Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 128-146).


CHAPITRE XI.

GUÉRISON.


Il est une chose trop commune dans notre pays du nord, c’est l’envie : de même que le limier s’acharne sur les traces du daim, l’envie poursuit l’être que sa naissance, sa valeur, son esprit ou ses richesses ont élevé à une certaine hauteur, et s’efforce constamment de l’en faire tomber.
Sir David Lindsay.


Léopold, grand-duc d’Autriche, était le premier possesseur de ce beau pays qui eût pris le rang de prince. Il avait obtenu le titre de duc à la cour d’Allemagne à cause de sa parenté avec l’empereur Henri-le-Cruel, et gouvernait les plus belles provinces qui soient arrosées par le Danube. L’histoire a flétri son caractère à cause d’une action de violence et de perfidie qui fut la suite des événements de la croisade sainte ; et cependant le fait honteux d’avoir retenu Richard prisonnier lorsqu’il traversait ses états, déguisé et sans suite, n’appartenait pas au caractère naturel de Léopold. C’était un prince faible et vain, plutôt qu’ambitieux et tyrannique. Son physique était en rapport avec ses facultés morales. Il était grand, vigoureux et bien fait ; son teint offrait un mélange très vif de rose et de blanc, et il portait une longue chevelure blonde et flottante. Mais il y avait une certaine gaucherie dans sa démarche qui semblait indiquer que ce corps robuste ne possédait pas une énergie suffisante pour animer une telle masse ; de même le riche costume qu’il portait ne lui seyait pas et ne paraissait pas fait pour lui. Il avait l’air de n’être pas familiarisé avec sa dignité ; et ne sachant comment faire respecter son autorité, il se croyait obligé d’avoir recours à des expressions ou même à des actes de violence intempestifs pour regagner le terrain où il aurait pu facilement se maintenir par un peu plus de présence d’esprit au commencement de la discussion.

Ces défauts étaient visibles non seulement pour les autres, mais encore pour l’archiduc lui-même, qui ne pouvait s’empêcher de reconnaître qu’il manquait de la capacité nécessaire pour maintenir et faire respecter sa dignité ; en outre il concevait parfois le soupçon, trop bien fondé, que ses alliés faisaient peu de cas de lui.

Lorsqu’il vint se joindre à la croisade avec une suite de la plus grande magnificence, il avait paru désirer beaucoup l’amitié du roi Richard ; et il avait fait, pour l’obtenir, des avances que le roi d’Angleterre, par politique, aurait dû accueillir, et auxquelles il eût été dans ses intérêts de répondre. Mais quoique l’archiduc ne fût pas dépourvu de bravoure, il était si loin d’être animé de cette ardeur qui portait Cœur-de-Lion à rechercher le danger, comme un amant courtise une maîtresse, que le roi regarda bientôt le duc allemand avec une espèce de dédain. D’ailleurs Richard, appartenant à une nation chez qui la tempérance était en honneur, considérait comme un penchant honteux le goût de l’Autrichien pour les plaisirs de la table, et surtout l’usage immodéré qu’il faisait du vin. Ces motifs, auxquels se réunirent des raisons personnelles, firent que le roi d’Angleterre éprouva bientôt pour le prince allemand un mépris qu’il ne prit pas la peine de cacher : ce sentiment fut remarqué par le soupçonneux Léopold, qui le paya d’une haine profonde. La discorde qui régnait entre eux était entretenue par les secrets artifices de Philippe de France, un des monarques les plus politiques de son temps. Redoutant le caractère impétueux et despotique de Richard, et le regardant comme son rival naturel, Philippe, offensé, d’autre part, du ton d’autorité que l’Anglais, son vassal, avait pris avec lui, essaya de fortifier son propre parti et d’affaiblir celui de Richard en excitant les princes croisés d’un rang inférieur à se réunir pour résister à l’autorité usurpatrice du roi d’Angleterre. Tel était l’état des choses quand Conrad de Montferrat résolut de tirer parti de la jalousie du duc d’Autriche pour dissoudre ou ébranler du moins la ligue des croisés.

Le moment qu’il choisit pour sa visite fut l’heure de midi, et le prétexte fut d’offrir à l’archiduc un précieux vin de Chypre qu’il venait de recevoir, et qu’il voulait comparer aux vins de Hongrie ou du Rhin. En retour de cette courtoisie, il reçut naturellement l’invitation de partager le repas de l’archiduc, et celui-ci n’épargna aucun effort pour rendre le festin digne de la magnificence d’un monarque. Néanmoins le goût délicat de l’Italien vit plutôt une profusion grossière qu’une élégance recherchée dans la quantité de plats énormes sous le poids desquels la table pliait.

Les Allemands, avec le caractère franc et martial de leurs ancêtres qui soumirent l’empire romain, avaient conservé une teinte assez forte de leurs mœurs barbares. Les préceptes et les usages de la chevalerie n’y étaient pas portés au même degré de raffinement que chez les Français et les Anglais, et ils n’observaient pas davantage les convenances sociales qui, dans l’opinion de ces deux nations, indiquaient le perfectionnement de la civilisation. Assis à la table du duc d’Autriche, Conrad fut à la fois étourdi et diverti par les bruits teutoniques dont ses oreilles furent assaillies malgré la cérémonie d’un banquet royal. Le costume des seigneurs autrichiens ne lui parut pas moins bizarre. Plusieurs d’entre eux avaient conservé leurs longues barbes, et presque tous portaient de courtes jaquettes de diverses couleurs, taillées, brodées et garnies de franges, d’une manière qui n’avait aucun rapport avec les modes de l’Europe occidentale.

