Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 22p. 82-94).


CHAPITRE VII.

LE MÉDECIN MAURE.


Jamais les Écossais et les Anglais ne vinrent à se rencontrer sur un point des frontières sans qu’on y ait vu couler les rouges torrents de sang, comme l’eau des pluies coule dans les rues de nos villes.
La Bataille d’Otterbourne.


Une foule considérable de guerriers écossais s’était jointe aux croisés, et s’était placée naturellement sous les ordres du monarque anglais, étant, comme ses propres troupes, d’origine normande et saxonne, parlant le même langage, et quelques uns d’entre eux possédant des domaines en Angleterre aussi bien qu’en Écosse, et ayant formé des alliances dans le premier de ces pays. Ce ne fut que dans le siècle suivant que l’ambition excessive d’Édouard Ier donna un caractère d’animosité mortelle aux guerres des deux nations. Sous Édouard, les Anglais combattaient pour soumettre définitivement l’Écosse ; et les Écossais, avec cette fermeté et cette obstination de volonté qui les a toujours caractérisés, défendirent leur indépendance par les moyens les plus violents, dans les circonstances les plus défavorables, et avec les plus faibles chances de succès. Mais au temps dont nous parlons, les guerres entre les deux nations, quoique cruelles et fréquentes, se faisaient d’une manière honorable, et offraient souvent l’exemple de ces sentiments de courtoisie et de respect envers un ennemi loyal et généreux, qui adoucissent un peu les horreurs de ces jeux sanglants. Ainsi, pendant les intervalles de paix, et surtout lorsque les deux royaumes s’armaient en faveur d’une cause commune, d’une cause également chère à tous les cœurs religieux, les aventuriers de l’un et de l’autre pays se rencontrèrent souvent dans les mêmes rangs, et leur rivalité nationale ne servait qu’à les exciter à se surpasser mutuellement dans leurs exploits contre l’ennemi commun.

Le caractère franc et martial de Richard ne faisait aucune différence entre ses sujets et ceux d’Alexandre d’Écosse, si ce n’est en raison de la manière dont ils se comportaient sur le champ de bataille ; et cette impartialité contribua beaucoup à entretenir la bonne intelligence entre les deux nations. Mais pendant sa maladie, et lors des circonstances défavorables où les croisés se trouvèrent placés, des discordes nationales commencèrent à éclater entre les différentes troupes réunies pour la croisade, à peu près de même que d’anciennes plaies viennent à se rouvrir sur un corps affligé de maladie ou de faiblesse.

Les Écossais et les Anglais étaient également hautains et jaloux ; les premiers surtout, comme la nation la plus pauvre et la plus faible, étaient prompts à s’offenser : en conséquence les deux nations britanniques commencèrent à remplir par des dissensions intestines un intervalle de temps que la trêve ne leur permettait plus d’employer en commun contre les Sarrasins. Comme les chefs romains de l’antiquité, les Écossais ne voulaient admettre aucune supériorité, et leurs voisins ne prétendaient pas avoir d’égaux. On s’accusa, on récrimina, et les simples soldats ainsi que leurs chefs et leurs commandants, qui avaient été bons camarades dans la victoire, se montrèrent une inimitié mutuelle au moment de l’adversité : comme si leur union n’eût pas été plus essentielle alors que jamais, non seulement au succès de la cause commune, mais à leur salut à tous ! Les mêmes divisions avaient commencé à éclater entre les Français et les Anglais, les Italiens et les Allemands, et même entre les Danois et les Suédois ; mais c’est surtout de celles qui se manifestèrent entre les deux nations qu’avait vues naître la même île (et qui pour cette raison même n’en étaient que plus acharnées l’une contre l’autre) que notre histoire doit s’occuper.

