’il avait été ou non reconnu, et décidé à ne pas renoncer à son déguisement sans nécessité.

Cependant les forces des croisés, conduites par les rois ou princes qui les commandaient, s’avançaient en longues files et entouraient la base de la petite montagne. À mesure qu’un corps d’une nation différente paraissait, son chef montait d’un pas ou deux la colline, et faisait un salut de courtoisie à Richard et à la bannière d’Angleterre, « en gage d’estime et d’amitié, non de soumission et de vasselage, » comme on avait eu soin de l’exprimer dans le protocole de la cérémonie. Les dignitaires de l’Église qui, dans ces temps-là, ne se découvraient pas la tête devant des créatures, donnaient au roi et à l’emblème de sa puissance une bénédiction au lieu d’un salut.

Les troupes défilèrent ainsi ; et, toutes diminuées qu’elles fussent par diverses causes, elles formaient encore une armée formidable, à laquelle la conquête de la Palestine pouvait paraître une tâche facile. Les soldats, pleins du sentiment de force que leur donnait leur réunion, se tenaient droit sur leurs selles de fer, tandis que le son des trompettes paraissait plus joyeux et plus éclatant, et que les chevaux, rafraîchis par le repos et la nourriture, couvraient leurs mors d’écume et foulaient la terre avec plus de fierté. Ils défilaient, par corps d’armée, sans interruption ; les bannières agitées, les lances étincelantes, les plumes balancées gracieusement par le vent, formaient une longue et brillante perspective. Cette foule hétérogène, composée de nations diverses, différant entre elles par le teint, les traits, le langage et les armes, semblait alors enflammée du pieux, mais romanesque dessein, de briser les fers de la fille désolée de Sion, et de délivrer la terre sacrée du joug des infidèles païens. Et l’on doit avouer que si, dans d’autres circonstances, l’espèce d’hommage rendu au roi d’Angleterre par tant de guerriers qui n’étaient pas ses sujets, pouvait avoir quelque chose d’humiliant, cependant, la nature et la cause de la guerre étaient tellement d’accord avec son caractère vraiment chevaleresque et ses hauts faits d’armes, que des prétentions qu’on aurait pu repousser partout ailleurs, étaient oubliées dans cette occasion. Le brave rendait volontairement hommage au plus brave dans une expédition dont le courage le plus énergique pouvait seul assurer le succès.

Le bon roi était à cheval, à mi-côte à peu près de la colline ; un casque surmonté d’une couronne et la visière levée laissait ses traits mâles à découvert. D’un œil calme et froid, il examinait tous les rangs qui passaient devant lui, et rendait aux chefs leur salut. Sa tunique, de velours bleu, était couverte de plaques d’argent, et ses hauts-de-chausses, de soie cramoisie, étaient tailladés de drap d’or. À côté de lui, était l’esclave tenant en laisse son noble chien. Cette circonstance n’attirait l’attention en aucune manière ; la plupart des princes de la croisade avaient introduit des esclaves noirs dans leur maison à l’imitation de l’usage barbare des Sarrasins. Au dessus de la tête du roi, flottaient les larges plis de la bannière, et ses yeux, qui s’y portaient de temps en temps, semblaient indiquer que cette cérémonie, qu’il regardait comme indifférente pour lui-même, n’avait d’importance qu’en ce qu’elle offrait la réparation d’un outrage fait à son royaume. Derrière et sur le sommet de l’éminence, on avait élevé pour cette occasion une tour de bois qui contenait la reine Bérengère et les premières dames de sa suite. Le roi y jetait de temps en temps les yeux ; il les reportait aussi quelquefois sur le Nubien et son chien, mais seulement lorsqu’il voyait approcher des chefs que, d’après des circonstances antécédentes qui prouvaient leur malveillance, il pouvait soupçonner de complicité dans le vol de l’étendard, et qu’il jugeait capables d’une telle lâcheté.

C’est pourquoi il ne fit pas ce mouvement quand Philippe-Auguste de France s’approcha à la tête de la brillante chevalerie française ; au contraire, il alla au devant du roi de France au moment où celui-ci gravissait le mont de manière qu’ils se joignirent tous deux à moitié chemin et échangèrent leurs salutations de si bonne grâce, que leur rencontre parut avoir lieu sur un pied d’égalité fraternelle. La vue des deux plus grands princes de l’Europe en rang et en puissance, se donnant ces témoignages publics de concorde, excita dans l’armée des croisés de bruyantes acclamations qui se répétèrent pendant l’espace de plusieurs milles. Et les vedettes du désert alarmèrent le camp de Saladin, par la nouvelle que l’armée des chrétiens était en marche. Cependant, excepté le roi des rois qui peut lire dans le cœur des monarques, sous cette apparence flatteuse de courtoisie, Richard nourrissait en secret contre Philippe le mécontentement et la méfiance ; et Philippe méditait de se retirer avec ses troupes, et de laisser Richard réussir ou échouer dans son entreprise, sans autre secours que ses propres forces.

Le maintien de Richard fut différent quand les chevaliers et les écuyers du Temple, aux sombres armures, passèrent à leur tour. Ces guerriers, dont le teint, brûlé par le soleil de la Palestine, était presque aussi brun que celui des Asiatiques, étaient admirablement équipés, ainsi que leurs chevaux, et d’une manière très supérieure même aux troupes d’élite de la France et de l’Angleterre. Le roi jeta un regard rapide de côté, mais le Nubien ne bougea pas, et son chien fidèle, assis à ses pieds, contemplait d’un œil intelligent et satisfait les troupes qui défilaient devant eux. Le regard du roi se reporta donc sur les chevaliers templiers, tandis que le grand-maître, profitant de son double caractère, donna sa bénédiction à Richard, comme prêtre, au lieu de le saluer comme chef guerrier.

« Cet être orgueilleux et amphibie veut jouer le moine avec moi, dit Richard au comte de Salisbury ; mais laissons-le passer, William… La chrétienté ne doit pas, pour une semblable vétille, perdre l’avantage de ces lances expérimentées que leurs victoires ont remplies de présomption… Mais regarde, voici notre vaillant adversaire, le duc d’Autriche…. Remarque bien ses manières et son maintien, Longue-Épée ; et toi, Nubien, aie soin que ton lévrier le voie bien en face… Par le ciel ! il amène avec lui ses bouffons. »

En effet, par habitude, ou, ce qui est plus probable, pour indiquer le mépris de la cérémonie à laquelle il se soumettait, Léopold était accompagné de son spruch sprecher et de son hoff-narr, et lorsqu’il avança vers Richard, il se mit à siffler comme pour se donner un air d’indifférence, quoique ses traits épais exprimassent la mauvaise humeur, et un peu de cette crainte qu’éprouve un écolier en faute quand il paraît devant son maître. Lorsque le noble duc d’un air sombre et troublé fit le salut exigé, le spruch sprecher agita sa baguette et proclama à haute voix, comme un héraut, que dans ce qu’il faisait alors l’archiduc d’Autriche ne devait pas être considéré comme dérogeant en rien au rang et aux privilèges d’un prince souverain. À quoi le bouffon répondit par un amen sonore, qui excita de grands éclats de rire parmi les spectateurs.

Le roi Richard regarda plus d’une fois le Nubien et son chien ; mais le premier ne fit pas un mouvement, et le second ne tira pas seulement la laisse, ce qui fit que Richard dit à l’esclave avec un peu de mépris : « Ton succès dans cette entreprise, mon noir ami, quoique tu aies eu recours à la sagacité de ton chien pour seconder la tienne, ne te donnera pas, à ce que je crains, une place fort distinguée parmi les sorciers, et n’augmentera pas beaucoup ton mérite à nos propres yeux. »

Le Nubien ne répondit, comme à l’ordinaire, qu’en s’inclinant profondément.

C’était aux troupes du marquis de Montferrat à défiler devant le roi d’Angleterre. Ce prince puissant et artificieux, pour faire un plus grand étalage de ses forces, les avait divisées en deux corps. À la tête du premier, composé de ses vassaux et de ses partisans, et levé sur ses états de Syrie, était son frère Enguerrand ; et Conrad lui-même suivait avec une troupe brillante de douze cents Stradiotes, espèce de cavalerie légère levée par les Vénitiens dans leurs états de Dalmatie, et dont ils avaient confié le commandement au marquis, allié de la république… Ces Stradiotes étaient habillés moitié à l’européenne et moitié à l’orientale. Ils portaient de courts hauberts, et par dessus une tunique d’une riche étoffe de plusieurs couleurs, avec de larges pantalons et des demi-bottes. Leurs têtes étaient couvertes de bonnets hauts et perpendiculaires semblables à ceux des Grecs, et ils portaient de petits boucliers ronds, des arcs et des flèches, des cimeterres et des poignards. Ils étaient montés sur des chevaux de choix entretenus aux frais de la république de Venise ; leurs selles et leurs équipements ressemblaient à ceux des Turcs, et ils montaient leurs chevaux de la même manière, sur un siège élevé avec des étriers fort courts. Ces troupes étaient fort utiles dans les escarmouches contre les Arabes, mais incapables de s’engager dans la mêlée comme les hommes d’armes de l’ouest et du nord de l’Europe qui étaient couverts de fer.

En tête de cette belle troupe marchait Conrad, vêtu du même costume que les Stradiotes, mais d’une étoffe si riche qu’il était tout étincelant d’or et d’argent, et la blanche plume attachée sur son bonnet par une agrafe de diamant s’élevait si haut qu’elle semblait vouloir toucher les nuages. Le noble coursier sur lequel il était monté bondissait, caracolait et déployait son ardeur et son agilité d’une manière qui aurait pu troubler un cavalier moins habile que le marquis ; mais celui-ci, avec une grâce admirable, le gouvernait d’une main, tandis que de l’autre il élevait le bâton de commandement dont l’autorité semblait être également absolue sur les deux troupes qu’il commandait. Cependant son pouvoir sur les Stradiotes était plus apparent que réel ; on voyait à côté de lui, et monté sur un palefroi moins brillant, un petit vieillard entièrement habillé de noir, sans barbe ni moustache, et dont la tournure était humble et insignifiante en comparaison de tout l’éclat du luxe qui l’environnait ; cependant ce vieillard de peu d’apparence était un de ces députés que le gouvernement vénitien envoyait dans les camps pour surveiller la conduite de ses généraux, afin d’exercer ce système d’espionnage et d’inquisition qui distinguait depuis longtemps la politique de cette république.

Conrad, en se prêtant à l’humeur de Richard, en avait obtenu un certain degré de faveur ; il ne parut pas plutôt devant la colline, que le roi d’Angleterre descendit un pas ou deux à sa rencontre en s’écriant : « Ah ! ah ! seigneur marquis, te voilà à la tête de tes légers Stradiotes, et suivi de ton ombre comme à l’ordinaire, que le soleil brille ou non ! Peut-on te demander si le commandement des troupes repose sur l’ombre ou sur le corps ? »

Conrad préludait à sa réponse par un sourire, lorsque Roswall poussa un hurlement furieux et fit un bond en avant. Le Nubien au même instant lâcha la laisse, et le lévrier, s’élançant avec impétuosité, sauta sur le noble coursier de Conrad, et saisissant le marquis à la gorge le jeta à bas de la selle. L’élégant cavalier roula sur la poussière, et le cheval effrayé se mit à courir à travers le camp.

« Le lévrier a fait lever le gibier, dit Richard au Nubien ; je le gagerais, et je jure par saint George, que c’est un cerf dix cors. Détache le chien, car il va l’étrangler. »

L’Éthiopien effectivement, et non sans difficulté, dégagea Conrad et tint de nouveau son lévrier en laisse, quoique l’animal exaspéré se débattît violemment. Cependant la foule s’était portée vers cet endroit, surtout les partisans de Conrad et les officiers stradiotes qui, voyant leur chef étendu et les yeux levés au ciel avec égarement, le relevèrent en s’écriant tumultueusement : « Taillez en pièces l’esclave et son chien ! »

Mais la voix forte et sonore de Richard se fit entendre au dessus de toutes les autres clameurs. « Mort à qui osera toucher à ce chien ! Ce brave animal n’a fait que son devoir en suivant l’instinct dont Dieu et la nature l’ont pourvu… Avance, félon !… Conrad, marquis de Monferrat, je t’accuse de trahison ! »

Plusieurs des chefs syriens s’étaient approchés, et Conrad, dont la voix et le maintien indiquaient le combat que se livraient en lui la honte, la colère et la confusion, s’écria : « Que veut dire ceci ! de quoi suis-je accusé ? pourquoi ce honteux traitement et ces termes de mépris ? Est-ce là le pacte d’alliance que l’Angleterre vient de renouveler ?

— Les princes de la croisade sont-ils considérés comme des lièvres et des daims pour qu’il lâche ses chiens sur eux ? » ajouta la voix sépulcrale du grand-maître des templiers.

« Il faut qu’il y ait ici quelque étrange accident, quelque fatale méprise, » dit Philippe de France qui s’avança au même instant.

« Quelque artifice de l’ennemi, dit l’archevêque de Tyr.

— Quelque stratagème des Sarrasins, s’écria Henri de Champagne. On ferait bien de pendre le chien et de mettre l’esclave à la torture.

— Qu’aucun homme ne porte la main sur lui s’il fait cas de la vie ! dit Richard. Conrad, approche, et nie l’accusation que cet animal, dirigé par son noble instinct, vient de porter contre toi, de mauvais traitements envers lui et d’avoir insulté l’honneur d’Angleterre.

— Je n’ai jamais touché à la bannière, » dit Conrad avec précipitation.

« Tes propres paroles te trahissent, Conrad, reprit Richard ; car comment saurais-tu qu’il est question de la bannière, si ta conscience ne te reprochait ce crime ?

— Est-ce donc pour cela, et rien autre chose, que tu excites tout ce tumulte dans le camp, répliqua Conrad, et imputes-tu à un prince et à un allié une action qui, après tout, fut probablement commise par quelque obscur voleur pour l’appât d’un galon d’or ? Et serait-ce sur la garantie d’un chien que tu voudrais accuser un confédéré ? »

L’alarme était alors devenue générale, et Philippe de France jugea nécessaire d’intervenir.

« Princes et nobles, dit-il, vous parlez en présence de gens qui ne tarderont pas à s’égorger les uns les autres s’ils voient leurs chefs en mésintelligence. Au nom du ciel ! retirons-nous donc chacun avec nos troupes dans nos quartiers respectifs, et dans une heure d’ici nous nous rassemblerons tous dans le pavillon du conseil pour prendre des mesures capables de rétablir l’ordre après ce nouveau sujet de confusion.

— J’y consens, répondit le roi Richard, quoique j’eusse aimé à interroger ce misérable pendant que son brillant justaucorps était encore souillé de sable. Mais nous en passerons dans cette affaire par la volonté du roi de France. »

Les chefs se séparèrent ainsi qu’il avait été proposé, chaque prince se plaçant en tête de ses forces, et on entendit de tous côtés le cri de guerre et le son des cors et des trompettes donnant le signal du ralliement aux divers traînards pour se rassembler sous la bannière de leur chef. Bientôt on vit les troupes se remettre en marche, et prendre différentes routes dans le camp pour se rendre à leurs quartiers. Mais quoique tout acte immédiat de violence eût été prévenu, l’accident qui venait d’avoir lieu agitait tous les esprits, et ces mêmes étrangers qui tout à l’heure saluaient Richard comme le guerrier le plus digne de commander à l’armée, reprirent tous leurs préjugés contre son orgueil et son intolérance. Les Anglais, regardant l’honneur de leur pays comme intéressé dans cette querelle dont plusieurs rapports avaient circulé, considéraient les autres nations comme jalouses de la gloire de l’Angleterre et de leur roi, et disposées à la flétrir par les artifices les plus bas. Il se répandit à cette occasion plusieurs bruits divers, dont l’un affirmait que la reine et ses dames avaient été fort effrayées du tumulte, et que l’une d’elles s’était même évanouie.

Le conseil s’assembla à l’heure indiquée. Conrad avait eu le temps de mettre de côté son habit déshonoré, et avec lui la honte et la confusion dont, malgré sa présence d’esprit ordinaire, il n’avait pu se défendre dans un accident si étrange, et une accusation si soudaine. Il parut vêtu en prince souverain, et rentra dans la salle du conseil accompagné de l’archiduc d’Autriche, du grand-maître du Temple et de l’ordre de Saint-Jean, et de plusieurs autres personnages illustres qui paraissaient vouloir le soutenir, peut-être par des motifs politiques, ou parce qu’eux-mêmes nourrissaient des sentimens d’inimitié personnelle contre Richard.

Cette apparence de ligue en faveur du marquis de Montferrat fut loin d’avoir aucune influence sur Richard. Il prit place dans le conseil d’un air aussi indifférent qu’à l’ordinaire et dans le costume avec lequel il venait de descendre de cheval. Il jeta un regard insouciant et même un peu dédaigneux sur les chefs qui avaient mis une certaine affectation à se ranger autour de Conrad comme s’ils embrassaient sa cause, et dans les termes les plus directs, il accusa Conrad de Montferrat d’avoir volé la bannière d’Angleterre, et blessé le fidèle animal qui la défendait.

Conrad se leva hardiment pour répondre, et déclara : qu’en dépit de l’accusation des hommes et des brutes, des rois et des chiens, il se déclarait innocent du crime qu’on lui imputait.

« Mon frère d’Angleterre, » dit alors Philippe, qui se chargeait volontiers du rôle de conciliateur, « voici une accusation extraordinaire. Nous ne voyons articuler aucun fait qui soit à votre connaissance personnelle, et toute votre conviction repose sur l’action du chien envers le marquis de Montferrat. Assurément la parole d’un chevalier et d’un prince devrait l’emporter sur l’aboiement d’un lévrier.

— Royal frère, répondit Richard, le Tout-Puissant qui nous donna le chien pour compagnon de nos plaisirs et de nos travaux l’a doué d’un naturel noble et incapable d’astuce. Il n’oublie ni un ami, ni un ennemi, et se rappelle exactement le bienfait et l’injure. Il a une portion de l’intelligence de l’homme sans avoir part à sa fausseté. On peut séduire un soldat pour qu’il mette de côté un ennemi, un témoin pour qu’il rende un faux témoignage ; mais on ne parvient jamais à tourner la rage d’un chien contre son bienfaiteur. Il est l’ami de l’homme, excepté lorsque l’homme encourt justement son inimitié. Donnez à ce marquis quelque vêtement que ce soit, fût-ce les plus humbles ou les plus superbes ; déguisez-le, changez la couleur naturelle de son teint par les drogues et les ingrédients que vous voudrez, cachez-le au milieu de cent hommes : je gagerais mon sceptre que le lévrier le reconnaît et manifeste son ressentiment comme il l’a fait aujourd’hui. Cet incident, quoique étrange, n’est pas nouveau. Des meurtriers et des voleurs ont déjà été convaincus et punis de mort sur de tels témoignages, et les juges ont dit qu’ils y reconnaissaient le doigt de Dieu. Dans ton propre royaume, mon royal frère, et dans une semblable occasion, l’affaire fut décidée par un combat judiciaire entre l’homme et le chien comme appelant et défendant dans une accusation de meurtre. Le chien fut vainqueur, l’homme avoua son crime et fut puni. Croyez-moi, mon frère de France, des crimes cachés ont été souvent mis au jour par le témoignage même de substances inanimées, sans parler d’animaux fort inférieurs en sagacité naturelle au chien qui est l’ami et le compagnon de notre race.

— Ce duel a réellement existé, mon royal frère, répondit Philippe, et cela sous le règne d’un de nos prédécesseurs, auquel Dieu accorde sa grâce. Mais cela est ancien, et nous ne pouvons regarder cet événement comme devant servir de règle aujourd’hui. Le défendant, dans ce cas, était un simple gentilhomme qui n’avait d’autre arme offensive qu’un bâton, et d’armure défensive qu’une jaquette de peau : mais nous ne pouvons pas dégrader un prince en l’obligeant à se servir d’armes si grossières et contre un semblable antagoniste.

— Je n’ai jamais prétendu qu’il en fût ainsi, répliqua Richard ; ce serait une chose honteuse que de hasarder la vie de ce noble lévrier contre un traître à double face tel que ce Conrad a prouvé qu’il l’était. Mais voici notre gant. Nous l’appelons au combat où nous soutiendrons nous-même le témoignage que nous avons produit contre lui. Un marquis doit du moins se trouver fort honoré d’avoir un roi pour adversaire. »

Conrad ne s’empressa pas de saisir le gage que Richard venait de jeter au milieu de l’assemblée, et le roi Philippe eut le temps de répondre avant que le marquis eût fait un mouvement pour ramasser le gant.

« Un roi, dit le monarque français, est autant au dessus du marquis qu’un chien serait au dessous. Roi Richard, ceci ne peut pas être. Vous êtes le chef de notre expédition, l’épée et le bouclier de la chrétienté.

— Je proteste contre un tel combat, » dit le provéditeur vénitien, « jusqu’à ce que le roi Richard ait rendu les 50,000 besants qu’il doit à notre république. C’est assez d’être menacé de perdre cette somme si notre débiteur vient à tomber entre les mains des païens, sans courir encore le risque de le voir perdre la vie dans des querelles avec des chrétiens au sujet de chiens et de bannières.