Un grand nombre de serviteurs de tout âge étaient dans le pavillon. Ils se mêlaient de temps à autre à la conversation, recevaient de leurs maîtres les restes de la table et les dévoraient derrière les convives. Il y avait une foule extraordinaire de bouffons, de nains et de ménestrels, tous plus bruyants et plus importuns qu’on ne l’aurait souffert dans une société mieux réglée. On leur avait donné du vin en abondance, et leur gaîté, stimulée par de fréquentes libations, était devenue de la licence.

Cependant, et au milieu des clameurs tumultueuses qui auraient mieux convenu à une taverne allemande un jour de foire qu’à la tente d’un prince souverain, l’archiduc était servi avec une minutie de forme et d’étiquette qui montrait à quel point il était jaloux de maintenir rigoureusement le rang illustre auquel on l’avait élevé. Il n’était servi qu’à genoux et par des pages d’un sang noble. Il mangeait dans une assiette d’argent, et buvait son tokay ou ses vins du Rhin dans une coupe d’or. Son manteau ducal était richement garni d’hermine, sa couronne égalait en valeur un diadème royal, et ses pieds, chaussés de souliers de velours, dont la longueur, en comprenant la pointe, pouvait bien être de deux pieds, reposaient sur un tabouret d’argent massif. Mais une chose qui peignait encore mieux le caractère de l’homme, c’est que, bien qu’il désirât montrer des égards au marquis de Montferrat qu’il avait poliment fait mettre à sa droite, il prêtait beaucoup plus d’attention à son spruch sprecher, c’est-à-dire à son diseur de sentences, qui se tenait derrière l’épaule droite du duc.

Ce personnage était richement vêtu d’un manteau et d’un justaucorps de velours noir ; différentes pièces de monnaies d’or et d’argent étaient cousues sur le justaucorps, en mémoire des princes généreux qui les avaient données au spruch sprecher. Il portait un petit bâton auquel des pièces d’argent étaient attachées au moyen d’anneaux, et il agitait ce bâton toutes les fois qu’il allait dire quelque chose qu’il jugeait digne d’être entendu. Cet individu exerçait dans la maison du duc d’Autriche des fonctions qui participaient de celles de ménestrel et de conseiller ; il était alternativement flatteur, poète et orateur, et ceux qui voulaient être bien avec le duc devaient s’efforcer de gagner les bonnes grâces du spruch sprecher.

De peur que la sagesse de cet officier ne finît par devenir fatigante, le duc avait derrière son épaule gauche son hoff-narr ou bouffon de cour, appelé Jonas Schwanker, qui faisait presque autant de bruit avec les sonnettes de son bonnet de fou et de sa marotte, que l’orateur ou l’homme aux sentences avec sa baguette aux pièces d’argent.

Ces deux personnages débitaient alternativement des sottises graves ou comiques, tandis que leur maître, riant ou approuvant lui-même, examinait avec soin la physionomie de son noble convive pour juger de l’impression que produisaient sur un cavalier aussi accompli l’éloquence et la plaisanterie autrichiennes. Il est difficile de décider lequel du sage ou du fou contribuait le plus à l’amusement de la compagnie, ou était le plus goûté de son noble maître ; mais leurs saillies à tous deux étaient merveilleusement bien accueillies. Quelquefois ils se disputaient la parole, et alors ils agitaient leurs grelots, à l’envi l’un de l’autre, d’une manière redoutable ; mais, en général, ils paraissaient être si bien d’accord et si accoutumés à se soutenir mutuellement, que le spruch sprecher daignait souvent accompagner les plaisanteries du bouffon d’une explication qui les mettait à la portée de l’auditoire, en sorte que la sagesse devenait une espèce de commentaire de la folie. Quelquefois aussi, par reconnaissance, le hoff-narr, par une agréable bouffonnerie, terminait d’une manière piquante la longue harangue de l’orateur.

Quels que fussent ses sentiments intérieurs, Conrad eut particulièrement soin que sa physionomie n’exprimât que la satisfaction la plus complète, et il parut prendre autant de plaisir que le duc lui-même aux graves sottises du spruch sprecher et aux plaisanteries inintelligibles du bouffon. Dans le fait, il guettait attentivement le moment où l’un ou l’autre viendrait à tomber sur quelque sujet favorable aux desseins qui ne cessaient d’occuper toutes ses pensées.

Le roi d’Angleterre ne tarda pas à être mis sur le tapis par le bouffon, qui s’était habitué à considérer Dickon du Balai (telle était l’irrévérente épithète qu’il substituait à Richard Plantagenet[1]) comme un sujet de plaisanterie inépuisable, et toujours bien accueilli. L’orateur cependant gardait le silence ; mais, sur une question de Conrad, il ajouta que le genêt ou plante à balai, était un emblème d’humilité, et qu’il ne serait pas mal que ceux qui le portaient se rappelassent cet avis.

L’allusion faite à l’illustre emblème des Plantagenet parut alors assez claire, et Jonas Schwanker fit observer que ceux qui s’humiliaient eux-mêmes étaient souvent bien vengés et relevés à leur tour.