De tous les seigneurs anglais qui avaient suivi leur roi en Palestine, de Vaux était le plus prévenu contre les Écossais. C’étaient ses proches voisins ; il les avait toute sa vie combattus dans des guerres publiques ou privées… Il leur avait fait constamment du mal, et n’en avait pas médiocrement éprouvé de leur part. Son amour et son dévoûment pour le roi étaient comme l’attachement que porte à son maître un vieux chien fidèle, et ne l’empêchaient pas de se montrer repoussant et inaccessible même à ceux qui lui étaient indifférents, et d’une implacable dureté pour tous ceux contre lesquels il avait conçu des préventions. De Vaux n’avait jamais pu voir sans dépit et sans jalousie son roi donner quelque marque de courtoisie ou de faveur à la race perverse, perfide et féroce, née de l’autre côté d’un fleuve, ou d’une limite imaginaire tracée à travers des déserts incultes : il doutait même du succès d’une croisade dans laquelle on leur permettait de porter les armes, les regardant dans le secret de son âme comme ne valant guère mieux que les Sarrasins qu’ils venaient combattre. On peut ajouter qu’étant lui-même un franc et véritable Anglais, peu habitué à cacher les plus légers mouvements d’amitié ou de haine, il considérait le langage poli que les Écossais avaient adopté, soit à l’imitation des Français leurs alliés habituels, soit par un effet de leur caractère orgueilleux et réservé, comme une marque de leur astuce naturelle : cette urbanité apparente cachait, selon lui, les plus perfides desseins contre leurs voisins, sur qui le baron croyait, avec une présomption vraiment anglaise, qu’ils n’auraient jamais pu par leur seule valeur obtenir le moindre avantage.

Cependant, quoique de Vaux nourrît de tels sentiments contre ses voisins du Nord, et les étendît à peu de chose près sur tous les Écossais qui avaient pris la croix, son respect pour le roi et la conscience de ses devoirs comme croisé l’empêchaient de montrer sa haine autrement que par le soin qu’il mettait à éviter toute communication avec ses frères d’armes du Nord : il observait un sombre silence lorsqu’il lui arrivait d’en rencontrer, et les regardait d’un air de dédain quand il se trouvait auprès d’eux dans une marche ou dans le camp. Les barons et chevaliers écossais n’étaient pas hommes à supporter ce mépris sans le remarquer, et sans le lui rendre : les choses en vinrent au point qu’il passa bientôt pour l’ennemi actif et déterminé d’une nation qu’il se contentait de haïr et même en quelque sorte de mépriser. Des observateurs attentifs remarquèrent même que s’il n’avait pas pour eux la charité de l’Écriture, qui souffre long-temps et ne suppose pas le mal, il ne manquait pas du moins de cette vertu subordonnée qui allège et soulage les maux d’autrui. L’or de Thomas Gilsland achetait des provisions et des médecines qu’il envoyait souvent par des voies secrètes dans le quartier des Écossais. Son austère bienveillance avait pour principe qu’après son ami, un ennemi était l’homme qui avait le plus d’importance à ses yeux ; car il regardait toutes les relations intermédiaires comme ne méritant pas une pensée de sa part. Cette explication était nécessaire au lecteur pour l’intelligence de ce qui suit.

Thomas de Vaux avait à peine fait quelques pas hors du pavillon royal qu’il s’aperçut de ce qu’avait découvert au premier abord l’oreille plus exercée du roi d’Angleterre, qui ne manquait pas d’habileté dans l’art des ménestrels : les sons guerriers qu’ils avaient entendus étaient produits par les clairons, les hautbois et les timbales des Sarrasins. Au bout d’une large avenue de tentes qui conduisait au pavillon de Richard, le baron anglais aperçut une foule de soldats oisifs assemblés autour du lieu d’où la musique se faisait entendre : là, presque au centre du camp, il vit avec une grande surprise, confondus avec les casques de formes variées que portaient les croisés de différentes nations, les turbans blancs et les longues javelines qui annonçaient la présence des Sarrasins ; il aperçut aussi les têtes informes de plusieurs chameaux et dromadaires, qui s’élevaient au dessus de la multitude sur leurs cous longs et difformes.

Étonné et mécontent de ce spectacle étrange et inattendu, car c’était l’usage de laisser les parlementaires et autres messagers de l’ennemi en dehors des barrières du camp, le baron chercha avidement des yeux quelqu’un auquel il pût demander la cause de cette alarmante nouveauté. À la démarche grave et hautaine de la première personne qu’il vit s’avancer vers lui, il conclut intérieurement que ce devait être un Écossais ou un Espagnol, et bientôt après il murmura en lui-même : « C’est bien un Écossais, le chevalier du Léopard… Je l’ai vu se battre assez bien pour un homme de son pays. »

Éprouvant de la répugnance à lui adresser même une question insignifiante, il allait passer près de sir Kenneth avec cet air sombre et méprisant qui semble dire… Je te connais, mais je ne veux pas avoir de communication avec toi ; lorsque cette intention fut trompée par l’Écossais qui vint droit à lui, et l’abordant avec une politesse cérémonieuse lui dit : « Milord de Vaux de Gilsland… je suis chargé de vous parler.

