Le Tailleur de pierre de Saint-Point (éd. 1863)/13

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 541-551).

CHAPITRE XIII


» Ça fut dit, et je partis pour aller acheter à Mâcon une veste et du linge de ma condition, à la place des haillons de l’idiot.

» À mon retour, le lendemain, ma mère avait tout dit à Denise. Elle me fit bonne grâce en rentrant et me trempa la soupe au bout de la table, a l’endroit où elle me la trempait quand elle était fille et que j’étais son fiancé. Je prenais le petit et la petite sur mes genoux, et je les embrassais bien fort, afin qu’elle comprît que c’était pour elle que je les aimais tant. C’est qu’en effet la petite lui ressemblait, monsieur, et qui en l’embrassant, il me semblait en embrasser deux.

» Mais nous ne nous parlions pas, parce que ma mère disait qu’il fallait avant une permission du maire et une dispense du curé pour se marier entre beau-frère et belle-sœur.

» C’est alors que je descendis au château, monsieur, et que votre mère, qui était si serviable et si aimée dans toute la montagne, me reçut gracieusement et me fit avoir les papiers. Je vous vis bien alors tout jeune dans le jardin avec vos sœurs. Je ne savais pas que vous viendriez un jour si souvent sur ces roches, vous entretenir avec un pauvre homme comme moi.

» Quand j’eus les papiers, monsieur, alors nous nous parlâmes comme nous nous étions parlé autrefois sous les noisetiers et le long des buissons. Seulement les enfants cueillaient des coquelicots ou dénichaient des nids de rossignols autour de nous, en revenant à chaque instant les montrer à moi et à leur mère. Denise souriait en pleurant et pleurait en souriant, comme une nuée d’avril. Elle était encore plus jolie qu’à dix-huit ans, depuis qu’elle dormait toute sa nuit, que le pain et le laitage abondaient sur la table, grâce à mon économie, et qu’elle me sentait là, à côté d’elle, sans que personne pût jamais y trouver à redire et nous séparer. Je lui avais acheté des habits de laine bleue galonnés de rouge, avec des tabliers de coton rayé et des souliers à boucles de laiton, aussi luisants que son crucifix. Ses joues étaient devenues roses comme des pommes d’oiseau. Elle courait sur la pente des prés après sa petite, aussi légère que si elle avait été sa sœur. Étions-nous jeunes ! Étions-nous fous ! Étions-nous heureux, monsieur ! Le jour approchait où nous devions descendre avec toute la famille pour nous marier au village. Ma mère en avait rajeuni elle-même, et commençait à revoir le soleil dans la cour. Ces neuf ans n’étaient rien qu’un mauvais rêve qui semblait n’avoir duré qu’une nuit.

» En attendant, j’avais repris mon état pour remettre un peu d’aisance dans la maison et pour acheter le cabinet et le linge qui fait dans le pays le mobilier des nouveaux mariés. Comme j’avais été si longtemps absent de la vallée de Saint-Point, et que les autres tailleurs de pierre ne travaillaient pas à si bon marché pour le pauvre monde, le pauvre monde des hameaux de la montagne avait bien de l’ouvrage à me commander. Celui-ci avait marié sa fille, et il voulait bâtir une chambre de plus pour son gendre ; celui-là avait vu s’écrouler sa grange, son évier ou son pigeonnier. Les femmes me demandaient des mortiers à sel, les hommes des meules, les bergers des auges pour leurs bœufs, les laboureurs des bouts de roue pour leurs portes. Je gagnais, en gagnant petit, plus qu’il ne fallait pour fonder notre ménage. J’avais déblayé ma vieille carrière, entre les Huttes et la vallée, de tous les gravois que les éboulements et les pluies y avaient accumulés depuis neuf ans, et de toutes les ronces qui avaient poussé à travers. J’avais fait, sous les beaux sapins où Denise venait autrefois m’apporter ma mérende, un découvert en voûte creux comme une caverne, d’où je tirais des blocs épais, carrés, sains et jaunes comme du beurre, qui auraient suffi à construire un pilier de cathédrale. J’avais retrouvé mes bras de dix-huit ans. À chaque coup de pic, je me disais, en voyant tomber ma sueur en gouttes de pluie sur la pierre : « C’est pour elle ! » Et je me sentais plus vigoureux le soir que le matin. Ah ! c’est un bon repos que l’amour tranquille dans le cœur !