« Honneur à qui de droit ! répondit le marquis de Montferrat. Nous avons tous pris part à ces marches et à ces batailles, et il me semble que d’autres princes méritaient de participer au renom de gloire qu’usurpe Richard d’Angleterre parmi les ménestrels et les minnes singers. Quelqu’un de la joyeuse science n’a-t-il pas ici une chanson à la louange de l’archiduc d’Autriche, notre hôte illustre ? »

Trois ménestrels s’avancèrent avec empressement, tenant leurs harpes, et prêts à chanter. Deux furent réduits au silence, non sans peine, par le spruch sprecher, qui paraissait faire les fonctions d’ordonnateur de la fête, et il parvint enfin à rétablir assez de calme pour qu’on pût entendre le poète préféré, qui chanta, en langue germanique, des stances qui peuvent se traduire ainsi :

« Qui dans Jérusalem conduira nos guerriers,
Tous sur leur bras vainqueur portant la croix sanglante ?
— C’est ce beau chevalier à la plume flottante
Qui monte fièrement le plus beau des coursiers. »

Ici l’orateur agitant son bâton, interrompit le poète pour expliquer à la compagnie que ce héros était l’illustre duc d’Autriche : ce que la compagnie n’aurait peut-être pas deviné, d’après la description. Une large coupe, remplie jusqu’aux bords, circula à la ronde aux acclamations de : Hoch lebe der Herzog Leopold[2]. Une autre stance suivit celle-là :

« Demande-t-on, Germains, pourquoi votre étendard
Toujours brille au dessus des bannières royales ?

— Demande-t-on pourquoi des ailes sans rivales
Portent l’aigle si loin au delà du regard ?

« L’aigle, dit l’interprète des pensées obscures, l’aigle est l’emblème de notre noble lord archiduc… de Sa Grâce royale, veux-je dire ; et l’aigle est la créature qui approche le plus près du soleil.

— Le lion a cependant pris son essor au dessus de l’aigle, » dit Conrad d’un air de négligence.

L’archiduc rougit, et fixa ses yeux sur le spruch sprecher ; celui-ci, après une minute de réflexion, répondit : « Le seigneur marquis m’excusera, un lion ne peut prendre son essor au dessus d’un aigle, attendu qu’un lion n’a pas d’ailes.

— Excepté le lion de Saint-Marc, ajouta le bouffon.

— C’est la bannière vénitienne, dit le duc ; mais assurément cette race amphibie, demi-noble et demi-marchande, ne peut oser comparer son rang au nôtre.

— Ce n’était pas du lion de Venise que je voulais parler, dit le marquis de Montferrat, mais des trois lions passants d’Angleterre… Autrefois, dit-on, c’étaient des léopards, mais à présent ils sont devenus tout-à-fait lions, et doivent prendre la préséance sur toute espèce de quadrupèdes, d’oiseaux et de poissons, ou malheur à qui voudrait s’y opposer.

— Parlez-vous sérieusement, seigneur ? » demanda l’Autrichien déjà fort échauffé par le vin. « Croyez-vous que Richard d’Angleterre veuille s’arroger la prééminence sur les souverains libres qui se sont volontairement alliés à lui dans cette croisade ?

— Je ne parle que d’après les circonstances qui me frappent, répondit Conrad… On voit là-bas sa bannière flotter seule au milieu de notre camp, comme s’il était roi et généralissime de toute l’armée chrétienne.

— Supportez-vous donc cet outrage avec tant de patience, et pouvez-vous en parler avec un tel sang-froid ?

— En vérité, seigneur, ce n’est pas au pauvre marquis de Montferrat qu’il convient de ressentir une injure à laquelle se soumettent patiemment des princes aussi puissants que Philippe de France et Léopold d’Autriche. Il ne peut y avoir aucune honte pour moi d’endurer un outrage que vous voulez bien supporter vous-même. »

Léopold frappa violemment la table de son poing fermé. « J’en avais averti Philippe, s’écria-t-il… Je lui ai dit plusieurs fois qu’il était de notre devoir de protéger les princes inférieurs contre l’usurpation de cet insulaire. Mais il répond toujours en m’objectant les égards dont il doit user pour ménager leurs relations de vassal et de suzerain, et qu’il serait impolitique à lui d’en venir ouvertement à une rupture dans ce moment.

— Tout le monde sait que Philippe est prudent, répliqua Conrad, et on attribuera sa patience à sa politique… Quant à la vôtre, seigneur, vous seul pouvez en expliquer les motifs : mais je ne doute pas que vous n’en ayez de puissants pour vous soumettre à la domination anglaise.

— Moi, m’y soumettre ! » reprit Léopold avec indignation ; « moi, archiduc d’Autriche, membre important du Saint-Empire-Romain ! moi, me soumettre au roi de la moitié d’une île, à ce petit-fils d’un bâtard normand ; non, de par le ciel ! Le camp et toute la chrétienté apprendront si je sais me faire justice, et si je veux céder un pouce de terrain à ce chien maudit. Debout, sujets et vassaux ; debout, et suivez-moi ! Nous allons, sans perdre un instant, planter l’aigle autrichienne là où elle dominera d’aussi haut que flotta jamais l’étendard d’un roi ou d’un césar. »

Là-dessus il se leva précipitamment ; et, au milieu des acclamations tumultueuses de ses convives et de ses partisans, il sortit du pavillon et saisit sa bannière qui était plantée devant la porte.

« Un moment, seigneur, » dit Conrad en affectant de vouloir intervenir. « On pourra reprocher à votre prudence d’exciter du tumulte dans le camp à cette heure ; et peut-être vaudrait-il mieux se soumettre un peu plus long-temps à l’usurpation de l’Angleterre que de…

— Pas une heure ! pas un moment ! » s’écria le duc ; et la bannière en main, suivi de ses partisans et de ses serviteurs, il marcha rapidement vers l’éminence où flottait le drapeau anglais ; arrivé à cet endroit, il mit la main sur le bâton comme pour l’arracher de terre.

« Mon maître, mon cher maître, » dit Jonas Schwanker en jetant ses bras autour du duc… « Prenez garde, les lions ont des dents.

— Et les aigles ont des serres, » répondit le duc, n’abandonnant pus la bannière royale, quoique hésitant pourtant à l’arracher.