— Comment ! à moi ? dit le baron anglais ; mais voyons ce que vous avez à me dire, car j’exécute une commission du roi.

— La mienne touche encore le roi Richard de plus près, dit sir Kenneth… Je lui apporte, je l’espère, la santé. »

Le lord Gilsland toisa l’Écossais avec des yeux incrédules, et répondit : « Vous n’êtes pas médecin, sire Écossais ; je vous aurais cru tout aussi capable d’apporter un trésor au roi Richard. »

Sir Kenneth, quoique mécontent de la manière dont le baron lui avait répondu, reprit avec calme : « La santé de Richard, n’est-ce pas le synonyme de trésor et de gloire pour la chrétienté ? Mais le temps presse… Dites-moi, je vous prie, si je puis voir le roi ?

— Assurément non, beau sire, répliqua le baron, à moins que vous n’expliquiez plus clairement votre message. La chambre d’un prince malade ne s’ouvre pas à tous ceux qui en demandent l’entrée comme celle d’une hôtellerie du Nord.

— Milord, dit Kenneth, la croix que je porte en commun avec vous, et l’importance de ce que j’ai à vous dire, me feront passer pour le moment pur dessus des procédés que dans tout autre cas je serais incapable de supporter. Pour parler clairement donc, j’amène avec moi un médecin maure qui entreprend d’opérer la cure du roi Richard.

— Un médecin maure ! s’écria de Vaux ; et qui nous garantira qu’il n’apporte pas avec lui des poisons au lieu de remèdes ?

— Sa propre vie, milord, sa tête qu’il offre en garantie.

— J’ai connu plus d’un brigand déterminé qui ne mettait pas plus de prix à sa vie qu’elle n’en valait réellement, et qui serait allé aussi gaîment à la potence que s’il allait danser une contredanse avec le bourreau.

— Voici ce qu’il en est, milord : Saladin, auquel personne ne peut refuser la justice de le regarder comme un ennemi brave et généreux, envoie ici ce médecin avec une garde et une suite brillante, convenable au grand cas que le soudan fait d’El Hakim ; il vient chargé de fruits et de rafraîchissements pour l’usage du roi, et porteur d’un message tel qu’il convient entre deux honorables ennemis, le priant de se hâter de guérir de sa fièvre pour se préparer à recevoir la visite du soudan, qui viendra, le cimeterre à la main, à la tête de cent mille cavaliers. Vous plairait-il, vous qui êtes du conseil secret du roi, de faire décharger ces chameaux et de donner des ordres au sujet de la réception du savant médecin ?

— C’est merveilleux ! » dit de Vaux comme se parlant à lui-même ; « et qui garantira l’honneur de Saladin quand une perfidie le débarrasserait tout d’un coup de son plus puissant ennemi ?

— Je lui servirai moi-même de caution : j’engage pour lui mon honneur, ma fortune et ma vie.

— C’est étrange ! » s’écria de nouveau le baron, « le Nord répond pour le Midi, l’Écossais pour le Turc… Ne puis-je pas vous demander, sire chevalier, comment vous vous êtes trouvé mêlé dans cette affaire ?

— J’ai été absent, dit sir Kenneth, pour accomplir un pélerinage dans le cours duquel j’avais à m’acquitter d’un message pour le saint ermite d’Engaddi.

— Ne peut-il pas m’être confié, sir Kenneth, ainsi que la réponse du saint homme ?

— Cela ne se peut, milord, répondit l’Écossais.

— Je suis du conseil secret d’Angleterre, » reprit le lord anglais avec hauteur.

« Je ne suis pas soumis au gouvernement de ce pays, quoique je me sois volontairement attaché au sort personnel de son souverain ; j’ai été envoyé par le conseil général des rois, princes et chefs suprêmes de l’armée de la bienheureuse croix, et c’est à eux seuls que je dois compte de mon message.

— Ah ! ah ! parlez-vous sur ce ton. — Eh bien ! sachez, messager des rois et des princes, qu’aucun médecin n’approchera un lit du roi d’Angleterre sans le consentement du lord Gilsland, et ceux qui oseront s’y exposer s’embarqueront dans une dangereuse entreprise. »

Il allait passer avec fierté, lorsque l’Écossais s’approchant de plus près et le regardant en face, lui demanda d’un air calme, mais qui pourtant n’était pas exempt d’orgueil, si le lord de Gilsland le regardait comme un gentilhomme et un bon chevalier.