— Et moi, dit le comte de Salisbury, je proteste à mon tour contre tout dessein qu’aurait le roi mon frère d’exposer ainsi sa vie qui appartient à son peuple d’Angleterre. Reprenez donc votre gant, mon noble frère, et qu’il n’en soit pas autre chose que si le vent l’avait emporté. Le mien va prendre sa place. Un fils de roi, quoique avec le chevron de bâtardise sur ses armes, est un adversaire au moins assez noble pour ce freluquet de marquis.

— Princes et nobles, dit Conrad, je n’accepterai pas le défi du roi Richard. Nous l’avons choisi pour chef contre les Sarrasins ; et si sa conscience peut lui permettre d’appeler un allié au combat pour une querelle aussi frivole, la mienne du moins ne me permet point de l’accepter. Mais quant à son frère bâtard, William de Woodstock, ou tout autre qui soutiendra cette fausse accusation et voudra s’en rendre responsable, je défendrai contre lui mon honneur en champ clos, et prouverai que quiconque ose l’attaquer est un parjure et un menteur.

— Le marquis de Montferrat, » dit l’archevêque de Tyr, « a parlé comme un gentilhomme sage et modéré, et il me semble que cette querelle pourrait en demeurer là, sans qu’aucun parti s’en trouvât déshonoré.

— Il me semble aussi qu’elle pourrait se terminer ainsi, dit le roi de France, pourvu que le roi Richard voulût rétracter son accusation comme fondée sur des bases trop légères,

— Philippe de France, répondit Cœur-de-Lion, mes paroles ne démentiront pas à ce point ma pensée. J’ai accusé ce Conrad d’être venu dans l’ombre de la nuit voler l’emblème représentatif de la dignité d’Angleterre. Je le crois coupable de ce vol et je persiste à l’en accuser ; et quand on aura fixé le jour du combat, ne doutez pas, puisque Conrad refuse de me combattre en personne, que je ne trouve un champion qui paraîtra pour soutenir mon défi ; car pour toi, William, tu ne dois pas venir mêler ta longue épée dans cette querelle sans notre consentement spécial.

— Puisque mon rang me rend arbitre dans cette malheureuse affaire, reprit Philippe de France, je fixe le cinquième jour pour celui du jugement par combat, suivant l’usage de la chevalerie. Richard, roi d’Angleterre, paraîtra comme appelant représenté par son champion, et Conrad, marquis de Montferrat, en propre personne, comme défendant. Cependant je ne sais quel terrain neutre indiquer pour décider une telle querelle, car il ne faut pas que ce combat ait lieu dans le voisinage du camp où les soldats sont en faction de tous les côtés.

— Nous ferions bien, dit Richard, d’avoir recours à la générosité du roi Saladin ; car, tout païen qu’il est, je n’ai jamais vu de chevalier plus noble, ni à la bonne foi duquel nous puissions le plus entièrement nous confier. Je parle ainsi pour ceux qui peuvent craindre quelque accident. Quant à moi, mon champ clos c’est l’endroit où je trouve mon ennemi.

— Qu’il en soit ainsi, dit Philippe ; nous communiquerons cette affaire à Saladin, quoique ce soit montrer à un ennemi le malheureux esprit de discorde que je voudrais qu’il fût possible de nous cacher à nous-mêmes. En attendant, l’assemblée est dissoute ; et je vous recommande à tous, comme chrétiens et nobles chevaliers, de ne pas souffrir que cette malheureuse querelle engendre d’autres disputes dans le camp, mais de la regarder comme étant solennellement référée au jugement de Dieu, que chacun de vous doit prier de décider de la victoire suivant la vérité et le bon droit : sur quoi puisse sa volonté être faite !

Amen ! amen ! » répondit-on de tous côtés, tandis que le templier disait tout bas au marquis : « Conrad, n’ajouteras-tu pas une prière pour être délivré du chien, comme dit le psalmiste ?

— Paix, paix ! lui dit le marquis, il existe un démon indiscret qui pourrait publier entre autres nouvelles de quelle manière tu suis la devise de ton ordre, Feriatur leo.

— Tu soutiendras le choc du combat ? demanda le templier.

— N’en doute pas, répondit Conrad. À la vérité, je n’aurais pas volontiers affronté le bras de fer de Richard, et je n’ai pas de honte d’avouer que je me réjouis d’en être délivré. Mais, à compter de son frère bâtard, il n’existe pas un homme dans ses rangs avec qui je craigne de me mesurer.

— Il est heureux que tu aies tant de confiance, reprit le templier ; et dans ce cas les griffes de ce lévrier auront mieux réussi à dissoudre cette ligue de princes que tous les complots et le poignard même du Charégite. Ne vois-tu pas que, sous un front qu’il s’efforce de rendre chagrin, Philippe ne peut cacher la satisfaction qu’il éprouve à la perspective d’être dégagé d’une alliance qui lui pèse tant ? Regarde comme Henri de Champagne sourit, tandis que son regard pétille de même que la liqueur mousseuse de son pays ; et remarque la joie de l’épais Autrichien, qui pense qu’il va se voir vengé sans qu’il lui en coûte ni soin, ni risques. Chut ! il s’approche. C’est une cruelle chose, prince royal d’Autriche, que toutes ces brèches pratiquées dans les murs de notre Sion !

— Si tu veux parler de la croisade, répondit le duc, je voudrais qu’elle fût dissoute en pièces, et que chacun fût tranquille chez soi. Je te dis cela en confidence.

— Mais, répliqua le marquis de Montferrat, il est dur de penser que cette désunion doive être occasionée par le roi Richard, pour le bon plaisir duquel nous en avons déjà tant supporté et auquel nous nous sommes soumis comme des esclaves envers un maître, dans l’espoir qu’il déploierait sa valeur contre l’ennemi au lieu de la tourner contre ses amis.

— Je ne vois pas qu’il soit beaucoup plus valeureux que d’autres, dit l’archiduc. Je crois que si le marquis l’avait rencontré en champ clos, Richard aurait eu le dessous ; car, quoique ces insulaires portent des coups pesants avec la hache, ils ne sont pas très adroits à la lance. Je n’aurais pas craint de le combattre moi-même lors de notre vieille querelle, si l’intérêt du christianisme eût permis à deux princes souverains de se mesurer en lice. Et si tu le désires, noble marquis, je te servirai moi-même de parrain dans le combat.

— Et moi aussi, dit le grand-maître.

— Venez donc prendre votre repas de midi avec moi, nobles sires, dit le duc, et nous parlerons de cette affaire en buvant du véritable nierenstein. »

Ils entrèrent ensemble en conséquence chez le prince.

« Que disait notre patron à ces grands seigneurs ? » demanda Jonas Schwanker à son compagnon le spruch sprecher, qui avait pris la liberté de s’approcher de son maître lorsque le conseil eut été dissous, tandis que le bouffon attendait à une distance respectueuse.

« Esclave de la folie, répondit le spruch sprecher, modère ta curiosité. Il n’est pas convenable que je te communique les desseins de notre maître.

— Homme de la sagesse, vous vous trompez, nous sommes tous deux les compagnons habitués de notre maître, et il nous importe également à tous deux de savoir qui, de toi ou de moi, de la sagesse ou de la folie, a le plus de pouvoir sur lui.

— Il a dit au marquis et au grand-maître qu’il était las de ces guerres, et qu’il voudrait être sain et sauf chez lui.

— C’est un refait, et ce coup ne compte pas dans la partie, car s’il est très sage de penser ainsi, il est bien fou de le dire. Continue.

— Ah ! ah ! en bien, il a dit ensuite que Richard n’était pas plus valeureux que bien d’autres, ni fort adroit en champ clos.

— Le point est de mon côté, c’était là une folie complète. Qu’a-t-il dit ensuite ?

— Un instant, je suis sujet à manquer de mémoire. Il les a invités à boire un verre de nierenstein.

— Il y a une apparence de sagesse là-dedans ; tu peux prendre cela pour ton compte en attendant ; mais s’il boit trop, comme cela est probable, je le porterai sur le mien. A-t-il rien dit de plus ?

— Rien qui mérite qu’on s’en souvienne, seulement il a regretté de n’avoir pas saisi cette occasion de se mesurer avec Richard.

— Fi ! fi ! s’écria le bouffon, il y a tant de sottise dans cette folie que je suis presque honteux qu’elle me fasse gagner la partie. Néanmoins, tout fou qu’il est, nous allons le suivre, très sage spruch sprecher, et réclamer notre part du vin de nierenstein. »


CHAPITRE XXV.

LA TENTATION.


Mais cette inconstance est telle que tu l’approuveras toi-même ; car je ne pourrais t’aimer autant, mon amour, si je n’aimais l’honneur encore plus que toi.
Vers de Montrose.


Quand le roi Richard retourna dans sa tente, il ordonna que le Nubien lui fût amené. Celui-ci entra avec le respect et les cérémonies ordinaires, et s’étant prosterné, resta devant le roi dans l’attitude d’un esclave attendant des ordres. Il fut peut-être heureux pour lui que, pour continuer son rôle, il fût obligé de tenir ses yeux fixés sur la terre, car il aurait eu probablement de la peine à supporter les regards perçants que lui lançait de temps à autre Richard.

« Tu t’entends à la chasse, » dit le roi après un moment de pause, « et tu as levé le gibier et l’as mis aux abois aussi habilement que si Tristan lui-même eût été ton maître. Mais ce n’est pas tout : il faut le forcer aussi. Moi-même j’aurais aimé à diriger mon épieu. Mais il y a des considérations qui m’en empêchent. Tu vas retourner dans le camp de Saladin avec une lettre, sollicitant de sa courtoisie qu’il désigne un terrain neutre pour ce fait de chevalerie, et demandant s’il lui est agréable de se joindre à nous pour y assister. Or, parlant par conjecture, nous supposons que tu pourras bien trouver dans le camp quelque cavalier qui, pour l’amour de la vérité et l’accroissement de son honneur, consent à combattre ce traître Montferrat ? »

Le Nubien leva les yeux, et les fixa sur le roi avec une expression de zèle et d’ardeur, puis il les porta vers le ciel avec un sentiment si profond de reconnaissance, qu’on y vit briller des larmes. Il inclina ensuite la tête en signe affirmatif, et reprit de nouveau sa posture soumise et attentive.

« C’est bien, dit le roi, et je vois que ton désir est de m’obliger dans cette affaire. Et c’est en cela, je dois le dire, que gît l’excellence d’un serviteur tel que toi, qui n’as pas la faculté de la parole pour discuter nos projets, ou pour demander l’explication de ce que nous avons résolu. Un de mes seigneurs anglais, à ta place, m’eût brutalement conseillé de confier ce combat à quelque bonne lame choisie parmi les gens de ma maison, qui, à commencer par mon frère, brûlent tous de se battre pour ma cause ; un Français babillard eût fait mille efforts pour découvrir pourquoi je choisissais un champion dans le camp des infidèles : mais toi, mon silencieux agent, tu remplis mon message sans me questionner et sans avoir besoin de me comprendre. Pour toi, entendre c’est obéir[28]. »

Une inclinaison du corps et une génuflexion furent la réponse que l’Éthiopien crut convenable de faire à ces observations.

« Et maintenant passons à un autre point, » dit le roi en parlant brusquement et rapidement : « avez-vous déjà vu Édith Plantagenet ? »

Le muet leva les yeux comme s’il allait parler ; ses lèvres mêmes avaient commencé à proférer un nom assez distinct ; mais cet effort avorté se perdit dans des murmures imparfaits.

« Voyez donc ! s’écria le roi, le nom seul d’une fille royale, d’une beauté accomplie, telle que notre charmante cousine, semble avoir presque le pouvoir de faire parler un muet. Tu verras cette perle de notre cour, et tu t’acquitteras du message du royal Saladin. »

Le muet leva de nouveau des yeux brillants de joie, et de nouveau il s’inclina ; mais lorsqu’il se releva, le roi, lui appuyant fortement la main sur l’épaule, continua avec une sévère gravité : « Laisse-moi te donner un avis, mon noir messager. Si tu sentais que l’influence bénigne de celle que tu vas bientôt voir a l’effet de délier les nœuds qui retiennent ta langue captive dans les murs d’ivoire de ton palais, comme s’exprime le bon sultan, prends garde de renoncer à ton état de taciturnité, et de proférer un seul mot en sa présence ; car, sois sûr que je saurais te faire arracher la langue jusqu’à la racine ; et quant à son palais d’ivoire, ce qui signifie probablement ta double rangée de dents, sache que je te les ferais tirer lune après l’autre : ainsi sois prudent et toujours silencieux. »

Le Nubien, dès que le roi lui eut ôté sa main de fer de dessus l’épaule, baissa la tête, et posa une main sur ses lèvres en signe d’obéissance.

Mais Richard plaça de nouveau sa main sur lui, quoique plus doucement que la première fois, et ajouta : « Nous te donnons cet ordre comme à un esclave. Si tu étais chevalier et gentilhomme, nous te demanderions ton honneur en garantie du silence, qui est la condition expresse de notre confiance.

L’Éthiopien se redressa avec fierté, regarda le roi en face, et mit sa main sur son cœur.

Richard appela alors son chambellan, et lui dit : « Allez, Neville, avec cet esclave à la tente de notre royale épouse, et dites-lui que notre volonté est qu’il ait une audience particulière de notre cousine Édith. Il est chargé d’une commission pour elle. Tu peux l’y conduire aussi, dans le cas où il aurait besoin de ton aide, quoique tu puisses avoir remarqué qu’il est déjà étonnamment familiarisé avec les détours du camp. Et toi, ami Éthiopien, ajouta le roi, sois prompt dans ce que tu as à faire, et reviens ici sous une demi-heure. »

« Je suis découvert, » pensa le prétendu Nubien, pendant que, les bras croisés et les regards baissés, il suivait Neville qui le conduisait d’un pas rapide à la tente de Bérengère. « Il est évident que le roi Richard m’a reconnu et pénétré ; cependant je ne vois pas que son ressentiment soit bien violent contre moi. Si j’ai bien compris ses paroles, et il me semble impossible de s’y tromper, il me donne une chance glorieuse de réhabiliter mon honneur en courbant la tête altière de ce noble marquis. J’ai lu son crime dans ses regards troublés et sur ses lèvres tremblantes, lorsque Richard proféra l’accusation. Roswall, tu as fidèlement servi ton maître, et le traitement que tu as souffert sera chèrement payé. Mais que veut dire la permission que j’obtiens aujourd’hui d’être introduit près de celle que je désespérais de jamais revoir ? Et comment et pourquoi le royal Plantagenet consent-il à ce que je voie sa divine parente, soit comme messager de l’infidèle Saladin, soit comme le coupable exilé qu’il a si récemment chassé de son camp ? Le téméraire aveu de la passion qui fait son orgueil n’est-il pas ce qui augmente le plus son crime ? Que Richard permette qu’elle reçoive une lettre d’un amant païen, et par les mains de celui qui lui est si inférieur par le rang, ces deux choses me paraissent également incroyables, et même incompatibles. Mais Richard, lorsqu’il n’est pas sous l’empire de ses passions fougueuses, est libéral, généreux et vraiment noble : c’est comme tel que j’en agirai avec lui, étant résolu de suivre ses instructions directes ou indirectes, sans chercher à en savoir davantage que ce qui pourra s’en découvrir par degré sans aucun effort de ma part. Je dois obéissance et soumission à celui qui me donne une si belle occasion de laver mon honneur flétri ; et quelque pénible que soit l’acquit de cette dette, elle sera payée. Et cependant, » ici il s’abandonnait à l’impulsion de son orgueil douloureusement blessé, « Cœur-de-Lion, puisqu’on le nomme ainsi, aurait pu juger des sentiments d’un autre par les siens. Moi, j’oserais ouvrir mon cœur à sa parente ! moi qui ne lui adressai pas seulement un mot lorsque je reçus de sa main le prix du tournoi, alors que je n’étais pas regardé comme l’un des derniers parmi les défenseurs de la croix ! Je l’oserais aujourd’hui en l’approchant sous ce vil déguisement, sous cet habit servile, et lorsque, hélas ! ma condition actuelle est celle d’un esclave ; lorsque j’ai une flétrissure sur ce que j’appelais jadis mon écusson, moi j’aurais cette audace ? ah ! combien il me connaît peu ! cependant je le remercie de me donner cette occasion qui peut servir à nous faire tous mieux connaître les uns aux autres. »

Comme il en arrivait à cette conclusion, ils s’arrêtèrent devant l’entrée du pavillon de la reine. Ils furent naturellement introduits par les gardes ; et Neville, laissant le Nubien dans un petit appartement qui servait d’antichambre et qu’il ne se rappela que trop bien, passa dans ce lieu qui était la salle de réception de la reine. Il communiqua la volonté de son royal maître d’un ton bas et respectueux, bien différent de la brusquerie de Thomas de Vaux ; car, pour ce dernier, Richard était tout, et le reste de la cour, Bérengère elle-même comprise, rien. Un éclat de rire suivit la communication de ce message.

« Et à quoi ressemble l’esclave nubien qui vient en ambassadeur pour le soudan ? C’est un nègre, Neville, n’est-ce pas ? » dit une voix de femme facile à reconnaître pour celle de Bérengère ; « c’est un nègre, n’est-il pas vrai, avec une peau noire, une tête frisée comme celle d’un bélier, un nez aplati et de grosses lèvres ? N’est-ce pas cela, digne sir Henri ?

— Que Votre Grâce, dit une autre voix de femme, n’oublie pas les jambes cagneuses et recourbées comme un cimeterre sarrasin.

— Plutôt comme l’arc de Cupidon, puisqu’il est question de l’envoyé d’un amant, reprit la reine. Bon Neville, tu es toujours prêt à nous faire plaisir, à nous autres pauvres femmes qui en avons si peu dans nos moments de loisir. Il faut que tu nous montres ce messager d’amour. J’ai vu beaucoup de Turcs et de Maures ; mais jamais aucun nègre.

— Je suis fait pour obéir aux ordres de Votre Grâce, dit le chevalier débonnaire, pourvu que vous m’excusiez auprès de mon maître d’en agir ainsi. Cependant permettez-moi d’assurer à Votre Grâce qu’elle va voir un objet bien différent de ce qu’elle imagine.

— Tant mieux ! Comment ? encore plus laid que notre imagination nous le dépeint, et cependant le messager d’amour du brave soudan !

— Gracieuse souveraine, dit lady Caliste, oserai-je vous supplier de vouloir permettre que ce bon chevalier mène tout droit ce messager chez lady Édith pour qu’il lui remette les dépêches qui lui sont adressées ? À peine avons-nous échappé à une inquiétude cruelle pour une fantaisie de ce genre.

— Échappé ! » répéta la reine avec dédain ; « et cependant tu peux avoir raison dans ta prudence, Caliste. Que ce Nubien, comme l’appelle sire Neville, remplisse d’abord son message auprès de notre cousine. D’ailleurs il est muet aussi, n’est-ce pas ?

— Il l’est, ma gracieuse dame, affirma le chevalier.

— Elles peuvent s’amuser royalement, les femmes orientales, dit Bérengère, servies par des gens devant qui elles peuvent tout dire et qui ne peuvent rien répéter, tandis que dans notre camp, comme dit l’évêque de Saint-Jude, un oiseau qui passe dans l’air rapporte ce qui se fait.

— Parce que, dit Neville, Votre Grâce oublie que vous parlez au milieu de murailles de toile.

Cette observation fit baisser la voix ; et, après quelques chuchotements, le chevalier anglais revint près de l’Éthiopien, et lui fit signe de le suivre. Il obéit. Neville le conduisit à un pavillon dressé à une petite distance de celui de la reine, pour loger lady Édith et sa suite. Une de ses esclaves cophtes reçut le message qui lui fut communiqué par sir Henri Neville, et quelques minutes après le Nubien fut introduit en la présence d’Édith ; sir Neville resta en dehors de la tente. L’esclave qui le fit entrer se retira aussitôt à un signe de sa maîtresse, et ce fut avec une profonde humilité, non seulement de posture, mais encore d’âme, que le malheureux chevalier, ainsi déguisé, se précipita un genou en terre, les yeux baissés, et les bras croisés comme un criminel qui attend son arrêt.

Édith était vêtue de la même manière que le jour où elle avait reçu le roi Richard ; ses longs voiles noirs et transparents flottaient sur elle, comme les nuages d’une nuit d’été étendent leurs ombres et rembrunissent un charmant paysage sans toutefois en cacher les beautés. Elle tenait dans sa main une lampe d’argent alimentée d’huile aromatique qui brillait d’un vif éclat.

Lorsque Édith arriva à la distance d’un pas de l’esclave immobile et agenouillé, elle tourna la lumière vers sa figure comme pour examiner plus attentivement ses traits, puis elle s’éloigna, et plaça sa lampe de façon à jeter l’ombre de son profil sur un rideau qui était à côté. Elle parla enfin d’une voix calme, mais profondément affligée.