Le diseur de sentences avait parfois des intervalles de bon sens. Il fit tinter son bâton, et Léopold, par habitude, tourna la tête vers son conseiller.

« L’aigle est le souverain des oiseaux de l’air, dit le spruch sprecher, comme le lion est le roi des animaux des forêts… Chacun a ses domaines aussi éloignés les uns des autres que l’Angleterre l’est de l’Allemagne… Ne déshonore donc pas, aigle illustre, la bannière du lion royal, mais laisse-la flotter paisiblement à côté de la tienne. »

Léopold laissa la bannière d’Angleterre, et se retourna pour chercher Conrad, mais il ne l’aperçut pas : le marquis, dès qu’il avait vu le scandale en bon train, avait eu soin de se retirer de la foule, et n’avait pas manqué de témoigner auparavant, devant plusieurs personnages neutres, son regret de voir l’archiduc choisir l’instant où il sortait de table pour se venger de l’outrage dont il croyait avoir droit de se plaindre. Ne voyant pas celui auquel il aurait voulu surtout s’adresser, l’archiduc dit tout haut que, n’ayant pas l’intention de susciter des dissensions dans l’armée des croisés, il ne voulait que constater ses privilèges, et le droit qu’il avait d’être sur un pied d’égalité avec le roi d’Angleterre, sans insister comme il aurait pu le faire pour planter la bannière des empereurs ses ancêtres au dessus de celle d’un simple descendant des comtes d’Anjou. Ainsi il se contenta de dresser la bannière ; après quoi il ordonna qu’on apportât sur le lieu un tonneau de vin, et qu’il fût mis en perce, pour régaler les personnes présentes. À l’instant même, au son de la musique, on se remit à boire autour de l’étendard autrichien.

Cette scène de désordre n’eut pas lieu sans être accompagnée d’un certain bruit qui alarma tout le camp.

L’heure était arrivée à laquelle le médecin avait prédit, suivant les règles de son art, que le roi malade pouvait être éveillé sans danger. Déjà on s’était servi de l’éponge dans ce but, et il ne fallut pas un long examen au savant Arabe pour assurer au baron de Gilsland que la fièvre avait entièrement quitté le souverain, et que telle était la force naturelle de sa constitution qu’il ne serait pas même nécessaire de lui donner, comme il le fallait presque toujours, une seconde dose de ce puissant remède. Richard lui-même parut être de cette opinion ; car se relevant sur son séant, et se frottant les yeux, il demanda à de Vaux quelle somme d’argent il pouvait avoir pour le moment dans ses coffres.

Le baron ne put au juste lui en dire le montant.

« Peu importe, dit le roi, forte ou faible, donne-la tout entière à ce savant médecin, qui m’a, je l’espère, rendu au service de la croisade… S’il s’y trouve moins de mille besants, ajoutes-y des bijoux pour compléter cette somme.

— Je ne vends pas la science dont Allah m’a doué, répondit le médecin arabe ; et sachez, grand prince, que la divine médecine que vous avez prise perdrait toute sa vertu dans mes indignes mains si je la donnais en échange contre de l’or et des diamants.

— Il refuse une récompense ! se dit Thomas de Vaux ; voilà qui est encore plus extraordinaire que son âge de cent ans.

— Thomas, répliqua Richard, tu ne connais de courage que celui qui appartient à l’épée, de vertus que celles qui se pratiquent parmi les chevaliers. Eh bien ! je te dis que ce Maure avec son esprit d’indépendance pourrait donner un exemple à ceux qui se regardent comme la fleur de la chevalerie.

— C’est une récompense assez grande pour moi, » dit le Maure en croisant ses bras sur sa poitrine et conservant une attitude noble et respectueuse à la fois, « qu’un aussi grand roi que Melek Ric daigne parler ainsi de son serviteur. Mais permettez que je vous prie maintenant de vous recoucher tranquillement ; car, bien que je regarde comme inutile d’avoir recours à une seconde dose de ce remède divin, vous pourriez vous exposer à une rechute en faisant un emploi prématuré de vos forces avant qu’elles soient entièrement rétablies.

— Il faut bien t’obéir, Hakim, répondit le roi ; cependant, crois-moi, je suis tellement affranchi de ce feu destructeur qui, pendant tant de jours, a dévoré mon corps, que je ne craindrais pas de l’exposer à la lance d’un brave… Mais silence ! que veulent dire ces cris et cette musique éloignée qui se fait entendre dans le camp ? Va et informe-toi de ce qui se passe, Thomas.

— C’est l’archiduc Léopold, » dit de Vaux en rentrant après une minute d’absence, « qui fait une procession dans le camp avec ses compagnons de bouteille.

— L’ivrogne ! s’écria le roi Richard, ne peut-il cacher sa grossière intempérance dans l’enceinte de son pavillon, sans venir étaler sa honte aux regards de toute la chrétienté ! Qu’en dites-vous ? sire marquis, » ajouta-t-il en s’adressant à Conrad de Montferrat qui venait d’entrer dans sa tente.

« Très honoré prince, répondit le marquis, je me réjouis de voir Votre Majesté rétablie à ce point ; et c’est, je pense, une assez longue phrase pour un homme qui sort de la table hospitalière du duc d’Autriche.

— Comment ! vous avez dîné avec cette outre d’Allemagne ? reprit le monarque ; et quelle boutade de sa part donne lieu à tout ce tumulte ? Vraiment, seigneur Conrad, je vous ai toujours regardé comme un bon convive, et je m’étonne que vous ayez quitté la partie. »

En ce moment, de Vaux, qui s’était placé derrière le roi, s’efforça de faire comprendre au marquis, par ses regards et par ses gestes, qu’il ne fallait pas parler à Richard de ce qui se passait dans le camp ; mais Conrad ne comprit pas ou ne voulut pas comprendre cet avis.