« Tous les Écossais sont nobles par droit de naissance, » répondit de Vaux un peu ironiquement ; mais sentant son injustice et s’apercevant que le front de sir Kenneth se colorait, il ajouta :

« Pour bon chevalier, ce serait un péché que d’en douter, du moins dans un homme qui vous a vu faire bien et bravement votre devoir.

— Eh bien donc, » dit le chevalier écossais, satisfait de la franchise de cet aveu, « recevez-en mon serment, sir Thomas de Gilsland, sur l’honneur d’un véritable Écossais, titre que je regarde comme un privilège égal à ceux de mon ancienne noblesse, sur la foi d’un chevalier venu pour acquérir ici los et renom pendant cette vie mortelle, et miséricorde pour mes péchés dans celle qui est avenir, et par cette croix sacrée que je porte ; recevez-en, dis-je, mon serment le plus saint : je ne désire que la guérison de Richard, en vous recommandant le ministère de ce médecin musulman. »

L’Anglais fut frappé de la solennité de cette protestation, et répondit avec plus de cordialité qu’il n’en avait encore montré. « Dites-moi, sire chevalier du Léopard, admettant (ce dont je ne doute pas) que vous ayez vous-même l’esprit en repos sur cette affaire, ferai-je bien, dans un pays où l’art d’empoisonner est aussi général que celui de faire la cuisine, ferai-je bien, dis-je, d’amener à Richard ce médecin inconnu, et de le laisser essayer ses drogues sur une santé aussi précieuse ?

— Milord, reprit l’Écossais, je n’ai qu’une chose à vous répondre, c’est que mon écuyer, le seul homme de ma suite que la guerre et la maladie m’ait laissé, était dangereusement malade de la même fièvre qui, dans le vaillant Richard, a paralysé le principal membre de notre sainte entreprise. Ce médecin, ce même El Hakim, vient d’entreprendre son traitement il n’y a pas deux heures, et déjà il est livré à un sommeil rafraîchissant. Je n’ai aucun doute qu’il ne puisse guérir ce mal fatal ; je crois également que la mission qu’il en a reçue de Saladin, prince généreux et loyal autant qu’on puisse le dire d’un aveugle infidèle, doit nous répondre de ses intentions… Quant au succès de l’événement, la certitude d’une brillante récompense s’il réussit, et d’un châtiment auquel il ne peut échapper s’il échoue, nous offre peut-être une garantie suffisante. »

L’Anglais écouta, les yeux baissés, comme quelqu’un qui doute, mais qui ne se refuse pas à se laisser convaincre ; à la fin, il releva la tête et dit : « Puis-je voir votre écuyer malade, beau sire ? »

Le chevalier écossais hésita et rougit ; cependant il répondit à la fin : « Volontiers, milord Gilsland ; mais vous vous rappellerez, en voyant mon humble quartier, que les chevaliers et nobles d’Écosse n’ont pas dans leur table, leur lit et leur logement, la mollesse et la magnificence qui distinguent leurs voisins du Sud. Je suis pauvrement logé, milord Gilsland, » ajouta-t-il en appuyant avec hauteur sur ce mot, pendant qu’avec un peu de répugnance il le conduisit vers sa résidence temporaire.

Quels que fussent les préjugés de de Vaux contre la nation de sa nouvelle connaissance, et quoique nous ne prétendions pas nier qu’ils ne fussent fondés en partie sur la pauvreté proverbiale du chevalier écossais, il était naturellement trop généreux pour prendre plaisir à la mortification d’un brave qui se voyait ainsi forcé de faire connaître une indigence que sa fierté aurait voulu cacher.

« Honte, dit-il, au soldat de la croix qui s’occupe de splendeur mondaine, de luxe et de mollesse pendant qu’il marche à la conquête de la Ville sainte. Quelque rude que soit notre vie, nous ne souffrirons jamais autant que cette armée de martyrs et de saints qui ont foulé ce sol avant nous, et qui portent maintenant les lampes d’or et les palmes toujours verts. »

Jamais sir Thomas Gilsland n’avait prononcé un discours aussi métaphorique ; et cela provenait sans doute (comme il arrive assez souvent) de ce qu’il n’exprimait pas sa véritable opinion, car le baron était assez amateur de la bonne chère et de la magnificence. En peu de moments ils arrivèrent à l’endroit du camp où le chevalier du Léopard s’était logé.