« Est-ce vous ? est-ce bien vous, brave chevalier du Léopard ? Vaillant sir Kenneth d’Écosse, est-ce réellement vous, sous ce déguisement servile, environné de mille dangers ? »

En entendant la voix de sa dame qui s’adressait à lui d’une manière inattendue, et d’un ton de compassion qui approchait de la tendresse, les lèvres du chevalier s’ouvrirent pour proférer une réponse passionnée ; et à peine le souvenir des ordres de Richard et du silence auquel il s’était engagé lui-même suffit-il pour l’empêcher de dire que la personne qu’il voyait, les sons qu’il venait d’entendre étaient capables de le dédommager d’une vie d’esclavage et de lui faire oublier les dangers dont cette vie était à chaque instant menacée. Il revint cependant à lui-même, et un soupir profond et passionné fut sa seule réplique à la question de l’illustre Édith,

« Je vois, je comprends que j’ai deviné juste, reprit Édith. Je vous avais remarqué dès le premier moment où vous parûtes près de la plate forme où j’étais avec la reine. J’avais reconnu aussi votre courageux lévrier. Elle serait déloyale et indigne des services d’un chevalier tel que toi, la dame à qui un changement de costume, ou même de couleur, pourrait faire méconnaître un serviteur si fidèle. Parle donc sans crainte à Édith Plantagenet ; elle saura consoler dans l’adversité le bon chevalier qui la servit, l’honora et accomplit en son nom de beaux faits d’armes quand la fortune lui était propice. Est-ce la crainte ou la honte qui te retient ? La crainte ? elle devrait t’être étrangère ; et quant à la honte, qu’elle soit le partage de ceux qui osèrent t’outrager ! »

Le chevalier, au désespoir d’être obligé de jouer le muet dans une entrevue si intéressante, ne put exprimer sa mortification qu’en soupirant profondément, et en posant son doigt sur ses lèvres. Édith se recula avec un peu de mécontentement.

« Quoi ! dit-elle, ai-je devant moi un véritable muet d’Asie ? Je ne m’attendais pas à cela : peut-être me méprises-tu en m’entendant convenir avec franchise que j’avais secrètement remarqué l’hommage que tu me rendais ? Mais que cela ne te fasse pas mal juger Édith : elle connaît les bornes que la réserve et la modestie prescrivent aux filles d’un sang illustre ; et elle sait quand et jusqu’à quel point elles doivent céder à la reconnaissance ; elle ne doit pas rougir d’avouer le désir sincère qu’il fût en son pouvoir de te récompenser de tes services et de réparer le mal qui fut causé par le dévouement qu’un brave chevalier avait pour elle. Pourquoi joindre les mains et les tordre avec cette violence ? Est-ce possible ? » ajouta-t-elle tressaillant à cette idée, « se pourrait-il que leur cruauté t’eût réellement privé de la parole ? tu secoues la tête ? Eh bien, que ce soit un charme ou obstination de ta part, je ne te questionnerai pas davantage, et te laisserai remplir ton message à ta manière : moi aussi, je puis être muette. »

Le chevalier déguisé fit un geste comme pour se plaindre de son sort et conjurer son ressentiment ; et en même temps il lui présenta la lettre du soudan, enveloppée dans un morceau de riche soie recouverte d’un autre de drap d’or. Elle la prit, la regarda avec insouciance ; puis, la mettant de côté et fixant encore une fois ses regards sur le chevalier, elle lui dit à voix basse : « Pas même un mot en accomplissant ton message ? »

Il pressa son front sur ses deux mains comme pour exprimer la peine qu’il éprouvait de ne pouvoir lui obéir ; mais elle se détourna de lui avec colère.

« Il suffit, dit-elle ; j’ai assez parlé, trop peut-être, à quelqu’un qui ne daigne pas me répondre un seul mot. Sors, et dis que, si je t’ai fait du mal, je l’ai bien expié ; car si j’ai malheureusement été cause que tu sois dégradé d’un rang honorable, j’ai dans cette entrevue oublié ce que je me devais à moi-même en m’abaissant ainsi à tes yeux et aux miens. »

Elle se couvrit les yeux de sa main, et parut vivement agitée. Sir Kenneth voulut s’approcher, mais elle lui fit signe de s’éloigner.

« Loin d’ici, reprit-elle, toi dont l’âme est devenue aussi basse que son nouvel état. Tout autre moins craintif et moins lâche qu’un esclave muet eût dit un mot de reconnaissance, ne fût-ce que pour me réconcilier avec ma propre dégradation. Pourquoi t’arrêtes-tu ? sors d’ici ! »

Le malheureux Écossais regarda machinalement la lettre comme pour s’excuser de différer son départ. Édith la saisit en disant d’un ton d’ironie et de mépris : « Ah ! je l’avais oubliée. L’esclave soumis attend la réponse à son message. Que veut dire cela de la part du Soudan ? »

Elle en parcourut rapidement le contenu qui était écrit en arabe et en français ; et, lorsqu’elle eut fini, elle rit avec amertume et colère.

« Voilà qui passe l’imagination ! dit-elle ; aucun jongleur ne saurait accomplir une pareille transmutation. Il peut convertir les sequins et les besants en doits et en maravédis[29], mais qui l’a jamais vu métamorphoser un chevalier chrétien qui fut toujours estimé parmi les plus braves de la croisade en un esclave rampant d’un sultan païen, messager de ses insolentes propositions à une fille chrétienne ; en un être avili qui oublie les lois de l’honneur et de la chevalerie comme celles de la religion. Mais à quoi bon parler au vil esclave d’un chien d’infidèle ? Dis à ton maître, lorsque son fouet t’aura fait retrouver ta langue, ce que tu m’as vu faire. » En parlant ainsi, elle jeta à terre la lettre du soudan et la foula aux pieds. « Ajoute qu’Édith Plantagenet méprise l’hommage d’un impie. »

En disant ces mots elle allait s’élancer hors de la présence du chevalier, lorsque celui-ci, à genoux devant elle, dans les plus douloureuses angoisses, osa porter la main sur sa robe et s’opposer à son départ.

« N’as-tu pas entendu mes paroles, vil esclave ? » dit-elle en se retournant brusquement et lui parlant avec hauteur. « Dis à l’infidèle soudan, ton maître, que je méprise ses offres autant que l’humilité d’un indigne parjure à sa religion, à la chevalerie, à son Dieu et à sa dame. »

En parlant ainsi, elle s’arracha de ses mains, lui laissant un morceau de son voile dans l’effort qu’elle fit pour lui échapper, et sortit de la tente.

La voix de Neville en même temps appela du dehors. Épuisé par la douleur qu’il avait éprouvée pendant cette entrevue, et qu’il n’aurait pu éviter qu’en violant l’engagement qu’il avait pris avec le roi Richard, l’infortuné chevalier suivit en chancelant le baron anglais, et ils arrivèrent au pavillon royal devant lequel un détachement de cavaliers venait de descendre. Il y avait de la lumière et du mouvement dans la tente, et quand Neville y entra avec son compagnon, ils trouvèrent le roi entouré de quelques uns de ses barons, et occupé à recevoir ceux qui venaient d’arriver.


CHAPITRE XXVI.

LE MÉNESTREL.


« Les larmes que je verse doivent toujours couler ; je ne pleure pas sur un amant absent, car le temps peut ramener des moments plus doux, et les amants peuvent se réunir.
« Je ne pleure pas sur ceux qui reposent dans le silence des tombeaux : pour eux plus de peine, leurs maux sont finis. Et ceux qu’ils aimaient doivent les rejoindre : la mort les réunira pour ne plus les séparer. »
Mais elle gémissait sur un mal plus cruel que la mort et l’absence ; elle pleurait l’honneur flétri d’un amant, et enflammée de tout l’orgueil de la naissance, elle pleurait aussi le nom souillé d’un guerrier.
Ancienne Ballade.


La voix franche et bruyante de Richard s’élevait pour accueillir joyeusement ses guerriers.

« Thomas de Vaux, brave Tom de Gills, par la tête du roi Henri ! tu es aussi bien venu ici qu’un flacon de vin le fut jamais d’un franc buveur. Je ne sais pas comment j’aurais fait pour ranger mon ordre de bataille si je n’avais eu devant les yeux ta taille épaisse pour prendre l’alignement. Il va y avoir des coups incessamment, Thomas, si les saints nous sont en aide ; et si je m’étais battu en ton absence, je me serais attendu à apprendre qu’on t’avait trouvé pendu à quelque vieil arbre.

— J’aurais supporté, j’espère, ce désagrément avec assez de patience chrétienne pour ne pas finir par la mort d’un païen, dit Thomas de Vaux ; mais je remercie Votre Grâce de ce bon accueil qui est d’autant plus généreux qu’il s’agit d’un régal de coups de lance, et Votre Grâce, ne lui déplaise, est accoutumée à s’en approprier la plus grosse part ; mais j’amène ici un compagnon qui, j’en suis sûr, sera encore mieux venu de Votre Grâce. »

L’individu qui s’avança pour saluer Richard était un jeune homme d’une taille petite et légère. Son costume était aussi modeste que sa tournure était peu remarquable, mais il portait sur son bonnet une boucle d’or enrichie d’un diamant dont l’éclat ne pouvait être comparé qu’au feu de l’œil qu’ombrageait ce simple bonnet. Cet œil était le seul trait frappant qu’il y eût dans sa figure ; mais quand on l’avait vu une fois, il était difficile d’oublier l’impression qu’on en avait ressentie. Autour de son cou était une écharpe de soie bleu de ciel, à laquelle pendait ce qu’on appelait alors un wrest, c’est-à-dire une clef pour accorder sa harpe ; ce wrest était d’or.

Ce personnage allait s’agenouiller respectueusement devant Richard ; mais le monarque, charmé de le voir, s’empressa de le relever, et l’ayant pressé affectueusement contre son sein, il le baisa sur chaque joue.

« Blondel de Nesle, » s’écria-t-il gaîment, « sois le bien arrivé de Chypre, mon roi des ménestrels ! sois le bien venu chez le roi d’Angleterre qui ne prise pas son propre rang plus que le tien. J’ai été malade, ami, et sur mon âme, je crois que c’était faute de toi ; car, si j’étais à moitié chemin du paradis, il me semble que tes chants auraient le pouvoir de me rappeler sur la terre. Eh bien ! quelles nouvelles, mon gentil maître, de la patrie de la lyre… Y a-t-il quelque chose de nouveau des trouvères de la Provence, ou des ménestrels de la joyeuse Normandie ?… Et surtout, n’as-tu pas travaillé toi-même ? mais je n’ai pas besoin de te le demander… tu ne pourrais rester oisif quand même tu le voudrais. Tes nobles facultés sont pareilles à une flamme qui se consume intérieurement, et qui a besoin de se répandre au dehors dans les vers et les chants qu’elle t’inspire.

— J’ai appris quelque chose, et quelque chose aussi j’ai fait, noble roi, » répondit le célèbre Blondel avec cette modeste réserve que toute l’admiration enthousiaste de Richard n’avait encore pu bannir.

« Nous t’entendrons, ami, nous t’entendrons à l’instant, » reprit le roi… Puis, frappant amicalement Blondel sur l’épaule, il ajouta : « Si pourtant tu n’es pas fatigué de ton voyage, car j’aimerais mieux crever mon plus beau cheval que de fatiguer une seule note de ta voix.

— Ma voix est toujours au service de mon royal patron, répliqua Blondel ; mais Votre Majesté, » continua-t-il en regardant des papiers posés sur une table, « paraît occupée d’une manière plus sérieuse, et il se fait tard.

— Pas du tout, pas du tout, mon cher Blondel… je ne faisais qu’ébaucher un plan de bataille contre les Sarrasins ; c’est une chose qui ne demande qu’un moment ; cela est presque aussitôt fait que de les mettre en déroute…

— Il me semble cependant, dit alors Thomas de Vaux, qu’il ne serait pas mal à propos de savoir de quelles troupes Votre Grâce peut disposer. J’apporte à ce sujet des nouvelles d’Ascalon.

— Tu es un mulet, Thomas, répondit le roi ; un vrai mulet pour la stupidité et l’obstination… Allons ; gentilshommes, formons le cercle, rangez-vous autour de lui. Donnez à Blondel le tabouret… où est le porteur de harpe… ou bien, attendez, donnez-lui la mienne ; la sienne a peut-être été endommagée par le voyage.

— Je voudrais qu’il plût à Votre Grâce d’examiner mon rapport, reprit Thomas… j’ai fait une longue route, et j’ai plus besoin de mon lit que de me faire chatouiller les oreilles.

— Te chatouiller les oreilles ! répéta le roi, il faudrait pour cela avoir recours à une plume d’oiseau plutôt qu’à des sons mélodieux… Dis-moi, Thomas, distingues-tu la voix de Blondel de celle d’un âne qui brait ?

— Ma foi, mon roi, je ne puis trop vous dire ! mais en mettant de côté Blondel qui est né gentilhomme, et qui a sans doute de grands talents, maintenant je ne pourrai jamais voir de ménestrel sans me rappeler la question de Votre Grâce et songer à un âne.

— Et votre politesse n’aurait-elle pas pu, dit Richard, m’excepter aussi, moi qui suis gentilhomme, aussi bien que Blondel, et comme lui, un confrère de la gaie science.

— Votre Grâce devrait songer, » objecta de Vaux en souriant, « qu’il est inutile d’attendre de la politesse d’un mulet.

— Très bien parlé, dit le roi, et surtout d’un mulet aussi mal dressé. Mais voyons, maître mulet, approchez, et que l’on vous décharge, afin que vous puissiez aller à l’écurie sans perdre de temps à écouter de la musique. En attendant, toi, mon bon frère Salisbury, va dans la tente de notre épouse, et dis-lui que Blondel vient d’arriver avec une provision toute fraîche des derniers ouvrages des ménestrels. Dis-lui de se rendre ici sur-le-champ, escorte-la toi-même, et veille à ce que notre cousine Édith Plantagenet l’accompagne. »

Ses yeux s’arrêtèrent en ce moment sur le Nubien avec cette expression douteuse que sa figure prenait ordinairement en le regardant.

« Ah ! ah ! notre silencieux messager est de retour ! approche-toi, l’ami, et tiens-toi derrière lord Neville… Tu vas entendre des accords qui te feront bénir le ciel de l’avoir affligé de mutisme plutôt que de surdité. »

En parlant ainsi il se tourna du côté de de Vaux, et fut bientôt absorbé dans tous les détails militaires que ce baron lui donna.

Au moment où le lord Gilsland avait à peu près fini son rapport, un messager annonça que la reine et sa suite s’approchaient de la tente royale… « Apportez un flacon de vin, s’écria le roi, de ce vin de Chypre que le vieux roi Isaac gardait depuis si long-temps, et que nous conquîmes quand nous primes d’assaut Famagoustar Remplissez le verre du lord Gilsland, messieurs… Jamais prince n’eut un serviteur plus exact et plus fidèle.

— Je suis bien aise, dit Thomas de Vaux, que vous trouviez le mulet un serviteur utile, quoique sa voix ne soit pas si musicale que le crin ou le fil de fer.

— Comment ! tu n’as pas encore digéré cette épithète de mulet ? Fais-la couler avec une rasade, l’ami, ou cela t’étouffera… Allons, voilà qui est bien ! et maintenant je te dirai que tu es un soldat comme moi, et que par conséquent il faut que nous nous passions mutuellement nos plaisanteries, en temps de paix, de même que les coups que nous nous donnons réciproquement dans un tournoi, et que nous nous aimions d’autant plus que nous frappons plus fort. Mais voici la différence qu’il y a entre toi et Blondel. Tu n’es que mon camarade, je pourrais dire même mon élève dans l’art de la guerre, et Blondel est mon maître dans la science des troubadours et des ménestrels. À toi je te permets la familiarité de l’intimité ; mais lui, je le respecte comme mon supérieur dans son art… Allons, l’ami, ne sois pas maussade, et reste ici pour entendre nos chants.

— Par ma foi, pour voir Votre Majesté de si bonne humeur, dit le lord Gilsland, je resterais à entendre Blondel jusqu’à ce qu’il eût achevé la grande romance du roi Arthur, qui dure trois jours.

— Nous ne mettrons pas ta patience à une si rude épreuve, dit le roi. Mais voici la lueur des torches du dehors qui nous annonce l’approche de notre royale épouse… Hâte-toi d’aller la recevoir, l’ami, et tâche de te faire bien voir des yeux les plus brillants de la chrétienté… Allons, ne reste pas là à ajuster ton manteau, vois-tu, tu as laissé passer Neville entre le vent et les voiles de ta galère.

— Il ne m’a jamais précédé sur le champ de bataille, » dit de Vaux fort peu satisfait de se voir devancé par le chambellan.

« Non, et ni lui ni personne ne s’y montra jamais avant toi, mon bon Tom de Gills, répondit le roi, à moins que ce ne soit nous-même de temps en temps.

— Oui, mon roi, dit de Vaux ; mais rendons aussi justice aux malheureux… L’infortuné chevalier du Léopard m’y a quelquefois précédé aussi, car voyez-vous, il pèse moins à cheval, et…

— Paix ! » dit le roi en l’interrompant d’un ton impérieux ; « pas un mot de lui… » Et en parlant ainsi il s’empressa d’aller au devant de la reine. Il lui présenta ensuite Blondel comme le roi des ménestrels et son maître dans la gaie science… Bérengère, qui n’ignorait pas que la passion de son royal époux pour la poésie et la musique égalait presque son avidité de gloire militaire, et que Blondel était surtout son favori, n’oublia rien pour le recevoir avec toutes les distinctions flatteuses dues à celui que le roi voulait honorer. Cependant, il était évident que, tout en répondant convenablement aux compliments que la belle reine faisait pleuvoir sur lui avec un peu trop d’abondance peut-être, Blondel était plus flatté et plus reconnaissant de l’accueil simple et gracieux que lui fit Édith, dont l’affabilité lui paraissait peut-être d’autant plus sincère qu’elle l’exprimait avec plus de concision et de simplicité.

La reine et son royal époux s’aperçurent tous deux de cette distinction ; et Richard, voyant que la reine paraissait un peu piquée de la préférence donnée à sa cousine, préférence dont il n’était pas fort satisfait lui-même, dit de manière à être entendu de toutes deux : « Nous autres ménestrels, Bérengère, comme tu peux le voir par Blondel, nous respectons plutôt un juge sévère comme notre parente, qu’une amie indulgente et impartiale comme toi, qui veux bien nous en croire sur parole.

Édith fut blessée de ce sarcasme de son royal parent, et elle répondit sans hésiter : « Que d’être un juge dur et sévère n’était pas un attribut réservé à elle seule parmi les Plantagenet. »

Elle en aurait peut-être dit davantage, ayant une forte dose du caractère de cette maison qui, tout en prenant son nom et sa devise d’une humble plante (planta genista), fut peut-être une des familles les plus orgueilleuses qui aient jamais gouverné l’Angleterre. Mais son œil, animé par la vivacité de sa réponse, rencontra tout-à-coup celui du Nubien, quoiqu’il eût essayé de se cacher derrière les nobles qui étaient présents, et elle retomba sur son siège, en devenant fort pâle. Aussi la reine Bérengère se crut obligée de demander de l’eau et des essences, et d’avoir recours à toutes les cérémonies d’usage en semblable occurrence. Richard, qui appréciait mieux la force d’esprit d’Édith, pria Blondel de prendre sa harpe et de commencer ses chants, assurant que la musique était la meilleure de toutes les recettes pour faire revenir un Plantagenet. « Chante-nous, dit-il, la romance du Vêtement sanglant dont tu me communiquas le sujet avant mon départ de Chypre. Tu dois l’avoir achevée maintenant, ou, comme le disent nos archers, ta lyre est brisée… »

Le regard inquiet du ménestrel, cependant, s’était arrêté sur Édith, et ce ne fut qu’après avoir vu ses joues reprendre leur couleur qu’il obéit aux invitations réitérées du roi. Alors, accompagnant sa voix de la harpe, de manière à prêter plus de charme à son chant, sans le couvrir, il chanta sur un air qui n’était qu’une espèce de récitatif, une de ces anciennes aventures d’amour et de chevalerie qui ne manquaient jamais de captiver l’attention des auditeurs. Dès qu’il commença à préluder, l’insignifiance de sa personne, et son extérieur peu remarquable se transformèrent subitement. Sa figure devint rayonnante d’inspiration et de génie… sa voix mâle, sonore et suave, guidée par le goût le plus pur, pénétrait jusqu’au cœur. Richard, aussi joyeux qu’un jour de victoire,

donna le signal du silence :

Paix, mes braves, que l’on se taise !
Dans le jardin et le château !


et avec le double zèle d’un patron et d’un élève, il fit ranger le cercle autour de lui, et recommanda l’attention à tout le monde ; lui-même s’assit avec l’air d’un profond intérêt, non sans y mêler quelque chose de la gravité d’un critique de profession. Les courtisans attachèrent leurs yeux sur le roi, afin d’être à portée de deviner et d’imiter les émotions qui se peindraient sur ses traits, et Thomas de Vaux bâilla d’une manière formidable comme un homme qui se soumet avec répugnance à une pénitence ennuyeuse. Le chant de Blondel était en langue normande, mais les vers qui suivent en indiqueront le sens et en donneront une idée.

LA ROBE SANGLANTE.
PREMIÈRE PARTIE.

L’astre du jour, d’une clarté mourante,
Dorait encor les murs de Bénévent,
Tout preux guerrier, au château, sous la tente,
Se préparait pour le tournoi suivant.
Un jouvenceau, portant habit de page,
Devers le camp poussait son destrier,
Et demandait à tous, sur son passage,
Thomas de Kent, Anglais et chevalier.

Il chevaucha plus loin que son attente,
Sans rencontrer le guerrier qu’il cherchait ;
Mais, découvrant enfin son humble tente,
Où nul métal que le fer ne brillait,
Trouva le preux rempli d’un noble zèle,
Qui réparait de sa vaillante main
Le bon haubert qu’en l’honneur de sa belle
Dans le tournoi il portera demain.