« Personne ne peut attacher d’importance aux actions de l’archiduc, répondit-il, et lui peut-être moins que tout autre ; car il ne sait certainement pas ce qu’il fait. Cependant c’est une plaisanterie à laquelle je n’aurais pas voulu me mêler ; car il est occupé à enlever la bannière d’Angleterre du mont Saint-George, pour planter la sienne à cette place.

— Que dis-tu ? » s’écria le roi d’une voix qui aurait pu faire tressaillir les morts.

« De grâce, reprit le marquis, que Votre Altesse ne s’irrite pas de ce qu’il plaît à un fou de faire des folies.

— Ne me parlez pas, » dit Richard en s’élançant hors du lit et s’habillant avec une promptitude qui semblait merveilleuse, « ne me parlez pas, seigneur marquis… De Multon, je te défends de prononcer un mot ; celui qui prononcera une syllabe là-dessus n’est pas l’ami de Richard Plantagenet… Silence, Hakim ! je te l’ordonne. »

Cependant le roi s’habillait à la hâte, et, en achevant ces derniers mots, il arracha son épée suspendue à un des piliers de la tente, et sans autre arme, sans appeler personne, il s’élança hors du pavillon. Conrad, levant les mains au ciel d’étonnement, sembla vouloir entrer en conversation avec de Vaux ; mais sir Thomas passa brusquement près de lui, et appelant un des écuyers du roi, il dit à la hâte : « Volez au quartier de lord Salisbury, qu’il rassemble ses hommes et me suive immédiatement au mont Saint-George ; dites-lui que la fièvre du roi a quitté son sang et s’est établie dans le cerveau. » Ayant à peine entendu et encore moins compris dans sa première surprise les paroles que le lord Gilsland venait de lui adresser avec cette précipitation, l’écuyer et d’autres serviteurs de la chambre royale s’élancèrent dans les tentes les plus voisines ; et il se répandit bientôt parmi les troupes anglaises une alarme aussi générale que la cause en était vague. Les soldats éveillés en sursaut de ce sommeil méridien dont la chaleur du climat leur avait enseigné le prix, se demandèrent précipitamment l’un à l’autre la cause de ce tumulte, et sans attendre de réponse, suppléèrent par leur imagination au manque d’éclaircissements. Quelques uns disaient que les Sarrasins étaient dans le camp ; d’autres, qu’on avait attenté à la vie du roi ; d’autres encore, qu’il était mort de la fièvre pendant la nuit précédente ; et un grand nombre, qu’il avait été assassiné par le duc d’Autriche. Les seigneurs et les officiers étaient aussi incertains que les simples soldats sur l’origine de tout ce désordre ; ils s’occupaient seulement à faire mettre leurs gens sous les armes, et à les tenir sous le joug de la discipline, de peur que leur témérité n’occasionnât quelque grand désastre dans l’armée des croisés. Les trompettes d’Angleterre ne cessaient de faire entendre des sons perçants et prolongés. Le cri d’alarme : « Bows and bills[3] ! bows and bills ! » retentissant de quartier en quartier, était répété par des guerriers prêts à combattre, qui y joignaient leur invocation nationale, « Saint-George et l’Angleterre ! »

L’alarme gagna les quartiers les plus voisins, et dans un lieu où tous les peuples de la chrétienté avaient peut-être leurs représentants, des hommes de toutes les nations volèrent aux armes et se réunirent au milieu d’une scène de confusion générale dont ils ne connaissaient ni le but ni l’origine. Il fut heureux cependant, dans un tumulte si redoutable, que le comte de Salisbury, tout en se hâtant de se rendre à l’appel de de Vaux, suivi de quelques hommes d’armes diligents, eût ordonné que l’armée fût rangée en bataille et restât sous les armes pour s’avancer au secours de Richard s’il en était besoin, mais en bon ordre et avec discipline, et non avec cette précipitation qui aurait pu résulter de l’alarme générale et du dévouement des soldats pour la sûreté du roi.

Pendant ce temps, sans prendre garde aux cris, aux acclamations, au tumulte qui s’élevaient autour de lui, Richard, à demi vêtu et tenant son épée nue sous le bras, poursuivait rapidement sa route vers le mont Saint-George, suivi seulement de de Vaux et de deux ou trois serviteurs.

Il devança même l’alarme que son impétuosité avait excitée, et passa devant le quartier de ses braves troupes de Normandie, de Poitou, de Gascogne et d’Anjou, avant que les troubles y fussent parvenus, quoique le bruit de l’orgie des Allemands eût fait lever beaucoup de soldats par curiosité. Le peu d’Écossais qui faisaient partie de l’armée des croisés avaient aussi leur quartier dans ces environs, et n’avaient pas entendu le tumulte. Mais la personne du roi et sa précipitation avaient été remarquées par le chevalier du Léopard : persuadé qu’on était menacé de quelque grand danger et jaloux de le partager, il saisit son épée et son bouclier, et se joignit à de Vaux, qui avait quelque peine à suivre son maître impatient et fougueux. De Vaux répondit à un regard interrogateur que le chevalier écossais lui jeta en haussant ses larges épaules, et ils continuèrent l’un et l’autre à marcher sur les pas de Richard.

Le roi fut bientôt au pied du mont Saint-George, dont le penchant, aussi bien que la plate-forme, était couvert en partie des gens de la suite du duc d’Autriche, qui célébraient avec des cris de joie l’action qu’ils considéraient comme un hommage rendu à l’honneur national, et par des spectateurs de différentes nations ; ceux-ci par aversion pour les Anglais, ou par simple curiosité, s’étaient assemblés pour voir comment finirait cette scène extraordinaire. Richard se fit un chemin à travers cette foule tumultueuse, semblable à un majestueux vaisseau qui, les voiles déployées, se fraie un passage au milieu des vagues écumantes et sans s’inquiéter si elles se réunissent et mugissent derrière lui.