Les apparences n’annonçaient pas en effet qu’on y eût enfreint ces préceptes d’humilité et de mortification auxquels les croisés, d’après l’opinion exprimée par le baron de Gilsland, devaient tous se soumettre. Un espace de terre assez étendu pour contenir peut-être trente tentes, suivant les principes de castramétation des croisés, était en partie vide (vu que le chevalier, par ostentation, avait demandé du terrain en proportion de la suite qu’il avait dans le principe), et en partie occupé par quelques misérables huttes construites à la hâte avec des branches d’arbre et couvertes de feuilles de palmier. Ces habitations paraissaient entièrement désertes, la plupart tombaient en ruine ; celle du milieu, qui représentait le pavillon du chef, se distinguait par un pennon à queue d’aronde suspendu à la pointe d’une lance, et dont les longs plis tombaient immobiles vers la terre, comme languissants sous les rayons brûlants du soleil d’Asie. Mais aucun page, aucun écuyer, pas même une sentinelle solitaire, n’était placé à côté de cet emblème de la puissance féodale et du rang de chevalier. Contre toute insulte il n’avait d’autre défense qu’un renom sans tache.

Sir Kenneth jeta un regard mélancolique autour de lui ; mais réprimant ses sensations, il entra dans la hutte en faisant signe au baron de le suivre. Celui-ci jeta un coup d’œil examinateur qui peignait la pitié, non sans un certain mélange de mépris, dont elle est aussi près peut-être que l’opinion générale veut qu’elle le soit de l’amour. Il baissa ensuite sa tête orgueilleuse pour entrer dans cette humble cabane, que sa corpulente personne sembla presque entièrement remplir.

L’intérieur de cette hutte était en partie occupé par deux lits. L’un des deux était vide et composé de feuilles sèches couvertes d’une peau d’antilope ; aux diverses pièces d’armures qui étaient à côté, et à un crucifix d’argent qu’on avait soigneusement placé à la tête, on reconnaissait celui du chevalier. Sur l’autre était étendu le malade dont sir Kenneth avait parlé, homme d’une forte constitution et de traits austères, et qui avait dépassé le milieu de la vie. Sa couche était arrangée avec plus de soin que celle de son maître, et l’on voyait que les habits de cour de ce dernier, la longue robe flottante dont les chevaliers se revêtaient quand ils n’étaient point en armes, et les autres articles de toilette qui l’accompagnaient, avaient été disposés par sir Kenneth de manière à ce que son écuyer malade fût plus mollement couché. Dans une partie extérieure de la hutte, mais qui était à portée de la vue du baron, un jeune garçon, chaussé de brodequins grossiers de peau de daim, avec un bonnet bleu et un justaucorps dont la fraîcheur primitive était fort ternie, était à genoux auprès d’un réchaud rempli de charbon, et faisait cuire sur une plaque de fer les gâteaux d’orge qui étaient alors et sont encore aujourd’hui la nourriture favorite des Écossais. Un quartier d’antilope était pendu à un des principaux supports de la hutte, et la manière dont on se l’était procuré était facilement expliquée par la présence d’un grand lévrier supérieur en taille et en beauté à ceux que nous avons représentés auprès du lit de Richard, et qui semblait surveiller la cuisson des gâteaux. Le pénétrant animal, à l’entrée des chevaliers dans la hutte, fit entendre un grondement étouffé qui retentit dans sa large poitrine comme le bruit d’un tonnerre lointain ; mais voyant son maître, il l’accueillit en remuant la queue et en baissant la tête, s’abstenant de lui faire des caresses plus vives et plus bruyantes, comme si son noble instinct lui eût fait deviner qu’il faut garder le silence dans la chambre d’un malade.