Le page dit : « Mon illustre maîtresse
(À ce grand nom s’incline le guerrier),
De Bénévent souveraine princesse,
Ne peut aimer un obscur chevalier ;
Mais si, malgré son rang et sa naissance,
D’un fol espoir ton cœur s’était flatté,
Par de grands faits prouve que ta vaillance
Est haute autant que ta témérité. »

« De la princesse écoutant l’ordre étrange,
Jette demain ton haubert de côté ;
Et pour armure il faut prendre en échange
Ce vêtement qu’elle-même a porté.

Dans le tournoi va montrer ton courage,
Quand le danger redouble tes efforts,
Et combattant au plus fort du carnage
Reviens vainqueur, ou reste au rang des morts. »

D’un air joyeux, et d’une main avide,
Le chevalier saisit le vêtement,
Puis le pressant sur son cœur intrépide,
Il dit (d’abord le baisant humblement) :
« Fort honoré me tiens de ce doux gage,
Bienheureux, est l’instant où le reçois
Et bienheureux est aussi le message
Que viens ici d’entendre par ta voix. »

« Page, va dire à la princesse,
Que, sous ce lin frêle et léger,
Mon cœur palpitant de tendresse,
Défiera le fer meurtrier ;
Mais dis-lui que si ma prouesse
Dans la lice cueille un laurier,
Il faut qu’à son tour ta maîtresse
Accorde un don au chevalier. »

« Tu nous as changé la mesure tout d’un coup dans ce dernier couplet, mon cher Blondel, dit le roi.

— C’est vrai, milord, répliqua Blondel, j’ai traduit de l’italien ces vers qui me furent donnés par un vieux harpiste que je rencontrai à Chypre, et n’ayant pas eu le temps d’en faire une traduction bien exacte, ni de les apprendre par cœur, je suis obligé de suppléer, comme je peux et pour le moment, aux lacunes qui se trouvent dans la musique et les vers, à peu près comme vous voyez les paysans raccommoder une haie vive avec un fagot.

— Non, sur ma foi, dit le roi, j’aime ces petits vers rapides et qui frappent à coups répétés. Il me semble qu’ils vont fort bien et varient agréablement la musique au milieu d’une mesure plus prolongée.

— L’une et l’autre sont permises, comme Votre Grâce le sait bien, reprit Blondel.

— Je le sais, Blondel ; cependant je trouve que des scènes où il doit être question de combats sont mieux décrites soit en rimes de dix syllabes, soit en vers de huit pieds entremêlés, que si l’on emploie les solennels alexandrins : la rapidité des petits vers rappelle la charge de la cavalerie, tandis que l’autre mesure ressemble à l’allure plus modérée du palefroi d’une dame[30].

— Je continuerai le rhythme qui plaît à Votre grâce, » dit Blondel en recommençant à préluder.

« Mais auparavant excite ton imagination par une coupe de vin de Chio, reprit le roi : je voudrais te voir mettre de côté cette nouvelle invention qui vient de t’assujettir à terminer ton dernier couplet sur deux seules rimes. C’est une contrainte que tu imposes à ton génie, et qui te fait ressembler à un homme qui danse dans les fers.

— Ce sont du moins des fers qu’on soulève facilement, » dit Blondel en faisant voltiger ses doigts sur les cordes de la harpe, comme s’il eût préféré jouer au lieu d’écouter cette critique.

« Mais pourquoi les prendre, mon ami, continua le roi, pourquoi enchaîner ton imagination avec des liens de fer ? Je m’étonne que tu puisses continuer ainsi… Je suis bien sûr qu’il m’aurait été impossible, à moi, de composer une stance dans cette mesure embarrassante. »

Blondel baissa la tête et parut s’occuper des cordes de sa harpe pour cacher un sourire involontaire qui s’était glissé sur ses traits. Mais il ne put se dérober à l’observation de Richard.

« Par ma foi ! tu te moques de moi, Blondel, s’écria-t-il, et en bonne conscience, tout homme qui ose faire le maître quand il n’est que l’écolier mérite bien cela… Mais nous autres rois, nous prenons la mauvaise habitude d’être entiers dans nos opinions… Allons, continue ton lai, cher Blondel… continue à ta manière qui vaut mieux que tout ce que nous pourrions dire. »

Blondel reprit son lai ; mais comme la composition improvisée lui était familière, il ne manqua pas de suivre les avis du roi en reprenant les rimes croisées, et ne fut peut-être pas fâché de montrer par là avec quelle facilité il pouvait changer la forme d’un poème, même pendant qu’il le récitait.

LA ROBE SANGLANTE.
SECONDE PARTIE.

Cent chevaliers, tous brillants de vaillance.
Dans le tournoi mesurèrent leurs bras ;

Maint y perdit son cheval ou sa lance,
Maint y trouva la gloire ou le trépas.
Mais un d’entre eux les surpasse en audace,
À tous les coups il exposé son sein :
C’était celui qui n’avait pour cuirasse
Et pour écu qu’un blanc tissu de lin.

Son sang coulait au plus fort du carnage,
Et mainte fois, craignant de le férir,
Plus d’un guerrier, qu’étonnait son courage,
Crut que d’un vœu ce preux était martyr.
Le prince aussi dont il a touché l’âme
Clôt le tournoi par un signal soudain,
Et pour vainqueur de la lice il proclame
Le chevalier au vêtement de lin.

On s’apprêtait à célébrer la messe
Que devait suivre un banquet somptueux,
Quand tout-à-coup, saluant la princesse,
Un écuyer vient offrir à ses yeux
Ce lin fatal, percé de coups de lance.
Contre le fer bouclier impuissant,
Dont la blancheur, emblème d’innocence,
A disparu sous la fange et le sang.

Or, l’écuyer lui parla ce langage :
« Je viens au nom du preux Thomas de Kent,
Chargé par lui de remettre ce gage
Entre vos mains, dame de Bénevent.
Mon maître a dit : Au péril de ma vie,
J’ai de ma dame osé remplir la loi,
J’obtiens le prix de la chevalerie ;
Mais j’en attends un autre de sa foi.

« Point ne craignis, a dit encor mon maître.
De m’exposer sans défense aux combats ;
Or maintenant peut-elle méconnaître
Le chevalier qui lui voua son bras ?
En lui rendant la tunique trop chère,
Qui, de mon sang, a gardé la couleur,
Veux qu’à son tour, s’en parant pour me plaire,
Ma dame aussi la porte sur son cœur. »

L’écuyer dit ; la princesse tremblante,
En rougissant étend vers lui la main,
Et recevant la tunique sanglante.
Avec ardeur la presse sur son sein.
« Brave écuyer, dit-elle, veux apprendre
Aujourd’hui même à mon preux chevalier
Que de ce sang que je lui fis répandre,
Connais le prix et saurai le payer. »


Messe a sonné, sur sa robe pourprée
La dame a mis ce vêtement sanglant,
Et vers la nef, d’une marche assurée,
Elle conduit un cortège brillant ;
Puis apprenant que le prince, son père,
Aux chevaliers donnait riche festin,
En ces atours vint, comme à l’ordinaire,
À deux genoux lui présenter le vin.

Dames et preux contemplent la princesse ;
On se regarde, on chuchote, on sourit.
Le prince alors, que la colère oppresse,
D’un ton sévère en la voyant lui dit :
« Puis donc qu’à tous n’a pas honte d’apprendre
Et ta folie et ses tristes effets ;
Deviens le prix du sang que fis répandre,
Mais de ma cour sois bannie à jamais. »

Faible de corps, mais toujours ferme d’âme,
Était Thomas présent à ce banquet.
« Prince, dit-il, mon cœur est à ma dame,
Mon sang lui fut prodigué sans regret.
Mais si ta fille encourut ta colère,
Fuyant tous deux les mors de Bénévent,
Lui veux offrir, dans la riche Angleterre,
Avec mon cœur le beau comté de Kent. »

Un murmure d’applaudissemens circula dans l’assemblée, chacun suivant l’exemple du roi Richard qui combla de louanges son ménestrel favori, et finit par lui donner une bague d’un prix considérable. La reine s’empressa d’offrir une marque de distinction au favori, et lui fit don d’un riche bracelet ; la plupart des nobles qui étaient présents suivirent l’exemple de leurs souverains.

« Notre cousine Édith, demanda le roi, est-elle insensible aux sons de la harpe qu’elle aimait autrefois ?

— Elle remercie Blondel de son lai, répondit Édith ; mais elle est encore plus sensible à la bonté du parent qui a choisi ce sujet.

— Vous êtes irritée, cousine, reprit le roi, d’avoir entendu parler d’une femme plus fantasque que vous ; mais vous ne m’échapperez pas ; je veux vous accompagner jusqu’au pavillon de la reine ; il faut que nous ayons ensemble une conférence avant que la nuit fasse place au matin. »

La reine et sa suite se levèrent aussitôt pour partir, et les autres personnes présentes se retirèrent aussi de la tente royale. Les gens de la reine, munis de torches, avec une escorte d’archers, attendaient Bérengère au dehors, et elle se mit en marche pour retourner chez elle… Richard, comme il l’avait annoncé, marcha près de sa cousine, et la força de s’appuyer sur son bras, de sorte qu’ils purent se parler sans être entendus.

« Quelle réponse dois-je donc rendre au brave soudan ? demanda Richard. Les rois et les princes se détachent de moi, Édith ; cette nouvelle querelle me les aliène de nouveau. Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour le Saint-Sépulcre, par accommodement, sinon par la victoire, et la seule chance que j’aie d’y réussir, dépend, hélas ! des caprices d’une femme… J’aimerais mieux porter ma lance en arrêt devant dix des meilleures lances de la chrétienté que d’avoir à raisonner avec une jeune fille obstinée qui ne sait pas ce qui est pour son bien. Quelle réponse, cousine, ferai-je donc à Saladin ? Il faut prendre un parti décisif.

— Dites-lui, répliqua Édith, que la plus pauvre des Plantagenet aimerait mieux s’allier à la misère qu’à l’infidélité.

— Dirai-je à l’esclavage, Édith ? Il me semble que c’est plutôt là votre pensée.

— Il n’y a pas lieu au soupçon que vous osez m’insinuer… L’esclavage du corps aurait pu inspirer la compassion… Celui de l’âme ne peut exciter que le mépris. Honte à toi, roi Richard d’Angleterre ! tu as réduit à l’asservissement et à la dégradation les membres et l’esprit d’un chevalier dont la gloire était jadis presque égale à la tienne.

— Ne devais-je pas empêcher ma parente de boire du poison, en souillant le vase qui le contenait, si je ne voyais aucun autre moyen de la dégoûter de cette fatale liqueur ?

— C’est toi-même qui veux me forcer à boire du poison, parce qu’il est contenu dans un vase d’or.

— Édith… Je ne puis pas forcer ta résolution ; mais prends garde de fermer la porte que le ciel daigne encore nous ouvrir. L’ermite d’Engaddi, que les papes et les conciles ont regardé comme un prophète, a lu dans les astres que ton mariage doit me réconcilier avec un ennemi puissant, et que ton époux sera chrétien ; ainsi nous avons lieu d’espérer que la conversion du soudan et l’entrée des fils d’Ismaël dans le sein de l’Église seront les fruits de ton union avec Saladin. Allons, il faut faire quelque sacrifice plutôt que de détruire une si belle perspective.

— Des hommes peuvent sacrifier des béliers et des chèvres, mais non l’honneur et la conscience… J’ai entendu dire que c’était la honte d’une fille chrétienne qui avait amené les Sarrasins en Espagne. Il n’est pas probable que le déshonneur d’une autre chrétienne les chasse de la Palestine…

— Appelles-tu une honte de devenir impératrice ?

— J’appelle honte et déshonneur de profaner un sacrement chrétien en le recevant avec un infidèle qu’il ne peut pas lier ; et je me croirais couverte d’une ignominie ineffaçable si moi, descendante d’une princesse chrétienne, je devenais volontairement la première sultane d’un harem de concubines païennes.

— Eh bien ! cousine, je ne veux pas me fâcher avec toi, quoiqu’il me semble que ton état dépendant eût pu te disposer à plus de condescendance.

— Mon roi, répondit Édith, Votre Grâce a dignement succédé aux états, dignités et richesses de la maison des Plantagenet… N’enviez donc pas à votre pauvre parente quelque portion de leur orgueil.

— Par ma foi, jeune fille, dit le roi, tu m’as désarçonné par ce seul mot… Ainsi donc embrassons-nous et soyons amis… Je dépêcherai présentement un messager à Saladin… Mais après tout ne feriez-vous pas mieux de différer la réponse jusqu’après l’avoir vu. On le dit d’une beauté remarquable.

— Il n’y a pas de chance que nous nous voyions, milord.

— Par saint George ! il y a certitude du contraire, reprit le roi ; car Saladin nous fournira probablement un champ clos pour ce combat de la bannière, et sans doute il en sera spectateur lui-même… Bérengère meurt d’envie de le voir aussi, et j’oserais jurer qu’aucune de ses dames ne restera en arrière. Vous moins que toute autre, belle cousine… Mais allons, nous voici arrivés au pavillon, et il faut nous séparer, sans rancune, je l’espère… Il faut sceller notre réconciliation, belle Édith, avec tes lèvres comme avec ta main… Comme souverain, j’ai droit d’embrasser mes jolies vassales. »

Il l’embrassa respectueusement et avec affection, et retourna chez lui par le clair de lune, se fredonnant à lui-même ceux des refrains de Blondel qui lui revenaient à la mémoire.

À son arrivée dans sa tente, il se mit aussitôt à préparer ses dépêches pour Saladin, et il les remit au Nubien en lui recommandant de partir à la pointe du jour pour retourner vers le soudan.


CHAPITRE XXVII.

LE COMBAT.


Nous entendîmes le techir : c’est ainsi que les Arabes appellent leur cri de bataille, lorsque par de bruyantes acclamations ils invoquent le ciel pour en obtenir victoire.
Hughes. Siège de Damas.


Le lendemain matin, Richard fut invité à une conférence par Philippe de France ; celui-ci, tout en employant les expressions de la plus haute estime pour son frère d’Angleterre, lui communiqua en termes très positifs son intention de retourner en Europe pour s’occuper des soins que réclamait son royaume. Il lui dit qu’il désespérait entièrement du succès de leur entreprise, d’après la diminution de leurs forces et les discordes civiles qui les partageaient. Richard essaya vainement de le dissuader, et la conférence finie, il reçut sans surprise un manifeste signé du duc d’Autriche et de plusieurs autres princes, exprimant sans aucun ménagement une résolution semblable à celle de Philippe. Ils y déclaraient que leur abandon de la sainte cause était occasioné par l’ambition démesurée et le despotisme de Richard d’Angleterre. Tout espoir de continuer la guerre avec quelque chance de succès s’évanouissait ainsi. Richard versa des larmes amères sur la perte de ses espérances de gloire ; sa douleur était rendue plus vive encore par la pensée que, s’il devait renoncer à son vœu le plus cher, il fallait l’attribuer en partie aux avantages que son imprudence et son impétuosité avaient donnés sur lui à ses ennemis.

« Ils n’auraient pas osé abandonner mon père de la sorte, » dit-il à de Vaux dans l’amertume de son dépit ; « aucune des calomnies qu’ils auraient pu répandre contre un roi si sage n’aurait été accueillie dans la chrétienté ; tandis que moi, insensé que je suis, non seulement je leur ai fourni un prétexte pour m’abandonner, mais même pour rejeter tout le blâme de la rupture de cette alliance sur mes funestes défauts ! »

Ces réflexions aigrissaient à un tel point le chagrin du roi que de Vaux se réjouit lorsque l’arrivée d’un ambassadeur de Saladin le força de donner un autre cours à ses pensées.

Ce nouvel envoyé était un émir très estimé du soudan, et qui se nommait Abdallah El Hadgi ; il tirait son origine de la famille du Prophète et de la race ou tribu de Hasmen ; et en témoignage de cette illustre généalogie, il portait un turban vert d’une énorme dimension. Il avait aussi fait trois fois le voyage de la Mecque, ce qui lui avait fait donner le nom de Hadgi ou Pèlerin. Malgré tous ces droits à la sainteté, Abdallah était, bien qu’Arabe, un bon compagnon qui aimait à entendre un conte joyeux, et qui mettait de côté sa gravité jusqu’à boire gaîment quand le secret le rassurait contre le scandale. C’était aussi un homme d’état dont Saladin avait employé les talents dans plusieurs négociations avec les princes chrétiens, et surtout avec Richard, auquel la personne d’El Hadgi était non seulement connue, mais encore agréable. Satisfait de l’empressement que Saladin mettait à lui faire promettre par son envoyé un terrain convenable pour le combat, et un sauf conduit pour tous ceux qui désiraient y assister, l’ambassadeur offrant de rester en otage comme gage de la fidélité du soudan, Richard oublia bientôt le chagrin que lui causaient ses espérances trompées et la dissolution de la ligue chrétienne, dans les discussions intéressantes qui précèdent un combat en champ clos.

Le lieu appelé le Diamant du désert fut désigné pour le combat, comme étant à peu près à une distance égale du camp des chrétiens et de celui du soudan. Il fut convenu que Conrad de Montferrat, avec ses parrains, l’archiduc d’Autriche et le grand-maître des templiers, y paraîtraient, le jour fixé pour le combat, avec cent hommes armés à leur suite ; que Richard d’Angleterre et son frère Salisbury, qui soutenaient l’accusation, s’y rendraient avec un nombre égal de guerriers pour protéger leur champion, et que le soudan amènerait avec lui une garde de cinq cents hommes d’élite, qui n’était considérée que comme l’équivalent de deux cents lances chrétiennes. Le sultan se chargeait de faire préparer la lice, ainsi que de tous les arrangements et rafraîchissements nécessaires pour recevoir ceux qui devaient assister à cette solennité. Ses lettres exprimaient avec beaucoup de courtoisie le plaisir qu’il se promettait d’une entrevue pacifique avec Melec-Ric, et son extrême désir de lui faire un accueil qui pût lui être agréable.

Tous les préliminaires ayant été réglés et communication en étant faite au défendant et à ses parrains, Abdallah El Hadgi fut admis à une audience plus intime, et il entendit avec délices les accords harmonieux de Blondel. Après avoir pris soin de mettre de côté son turban vert, et de choisir à sa place un bonnet grec, il chanta à son tour une chanson à boire tirée du persan, et avala sans se faire prier un bon verre de vin de Chypre pour prouver que sa pratique ne démentait pas sa théorie. Le lendemain, aussi grave et aussi austère que le buveur d’eau Mirglip, il inclina son front jusqu’à terre devant le marchepied de Saladin, et rendit compte au soudan de son ambassade.

La veille du jour marqué pour le combat, Conrad et ses amis partirent au point du jour pour le lieu indiqué, et Richard quitta le camp à la même heure et dans le même but ; mais, comme il avait été convenu, il voyagea par une route différente, précaution qui avait été jugée nécessaire pour éviter toute possibilité d’une collision entre leurs hommes d’armes.

Quant au bon roi lui-même, il n’était pas d’humeur à se quereller avec personne. Rien n’aurait pu ajouter au plaisir qu’il se promettait d’un combat à outrance en champ clos, si ce n’est d’être lui-même un des combattants, et il se sentait réconcilié avec tout le monde, voire même avec Conrad de Montferrat ! Armé à la légère, richement vêtu, et aussi rayonnant qu’un jeune époux le jour de ses noces, Richard caracolait à côté de la litière de la reine Bérengère, lui faisant remarquer les différents lieux qu’ils traversaient, et égayant, par des récits et des chants, la route monotone du désert inhospitalier.

Lorsque la reine avait accompli son pèlerinage à Engaddi, elle avait pris le chemin qui était de l’autre côté de la chaîne de montagnes, de sorte que le spectacle du désert était nouveau pour elle et pour ses dames. Quoique Bérengère connût trop bien le caractère de Richard pour ne pas témoigner un grand intérêt pour ce qu’il lui plaisait de dire ou de chanter, elle ne put s’empêcher de se livrer à quelques craintes féminines quand elle se vit dans l’effrayant désert avec une si petite escorte, qui semblait n’être qu’un point mouvant sur la surface de la plaine immense : elle savait aussi qu’ils n’étaient pas éloignés du camp de Saladin, et qu’ils pouvaient être surpris et exterminés d’un moment à l’autre par un détachement nombreux de sa redoutable cavalerie, si le païen était assez déloyal pour profiter d’une si favorable occasion. Mais quand elle communiqua ces soupçons à Richard, il les repoussa avec mécontentement et dédain. « Ce serait plus que de l’ingratitude, dit-il, que de douter de la bonne foi du généreux soudan. »

Cependant les mêmes doutes et les mêmes craintes se représentèrent souvent, non seulement à l’esprit timide de la reine, mais à l’âme plus fière et plus courageuse d’Édith Plantagenet, qui n’avait pas assez de confiance dans la bonne foi d’un musulman pour être parfaitement à son aise en se trouvant ainsi en son pouvoir. Sa surprise eût donc été moins grande que sa terreur, si elle eût entendu tout-à-coup retentir dans le désert le cri d’Allah hu ! et qu’une troupe de cavalerie arabe eût fondu sur eux comme des vautours sur leur proie… Ces soupçons ne diminuèrent pas lorsqu’à l’approche du soir on aperçut un seul cavalier, remarquable par son turban et sa longue lance, qui voltigeait sur le bord d’une petite éminence, comme un faucon suspendu dans l’air ; dès que l’Arabe entrevit l’escorte royale, il partit avec la rapidité du même oiseau lorsqu’il fend les airs et disparaît de l’horizon.