Au sommet de l’éminence était une petite esplanade sur laquelle étaient plantées les bannières rivales entourées par les amis et les partisans de l’archiduc. Au milieu de ce cercle était Léopold lui-même, méditant avec une satisfaction secrète sur l’action qu’il venait de faire et écoutant les acclamations d’applaudissements qui ne lui étaient pas épargnées. Pendant qu’il était en cet état d’approbation de lui-même, Richard s’élança dans le cercle, suivi à la vérité de deux hommes seulement, mais avec cette force d’énergie et cette impétuosité qui le rendaient lui seul aussi redoutable qu’une armée.

« Qui a eu l’audace, » dit-il en portant la main sur l’étendard autrichien, et en parlant d’une voix qui ressemblait au bruit qui précède un tremblement de terre, « qui a pu avoir l’audace de placer ce misérable chiffon à côté de la bannière d’Angleterre ? »

L’archiduc ne manquait pas de courage personnel, et il était impossible qu’il entendît cette question sans vouloir y répondre. Cependant, troublé et surpris de l’arrivée inattendue de Richard, et frappé de la terreur générale qu’inspirait ce caractère fougueux et inflexible, la question fut deux fois répétée d’un ton qui semblait défier le ciel et la terre, avant que l’archiduc eût répondu avec tout ce qu’il put rassembler de fermeté : « C’est moi, Léopold d’Autriche !

— Eh bien ! Léopold d’Autriche, répondit Richard, va voir tout à l’heure le cas que moi, Richard d’Angleterre, je fais de sa bannière et de ses prétentions ! »

En parlant ainsi, il déracina l’étendard, brisa la lance en pièces, jeta le drapeau à terre et le foula aux pieds.

« C’est ainsi, dit-il, que je foule aux pieds la bannière d’Autriche !… Est-il un chevalier parmi votre ordre teutonique qui ose blâmer cette action ? »

Il y eut un moment de silence ; mais il n’y a pas d’hommes plus braves que les Allemands.

« Moi, moi, moi ! » s’écrièrent en même temps plusieurs chevaliers de la suite du duc, et lui-même joignit sa voix à ceux qui acceptaient le défi du roi d’Angleterre.

« Pourquoi différer ainsi ? » dit le comte Wallenrode, guerrier gigantesque des frontières de la Hongrie ; « frères et nobles gentilshommes, cet homme foule maintenant aux pieds l’honneur de notre pays, vengeons cette violation, et périsse l’orgueil de l’Angleterre ! »

En parlant ainsi, il tira son épée et porta au roi un coup qui aurait pu être fatal, si l’Écossais ne l’avait détourné et reçu sur son bouclier.

— J’ai juré, » dit alors le roi Richard, et sa voix se fit entendre au dessus du tumulte qui devenait de plus en plus bruyant et sinistre, « j’ai juré de ne jamais frapper un homme dont l’épaule porterait la croix ; vis donc, Wallenrode, mais vis pour te souvenir de Richard d’Angleterre. »

À ces mots, il saisit le gigantesque Hongrois par le milieu du corps, et n’ayant pas d’égal à la lutte non plus que dans tous les autres exercices militaires, il le précipita en arrière avec une telle violence, que cette masse énorme sembla lancée comme par une machine de guerre, non seulement loin du cercle des spectateurs de cette scène extraordinaire, mais au delà de la plate-forme du mont ; le corps de Wallenrode suivit le penchant rapide et fut arrêté par quelque obstacle qui lui fracassa l’épaule et près duquel il resta comme mort. Cette preuve extraordinaire de force n’encouragea pas le duc ni aucun de ses partisans à renouveler un combat commencé sous d’aussi funestes auspices. Ceux qui étaient le plus éloignés remuèrent bien leurs épées en s’écriant : « Mettez en pièces ce chien d’insulaire ! » Mais ceux qui étaient plus près déguisèrent peut-être leurs craintes personnelles sous le prétexte de l’amour de l’ordre, et s’écrièrent pour la plupart : « Paix ! paix ! la paix de la croix ! la paix de la sainte Église et de notre saint père le pape ! »

Les cris divers des assaillants, en contradiction les uns avec les autres, montraient leur irrésolution, tandis que Richard, le pied toujours posé sur la bannière autrichienne, jetait autour de lui un regard étincelant qui semblait chercher un ennemi ; mais les nobles courroucés s’éloignaient en frémissant comme pour fuir les griffes menaçantes du roi. De Vaux et le chevalier du Léopard étaient restés près de lui, et quoique leurs épées ne fussent pas sorties du fourreau, il était évident qu’ils étaient prêts à défendre jusqu’à la dernière extrémité la personne de Richard, et leur taille ainsi que leur force remarquable pouvaient faire penser que la défense serait désespérée.

Salisbury s’était également avancé avec sa suite qui brandissait en l’air des piques et des pertuisanes, et ses archers tendaient déjà leurs arcs.