À côté du lit, sur un coussin également composé de peaux, était assis, les jambes croisées selon la coutume d’Orient, le médecin maure dont sir Kenneth avait parlé ; la manière imparfaite dont la tente était éclairée ne permettait pas de le voir distinctement. On apercevait seulement que le bas de sa figure était couvert d’une longue barbe noire qui lui descendait sur la poitrine ; qu’il portait un haut tolpach ou bonnet tartare de peau d’Astracan, d’une couleur sombre, et que son ample cafetan ou robe turque était aussi d’une teinte foncée ; deux yeux perçants, qui brillaient d’un éclat extraordinaire, étaient les seuls traits de sa physionomie qu’on pût discerner au milieu de l’obscurité dont il était enveloppé. Le lord anglais resta silencieux, pénétré d’une espèce de vénération, car malgré la rudesse habituelle de ses manières, l’aspect d’une détresse et d’un malheur supportés avec fermeté, sans plaintes ni murmures, avait eu de tout temps plus de droits au respect de Thomas de Vaux, que la pompeuse magnificence d’une chambre royale, à moins qu’il ne s’agît de celle de Richard. Pendant quelques moments on n’entendit autre chose que la respiration forte et régulière du malade, qui paraissait profondément endormi.

« Il y avait six nuits qu’il ne pouvait dormir, dit sir Kenneth, à ce que m’assure ce jeune homme qui le soigne.

— Noble Écossais, » dit Thomas de Vaux en saisissant la main du chevalier du Léopard et la serrant avec plus de cordialité que n’en exprimaient encore ses paroles, « cet état de choses ne peut durer… il faut y pourvoir… votre écuyer n’est ni assez bien nourri ni assez bien soigné…

En prononçant ces dernières paroles, il éleva la voix avec le ton bref et décidé qui lui était ordinaire ; le sommeil du malade eu fut troublé.

« Mon maître, » murmura-t-il comme dans un rêve, « noble sir Kenneth, les eaux de la Clyde ne vous paraissent-elles pas comme à moi bien fraîches et bien agréables après les eaux saumâtres de la Palestine ?

— Il rêve de sa patrie, et il est heureux en songe, » dit tout bas sir Kenneth à de Vaux. Mais à peine eut-il prononcé ces mots que le médecin, se levant de la place qu’il occupait près du lit de l’écuyer, et y reposant doucement le bras malade, dont il était occupé à examiner soigneusement le pouls, s’approcha des deux chevaliers, en les prenant tous deux par la main et leur faisant signe de garder le silence.

« Au nom d’Issa ben Maria[1], dit-il, que nous honorons comme vous, quoique sans y mettre la même aveugle superstition, ne troublez pas l’effet de la médecine efficace que je viens de lui administrer : l’éveiller en ce moment serait lui donner la mort ou lui faire perdre la raison ; mais revenez à l’heure où le muezzin appelle, du haut des minarets, les fidèles à la prière du soir, et si on le laisse tranquille jusque-là, je vous promets que ce soldat franc sera en état, sans nuire à sa santé, de converser quelques instants avec vous relativement aux objets sur lesquels il pourra plaire à son maître de l’interroger. »

Les chevaliers se retirèrent sur l’ordre absolu du médecin, qui semblait parfaitement comprendre toute la puissance du proverbe oriental, que la chambre du malade est le royaume du médecin.

Ils restèrent tous deux arrêtés à la porte de la hutte : sir Kenneth, de l’air d’un homme qui attend qu’on prenne congé de lui, et de Vaux, comme s’il eût eu quelque chose dans l’esprit qui le portât à différer son départ. Le lévrier cependant s’était empressé de les suivre hors de la tente, et il vint mettre son long museau dans la main de son maître, comme sollicitant humblement quelque marque de souvenir. Il n’eut pas plus tôt réussi à exciter son attention qui se manifesta par un mot d’amitié ou une légère caresse, que tout empressé de témoigner à son maître sa reconnaissance et sa joie, il se mit à partir, la queue haute, courant de toute sa force çà et là, en long et en large, en avant, en arrière, ou décrivant des cercles sur l’esplanade et au milieu des huttes que nous avons décrites, mais sans franchir les limites qui étaient sous la protection du pennon de son maître, et que sa sagacité lui avait appris à connaître. Après quelques gambades de cette espèce, le chien revint près de son maître, et mettant soudain de côté son humeur folâtre, il reprit sa gravité et la majesté habituelle de ses mouvements, paraissant presque honteux de s’être départi à ce point de sa retenue accoutumée.

Les deux chevaliers le regardèrent avec plaisir, car sir Kenneth était fier, avec justice, de son noble lévrier, et d’autre part un baron du nord de l’Angleterre ne pouvait manquer d’être amateur de la chasse, et juge compétent du mérite de l’animal.