« Il faut que nous soyons près du lieu désigné, dit le roi Richard, et ce cavalier est sans doute une des vedettes de Saladin… Il me semble que j’entends le bruit des trompettes et des cymbales maures… Rangez-vous en ordre, mes enfants, et formez-vous autour des dames dans une attitude ferme et militaire. »

À ces mots, chaque chevalier, écuyer ou archer, se hâta de prendre son rang. Ils se mirent en marche dans l’ordre le plus serré, ce qui faisait paraître leur nombre encore plus petit. À dire la vérité, quoique ce ne fût peut-être pas de la crainte, il y avait du moins une espèce d’inquiétude mêlée de curiosité dans l’attention que la troupe prêtait aux éclats sauvages de la musique maure qui se faisait entendre par momens avec force du côté où le cavalier arabe avait disparu.

De Vaux dit à l’oreille du roi : « Ne conviendrait-il pas, monseigneur, d’envoyer un page là-haut sur ce banc de sable, ou votre bon plaisir est-il que je pique moi-même en avant ? Il me semble, d’après tout cet appareil, que s’ils ne sont pas plus de cinq cents hommes de l’autre côté de ces montagnes de sable, la moitié de la suite du sultan doit être composée de tambours et de cymbaliers… Partirai-je ? »

Le baron avait serré le mors à son cheval, et il allait lui donner de l’éperon, lorsque le roi s’écria : « Non, pour rien au monde ! cette précaution indiquerait de la méfiance, et ne nous servirait pas à grand’chose en cas de surprise, ce que je ne crains pas. »

Ils continuèrent donc à s’avancer en bon ordre et les rangs serrés, jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus en haut des collines de sable et en vue du lieu désigné par le soudan. Là un spectacle magnifique, mais imposant, se déroula sous leurs yeux.

Le Diamant du désert, cette fontaine solitaire qui ne se distinguait ordinairement que par un groupe de palmiers, était devenu le centre d’un camp dont les bannières brillantes et les ornements dorés étincelaient de mille teintes riches et variées aux rayons du soleil couchant. Les étoffes qui formaient les vastes tentes étaient des plus éclatantes couleurs. On y voyait briller l’écarlate, le jaune d’or, le bleu d’azur… Le haut pilier central qui soutenait chaque pavillon était décoré de grenades d’or et de petites flammes de soie. Mais outre ces pavillons remarquables, il y avait un nombre de tentes noires, comme le sont ordinairement celles des Arabes, qui parut formidable à Thomas de Vaux, et qu’il jugea capables de loger une armée orientale de cinq mille hommes. Une multitude d’Arabes et de Kourdes se hâtaient de s’assembler, chacun conduisant son cheval à la laisse, et leur rassemblement était accompagné du bruit assourdissant de leurs bruyants instruments militaires : car les Arabes ont été de tout temps animés à la guerre par les sons de cette musique belliqueuse.

Ils formèrent bientôt une masse confuse devant leur camp, et, à un sifflement aigu qui se fit entendre par dessus les fanfares des instruments, chaque cavalier fut en selle.

Un nuage de poussière, qui s’éleva au moment de cette manœuvre, déroba aux yeux de Richard et de sa suite le camp, les palmiers et le sommet éloigné des montagnes : il cessa même d’apercevoir les troupes dont le mouvement soudain avait soulevé ces nuées, qui prenaient la forme fantastique de colonnes torses, de dômes et de minarets. Un autre cri aigu se fit entendre du sein de ce tourbillon de poussière : c’était le signal du départ. La cavalerie partit au grand galop, et en manœuvrant de manière à envelopper la petite troupe de Richard ; celle-ci se trouva bientôt entourée et presque étouffée par le sable qui s’élevait de tous les côtés. Au travers de ce rideau de poussière on apercevait de temps à autre les figures sauvages des Sarrasins brandissant et agitant leurs lances dans toutes les directions avec des cris et des clameurs effrayantes ; ils poussaient souvent leurs chevaux jusqu’à une portée de lance des chrétiens, tandis que ceux qui étaient derrière lançaient d’épaisses volées de flèches. Une de ces flèches vint frapper contre la litière de la reine, qui poussa un cri aigu, et le front de Richard se rembrunit au même instant.

« Par saint George ! s’écria-t-il, il est temps de remettre à l’ordre ce vil ramas d’infidèles. »

Mais Édith, dont la litière était proche, avança la tête au dehors, et, tenant à la main une de ces flèches, elle dit : « Roi Richard, prends garde à ce que tu vas faire… Vois, ces flèches n’ont point de fer !

— Fille noble et sensée ! reprit Richard, par le ciel, tu nous fais honte à tous par la promptitude de ton coup d’œil et de ta pensée. Ne vous troublez pas, mes braves Anglais, s’écria-t-il à ses guerriers, leurs flèches n’ont pas de dards, et ils ne portent que des lances inoffensives. Ce n’est qu’une manière sauvage de nous faire accueil, quoique probablement nous les réjouissions en nous montrant inquiets ou troublés… Avancez lentement et en bon ordre. »

La petite phalange s’avança donc environnée par les Arabes, qui poussaient les cris les plus perçants et les plus aigus : leurs archers s’exerçaient à montrer leur adresse en faisant siffler leurs flèches aussi près que possible du casque des chrétiens sans cependant les atteindre, et les lanciers se déchargeaient les uns les autres de si rudes coups de leurs armes émoussées, que plus d’un vida les arçons et pensa perdre la vie à ce jeu dangereux.

Comme ils étaient à peu près à moitié chemin du camp, le roi Richard et sa suite formant le noyau autour duquel ce corps tumultueux de cavaliers criait, hurlait, escarmouchait, galopait et formait une scène de confusion indescriptible, un autre cri aigu se fit entendre, et tous ces guerriers qui entouraient irrégulièrement le front et les flancs des Européens se rassemblèrent tout d’un coup, et formant une colonne longue et profonde, marchèrent, avec ordre et silence, à la suite de l’escorte de Richard. La poussière commençait à s’abaisser devant ceux qui formaient l’avant-garde, lorsqu’ils virent s’approcher à leur rencontre, à travers cette épaisse atmosphère, un corps de cavalerie d’un genre différent et plus régulier, pourvu d’armes offensives et défensives, et digne de servir de gardes-du-corps au plus superbe monarque de l’Orient. Chaque cheval de cette troupe, composée d’environ cinq cents hommes, valait la rançon d’un comte. C’étaient des esclaves géorgiens et circassiens dans la fleur de l’âge. Leurs casques et leurs hauberts étaient formés de mailles d’acier si polies qu’elles étincelaient comme de l’argent ; leurs vêtements étaient des plus éclatantes couleurs, et quelques uns même de drap d’or ou d’argent ; leurs ceintures étaient tissues d’or et de soie ; sur leurs riches turbans flottaient des plumes et étincelaient des pierreries, et la poignée ainsi que le fourreau de leur sabre et de leur poignard, de fin acier de Damas, étaient incrustés d’or.

Cette troupe brillante s’avança au son de la musique militaire, et quand elle joignit le petit corps des chrétiens, elle ouvrit ses rangs à droite et à gauche pour le laisser défiler. Richard se mit alors à la tête de sa troupe, comprenant que Saladin lui-même s’approchait. En effet, un moment après, au milieu de sa garde, des officiers de sa maison et de ces nègres hideux qui gardent les harems, et dont la difformité ressortait encore sous la magnificence de leurs vêtements, parut le soudan, avec le regard et le maintien de celui sur le front duquel la nature a écrit : « Ceci est un roi ! » La tête couverte d’un turban blanc comme la neige, et portant une robe et de larges pantalons à l’orientale, d’un blanc également pur, noués par une ceinture de soie écarlate et sans ornement, Saladin pouvait paraître, au premier coup d’œil, l’homme le plus simplement vêtu de sa garde. Mais, en l’examinant de plus près, on remarquait sur son turban cette perle inestimable que les poètes ont appelée le siège de la lumière ; le diamant qu’il portait au doigt, et sur lequel son cachet était gravé, valait probablement tous les joyaux de la couronne d’Angleterre, et le saphir qui terminait la poignée de son cangiar ne lui était pas inférieur en valeur. On doit ajouter que pour se protéger contre la poussière qui, dans le voisinage de la mer Morte, ressemble à des cendres tamisées, ou peut-être par un raffinement d’orgueil oriental, le soudan portait à son turban une espèce de voile qui dérobait en partie la vue de ses nobles traits. Il montait un coursier arabe, blanc comme la neige, qui semblait fier du noble fardeau qu’il portait.

Il n’y avait pas besoin de présentation. Les deux héros, car ils l’étaient véritablement tous deux, se jetèrent en même temps à bas de leurs chevaux ; les troupes s’arrêtèrent, et la musique cessa tout d’un coup ; ils s’avancèrent en silence au devant l’un de l’autre ; après s’être courtoisement salués, les deux souverains s’embrassèrent comme des frères et des égaux. Le luxe et la magnificence étalée des deux côtés cessèrent d’attirer les regards, chacun ne vit plus que Richard et Saladin, et eux aussi ne virent bientôt plus qu’eux-mêmes. Cependant les regards que Richard jetait sur Saladin étaient plus attentifs et plus curieux que ceux que le soudan portait sur lui ; ce fut le sultan qui rompit le silence.

« Le Mélec-Ric est aussi bien venu près de Saladin que l’eau dans ce désert. J’espère que ce grand nombre de cavaliers ne lui inspire pas de méfiance. Excepté les esclaves armés de ma maison, ceux qui vous entourent et vous accueillent avec des regards d’étonnement et d’admiration sont tous les nobles privilégiés de mes mille tribus ; car quel est celui qui, pouvant être présent, aurait voulu rester chez lui lorsqu’il s’agissait de voir un prince comme Richard, dont le nom inspire tant de terreur que dans les sables du Yemen la nourrice s’en sert pour faire taire son enfant, et le libre Arabe pour soumettre son coursier rétif !

— Et voilà les nobles de l’Arabie, » répliqua Richard contemplant autour de lui des individus d’un aspect sauvage, couverts de shaicks. Leurs visages étaient brûlés par les rayons du soleil, leurs dents aussi blanches que l’ivoire, et leurs yeux noirs étincelaient d’un feu farouche et presque surnaturel sous les plis de leurs turbans ; ils étaient vêtus en général avec une simplicité qui ressemblait assez à de la négligence.

« Ils ont droit à ce titre, répondit Saladin ; mais, quoique nombreux, ils ne dépassent pas les conditions du traité, et ne portent d’autres armes que le sabre. L’acier même de leur lance a été laissé de côté.

— Je crains, » murmura de Vaux en anglais, « qu’ils ne l’aient laissé là où ils sauront bientôt le retrouver. Voilà, je l’avoue, une brillante assemblée de pairs, et je crois que la salle de Westminster serait un peu trop petite pour eux,

— Silence ! de Vaux, dit Richard ; je te le commande. Noble Saladin, ajouta-t-il, le soupçon ne peut pas exister quand il s’agit de toi… Vois, » poursuivit-il en montrant les litières, « moi aussi j’ai amené quelques champions avec moi, en contravention des termes de notre traité ; des yeux brillants et de beaux traits sont des armes qu’il faut porter avec soi. »

Le soudan, se tournant du côté des litières, fit une inclination aussi profonde que s’il se fût humilié devant la Mecque, et baisa la poussière en signe de respect.

« Approche, frère, dit Richard, elles ne craindront pas de te voir de plus près… Ne veux-tu pas approcher ? les rideaux de leurs litières te seront ouverts sur-le-champ.

— Qu’Allah m’en préserve ! répondit Saladin ; car il n’y a pas un Arabe ici qui ne regardât comme une honte pour ces nobles dames d’être vues le visage découvert.

— Tu les verras en particulier, frère.

— À quoi bon ? » reprit Saladin avec tristesse. « Ta dernière lettre a éteint les espérances que j’avais osé concevoir, comme l’eau éteint le feu. Pourquoi m’exposerais-je à voir se rallumer une flamme qui me consumerait en vain ? Mais mon frère ne veut-il pas passer sous la tente que son serviteur lui a fait préparer ? Mon premier esclave noir a reçu des ordres pour la réception des princesses. Les officiers de ma maison s’occuperont de votre suite, et nous-même voulons être le chambellan du roi Richard. »

Il le conduisit effectivement sous un superbe pavillon où se trouvait réuni tout le luxe que la magnificence asiatique avait pu inventer. De Vaux, qui suivait le roi, débarrassa alors Richard de la cape ou long manteau de cheval qu’il portait, et le roi d’Angleterre parut devant Saladin sous un vêtement étroit propre à faire ressortir la force et la symétrie de sa personne, et qui formait le contraste le plus remarquable avec les vêtements larges et flottants qui dissimulaient les membres grêles du monarque d’Orient. Mais ce qui attira surtout l’attention du Sarrasin fut l’épée à double poignée dont la lame large et droite, d’une longueur qui semblait la rendre impossible à manier, s’étendait depuis l’épaule jusqu’au talon de Richard.

— Si je n’avais pas vu ce fer, dit le soudan, flamboyer dans le combat comme l’épée de l’ange Azraël, j’aurais eu de la peine à croire que le bras d’un homme pût le porter. Oserai-je demander au noble Melec-Ric d’en frapper un coup en toute amitié, et pour me donner un échantillon de sa force ?

— Volontiers, noble Saladin, » répondit le roi, et cherchant autour de lui quelque chose sur quoi il pût exercer sa force, il vit une hache d’acier que portait un des spectateurs, et dont le manche, de même métal, avait à peu près un pouce et demi de diamètre.

Le soin jaloux que prenait de Vaux de l’honneur de son maître l’excita à lui dire tout bas : « Pour l’amour de la bienheureuse Vierge, prenez garde à ce que vous allez entreprendre, monseigneur ! Vos forces ne sont pas encore entièrement revenues, ne fournissez pas un triomphe à l’infidèle.

— Paix, fou ! » dit Richard en jetant un regard fier autour de lui… « Crois-tu que je puisse échouer en sa présence ? »

Le roi, prenant à deux mains sa lourde épée, l’éleva au dessus de son épaule gauche, et lui faisant faire le moulinet au dessus de sa tête, il la fit retomber avec la force de quelque machine redoutable : la barre d’acier roula sur le plancher, séparée en deux comme un jeune arbre fendu par la hache du bûcheron.

« Par la tête du Prophète ! voilà un coup merveilleux, » s’écria le soudan examinant avec une minutieuse attention la barre de fer qui venait d’être coupée en deux ; et la lame dont la trempe était si bonne qu’elle ne portait aucune marque après un coup si violent. Il prit alors la main du roi, et, en examinant la grandeur et la force musclée, il sourit en plaçant à côté la sienne, si grêle et si maigre, et si inférieure en chair et en nerf.

« Oui, regardez bien, » dit de Vaux en anglais, « il se passera du temps avant que vos longs doigts de singe en puissent faire autant avec la faucille dorée que vous avez là.

— Silence, de Vaux, dit Richard. Par Notre-Dame ! il entend et devine ce que tu dis. Ne sois pas si grossier, je t’en prie. »

Le soudan dit effectivement l’instant d’après : « Je voudrais bien essayer aussi de faire quelque chose ; mais pourquoi le faible montrerait-il son infériorité aux yeux du fort ?… Cependant chaque pays a ses exercices différents, et ceci paraîtra peut-être nouveau à Melec-Ric. » En parlant ainsi il prit un coussin de duvet et de soie, et, le plaçant devant lui : « Ton arme pourrait-elle couper en deux ce coussin ? demanda-t-il à Richard.

— Non, assurément, répondit Richard ; aucune épée sur la terre, quand ce serait l’Excalibur du roi Arthur, ne peut couper ce qui n’oppose aucune résistance solide.

— Eh bien ! regarde, dit Saladin ; » et relevant la manche de sa robe, il montra un bras long et maigre auquel un exercice constant n’avait laissé que des os, des muscles et des nerfs. Il tira son cimeterre, dont la lame était étroite et recourbée, et qui, loin d’être étincelante comme les épées des Francs, était d’un bleu terne, marquée de nombreuses lignes ondulées qui indiquaient le travail minutieux de l’armurier. Le soudan, maniant cette arme, qui paraissait si faible auprès de celle de Richard, resta suspendu sur le pied gauche qu’il avait légèrement avancé. Il se balança un moment comme pour assurer son coup, puis faisant un pas en avant, il fendit le coussin avec tant d’adresse et si peu d’effort que le coussin parut plutôt se détacher en deux morceaux que séparé avec violence. »

« C’est le tour d’un jongleur, » s’écria de Vaux s’élançant en avant, et ramassant une moitié du coussin qui avait été coupé, comme pour s’assurer de la réalité du fait… « Il y a du grimoire dans tout ceci. »

Le soudan parut le comprendre, car il détacha l’espèce de voile qu’il avait gardé jusque-là ; il le mit en double sur la lame de son sabre, et élevant l’arme en l’air, il partagea le voile flottant sur la lame en deux parties qui voltigèrent séparément dans la tente, montrant en même temps par cet exploit la trempe exquise de son arme et l’adresse merveilleuse de celui qui s’en servait.

« Par ma foi, mon frère, dit Richard, tu es sans égal pour le maniement du cimeterre, et il serait vraiment dangereux d’avoir à te combattre ! Cependant je mettrais encore quelque confiance dans un coup vigoureux comme nous en déchargeons nous autres Anglais ; ce que nous ne pouvons faite par l’adresse il faut l’emporter par la force. Néanmoins, tu es aussi expérimenté dans l’art de faire des blessures que mon sage Hakim dans celui de les guérir. J’espère que je verrai le savant, médecin… Je lui ai de grandes obligations, et lui ai apporté un modeste présent. »

Comme il disait ces mots, Saladin changea son turban contre un bonnet tatare. À cette vue, de Vaux ouvrit à la fois sa large bouche et ses grands yeux ronds, et Richard contempla l’étranger avec un étonnement qui ne fit qu’augmenter quand le soudan prononça ces paroles en changeant le ton ordinaire de sa voix contre un ton grave et sentencieux : « Le malade, dit le poète, connaît le médecin à son pas ; mais quand il est rétabli, il ne reconnaît pas même ses traits quand il l’a devant lui. »

— Au miracle ! au miracle ! s’écria Richard.

— Un miracle de Mahomet, sans doute ? dit Thomas de Vaux.

— Est-il possible que j’aie méconnu mon savant Hakim, reprit Richard, faute de sa robe et de son bonnet, et que je le retrouve dans mon royal frère Saladin !

— Cela se voit souvent dans ce monde, répondit le soudan : la robe déchirée ne fait pas toujours le derviche.

— Et ce fut par ton intercession, dit le roi, que le chevalier du Léopard fut sauvé de la mort, et par ton artifice qu’il rentra déguisé dans mon camp.

— Précisément, répondit Saladin. Je fus assez médecin pour comprendre qu’à moins que la blessure faite à son honneur fût guérie, il n’aurait que peu de jours à vivre. Son déguisement fut plus aisément découvert que je ne l’avais imaginé d’après le succès du mien.

— Un accident, » répondit le roi Richard, qui voulait sans doute parler de la circonstance où il avait appliqué ses lèvres sur la blessure du Nubien… « un accident me fit d’abord connaître que sa peau ne devait sa couleur qu’à l’art, et une fois cette découverte faite, le reste était facile à deviner, car sa taille et ses traits ne sont pas de ceux qu’on oublie. J’ai la confiance que c’est lui qui combattra demain.

— Il est plein d’espérance et tout entier à ses préparatifs. Je lui ai fourni des armes et un cheval, ayant une haute opinion de lui, d’après ce que j’ai vu sous différents déguisements.

— Et sait-il à qui il a de si grandes obligations ?

— Il le sait. Je fus obligé de me faire connaître en lui faisant part de mon dessein.

— Et vous a-t-il rien avoué ?

— Rien de précis ; mais d’après beaucoup de choses qui se sont passées entre nous, j’ai dû penser que son amour était placé trop haut pour avoir une heureuse issue.

— Et savais-tu que cette passion téméraire s’opposait à tes propres vœux ?

— J’ai pu le deviner ; mais sa passion existait avant que j’eusse formé ces vœux, et je dois ajouter qu’il est probable qu’elle leur survivra. L’honneur ne me permet pas de tirer vengeance du refus que j’essuie sur celui qui n’y eut pas de part. Et d’ailleurs si cette noble dame me le préfère, qui osera dire qu’elle n’a pas rendu justice à un chevalier plein de noblesse ?

— Et cependant de trop bas lignage pour mêler son sang à celui des Plantagenet, » dit Richard avec hauteur.