En ce moment, le roi Philippe de France, suivi de deux ou trois de ses chevaliers, parut sur la plate-forme pour demander la cause de ce tumulte, et fit un geste de surprise en voyant le roi d’Angleterre, qu’il croyait au lit, debout et défiant dans cette attitude menaçante le duc d’Autriche, leur allié commun. Richard lui-même rougit d’être vu par Philippe, dont il respectait la sagesse autant qu’il aimait peu la personne, dans une position qui ne convenait ni à son caractère de monarque, ni à celui de croisé ; on remarqua qu’il retira le pied, comme par hasard, de la bannière déshonorée, et qu’il affecta un air de calme et d’indifférence, au lieu de la violente agitation qui, un moment auparavant, se peignait dans ses regards. Léopold, mortifié qu’on l’eût surpris à se soumettre passivement aux insultes du fougueux Richard, essaya aussi de recueillir un peu de fermeté et de sang-froid.

Les qualités royales qui avaient valu à Philippe le surnom d’Auguste, pouvaient le faire considérer comme l’Ulysse de la croisade dont Richard était incontestablement l’Achille. Le roi de France était judicieux et prudent, sage dans le conseil, calme et résolu dans l’action. Il voyait avec justesse, et poursuivait avec fermeté les mesures qui convenaient le mieux aux intérêts de son royaume. Majestueux et imposant dans ses manières, personnellement brave, il était cependant plus politique que guerrier : la croisade n’aurait pas été de son choix, mais l’esprit du temps était contagieux, et cette expédition lui avait été commandée par l’Église et par le vœu unanime de sa noblesse. Dans toute autre situation et dans un siècle plus civilisé, son caractère aurait pu avoir une grande supériorité sur celui de l’aventureux Richard. Mais pendant la croisade, qui n’était elle-même qu’une entreprise extravagante, la saine raison était de toutes les qualités celle dont on faisait le moins de cas, et la valeur chevaleresque, qu’il fallait à ce siècle et à cette expédition, aurait été flétrie s’il s’y fût mêlé la plus légère ombre de prudence. Ainsi, le mérite de Philippe, comparé à celui de son orgueilleux rival, brillait comme la clarté pure mais faible d’une lampe, comparée à l’éclat d’une énorme torche flamboyante qui, quoique n’ayant pas la moitié autant d’utilité, fait dix fois plus d’impression sur l’œil. Philippe ressentait son infériorité dans l’opinion publique avec le chagrin qu’en devait naturellement concevoir un prince d’une âme fière et élevée, et l’on ne peut s’étonner qu’il saisît toutes les occasions de mettre son caractère en parallèle avec celui de son rival, quand le contraste lui était avantageux. La circonstance actuelle lui semblait une de celles où la prudence et le calme devaient obtenir un triomphe sur l’impétuosité, la violence et l’obstination.

« Que signifie cette querelle malséante entre les frères jurés de la croix ? demanda Philippe. Est-ce bien Sa Majesté royale d’Angleterre et le duc souverain Léopold ? Comment est-il possible que les chefs et les piliers de cette sainte expédition…

— Trêve de remontrances, Philippe, » s’écria Richard, intérieurement furieux de s’entendre mettre sur la même ligne que Léopold, et ne sachant comment en montrer son ressentiment. « Ce duc, ce chef, ce pilier de notre expédition, a été insolent, et je l’ai châtié, voilà tout… De par ma foi, voilà bien du vacarme pour quelques coups de pied donnés à un chien !

— Roi de France, dit le duc, j’en appelle à vous et à tous les autres princes souverains de l’affront sanglant que je viens de recevoir : le roi d’Angleterre a arraché ma bannière, il l’a déchirée et foulée aux pieds.

— Parce qu’il a eu l’audace de la planter à côté de la mienne dit Richard.

— Mon rang me donne un droit égal au tien, » reprit le duc enhardi par la présence de Philippe.

— Essaie de soutenir cette égalité personnellement, répliqua Richard, et de par Saint-Georges ! je ferai de toi ce que j’ai fait de ce chiffon brodé, qui n’est propre qu’aux plus vils usages.

— De grâce, un peu de patience, notre frère d’Angleterre, reprit Philippe, et je prouverai au duc d’Autriche qu’il a tort dans cette circonstance. Ne croyez pas, noble duc, continua-t-il, qu’en laissant occuper à la bannière d’Angleterre le point le plus élevé du camp, nous, souverains indépendants de la croisade, nous nous reconnaissions inférieurs à Richard. Ce serait une inconséquence que de le supposer, puisque l’oriflamme elle-même, la grande bannière de France, à laquelle le royal Richard lui-même rend hommage pour ses possessions du continent, a dans ce moment une place au dessous des lions d’Angleterre. Mais comme frères jurés de la croix, comme pèlerins militaires, qui, mettant de côté les pompes et l’orgueil de ce monde, nous ouvrons avec nos sabres une route jusqu’au Saint-Sépulcre, moi-même et les autres princes, nous avons cédé au roi Richard, par respect pour sa renommée et ses hauts faits d’armes, cette préséance que, partout ailleurs et pour aucun autre motif, nous ne lui eussions accordée. Je suis convaincu que, lorsque Votre Grâce aura réfléchi là-dessus, elle exprimera son regret d’avoir planté sa bannière en ce lieu, et que Sa Majesté royale d’Angleterre lui donnera alors satisfaction de l’injure qu’il lui a faite. »

Le spruch sprecher et le hoff-narr s’étaient retirés tous deux à une distance respectueuse quand les choses menaçaient d’en venir aux coups, mais ils se rapprochèrent lorsqu’ils virent que les paroles dont ils faisaient eux-mêmes métier allaient redevenir à l’ordre du jour.

L’homme aux sentences fut si ravi du discours politique de Philippe, qu’il agita sa baguette à la conclusion, et oublia en présence de qui il était, au point de s’écrier qu’il n’avait jamais rien dit lui-même de plus sage dans sa vie.