» Et à la maison tout le monde était gai, jusqu’aux petits.

» Ma mère avait fait des beignets et des gaufres de sarrasin pour le jour de la noce, qui était le mardi de la Saint-Jean d’été. Elle avait invité les parents, garçons et filles, qui étaient au village ou répandus ici et là dans les hameaux. Il y en avait une douzaine, petits ou grands, tant fils et filles du coquetier que d’autres. Les tailleuses étaient venues faire la robe et la coiffe de noces à Denise, et elles lui essayaient tout le jour tantôt ceci, tantôt cela. Vous auriez entendu jaboter et rire dans la maison du matin au soir.

» Moi, monsieur, je riais un moment avec eux, et puis je redescendais travailler, mais sans tenir longtemps au travail depuis les derniers jours. Mon cœur était trop avec Denise. Pourtant j’avais préparé aussi une surprise à la noce et un bouquet, comme on dit, au feu d’artifice de la Saint-Jean, qu’on a coutume d’allumer sur nos montagnes la veille de cette fête, et un coup de boîte plus fort que ceux qu’on tire chez nous aux noces en signe de réjouissance. Je travaillais secrètement depuis huit jours à creuser une mine comme j’en avais vu creuser dans les rochers de Toulon, capable de faire sauter toute la voûte sous les sapins de ma carrière, et de me donner sans peine des matériaux pour tailler pendant plus de six mois.

» Je n’en avais rien dit à personne, pas même à Denise, pour que ça partît à la fin du repas des noces, et que chacun à une lieue de là, sur les montagnes et dans la vallée, dît en l’entendant éclater : « Voilà le coup de noce du tailleur de pierre. » Je l’avais remplie d’un demi-quintal de poudre bien bourrée avec de la sciure de pierre par-dessus. De peur de malheur j’y avais attaché une mèche qui brûlait lentement et que j’avais recouverte de gravier, de poussière et d’herbe sèche, pour que les pieds des bêtes ne la dérangeassent pas. Il n’y avait que moi qui connusse la touffe d’orties où le bout de la mèche était enroulé en sortant de terre près de la carrière, au bord du chemin.

Le matin de la veille des noces, j’allai encore à la carrière pour ne pas me casser les bras, comme on dit ; je donnai quelques coups de pic et de levier dans mes pierres, je visitai ma mèche, je préparai mon amadou avec une traînée de poudre arrivant jusqu’au chemin, et je me dis en remontant : « Tu battras le briquet, la poudre prendra feu, l’amadou s’allumera, il communiquera lentement le feu à la mèche ; tu auras le temps, sans te presser, de remonter jusqu’aux Huttes, tu prendras un verre pour boire à la santé des parents en embrassant Denise, et le coup partira. » C’était mon idée, monsieur.

» Cela fait, je descendis, tout courant, au village de Saint-Point pour acheter six bouteilles de vin blanc, afin de faire boire le lendemain à la noce. Je m’amusai un peu avec l’un, avec l’autre, avec le cabaretier, avec le sonneur, avec le curé et sa servante. Chacun m’arrêtait, me faisant compliment sur le bonheur que j’avais d’épouser une si brave et une si belle veuve ; car elle était bien aimée et connue, quoiqu’on ne la vît que par hasard à l’église, aux grandes fêtes, et jamais aux danses. On l’appelait, comme je vous ai dit, la sauvage des Huttes ; mais on ne l’estimait que plus. On m’offrait un verre de vin partout, je ne pouvais pas refuser sans être malhonnête ; je bus quelques coups de trop. La preuve, c’est que moi, qui ne faisais que siffler en travaillant dans mon chantier, je remontai aux Huttes qu’il était déjà quasi nuit, et en chantant si haut que ma voix faisait sauver les oiseaux déjà couchés dans les buissons et sur les arbres.