« Telles peuvent être vos maximes dans le Frangistan, répondit le soudan. Nos poètes d’Orient disent qu’un vaillant conducteur de chameau est digne de baiser les lèvres d’une belle reine, tandis qu’un prince sans courage ne mérite pas de presser des siennes le bas de ses vêtements. Mais avec ta permission, noble frère, je vais prendre congé de toi pour le moment, afin d’aller recevoir le duc d’Autriche et cet autre chevalier nazaréen, tous deux bien moins dignes de notre hospitalité, mais qui cependant doivent être convenablement traités, non pas pour eux-mêmes mais pour notre propre honneur… Car le sage Lokman a dit : « La nourriture que tu as donnée à l’étranger n’est point perdue pour toi ; tandis que son corps en a été fortifié, ton renom et ta gloire en ont également profité. »

Le monarque sarrasin sortit de la tente du roi Richard, et lui ayant indiqué, plutôt par des signes que par des paroles, où était situé le pavillon de la reine et de ses dames, il alla recevoir le marquis de Montferrat et sa suite, pour qui, avec moins de bienveillance, mais avec autant de luxe, le magnifique soudan avait fait préparer des logements. Les rafraîchissements les plus abondants d’Orient et d’Europe furent présentés aux souverains et aux princes, hôtes de Saladin. Chacun fut servi séparément dans sa tente, et le soudan s’était occupé avec tant de sollicitude des habitudes et des goûts de ceux qu’il recevait, que des esclaves grecs étaient placés auprès d’eux pour leur présenter la liqueur défendue à la religion de Mahomet. Avant que Richard eût achevé son repas, le vieil omrah qui avait apporté la lettre du soudan au camp des chrétiens entra avec le plan du cérémonial qui devait être observé le lendemain, jour du combat. Richard, qui était au fait des goûts de son ancienne connaissance, l’invita à lui faire raison avec un verre de vin de Schiraz ; mais Abdallah lui donna à entendre d’un air piteux qu’il y allait de sa vie de s’en abstenir dans les circonstances actuelles, car Saladin, quoique tolérant sous bien des rapports, observait et faisait observer, sous peine des châtiments les plus graves, les lois du Prophète.

« Alors, dit Richard, si le sultan n’aime pas le vin, ce grand consolateur du cœur humain, sa conversion est désespérée, et la prédiction du prêtre insensé d’Engaddi se dissipe comme la paille chassée parle vent. »

Le roi s’entretint alors avec lui pour fixer les conditions du combat, ce qui prit un temps considérable ; car il fut nécessaire sur quelques points de se concerter avec les parties adverses aussi bien qu’avec le soudan.

Tout cela fut enfin réglé et écrit en français et en arabe, et fut signé par Saladin, comme juge de la lice, et par Richard et Léopold, comme garants des deux champions. Au moment où l’omrah prenait congé du roi pour le soir, de Vaux entra.

« Le bon chevalier, dit-il, qui doit combattre demain désire savoir s’il lui sera permis ce soir de rendre ses hommages à son royal parrain ?

— L’as-tu vu, de Vaux, » lui demanda le roi en souriant ; « n’as-tu pas retrouvé une ancienne connaissance ?

— Par Notre-Dame de Lanercost ! répondit de Vaux, il y a tant de surprises et de métamorphoses dans ce pays que ma pauvre tête en tourne. J’aurais à peine reconnu sir Kenneth d’Écosse si son beau lévrier, qui a été pendant quelque temps confié à mes soins n’était venu me lécher et me caresser ; et même alors je n’ai reconnu le chien qu’à la largeur de sa poitrine, à la rondeur de sa patte et à sa manière d’aboyer ; car le pauvre animal est peint comme une courtisane vénitienne.

— Tu te connais mieux en bêtes qu’en hommes, de Vaux, dit le roi.

— Je ne le nierai pas, répondit de Vaux, et j’ai souvent trouvé que de ces deux espèces d’animaux, les premiers étaient les plus honnêtes. Ensuite il plaît quelquefois à Votre Grâce de m’appeler brute moi-même ; et d’ailleurs, je sers le lion que tout le monde reconnaît pour le roi des animaux.

— Ma foi, tu as rompu ta lance sur ma tête. J’ai toujours dit que tu avais une espèce d’esprit, de Vaux, quoiqu’il faille le frapper avec un gros marteau de forge pour en tirer des étincelles. Mais occupons-nous de l’affaire en question : notre chevalier est-il bien armé et bien équipé ?

— Complètement, monseigneur, et noblement, répondit de Vaux ; j’ai reconnu l’armure qu’il porte, c’est celle que le provéditeur de Venise offrit à Votre Altesse, avant sa maladie, pour cinq cents besants.

— Il l’a vendue à l’infidèle soudan, je gage, pour quelques ducats de plus, et en argent comptant. Ces Vénitiens vendraient jusqu’au Sépulcre.

— Cette armure ne pouvait être portée dans une plus noble cause, répliqua de Vaux.

— Grâce à la noblesse du Sarrasin, et non à l’avarice du Vénitien.

— Plût au ciel que Votre Grâce voulût parler avec plus de prudence ! » dit de Vaux avec inquiétude. « Nous voilà abandonnés par nos alliés pour des offenses faites aux uns et aux autres ; nous ne pouvons espérer aucun avantage dans ce pays ; il ne nous reste plus qu’à nous brouiller avec la république amphibie pour perdre les moyens de nous retirer par mer.

— Je serai prudent, » dit Richard avec impatience ; « mais cesse de me sermonner. Dis-moi plutôt, car c’est une chose importante, si le chevalier a un confesseur ?

— Il en a un. C’est ce même ermite d’Engaddi qui lui a déjà rendu ce service lorsqu’il se préparait au supplice. L’ermite s’est rendu ici, attiré sans doute par le bruit du combat.

— C’est bon ; et maintenant, quant à la requête du chevalier, dis-lui que Richard le recevra, quand, par l’accomplissement de son devoir auprès du Diamant du désert, il aura réparé la faute commise au mont Saint-George. En traversant le camp va prévenir la reine que mon intention est d’aller lui rendre visite dans sa tente, et dis à Blondel de s’y trouver. »

De Vaux partit, et environ une heure après, Richard, enveloppé dans son manteau et sa ghittern à la main, prit la route du pavillon de la reine. Plusieurs Arabes passèrent auprès de lui, mais en détournant la tête et en fixant leurs yeux sur la terre, quoiqu’il pût remarquer qu’ils se retournaient avec empressement après qu’il était passé. Ceci lui fit soupçonner que sa personne leur était connue, mais que l’ordre du sultan ou leur politesse orientale leur défendait de remarquer un souverain qui voulait rester incognito. Quand le roi arriva au pavillon de la reine, il le trouva gardé par ces malheureux esclaves que la jalousie des Orientaux place autour de leurs harems. Blondel se promenait devant la porte, et touchait sa harpe de temps en temps d’une manière qui faisait montrer aux Africains leurs dents d’ivoire, tandis qu’ils accompagnaient ces refrains de leurs gestes bizarres et de leurs voix claires et contre nature.

« Que fais-tu là avec ce troupeau de bétail noir, Blondel ? demanda le roi ; pourquoi n’entres-tu pas dans la tente ?

— Parce que mon art ne mettrait à l’abri ni ma tête ni mes doigts, dit Blondel ; et ces honnêtes noirs ont menacé de me mettre en pièces si j’avançais.

— Hé bien, entre avec moi et je serai ta sauvegarde. »

Les noirs effectivement baissèrent leurs piques et leurs épées devant le roi Richard, et fixèrent leurs yeux à terre comme s’ils étaient indignes de le regarder. Dans l’intérieur du pavillon Richard et Blondel trouvèrent Thomas de Vaux auprès de la reine. Pendant que Bérengère accueillait Blondel, le roi Richard s’entretint quelques moments avec sa belle cousine.

À la fin il lui dit tout bas : « Sommes-nous encore ennemis, ma belle Édith ?

— Non, monseigneur, » dit Édith d’une voix assez basse pour ne pas interrompre la musique ; « personne ne peut conserver d’inimitié contre le roi Richard quand il daigne se montrer ce qu’il est réellement, aussi généreux, aussi noble qu’il est vaillant et plein d’honneur. »

En disant ces mots elle lui tendit la main, le roi la baisa en signe de réconciliation, et continua ainsi :

« Vous croyez peut-être, aimable cousine, que ma colère était feinte ; mais vous vous trompez. Le châtiment auquel j’avais condamné ce chevalier était juste, car il avait abandonné son poste, et l’attrait d’une séduction, quelle qu’elle fût, belle cousine, ne peut lui servir d’excuse. Mais je me réjouis autant que vous qu’il ait demain la chance d’être vainqueur, et d’effacer ainsi la tache de lâcheté et de trahison qui l’a flétri pendant quelque temps. Non, la postérité pourra blâmer dans Richard une folle impétuosité ; mais elle dira que dans ses arrêts il consultait la justice quand il le devait, et la clémence quand il le pouvait.

— Ne te loue pas toi-même, cousin roi, répliqua Édith ; la postérité peut appeler ta justice cruauté, ta clémence caprice.

— Et toi ne te presse pas de t’enorgueillir, comme si déjà ton chevalier, qui n’a pas encore vêtu son armure, la déposait après la victoire. Conrad de Montferrat est regardé comme une bonne lance. Que dirais-tu si l’Écossais était vaincu ?

— Cela est impossible, » reprit Édith d’un ton assuré ; « mes propres yeux ont vu ce Conrad trembler et changer de visage comme un lâche voleur. Il est coupable, et le jugement par combat est un appel à la justice de Dieu. Moi-même, dans une telle cause, je combattrais cet homme sans crainte.

— Par la messe ! je crois que tu en serais capable, jeune fille, et je crois aussi que tu pourrais le vaincre, car il n’exista jamais de plus véritable Plantagenet que toi. » Il s’arrêta, et ajouta d’un ton très grave : « Songe pourtant à te rappeler toujours ce qui est dû à ta naissance.

— Que signifie cet avis donné avec tant de gravité dans un tel moment ? demanda Édith ; suis-je d’un caractère assez léger pour oublier mon nom et mon rang ?

— Je vais te parler franchement et en ami, répondit le roi. Comment traiteras-tu ce chevalier s’il sort vainqueur de la lice ?

— Comment je le traiterai ? » répondit Édith rougissant de honte et de déplaisir ; « et comment puis-je le traiter si ce n’est en noble chevalier, digne des grâces que la reine Bérengère pourrait lui accorder elle-même, s’il l’eût choisie pour sa dame au lieu de faire un choix moins glorieux ? Le dernier des chevaliers peut se dévouer au service d’une impératrice ; mais la gloire de son choix, » ajouta-t-elle avec orgueil, « doit être sa récompense.

— Cependant il vous a beaucoup servie ; et il a bien souffert pour vous, reprit le roi.

— J’ai payé ses services par des honneurs et des applaudissements, et ses souffrances par des larmes, répondit Édith ; s’il eût désiré une autre récompense, il aurait aimé une femme de son rang.

— Ainsi vous n’auriez pas porté le vêtement sanglant pour l’amour de lui, dit le roi Richard.

— Pas plus que je n’aurais exigé de lui qu’il exposât sa vie pour une action dans laquelle il y avait plus de folie que d’honneur.

— Les jeunes filles parlent toujours ainsi ; mais quand l’amant favorisé les presse un peu vivement, elles disent en soupirant qu’elles doivent céder à leur étoile.

— Voici la seconde fois que Votre Grâce me menace de l’influence de ma planète, » répondit Édith avec dignité. « Mais croyez-moi, monseigneur, quelle que soit la puissance des astres, votre pauvre cousine n’épousera jamais ni un infidèle ni un obscur aventurier. Permettez-moi cependant d’écouter la musique de Blondel, car elle est au moins aussi agréable à mes oreilles que les représentations de Votre Grâce. »

Le reste de la soirée n’offre rien qui mérite d’être rapporté.


CHAPITRE XXVIII et dernier.

JUGEMENT DE DIEU.


Avez-vous entendu le choc des combattants, lance contre lance, cheval contre cheval ?
Gray.


Il avait été convenu, à cause de la chaleur du climat, que le combat judiciaire, qui était cause de la réunion de tant de nations diverses au Diamant du désert, aurait lieu aussitôt après le lever du soleil. La vaste lice qui avait été construite sous la conduite du chevalier du Léopard, entourait un espace de cent vingt mètres de long sur quarante de large, dont le terrain était d’un sable dur. Le trône de Saladin était érigé du côté occidental de l’enceinte, juste au centre où les combattants devaient se rencontrer après avoir parcouru chacun la moitié de la lice. En face du trône était une galerie grillée, construite de manière à ce que les dames qui devaient s’y placer pussent voir le combat sans être elles-mêmes exposées aux regards. À chaque extrémité du champ clos était une barrière mobile. On avait aussi élevé des trônes pour le roi Richard et le duc d’Autriche ; mais ce dernier, s’apercevant que le sien était plus bas que celui du roi d’Angleterre, refusa de l’occuper. Cœur-de-Lion, qui aurait tout supporté plutôt que de voir retarder le combat par quelque cérémonie, consentit volontiers à ce que les parrains restassent à cheval pendant tout le temps de la lutte. À un bout de la lice était placée la suite de Richard, et à l’autre bout ceux qui avaient accompagné le défendant Conrad. Autour du trône destiné au Soudan était rangée sa brillante garde géorgienne, et le reste de l’enceinte était occupé par les spectateurs chrétiens et mahométans.

Long-temps avant le jour, la lice était entourée d’un nombre de Sarrasins encore plus considérable que celui qui avait escorté la veille le roi Richard. Quand le premier rayon du soleil vint éclairer le désert, l’appel sonore : « À la prière ! à la prière ! » fut prononcé par le soudan lui-même, et répété par tous ceux à qui leur rang et leur zèle donnaient le droit de remplir les fonctions de muezzins. C’était un spectacle frappant que de les voir tous se tourner vers la Mecque, et tomber à terre pour faire leurs dévotions. Mais quand ils se relevèrent, le disque du soleil qui grandissait rapidement se refléta dans des milliers de fers de lance, et sembla confirmer ainsi les conjectures que le lord Gilsland avait exprimées la veille. De Vaux le fit remarquer à son maître, qui lui répondit impatiemment qu’il avait une parfaite confiance dans la bonne foi du soudan ; mais que si lui de Vaux avait peur, il pouvait se retirer.

Bientôt après on entendit le son de plusieurs tambourins : à ce bruit tous les cavaliers sarrasins se jetèrent à bas de leurs chevaux, et se prosternèrent comme pour faire une seconde prière. C’était pour laisser à la reine, accompagnée d’Édith et de ses dames, la liberté de passer de son pavillon à la galerie qui lui était destinée. Cinquante gardes du sérail de Saladin les escortaient le sabre nu, et ils avaient l’ordre de tailler en pièces quiconque, fût-il noble ou vilain, oserait regarder les dames à leur passage, ou se hasarderait même à lever la tête jusqu’à ce que le silence des tambourins eût appris à tout le monde qu’elles avaient pris place dans la galerie, sur laquelle ne devait s’arrêter aucun regard curieux.

Cette marque éclatante du respect superstitieux que les Orientaux ont pour le beau sexe provoqua de la part de Bérengère quelques critiques très défavorables à Saladin et à son pays. Mais leur cage (c’est ainsi que la galerie était nommée par la belle souveraine) était soigneusement fermée et entourée par la belle garde noire : il fallut donc se contenter de voir et renoncer au plaisir bien plus délicieux d’être vu.

Cependant les parrains chacun de leur côté allèrent, comme il était d’usage, s’assurer que les deux champions étaient bien armés et préparés au combat. L’archiduc d’Autriche n’était nullement pressé d’accomplir cette partie de la cérémonie, ayant fait une orgie plus forte que de coutume le soir précédent avec du vin de Schiraz. Mais le grand-maître du Temple, plus vivement intéressé à l’issue du combat, était de bonne heure devant la tente de Conrad de Montferrat. À sa grande surprise les gens du marquis lui en refusèrent l’entrée.

« Ne me reconnaissez-vous point, coquins ? » demanda le grand-maître très courroucé.

« Pardonnez-moi, très vaillant et très révérend, répondit l’écuyer de Conrad ; mais vous-même ne pouvez entrer en ce moment. Le marquis est sur le point de se confesser.

— Se confesser ! » s’écria le templier d’un ton où un peu d’alarme se mêlait à la surprise et au mépris. « Et à qui, je te prie ?

— Mon maître m’a recommandé le secret, » dit l’écuyer. À ces mots le grand-maître le poussa hors de son passage et entra dans la tente.

Le marquis de Montferrat était aux pieds de l’ermite d’Engaddi et au moment de commencer sa confession.

« Que veut dire ceci, marquis ? demanda le grand-maître. Levez-vous ! n’avez-vous pas de honte ? ou si vous avez besoin de vous confesser, ne suis-je pas ici ?

— Je ne me suis confessé à vous que trop souvent, » répondit Conrad, dont les joues étaient pâles et la voix tremblante : « Pour l’amour du ciel, grand-maître, sortez, et laissez-moi décharger ma conscience devant ce saint homme.

— En quoi est-il plus saint que moi ? demanda le grand-maître. Ermite ! prophète ! insensé ! dis, si tu l’oses, en quoi tu es plus saint que moi ?

— Homme hardi et méchant, répondit l’ermite, je suis comme la fenêtre grillée qui laisse pénétrer les rayons de la lumière divine pour éclairer les autres, quoique, hélas ! je n’en profite pas. Toi, tu es comme une plaque de fer qui ne reçoit point de lumière et l’intercepte pour les autres.

— Cesse ton radotage et quitte cette tente à l’instant, reprit le grand-maître. Le marquis ne se confessera pas ce matin, à moins que ce ne soit à moi, car je ne le quitterai pas.

— Est-ce là votre volonté ? demanda l’ermite à Conrad ; car ne croyez pas que j’obéisse à cet orgueilleux si vous continuez de désirer mes secours.

— Hélas ! » murmura Conrad avec irrésolution, « que voulez-vous que je dise ? Adieu pour un moment, nous nous reverrons plus tard.

— Ô fatal délai ! s’écria l’ermite ; tu es l’assassin de son âme ! malheureux homme ! Adieu, non pour un moment, mais jusqu’à ce que nous nous rejoignions tous deux, je ne sais où. Et quant à toi, tremble !

— Trembler ! » répondit le templier avec mépris, « je ne le pourrais pas quand je le voudrais. »

L’ermite n’entendit pas sa réponse, car il avait quitté la tente.

« Allons, dépêchons-nous d’expédier cette affaire, dit le grand-maître, puisque tu veux en passer absolument par cette niaiserie. Mais écoute : je crois connaître la plupart de tes péchés par cœur, ainsi nous en supprimerons les détails qui pourraient être un peu longs, et nous commencerons par l’absolution. À quoi bon compter les taches de souillure dont nous allons nous laver les mains ?

— Te connaissant toi-même, tu blasphèmes en parlant d’absoudre les autres.

— Voilà qui n’est pas d’accord avec les canons ; tu es plus scrupuleux qu’orthodoxe, l’absolution d’un mauvais prêtre est aussi bonne que celle d’un saint, autrement que deviendraient les pauvres pénitents ? Quel est l’homme blessé qui demanda jamais au chirurgien s’il avait les mains propres ? Allons ; en finirons-nous avec cette bagatelle ?

— Non ! j’aime mieux mourir sans confession que de profaner le sacrement.

— Alors, noble marquis, reprends courage et ne parle pas ainsi ; dans une heure tu seras vainqueur de la lice, ou tu te confesseras le casque en tête comme un vaillant chevalier.

— Hélas ! grand-maître, tout est d’un funeste augure dans cette affaire : cette étrange découverte faite par l’instinct d’un chien ; la résurrection de ce chevalier écossais qui apparaît dans la lice comme un spectre, tout me présage une fin sinistre.

— Bah ! dit le templier, je t’ai vu diriger vaillamment la lance contre lui dans une joute et avec une chance égale de succès. Imagine-toi que tu es dans un tournoi : et quel est celui qui se comporta mieux que toi en champ clos ? Allons, écuyers et armuriers, il faut équiper votre maître. »

Les gens du marquis entrèrent effectivement et commencèrent à l’armer.

« Quel temps fait-il au dehors ? demanda Conrad.

— Le soleil s’est levé couvert d’un nuage, répondit un écuyer.

— Tu vois, grand maître, dit Conrad, rien ne nous sourit.

— Tu combattras à l’ombre, mon fils, répondit le templier ; rends grâces au ciel qui a tempéré le soleil de la Palestine, afin que cela te fût plus commode. »

Ainsi plaisantait le grand-maître ; mais ses plaisanteries avaient perdu toute influence sur l’esprit du marquis, et malgré les efforts qu’il faisait lui-même pour paraître gai, ce sombre abattement se communiquait au grand-maître. « Cette poule mouillée, pensa-t-il, se laissera vaincre par pure faiblesse et lâcheté d’âme, c’est ce qu’elle appelle des scrupules de conscience ; moi qu’aucune vision, qu’aucun augure ne peut émouvoir, moi qui suis ferme dans mes desseins comme le rocher, j’aurais dû soutenir le combat moi-même. Fasse le ciel que l’Écossais le tue sur la place ; c’est ce qui peut arriver de mieux après la victoire. Mais quoi qu’il arrive, il ne doit avoir d’autre confesseur que moi. Ses péchés sont les nôtres, et il pourrait confesser ma part avec la sienne. »

Tout en roulant ces pensées dans son esprit, il continuait en silence d’aider à l’armement du marquis.

L’heure arriva enfin ; les trompettes sonnèrent, les chevaliers entrèrent en lice armés de toutes pièces et montés comme des hommes qui vont combattre pour l’honneur d’un royaume. Ils avaient leurs visières levées, et firent trois fois le tour de la lice à cheval, se montrant aux spectateurs. Tous deux étaient de beaux hommes et avaient les traits nobles ; mais il y avait un air de confiance mâle sur le front de l’Écossais, et la sérénité de l’espérance y devenait presque de la joie : tandis que sur celui de Conrad, quoique son orgueil lui eût rendu une partie de son courage naturel, on remarquait de sombres nuages et un sinistre abattement. Son coursier même semblait fouler la terre d’un pas moins léger et moins joyeux au son de la trompette que le noble cheval arabe monté par sir Kenneth. Enfin le spruch sprecher secoua la tête en observant que, tandis que le poursuivant parcourait la lice en suivant le cours du soleil, c’est-à-dire de droite à gauche, le défendant faisait le même circuit widdersens, c’est-à-dire de gauche à droite, ce qui, dans beaucoup de pays, est regardé comme de mauvais augure.