« Voilà un beau chien, dit-il : je suis d’avis, beau sire, que le roi Richard n’a pas un alan qui puisse aller de pair avec lui s’il est aussi ferme qu’il est agile. Mais, je vous prie, et c’est par intérêt que je vous en parle, n’avez-vous pas entendu la proclamation portant que nul, s’il n’a le rang de comte, ne pourra garder de chien de chasse dans l’enceinte du camp du roi Richard, sans sa permission royale, et cette permission, je crois, ne vous a pas été accordée. Je parle en ma qualité de grand-écuyer.

— Et moi, je répondrai en libre chevalier écossais, » dit Kenneth d’un ton sévère. « Je sers, quant à présent, sous la bannière d’Angleterre ; mais je ne me rappelle pas m’être jamais soumis à ses lois forestières, et je ne les respecte pas assez pour le faire. Quand la trompette appelle aux armes, mon pied est dans l’étrier aussi lestement que tout autre ; lorsqu’elle a sonné la charge, je n’ai jamais été des derniers à mettre ma lance en arrêt. Mais je ne vois pas à quel titre le roi Richard exercerait sur moi aucune contrainte quant à la manière dont j’emploie mes heures de loisir et de récréation.

— Néanmoins, répliqua de Vaux, il y aurait de la folie à désobéir à l’ordonnance du roi… Ainsi, avec votre permission, moi qui ai quelque autorité dans cette partie, je vous enverrai une sûreté pour mon ami que voilà.

— Je vous remercie, » dit froidement l’Écossais ; « mais il connaît les limites de mon quartier, et au delà je suis dans le cas de le protéger moi-même. Et cependant, » ajouta-t-il en changeant soudainement de manières, « je sens que je ne réponds pas comme je le devrais à votre intention bienveillante. Je vous remercie donc, milord, et bien cordialement : les écuyers et les piqueurs pourraient rencontrer Roswall, pour son malheur, et se permettre quelque agression que je serais peut-être trop prompt à rendre, de sorte qu’il en pourrait résulter des malheurs… Vous avez vu assez de l’intérieur de mon ménage, milord, pour que je ne rougisse pas de vous dire que Roswall est notre principal pourvoyeur, et j’ose espérer que notre lion Richard ne sera pas comme le lion de la fable du ménestrel, qui allait à la chasse et gardait tout le butin pour lui. Je ne puis croire qu’il voulût priver un pauvre gentilhomme qui le sert fidèlement d’une heure de délassement et d’un morceau de gibier, surtout quand il est si difficile de se procurer d’autre nourriture.

— Par ma foi, vous ne faites que rendre justice au roi, dit le baron, et pourtant il y a quelque chose dans les mots de chasse et de venaison qui semble tourner la tête à nos princes normands.

— Nous avons appris depuis peu, dit l’Écossais, par des ménestrels et des pèlerins que vos paysans des comtés d’York et de Nottingham ont secoué le joug des lois, et se sont rassemblés en bandes nombreuses, commandées par un vaillant archer, nommé Robin-Hood, et son lieutenant Petit-Jean. Il me semble qu’il vaudrait mieux que Richard se relâchât sur le code forestier en Angleterre, que de le faire mettre en vigueur dans la Terre-Sainte.

— Pure extravagance ! sir Kenneth, » reprit de Vaux en haussant les épaules comme quelqu’un qui voudrait éviter un sujet désagréable et dangereux… « Nous vivons dans un monde de fous, beau sire… Mais il faut que je vous dise adieu, étant obligé de retourner au pavillon du roi. À l’heure des vêpres, avec votre permission, je me rendrai de nouveau dans votre quartier, et je m’entretiendrai avec ce médecin maure… En même temps, si vous le permettez, je serais bien aise de vous envoyer quelques bagatelles pour varier votre ordinaire.

— Grand merci, milord, dit Kenneth, mais il n’en est pas besoin… Roswall a déjà pourvu à ma cuisine pour quinze jours : car si le soleil de la Palestine nous apporte des maladies, il sert aussi à sécher la venaison. »

Les deux cavaliers se séparèrent beaucoup meilleurs amis qu’ils ne s’étaient abordés : mais avant de quitter sa nouvelle connaissance, Thomas de Vaux se fit expliquer avec plus de détails les circonstances de la mission du médecin oriental, et reçut du chevalier écossais les lettres de créance qu’il avait apportées au roi Richard de la part de Saladin.



  1. C’est-à-dire au nom du Fils de Maria. a. m.