» Je ne pensais qu’à mon bonheur d’être le lendemain le compère de Denise, et de redescendre là avec elle, qui aurait un gros bouquet à sa gorgère, et un autre d’œillets rouges sur sa coiffe. Je la voyais d’avance à mon bras, avec ses beaux souliers aux pieds ou à la main, de peur de les déchirer sur les cailloux. J’avais tout à fait oublié que c’était aussi la veille de la Saint-Jean, le soir où l’on promène des torches de paille enflammée et des mâts de sapin allumés sur les montagnes.

» En approchant de mon chantier dans l’ombre, j’entendis quelques bruits dans les feuilles, et comme un chuchotement de voix de femmes et d’enfants de l’autre côté de la carrière, tout en haut, sous le grand sapin. Je m’arrêtai et je me dis : « Ce sera Denise, les tailleuses et les enfants qui seront venus et ma rencontre, par surprise et par badinage, ne me voyant pas remonter si tard. » Et ce n’était que trop vrai ; car, au moment où je pensais cela, j’entendis la voix claire et tremblante de Denise qui me huchait de toute sa force, tout en riant, d’un bord de la clairière à l’autre. Les enfants huchèrent de leur jolie petite voix comme elle, en criant gaiement : « Claude ! Claude ! » à travers les bois.

» Je répondis en huchant aussi pour que ma voix montât bien fort vers eux, qui étaient en haut et moi en bas : « Denise ! Denise ! c’est toi ! c’est moi ! » Et je fis quelques pas en courant pour aller les embrasser en contournant les bords escarpés de ma carrière.

» Mais à ce moment, monsieur, une grande lueur m’entra tout à coup dans les yeux, et une douzaine de voix de garçons, de jeunes filles et d’enfants se mirent à hucher aussi du côté opposé à l’élévation où j’avais entendu Denise. C’étaient les garçons, les filles et les enfants de la noce du lendemain qui étaient venus, pour me faire fête et surprise, passer la nuit aux Huttes et promener en signe de réjouissance leurs torches de paille et leurs mâts de sapin allumés autour de Denise et de moi. Ils venaient d’y mettre le feu en m’entendant répondre à Denise, et ils s’avançaient en poussant des cris de joie et en secouant leurs flammes et leurs étincelles au-dessus de leurs têtes dans la nuit.

» À la réverbération de ces torches enflammées, je vis clairement Denise au sommet de la carrière, droit sur la voûte en face de moi. Son garçon la tenait par la main, et sa petite fille était pendue à son cou, assise sur son bras, comme on représente la sainte Vierge portant l’enfant Jésus. Elle regardait vers moi avec un visage de bonheur et d’amour, tout illuminé en rouge par le feu des Bordes. Je lui tendis les bras, puis tout à coup je poussai un grand cri, et je lui fis signe de se sauver de là où elle était.

» Ma pensée venait de me frapper comme un coup de marteau dans la tête. Les garçons et les jeunes filles s’approchaient d’abord du chemin où j’avais semé mon amorce sur mon amadou le matin. Une étincelle emportée par le vent suffisait pour allumer la mèche et pour faire sauter le rocher sur la caverne où était Denise !

» Hélas ! monsieur, je pensais trop tard. Je n’avais pas eu le temps de décoller ma langue de mon palais et d’étendre la main vers Denise, qu’un coup de tonnerre souterrain éclata sous ses pieds, et que je la vis lancée avec ses deux petits enfants encore à son cou et la hauteur de la tête du sapin, et retomber au-dessus d’un nuage de fumée comme une sainte descendant du ciel, s’engloutir avec eux dans la voûte qui venait de s’entrouvrir et de se refermer avec le bruit de l’écroulement du monde sur elle !… Grand Dieu ! que ne se referma-t-il du même coup sur moi !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne pus retenir un cri d’horreur et une larme de pitié

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vis que le pauvre homme ne pouvait plus poursuivre. J’eus compassion de son déchirement. Je me hâtai de l’entraîner vers un autre site et de détourner sa pensée de cet horrible dénoûment de son amour, remettant à un autre jour les détails de l’événement dont on s’entretenait encore dans toutes nos montagnes. Il me comprit, il se leva tremblant, pleurant et priant. « C’était la volonté de Dieu, monsieur. » Il s’inclina comme sous la main divine qu’il aurait sentie sur sa tête.