Un autel temporaire fut élevé au dessous de la galerie occupée par la reine ; à côté se tenait l’ermite portant l’habit de son ordre, qui était celui du Mont-Carmel ; d’autres ecclésiastiques étaient aussi présents. Le poursuivant et le défendant furent successivement conduits devant cet autel par leurs parrains respectifs. Chaque chevalier, descendant de cheval, protesta de la justice de sa cause par un serment solennel prononcé sur l’Évangile, et demanda au ciel de réussir ou d’échouer, suivant qu’il avait affirmé la vérité ou le mensonge. Ils jurèrent aussi qu’ils venaient combattre en chevaliers avec les armes ordinaires, dédaignant l’emploi des enchantements, des charmes et des inventions magiques pour faire pencher la victoire de leur côté. Le poursuivant prononça son serment d’une voix mâle, avec un visage ferme et tranquille. Quand la cérémonie fut finie, il leva les yeux sur la galerie et s’inclina profondément, comme pour rendre hommage aux beautés invisibles qui y étaient renfermées ; malgré le poids de son armure, il sauta en selle sans se servir de l’étrier, et il se rendit ensuite à l’extrémité orientale de la lice en faisant caracoler légèrement son coursier. Conrad se présenta aussi devant l’autel avec assez de fermeté, mais sa voix, lorsqu’il prêta serment, rendit un son creux comme si elle se fût perdue dans son casque ; ses lèvres, lorsqu’il conjura le ciel d’adjuger la victoire à celui dont la cause était juste, devinrent blanches et tremblantes, car ses paroles étaient impies et dérisoires. Comme il se retournait pour remonter à cheval, le grand-maître s’approcha de lui ; et comme s’il eût voulu arranger quelque chose à son hausse-col, il lui dit à l’oreille : « Lâche et insensé, reprends tes sens, et que je te voie te comporter bravement dans ce combat, ou, de par le ciel, si tu échappes à celui-ci, tu ne m’échapperas pas ! »

Le ton farouche avec lequel ces mots furent prononcés acheva de troubler les sens du marquis ; il trébucha en s’approchant de son cheval, et quoiqu’il reprît pied, s’élançât en selle avec son agilité ordinaire, et déployât son adresse en équitation en allant prendre sa place en face du poursuivant, cependant cet accident n’échappa point à ceux qui étaient à l’affût des augures afin d’en former des conjectures sur le sort du combat.

Les prêtres, après avoir adressé à Dieu une prière solennelle pour qu’il fît connaître le bon droit, sortirent de la lice.

Les trompettes du poursuivant sonnèrent une fanfare, et un héraut d’armes proclama au bout oriental de la lice : « Voilà un loyal chevalier, sir Kenneth d’Écosse, champion du roi Richard d’Angleterre, qui accuse Conrad, marquis de Montferrat, de lâche et déshonorante trahison envers ledit roi. »

Quand les mots Kenneth d’Écosse annoncèrent le nom du champion qui jusque-là n’avait pas été généralement connu, de hautes et bruyantes acclamations éclatèrent parmi la suite du roi Richard, et malgré les ordres répétés de faire silence, on eut de la peine à entendre la réponse du défendant. Celui-ci, naturellement, protesta de son innocence, et offrit son corps au combat. Les écuyers des combattants s’approchèrent alors, chacun remit à son maître le bouclier et la lance, et lui suspendit l’arme défensive autour du cou, afin que ses deux mains pussent rester libres, l’une pour manier la bride, l’autre pour diriger la lance.

Le bouclier de l’Écossais offrait ses anciennes armoiries : le Léopard ; mais on y avait joint un collier et une chaîne brisée, par allusion à sa dernière captivité. Le bouclier du marquis portait, conformément à son nom, une montagne escarpée, dont la cime était dentelée comme une scie. Chacun brandit sa lance en l’air comme pour s’assurer du poids et de la résistance de cette arme redoutable, et la mit ensuite en arrêt. Les parrains, les hérauts et les écuyers se retirèrent alors aux barrières, et les combattants se tinrent vis-à-vis l’un de l’autre, face à face, la lance en arrêt, la visière baissée, les membres si complètement couverts de fer, qu’ils ressemblaient plus à des statues de fonte qu’à des êtres vivants. Le silence de l’incertitude devint alors général, la respiration des spectateurs était plus pressée, et leur âme semblait être passée dans leurs yeux. On n’entendait d’autre bruit que le souffle et le piaffement des coursiers qui, comprenant ce qui allait arriver, étaient impatients de s’élancer dans la carrière. Cet état dura peut-être trois minutes ; mais à un signal donné par le soudan, cent instruments déchirèrent l’air de leurs sons aigus, et chaque champion donnant des éperons à son coursier et laissant aller un peu les rênes, les chevaux partirent au grand galop, et les chevaliers se heurtèrent au milieu de la lice avec un choc semblable au bruit du tonnerre. La victoire ne fut pas douteuse un seul moment. Conrad à la vérité se montra guerrier expérimenté. Il frappa son antagoniste en vrai chevalier au milieu de son bouclier, portant sa lance si droite et avec tant de précision qu’elle se brisa en éclats jusqu’au gantelet ; le cheval de sir Kenneth recula de cinq ou six pas et retomba sur ses hanches, mais le cavalier le releva facilement avec la main et la bride. Quant à Conrad, il n’y avait pas moyen qu’il se relevât ; la lance de sir Kenneth avait percé son bouclier, traversé une armure plaquée d’acier de Milan, et pénétrant à travers un secret ou cotte de mailles qu’il portait sous sa cuirasse, lui avait fait une profonde blessure à la poitrine ; il avait été enlevé de sa selle, le manche de la lance restait enfoncé dans la blessure. Les parrains, les hérauts et Saladin lui-même s’empressèrent autour du blessé, tandis que sir Kenneth, qui avait tiré l’épée avant de s’apercevoir que son antagoniste était tout-à-fait hors de combat, lui commanda alors d’avouer son crime. On se hâta de lever la visière de son casque, et le blessé regardant le ciel avec des yeux égarés répondit : « Que voulez-vous de plus ? Dieu a décidé avec justice, je suis coupable : mais il y a de pires traîtres que moi dans le camp ; par pitié pour mon âme, procurez-moi un confesseur. »

Il se ranima un peu en prononçant ces mots. « Le talisman, le puissant remède, royal frère, dit Richard à Saladin.

— Ce traître, répondit le soudan, mérite plutôt d’être traîné hors de la lice à la potence, que de profiter des vertus de ce divin remède ; et un sort de ce genre est écrit dans ses regards, » ajouta-t-il après avoir fixé un moment le blessé ; « car, quoique sa blessure puisse être guérie, le sceau d’Azraël est sur le front de ce misérable.

— Néanmoins, dit Richard, je vous prie de faire pour lui ce qui sera possible, afin qu’il ait du moins le temps de se confesser ; nous ne voulons pas tuer son âme avec son corps. Pour lui une demi-heure peut être dix mille fois plus utile que la vie entière du plus vieux des patriarches.

— Le vœu de mon royal frère sera accompli. Esclaves, portez ce blessé dans notre tente !

— Ne faites pas cela, » dit le templier, qui jusque-là avait regardé dans un sombre silence ; « le royal duc d’Autriche et moi-même ne permettons pas que ce malheureux prince chrétien soit abandonné aux Sarrasins pour qu’ils essaient leurs enchantements sur lui ; nous sommes ses parrains et nous demandons qu’il soit remis à nos soins.

— C’est-à-dire que vous refusez les moyens certains qui s’offrent de le guérir, dit Richard.

— Non pas, » reprit le grand-maître en revenant à lui-même. « Si le soudan se sert de drogues permises, il peut soigner le malade dans ma tente.

— Fais-le, je t’en prie, mon bon frère, dit Richard à Saladin, quoique la permission en soit accordée de si mauvaise grâce. Mais livrons-nous maintenant à une plus joyeuse occupation. Sonnez, trompettes ! braves Anglais, saluez par vos acclamations le champion de l’Angleterre. »

Les tambours, les clairons, les trompettes et les cymbales résonnèrent à la fois, et les acclamations régulières et soutenues qui depuis des siècles ont été en usage parmi les Anglais, retentirent au milieu des hurlements aigus des Arabes, comme le diapason de l’orgue au milieu des sifflements de la tempête. Le silence se rétablit enfin.

— Brave chevalier du Léopard, reprit Cœur-de-Lion, vous avez prouvé que l’Éthiopien peut changer de peau, et le Léopard effacer ses taches, quoique les docteurs citent l’Écriture pour en démontrer l’impossibilité. Cependant, j’aurai quelque chose de plus à vous dire quand je vous aurai conduit en la présence de ces dames, les meilleurs juges et les plus dignes de récompenser les faits de chevalerie. »

Le chevalier du Léopard s’inclina en signe d’assentiment.

« Et toi, royal Saladin, ne viendras-tu pas les saluer ? Je t’assure que la reine regardera ton accueil comme incomplet si tu lui refuses l’occasion de remercier son royal hôte de cette magnifique réception. »

Saladin inclina gracieusement la tête, mais refusa cette invitation.

« Il faut que j’aille voir le blessé, dit-il, le médecin ne quitte pas son malade plus que le champion la lice, quand même il serait appelé dans des jardins aussi délicieux que ceux du paradis. Et d’ailleurs, royal Richard, sache que notre sang oriental ne coule pas avec calme en présence de la beauté. Que dit le livre lui-même ? « Son œil est comme le tranchant de l’épée du Prophète : qui osera le regarder ! Celui qui ne veut pas se brûler doit éviter de marcher sur des cendres chaudes… L’homme prudent n’approche pas le lin de la torche flamboyante… Celui, dit le sage, qui a perdu un trésor, n’agit pas prudemment s’il retourne la tête pour le regarder… »

Richard, comme on peut le croire, respecta le motif d’une délicatesse qui prenait sa source dans des mœurs si différentes des siennes.

« À midi, » reprit le soudan en partant, « j’espère que vous accepterez une collation sous la tente de peaux de chameaux noirs d’un chef de Kurdistans. »

Il fit circuler la même invitation parmi les chrétiens, et l’étendit à tous ceux dont le rang était suffisant pour leur permettre de s’asseoir à un banquet de princes.

« Écoutez, dit Richard, les tambourins annoncent que notre souveraine et ses dames vont quitter la galerie ; et voyez, les turbans se prosternent à terre comme s’ils avaient été frappés par l’ange exterminateur. Les voilà tous le front incliné dans la poussière comme si le regard d’un Arabe pouvait flétrir l’éclat des joues d’une dame ! Allons, rendons-nous au pavillon et menons-y notre vainqueur en triomphe. Combien je plains ce noble soudan qui ne connaît de l’amour que ce qui est connu des êtres d’une nature inférieure ! »

Blondel tira de sa harpe les accords les plus hardis pour célébrer l’entrée du vainqueur dans le pavillon de la reine Bérengère. Sir Kenneth entra, soutenu de chaque côté par ses parrains, Richard et William Longue-Épée, et fléchit le genou avec grâce devant la reine, quoique plus de la moitié de cet hommage fût silencieusement adressée à Édith qui était assise à la droite de Bérengère.

« Désarmez-le, mesdames, » dit le roi qui prenait un plaisir extrême à l’accomplissement de ces usages chevaleresques ; « que la beauté honore la chevalerie ! Détache ses éperons, Bérengère ; toute reine que tu es, tu lui dois toutes les marques de faveur qui sont en ton pouvoir. Délace son casque, Édith ; je veux que tu le fasses de ta propre main, serais-tu la plus fière des Plantagenet, et lui le plus pauvre chevalier de l’univers… »

Les deux dames obéirent aux ordres du roi, Bérengère avec empressement pour complaire à son mari, et Édith rougissant et pâlissant alternativement, pendant qu’à l’aide de Longue-Épée elle défaisait avec lenteur et embarras les agrafes qui attachaient le casque au hausse-col.

« Et qui vous attendiez-vous à trouver sous cette enveloppe d’acier ? » dit Richard lorsque le casque ayant été enlevé permit de voir les nobles traits de sir Kenneth, dont le visage était enflammé par suite du combat qu’il venait de soutenir, et peut-être autant par l’émotion du moment.

« Que pensez-vous de lui, belles dames et braves chevaliers ? demanda Richard ; ressemble-t-il à un esclave éthiopien, ou vous présente-t-il les traits d’un aventurier obscur ? Non, par ma bonne épée ! ici se terminent ces déguisements divers. Il s’est agenouillé devant vous sans autre illustration que son mérite, il se relève également distingué par la naissance et la fortune ; le chevalier Kenneth se relève David, comte de Huntingdon, prince royal d’Écosse. »

Il y eut une exclamation générale de surprise, et Édith laissa tomber de ses mains le casque qu’elle venait de recevoir.

« Oui, mes maîtres, dit le roi, la chose est ainsi. Vous savez ce que fit l’Écosse, lorsque après nous avoir promis d’envoyer ce vaillant comte avec une brave compagnie de ses meilleurs et de ses plus nobles lances afin de se joindre à nos armes pour la conquête de la Palestine, elle manqua à tous ses engagements. Ce noble jeune homme, qui devait être le chef des croisés écossais, regarda comme une honte de ne point prêter l’appui de son bras à la sainte guerre ; il nous joignit en Sicile avec un petit nombre de serviteurs fidèles et dévoués, qui fut augmenté par plusieurs de ses compatriotes auxquels le rang de leur chef était inconnu. Les confidents du prince royal, excepté un vieil écuyer, avaient tous péri, et ce secret trop bien gardé faillit me laisser anéantir, sous le nom d’aventurier écossais, une des plus brillantes espérances de l’Europe. Pourquoi ne me confiâtes-vous pas votre rang, noble Huntingdon, lorsque vous vîtes vos jours en danger par la sentence précipitée que me dicta le premier emportement de ma colère ? Croyiez-vous donc Richard capable d’abuser de l’avantage que le hasard lui donnait sur l’héritier d’un roi qui se montra si souvent son ennemi ?

— Je ne vous ai pas fait cette injure, royal Richard, répondit le comte de Huntingdon ; mais mon orgueil ne pouvait supporter que je fisse connaître mon rang de prince d’Écosse, dans le but de sauver une vie que j’avais compromise en trahissant mon devoir. D’ailleurs, j’avais fait le vœu de garder le secret sur ma naissance jusqu’à ce que la croisade fût achevée ; et effectivement je n’en ai parlé qu’in articulo mortis, et sous le sceau de la confession, à ce révérend ermite.

— C’est donc la connaissance de ce secret qui fit que le saint homme me pressa avec tant d’instance de révoquer mon arrêt sévère ? dit Richard ; il avait raison de dire que si ce noble chevalier périssait par mon ordre, le jour viendrait où je souhaiterais n’avoir pas commis cette action, dût-il m’en coûter un membre. Un membre ! j’aurais voulu l’effacer au prix de ma propre vie ; car le monde aurait pu dire que Richard avait abusé de la situation où l’héritier de l’Écosse s’était placé par confiance dans sa générosité.

— Mais pouvons-nous savoir de Votre Grâce, demanda la reine Bérengère, par quel heureux et étrange hasard cette énigme se trouve expliquée ?

— Des lettres me parvinrent d’Angleterre, répondit le roi, dans lesquelles on me mandait, entre autres nouvelles désagréables, que le roi d’Écosse s’était emparé de trois de nos barons pendant qu’ils étaient en pèlerinage à Saint-Ninian[31], et qu’il alléguait pour raison, que son héritier, qu’on supposait d’abord combattant dans les rangs des chevaliers teutoniques contre les païens de la Prusse, était en effet dans notre cour ; le roi William se proposait de retenir ces barons comme otages de la sûreté de son fils. Ce fut ce qui me donna le premier rayon de lumière sur le véritable rang du chevalier du Léopard, et mes soupçons furent confirmés par de Vaux qui, à son retour d’Ascalon, me ramena avec lui l’unique serviteur du comte de Huntingdon, un serf à crâne épais, qui avait fait trente milles pour aller dévoiler à de Vaux un secret qu’il aurait pu me communiquer à moi-même.

— Il faut excuser le vieux Strauchan, dit le lord de Gilsland ; il savait par expérience que j’ai le cœur plus tendre que si je me nommais Plantagenet.

— Toi, le cœur tendre ! toi, vieille barre de fer ! toi, rocher du Cumberland ! s’écria le roi : c’est nous autres Plantagenet qui pouvons nous vanter d’avoir des cœurs tendres et sensibles. Édith, » ajouta-t-il en se tournant vers sa cousine, avec une expression qui couvrit de rougeur les joues de la noble fille, « donne-moi ta main, belle cousine, et toi, prince d’Écosse, la tienne.

— Arrêtez, monseigneur, » dit Édith en se reculant, tandis qu’elle cherchait à cacher sa confusion en plaisantant son royal cousin, « ne vous rappelez-vous pas que ma main était destinée à convertir à la foi chrétienne le Sarrasin et l’Arabe, Saladin et toute son armée de turbans ?

— Oui, mais le vent de cette prophétie a changé, et souffle maintenant sur un autre point, répondit Richard.

— Ne raillez point, de peur que le ciel ne vous en fasse repentir, » dit l’ermite en s’approchant. « L’armée des corps célestes n’inscrit rien que de vrai dans ses brillantes annales. Ce sont les yeux de l’homme qui sont trop faibles pour en bien lire les caractères. Lorsque Saladin et Kenneth d’Écosse couchèrent dans ma grotte, je lus dans les astres que sous mon toit il reposait un prince, ennemi naturel de Richard, auquel le sort d’Édith Plantagenet devait être uni. Pouvais-je douter qu’il ne fût question du soudan, dont le rang m’était bien connu ; car il visitait souvent ma cellule pour converser avec moi sur les révolutions des corps célestes ? Les planètes m’annonçaient aussi que ce prince, cet époux d’Édith Plantagenet, serait un chrétien ; et moi, interprète aveugle et insensé, j’en conclus la conversion du noble Saladin dont les bonnes qualités semblaient souvent le porter vers une meilleure croyance. Le sentiment de ma faiblesse m’a humilié jusqu’à la poussière, mais dans la poussière j’ai trouvé des consolations ; je n’ai pas su lire le sort des autres, qui peut m’assurer que je ne me suis pas trompé sur le mien ? Dieu ne veut pas que nous pénétrions ses secrets, ni que nous cherchions à deviner les mystères qu’il nous cache. Il faut attendre son heure dans les veilles et les prières, dans la crainte et dans l’espérance. Je suis venu ici en prophète austère et orgueilleux, je me croyais habile à instruire les princes, et doué même de facultés surnaturelles, quoique chargé d’un fardeau que je ne pensais pas que d’autres forces que les miennes pussent supporter ; mais le bandeau est tombé de mes yeux, je m’en retourne humble et pénétré de mon ignorance, pénitent, et non sans espoir. »

À ces mots il sortit de l’assemblée, et on dit que depuis ce moment ses accès de frénésie devinrent fort rares ; que sa pénitence prit un caractère plus doux et fut accompagnée de plus d’espoir pour l’éternité : tant il existe de présomption jusque dans la folie ! La conviction d’avoir conçu et exprimé avec tant de force une prédiction sans fondement parut produire sur lui le même effet que la perte du sang sur le corps humain qui calme et apaise la fièvre du cerveau.

Il est inutile de donner de plus grands détails sur la suite de la conférence qui eut lieu sous la tente de la reine, et de dire si David, comte de Huntingdon, fut aussi muet en présence d’Édith Plantagenet que lorsqu’il avait été forcé de jouer le rôle d’un esclave. On croira facilement qu’il sut lui exprimer avec vivacité la passion qu’il avait été forcé pendant si long-temps de réduire au silence.

L’heure de midi approchait, et Saladin attendait les princes de la chrétienté dans sa tente, qui, excepté sa vaste étendue, ne différait pas beaucoup de celles qui servent ordinairement d’asile au simple Arabe ou à l’habitant du Kurdistan. Cependant sous son vaste couvert était préparé un banquet des plus magnifiques, étalé d’après la coutume orientale sur des tapis de riches étoffes avec des coussins pour les convives. Mais nous ne pourrions décrire les draps d’or et d’argent, les broderies en arabesques, les châles de Cachemire, les mousselines de l’Inde, qui y étaient déployés dans toute leur richesse ; bien moins encore les friandises, les ragoûts entourés de riz coloré de différentes manières, et toute la recherche de la cuisine orientale. Des agneaux rôtis tout entiers, le gibier et la volaille empilés sur des plats d’or, d’argent et de porcelaine, étaient entremêlés de grands vases de sorbets rafraîchis dans la neige ou avec la glace des cavernes du mont Liban. Une pile de magnifiques coussins placée au haut bout de la table semblait préparée pour le roi du festin et pour les dignitaires qu’il voudrait inviter à partager cette place d’honneur. Du toit de la tente flottaient de tous les côtés des pennons et des bannières, trophées de batailles gagnées et de royaumes renversés. Au milieu dominait une longue lance portant la bannière de la mort avec cette inscription frappante : Saladin, roi des rois ; Saladin, vainqueur des vainqueurs ; Saladin doit mourir ! Les esclaves qui avaient servi le festin étaient dans la tente ; ils se tenaient la tête penchée et les bras croisés, comme des statues funèbres ou comme des automates qui attendent que la main de l’artiste les mette en mouvement.