« Cela se peut, lui dit Jonas Schwanker, mais vous serez fouetté si vous parlez si haut. »

Le duc répondit d’un air sombre qu’il porterait cette querelle devant le conseil général de la croisade, mesure que Philippe approuva hautement comme faite pour prévenir un scandale nuisible aux intérêts de la chrétienté.

Richard, conservant la même attitude indifférente, écouta Philippe jusqu’à ce que son éloquence fût épuisée, et dit ensuite tout haut : « Je me sens assoupi… cette maudite fièvre me tient encore… Frère de France, tu me connais et sais que je n’ai jamais beaucoup de paroles à perdre… Sache donc que je ne soumettrai jamais une affaire qui touche l’honneur de l’Angleterre à aucun prince, pape ni conseil. Voici ma bannière. Quel que soit le pennon qui en approche à la distance de trois fois sa longueur, fût-ce l’oriflamme elle-même dont vous parliez, je crois, tout-à-l’heure, il éprouvera le même sort que cette bannière renversée, et je n’en rendrai d’autre satisfaction que celle que ces cinq membres affaiblis peuvent offrir dans la lice à un hardi champion, à cinq même, si l’on veut.

— Par exemple ! dit le bouffon, voilà des paroles aussi folles que si elles sortaient de ma bouche… Cependant je crois que dans cette affaire il peut y avoir un plus grand fou que Richard.

— Et qui donc ? demanda l’homme sage.

— Philippe, répondit le bouffon, ou notre duc souverain lui-même, qui aurait dû accepter le défi… mais songe un peu, très sage spruch sprecher, quels excellents rois nous ferions toi et moi, puisque ceux sur la tête desquels ces couronnes sont tombées savent dire des sentences et des bouffonneries presque aussi bien que nous-mêmes. »

Tandis que ces dignes personnages exerçaient leur charge en a parte, Philippe répondait avec calme au défi presque outrageant de Richard… « Je ne suis pas venu ici pour éveiller de nouvelles querelles contraires au serment que nous avons fait et à la sainte cause dans laquelle nous nous sommes engagés. Je me sépare de mon frère d’Angleterre comme des frères doivent se séparer ; et la seule rivalité qu’il puisse y avoir entre le lion d’Angleterre et les lis de France, c’est à qui s’enfoncera le plus avant dans les rangs des infidèles.

— J’accepte le marché, mon royal frère, » dit Richard en lui tendant la main avec toute la franchise qui appartenait à ce naturel aussi noble qu’impétueux ; « et puissions-nous avoir bientôt l’occasion de décider ce généreux défi…

— Que le noble duc participe à la cordialité de cet heureux moment, » reprit Philippe ; et le duc s’approcha d’un air encore courroucé, mais qui laissait voir néanmoins qu’il ne se refuserait pas à un accommodement.

« Je ne m’occupe ni des sots ni de leurs sottises, » répondit Richard d’un air insouciant. Le duc d’Autriche se détourna et se retira à l’instant.

« Il a une espèce de courage, » dit Richard en regardant l’Allemand s’éloigner, « un courage qui, semblable au ver luisant, ne brille que la nuit. Je ne laisserai pas cette bannière sans défense dans l’obscurité. De jour, le regard du lion suffira pour la protéger. Viens ici, Thomas de Gilsland ; je te confie cet étendard… veille sur l’honneur de l’Angleterre.

— Son salut m’est encore plus cher, répliqua de Vaux, et le salut de l’Angleterre tient à la vie de Richard… Il faut que je reconduise Votre Altesse à sa tente, et cela sans attendre un moment de plus…

— Tu es une garde-malade bien impérieuse et bien dure, » reprit le roi en souriant ; puis il ajouta, en s’adressant à sir Kenneth… « Vaillant Écossais… je te dois une récompense, et je veux m’en acquitter honorablement… Voici la bannière d’Angleterre ! garde-la avec le soin qu’un novice met a garder son armure la veille des armes… Ne t’en éloigne pas à trois portées de pique, et défends-la de ton corps contre toute insulte et tout affront. Sonne du cor si tu es assailli par plus de trois hommes à la fois… Te charges-tu d’en répondre ?

— Volontiers, répondit Kenneth, et je vais m’en acquitter au risque de ma tête… je vais prendre le reste de mes armes et je reviens à l’instant. »

Les rois de France et d’Angleterre prirent alors congé l’un de l’autre avec courtoisie, cachant sous des formes polies les motifs de ressentiment qu’ils avaient l’un contre l’autre : Richard, à cause de l’intervention trop officieuse de Philippe, et Philippe, à cause du peu de prix que Richard avait semblé attacher à sa médiation. Ceux que ces troubles avaient rassemblés se retirèrent alors de divers côtés, laissant le poste contesté dans la même solitude qu’avant cette bravade autrichienne. Chacun jugea des événements du jour suivant ses préjugés, et tandis que les Anglais reprochaient aux Autrichiens d’avoir commencé les premiers cette querelle, les autres nations se réunissaient pour en rejeter tout le blâme sur l’orgueil et la présomption du roi insulaire.

« Tu vois, » dit le marquis de Montferrat au grand-maître des templiers, « que des moyens d’adresse réussissent mieux que la violence. J’ai relâché les liens qui unissaient ensemble ce faisceau de sceptres et de lances… Tu les verras bientôt tomber et se séparer…

— J’aurais dit que ton plan était bon, répondit le templier, s’il se fût trouvé parmi ces flegmatiques Autrichiens un seul homme de courage qui eût coupé avec son épée la corde que tu n’as fait que relâcher. Un nœud défait peut se renouer. Il n’en est pas ainsi d’une corde coupée en morceaux. »



  1. Broom, signifie balai de genêt.
  2. Longue vie à l’archiduc Léopold. a. m.
  3. Littéralement : Arcs et massues. a. m.