En attendant ses hôtes royaux, le sultan, imbu des superstitions de son temps, méditait sur un horoscope et sur une lettre que l’ermite d’Engaddi lui avait fait remettre quand il avait quitté le camp.

« Science étrange et mystérieuse ! » se murmurait-il à lui-même ; « en paraissant écarter le voile qui couvre l’avenir, elle égare ceux qu’elle paraît guider et remplit de ténèbres le lieu qu’elle semble éclairer ! Qui n’aurait dit que j’étais ce dangereux ennemi de Richard dont l’inimitié devait se terminer par un mariage avec sa parente ? et cependant il paraît maintenant que l’union du brave comte avec cette dame établira une alliance entre Richard et William d’Écosse, ennemi plus dangereux pour le roi d’Angleterre que je ne le suis moi-même ; car un chat sauvage renfermé dans une chambre avec un homme est plus à craindre pour lui qu’un lion dans un désert lointain. Mais aussi, » continua-t-il en se parlant toujours à lui-même ; « cette combinaison indique que le mari serait chrétien ; chrétien ! » répéta-t-il après une pause ; « voilà ce qui donnait à cet insensé fanatique l’espoir que je pourrais renoncer à ma foi. Mais moi, moi fidèle adorateur du Prophète, cela eût dû suffire pour me désabuser ! Reste là, mystérieux écrit ; tes pronostics sont étranges et funestes, puisque lors même qu’ils sont vrais en eux-mêmes, ils produisent sur ceux qui cherchent à deviner leur sens tous les effets de la fausseté. Mais qu’est ceci, que signifie cette importunité ? »

Il s’adressait au nain Nectabanus, qui s’était élancé dans la tente avec une effrayante agitation ; l’expression d’horreur peinte sur ses traits bizarres et disproportionnés en rendait la laideur encore plus hideuse ; ses yeux étaient fixes, sa bouche béante, ses mains aux doigts difformes et crochus étaient convulsivement étendues.

« Qu’y a-t-il ? » dit le Soudan d’un air sévère.

« Accipe hoc[32], murmura en gémissant le nain.

« Comment ! que dis-tu ? demanda Saladin.

Accipe hoc, » répéta le nain terrifié, sans s’apercevoir peut-être qu’il répétait les mêmes mots qu’auparavant.

« Hors d’ici, fou ; je ne suis point d’humeur à souffrir tes bouffonneries.

— Et je ne suis fou, répondit le nain, qu’autant que ma folie peut venir au secours de mon esprit pour m’aider à gagner mon pain, pauvre malheureux que je suis, Écoutez-moi, écoutez-moi, grand soudan.

— Si tu as en effet à te plaindre de quelque outrage, reprit Saladin, sage ou fou tu as le droit de te faire entendre du roi ; viens ici avec moi, » et il le conduisit dans la tente intérieure.

Quelle que fût leur conférence, elle fut bientôt interrompue par des fanfares annonçant l’arrivée des princes chrétiens que Saladin accueillit dans sa tente avec une courtoisie qui convenait également à leur rang et au sien. Il salua surtout le jeune comte de Huntingdon, et le félicita généreusement sur des espérances de bonheur qui semblaient avoir détruit celles qu’il avait formées lui-même.

« Mais ne pense pas, noble jeune homme, ajouta le soudan, que le prince d’Écosse soit mieux venu de Saladin que ne le fut Kenneth de l’émir Ilderim quand ils se rencontrèrent dans le désert, et le malheureux Éthiopien du médecin Adonebec ! un naturel aussi brave, aussi généreux que le tien a un prix indépendant du rang et de la naissance, de même que le breuvage glacé que je t’offre maintenant est aussi délicieux dans un vase de terre que dans une coupe d’or. »

Le comte de Huntingdon fit une réponse convenable dans laquelle il exprimait sa reconnaissance des nombreux et importants services qu’il avait reçus du généreux soudan ; mais quand il eut fait raison à Saladin avec le vase de sorbet que celui-ci lui avait présenté, il ne put s’empêcher de dire en souriant : « Le brave cavalier Ilderim ne connaissait pas la formation de la glace, mais le magnifique soudan rafraîchit son sorbet avec de la neige.

— Voudrais-tu qu’un Arabe ou un Kourde fût aussi sage qu’un hakim ? Celui qui prend un déguisement doit faire accorder les sentiments de son cœur et les connaissances de son esprit avec l’habit qu’il porte. Je voulais voir comment un brave et loyal chevalier du Frangistan aurait soutenu la discussion avec un chef tel que je paraissais être, et je mis en doute la vérité d’un fait bien connu, pour savoir par quels arguments tu soutiendrais ton assertion. »

Pendant que le soudan parlait ainsi, l’archiduc d’Autriche, qui se tenait un peu à part, fut frappé de la mention du sorbet glacé, et saisit avec avidité et même un peu brusquement la large coupe, au moment où le comte de Huntingdon allait la remettre à sa place.

« C’est vraiment délicieux ! » s’écria-t-il après avoir bu largement du sorbet que la température brûlante et la chaleur qui enflamme le sang le lendemain d’une orgie lui rendaient doublement agréable. Il poussa un soupir et présenta le vase au grand-maître des templiers. Saladin fit alors un signe au nain qui s’avança et prononça d’une voix rauque : Accipe hoc ! Le templier tressaillit comme le coursier qui voit sur son chemin un lion caché dans un buisson ; cependant il se remit à l’instant ; et pour dérober son trouble à toute observation, il leva le vase à ses lèvres ; mais ses lèvres ne devaient point toucher les bords du vase. Le sabre de Saladin sortit du fourreau comme l’éclair sort du nuage ; on le vit briller en l’air, et la tête du grand-maître roula à l’extrémité de la tente ; le tronc resta un moment debout, le vase serré dans sa main, puis il tomba, et la liqueur du sorbet se mêla dans le sang qui sortait des veines.

Il y eut un cri général de trahison, et le duc d’Autriche, qui se trouvait le plus près de Saladin, qui tenait encore son sabre sanglant à la main, se recula en tressaillant comme s’il eût craint que son tour ne vînt après.

« Ne craignez rien, noble duc d’Autriche, lui dit Saladin ; et vous, roi d’Angleterre, ne soyez pas courroucé de ce que vous venez de voir. Ce n’est pas pour ses nombreuses trahisons, ni pour avoir attenté à la vie du roi Richard, comme son propre écuyer l’affirmera, ni pour avoir poursuivi le prince d’Écosse et moi-même dans le désert en nous réduisant à faire dépendre nos vies de la rapidité de nos chevaux, ni pour avoir excité les Maronites à nous attaquer dans l’occasion présente, si je n’avais inopinément amené avec moi assez d’Arabes pour faire avorter ce projet ; non, ce n’est pour aucun ni même pour la totalité de ses crimes, quoiqu’ils lui aient bien mérité un tel sort, que vous le voyez maintenant étendu devant vous ; c’est parce que, à peine une demi-heure avant de venir souiller notre présence comme le simoun[33] empoisonne l’atmosphère, il a poignardé son frère d’armes et son complice, dans la crainte qu’il ne confessât les infâmes complots auxquels tous deux s’étaient livrés.

— Comment ! s’écria Richard, Conrad assassiné, et par le grand-maître, son parrain et son plus intime ami ! Noble soudan, je ne doute point de ta parole ; cependant ceci doit être prouvé autrement…

— Voici le témoin, » interrompit Saladin en montrant le nain encore tremblant d’horreur. « Allah, qui envoie le ver luisant pour éclairer les heures de la nuit, peut faire découvrir les crimes secrets par les moyens les plus humbles. »

Le soudan raconta ensuite ce que lui avait appris le nain. Par une puérile curiosité, ou plutôt, comme il le laissa entendre, dans l’espoir de trouver quelque chose à piller, Nectabanus s’était glissé dans la tente de Conrad qui avait été abandonné par ses serviteurs ; quelques uns avaient quitté le camp pour porter à son frère la nouvelle de sa défaite, et les autres profitaient des moyens que Saladin leur avait donnés de faire bombance. Le blessé dormait sous l’influence du merveilleux talisman de Saladin, de sorte que le nain eut l’occasion de fureter à son aise jusqu’au moment où il fut effrayé par le bruit d’un pas lourd ; il se cacha derrière un rideau d’où il pouvait voir cependant les mouvements et entendre les paroles du grand-maître qui entra et ferma soigneusement la tente derrière lui ; sa victime se réveilla en sursaut, et il paraît que Conrad devina immédiatement le dessein de son ancien camarade, car ce fut d’une voix alarmée qu’il lui demanda pourquoi il venait le déranger.

« Je viens te confesser et t’absoudre, » lui répondit le grand-maître.

Le nain, épouvanté, n’avait pas retenu grand’chose de la conversation qui suivit entre eux ; mais Conrad, disait-il, conjura le grand-maître de ne point achever de rompre un roseau brisé, et le templier le frappa au cœur avec un poignard turc, en disant : Accipe hoc, paroles qui, long-temps après, absorbèrent l’imagination terrifiée du témoin secret.

« J’ai vérifié ce récit, dit Saladin, en faisant examiner le corps, et j’ai fait répéter en votre présence au malheureux être qu’Allah a choisi pour découvrir le crime les mots que le meurtrier prononça ; vous avez vu vous-mêmes l’effet qu’ils ont produit sur sa conscience. »

Le soudan s’arrêta, et le roi d’Angleterre rompit le silence.

« Si cela est vrai, comme je n’en doute pas, nous venons d’être témoins d’un grand acte de justice, quoique nous en ayons d’abord jugé différemment ; mais pourquoi, dans cette assemblée, pourquoi de ta propre main ?

— J’en avais décidé autrement, répondit Saladin ; mais si je n’avais pas hâté son sort, il y aurait échappé tout-à-fait, car après lui avoir permis de boire dans ma coupe, comme il était sur le point de le faire, je n’aurais pu, sans violer les saintes lois de l’hospitalité, le punir comme il le méritait. Quand il aurait assassiné mon père, s’il eût ensuite partagé ma coupe, je n’aurais pu toucher à un seul cheveu de sa tête. Mais en voilà assez sur lui, que son cadavre et sa mémoire disparaissent du milieu de nous. »

Le corps fut emporté, et l’on fit disparaître les traces du sang avec une promptitude et une dextérité qui prouvèrent que le cas n’était pas assez rare pour déconcerter les serviteurs et les officiers de la maison de Saladin.

Mais la scène qui venait de se passer avait produit une profonde impression sur l’esprit des princes chrétiens, et quoique sur l’invitation courtoise du soudan ils eussent pris place au banquet, le silence de l’inquiétude et de la consternation régnait parmi eux.

Richard s’éleva par son caractère seul au dessus de toute méfiance et de tout embarras. Cependant il semblait réfléchir comme s’il eût eu quelque proposition à faire et qu’il eût désiré la présenter de la manière la plus agréable. À la fin, il avala une grande coupe de vin, et s’adressant au soudan, il lui demanda : « S’il était vrai qu’il eût honoré le comte de Huntingdon d’une rencontre personnelle. »

Saladin répondit en souriant, qu’il avait éprouvé son cheval et ses armes contre sir Kenneth, comme font les chevaliers quand ils se rencontrent dans le désert, et il ajouta modestement que, bien que le combat n’eût pas été entièrement décisif, il n’avait pas lieu, pour sa part, de s’en enorgueillir. L’Écossais, de son côté, nia qu’il eût remporté l’avantage, et voulut l’attribuer au soudan.

« Tu as eu assez d’honneur dans cette rencontre, reprit Richard, et je te l’envie bien plus que tous les sourires d’Édith Plantagenet, quoiqu’un seul pût récompenser dignement les dangers d’un jour de bataille. Mais qu’en pensez-vous, nobles princes ? sera-t-il dit qu’une si illustre assemblée de chevaliers se séparera sans avoir fait quelque chose dont les temps futurs puissent parler ? Qu’est-ce que la défaite et la mort d’un traître pour la brillante guirlande d’honneur et de chevalerie qui nous entoure ? Ce cercle doit-il se rompre avant d’être témoin de quelque exploit plus digne de son attention ? Qu’en dis-tu, royal Saladin, si tous deux aujourd’hui, devant cette noble compagnie, nous décidions la question long-temps contestée, relative au sort de la Palestine, et finissions d’un coup ces guerres fatigantes ? La lice est ici toute prête ! Jamais l’islamisme ne peut avoir de meilleur champion que toi ; quant à moi, à moins que de plus dignes ne se présentent, je jette le gant du combat comme défenseur de la chrétienté, et en tout honneur et tout amour, nous nous livrerons un combat à mort pour la possession de Jérusalem. »

Il y eut un long silence avant la réponse du soudan. Ses joues et son front se colorèrent ; et l’opinion de plusieurs personnes fut qu’il avait hésité un moment s’il accepterait le défi. À la fin, il dit : « En combattant pour la Cité sainte contre ceux que nous regardons comme des idolâtres et des adorateurs d’images, je pourrais espérer qu’Allah voudrait fortifier mon bras ; ou si je tombais sous l’épée de Melec-Ric, je ne pourrais passer au paradis par une mort plus glorieuse : mais Allah a donné Jérusalem aux vrais croyants, et ce serait tenter le Dieu du Prophète que de faire dépendre de l’adresse et de la vigueur de mon bras une possession qui m’est assurée par la supériorité de mes forces.

— Eh bien ! si ce n’est pas pour Jérusalem, » reprit Richard du ton d’un homme qui sollicite une faveur d’un ami intime, « que ce soit pour l’amour de la gloire ; et rompons au moins une lance à fer émoulu.

— Il ne m’est pas même permis, » répondit Saladin en souriant de l’air presque caressant avec lequel Richard lui proposait le combat ; « il ne m’est pas même permis de consentir à cela : le maître place le berger à la tête de ses brebis, non à cause de lui, mais pour l’amour du troupeau. Si j’avais un fils pour soutenir le sceptre après moi, je pourrais avoir la liberté, comme j’en ai le désir, de risquer cette téméraire rencontre ; mais vos propres Écritures vous disent que quand le berger est frappé, le troupeau se disperse.

— Tu as eu tout le bonheur de ton côté, » dit Richard en se retournant vers le comte de Huntingdon avec un soupir ; « j’aurais donné la plus belle année de ma vie pour cette seule demi-heure de combat auprès du Diamant du désert. »

Cette folie chevaleresque de Richard ranima la gaîté de l’assemblée ; et quand à la fin du banquet on se leva pour se séparer, Saladin s’avança et prit la main de Cœur-de-Lion.

« Noble roi d’Angleterre, dit-il, nous nous séparons maintenant pour ne jamais nous revoir ; je n’ignore pas que votre ligue est dissoute pour ne plus se réformer, et que les forces de votre royaume ne vous permettent point de poursuivre votre entreprise. Je ne puis pas vous céder cette Jérusalem que vous désiriez tant : elle est pour nous comme pour vous une ville sainte. Mais toute autre chose que Richard pourra demander à Saladin lui sera accordée aussi facilement que cette fontaine épanche ses eaux. Oui, et Saladin ferait cette offre avec autant de franchise, quand bien même Richard, seul dans le désert, n’aurait que deux archers à sa suite. »


Le jour suivant, Richard revint au camp, et peu de temps après le jeune comte de Huntingdon épousa Édith Plantagenet.

À cette occasion, le soudan envoya pour présent de noce le célèbre talisman, mais quoiqu’il ait opéré beaucoup de cures en Europe, aucune n’égala en succès et en célébrité celles qui furent faites par le soudan. Il existe encore, ayant été légué par le comte de Huntingdon à un brave chevalier écossais, sir Simon du Lee, dans l’ancienne et honorable famille duquel on le conserve aujourd’hui ; et quoique les pierres magiques aient été bannies de la pharmacopée moderne, on a recours à sa vertu pour arrêter les hémorrhagies, ou dans des cas d’hydrophobie causée par la morsure d’un animal.

Notre histoire se termine ici : les conditions auxquelles Richard abandonna ses conquêtes peuvent se trouver dans toutes les histoires de l’époque.


FIN DU TALISMAN.



  1. Ce roman a été publié par M. Defauconpret sous le titre de Richard en Palestine. a. m.
  2. Expressions de la Bible. a. m.
  3. I sleep, wake me not. a. m.
  4. Jésus, fils de Marie. a. m.
  5. Le digne et savant ecclésiastique par qui cette espèce d’hymne a été traduite, désire que, pour éviter toute maligne interprétation, le lecteur soit prié par nous de vouloir bien se rappeler qu’elle a été composée par un païen, auquel les causes réelles des maux physiques et moraux étaient inconnues, et qui regardait leur prépondérance dans le système de l’univers comme doivent l’envisager tous ceux qui n’ont pas participé aux bienfaits de la révélation chrétienne. Quant à nous, nous demandons la permission d’ajouter que le style du traducteur semble tenir de la paraphrase plus qu’il ne paraîtra convenable à ceux qui connaissent l’original, morceau singulièrement curieux. Le traducteur paraît avoir désespéré de rendre en vers anglais les mouvements de la poésie orientale, et peut-être aussi, comme d’autres hommes savants et ingénieux ; ne pouvant venir à bout de trouver le sens de l’original, y aura-t-il substitué le sien.
  6. Est-il bien sûr que Walter Scott ne fasse pas ici un anachronisme en donnant le titre de roi de Navarre et de sa majesté très chrétienne aux rois de France de cette époque ? a. m.
  7. En général, il est bon de se méfier des sorties que Walter Scott met dans la bouche de Richard contre les templiers. Il les a peints d’après les manuscrits des moines, les adversaires les plus implacables de ces chevaliers qui rapportèrent d’Orient la véritable doctrine du Christ, non telle que leurs ennemis l’ont faite, altérée, mutilée au gré des intérêts du sacerdoce, mais telle que Jean l’apôtre la conserva et la remit à ses disciples, dont les descendants la confièrent, vers l’an 1118, à Hugues des Païens, premier grand-maître des templiers ; doctrine dont l’influence devint la cause secrète de leur condamnation en 1514 ; doctrine sublime, pure de superstitions et de mensonges, et qui pourrait contribuer singulièrement à l’émancipation du genre humain. Une dernière preuve de la vertu des templiers, c’est que Richard Cœur-de-Lion ne voulut se confier qu’à des chevaliers du Temple pour revenir de Palestine en Europe. a. m.
  8. C’est-à-dire au nom du Fils de Maria. a. m.
  9. L’ange de la mort. a. m.
  10. C’est ainsi que les Orientaux désignent l’Europe. a. m.
  11. Ce qui restait à démontrer. a. m.
  12. Ce qui veut dire qu’il avait autant de science et de connaissances qu’on en peut acquérir en cent ans. a. m.
  13. Broom, signifie balai de genêt.
  14. Longue vie à l’archiduc Léopold. a. m.
  15. Littéralement : Arcs et massues. a. m.
  16. Ce projet du soudan peut paraître si extraordinaire et si invraisemblable, qu’il est nécessaire de déclarer qu’il fut réellement question d’un arrangement de cette nature. Cependant, à la place d’Édith, les historiens citent la reine douairière de Naples, sœur de Richard, pour l’épouse fiancée, et le frère de Saladin pour le mari. Ils semblent avoir ignoré totalement l’existence d’Édith Plantagenet. Histoire des Croisades, par Mill, II, page 61.
  17. Mot arabe, littéralement, la robe déchirée. a. m.
  18. La vérité est grande, elle prévaudra. a. m.
  19. N’oubliez pas l’éponge de l’affligée. a. m.
  20. Ésope. a. m.
  21. A treble night-cap
  22. L’archer prend pour du hollandais cette phrase française : Oup ça y est ! corrompue par la prononciation wallonne.
  23. Lamb’s wool signifie également : laine d’agneau et une sorte de bière mêlée avec de la pulpe de pomme cuite.
  24. Abréviation familière de Richard.
  25. Joseph, fils de Jacob. a. m.
  26. Salomon, fils de David. a. m.
  27. Peut-être le même que Gygès, dont l’anneau rendait invisible celui qui le portait. a. m.
  28. Formule employée par les esclaves d’Orient. a. m.
  29. Le sequin d’Italie vaut dix francs ; le besant est une ancienne monnaie turque en or, d’une valeur d’environ six francs ; le doit était une petite pièce d’argent d’environ vingt-cinq centimes ; et le maravédis est une monnaie espagnole en cuivre, d’une valeur même au-dessous d’un centime, c’est une des plus petites monnaies d’Europe. a. m.
  30. On a été obligé de faire subir quelque altération au sens original de ce passage, à cause des propriétés différentes de la versification anglaise et de celle de notre langue. Le texte de la ballade est moitié en vers de dix syllabes, moitié en alexandrins anglais très différents des nôtres : mais toutes les stances de la première partis en anglais sont chacune sur une seule rime huit fois répétée, ce qu’il était impossible d’imiter en français, bien que les observations du roi Richard portent sur cette difficulté vaincue. a. m.
  31. Abbaye de Stirling, en Écosse. a. m.
  32. Reçois ceci. a. m.
  33. Le simoun, vent du désert d’Arabie, non moins redoutable que le samiel, autre vent du même désert, plus connu des Européens. a. m.