Nous reprîmes tous deux en silence le chemin de la vallée. En passant au bord de la carrière abandonnée, il détourna la tête. J’aperçus une croix de pierre contre un vieux tronc de sapin que je n’avais pas encore remarqué, au-dessus d’un large éboulement. C’était sans doute la place où il avait vu, après l’explosion, Denise soulevée vers le ciel comme une sainte au-dessus du nuage.

Il m’accompagna cette fois jusqu’au bord des prés. Je semblais lui être devenu plus cher depuis que j’avais pleuré Denise avec lui.

Quand je le revis le dimanche suivant : « Hélas ! monsieur, me dit-il, que venez-vous chercher ? je n’ai plus rien à vous dire. Denise fut retrouvée morte, avec ses deux enfants, par les pionniers, dans les débris de la caverne. Le médecin dit qu’ils étaient déjà morts asphyxiés et foudroyés par la fumée et le feu de la mine, avant de retomber dans le sépulcre que je leur avais creusé. On les reporta là, à la place où vous êtes, à côté de ma mère, qui n’avait pas pu survivre un seul jour à notre malheur. Si vous dépliiez cette couverture de gazon sur ce lit de terre, vous reverriez toute une famille. Ils me gardent la place, comme vous voyez, monsieur : voilà mon lit de noce à côté de Denise. »

Je vis un vide entre deux tombeaux.

« Et vous vivez là, lui dis-je avec pitié, toujours face à face avec votre amour évanoui ?

» — Je ne pourrais plus vivre ailleurs, me dit-il ; mon cœur a pris racine comme ce buis, qui puise sa séve dans la mort.

» — Et ne murmurez-vous donc jamais en vous-même, Claude, contre cette Providence qui vous a montré le bonheur de si près deux fois, pour vous le ravir lorsque vous croyiez le tenir dans vos bras ?

» — Moi murmurer contre le bon Dieu, monsieur ? s’écria-t-il. Oh ! non ! il sait ce qu’il fait, et nous, nous ne savons que ce que nous souffrons. Mais je me suis toujours imaginé que les souffrances, c’étaient les désirs du cœur de l’homme écrasés dans son cœur jusqu’à ce qu’il en sortît la résignation, c’est-à-dire la prière parfaite, la volonté humaine pliée sous la main d’en haut.

» — Mais ce désir plié sous la main d’en haut ne se redressera-t-il jamais, Claude, comme le ressort comprimé, quand on enlève le poids qui le courbe ?

» — Oui, monsieur ; mais s’il se redresse dans ce monde, c’est la révolte, et, s’il se redresse là-haut, c’est le paradis.

» — Et qu’est-ce que le paradis, selon vous, Claude ?

» — C’est la volonté de Dieu dans le ciel comme sur la terre, monsieur.

» — Mais, si cette volonté se trouvait contraire à la vôtre là-haut encore, et vous séparait de nouveau de ce que vous aimez ?

» — Eh bien, j’attendrais encore, oui, monsieur, j’attendrais une éternité sans murmurer, jusqu’à ce que le bon Dieu me dît : « Voilà ce que tu cherches » !

» — Vous croyez donc fermement retrouver Denise ?

» — Oui, monsieur.

» — Et quand ?

» — Quand il plaira à Dieu.

» — Et, en attendant, souffrez-vous ?

» — Je ne souffre plus, monsieur, j’aime et j’espère.

» — Et vous croyez, n’est-ce pas, aussi ?

» — Non, monsieur, je n’ai pas la peine de croire. Je vis de deux amours ; l’amour, n’est-ce pas la foi ? J’en ai pour deux.

» — Ainsi, vous n’êtes pas trop malheureux ?

» — Pas du tout, monsieur : Dieu m’a fait la grâce de le voir partout, même dans mes peines. Peut-on être malheureux dans la compagnie du bon Dieu ? »

Je revins encore souvent pendant le même été visiter Claude et m’entretenir avec lui de choses et d’autres, mais surtout des choses d’en haut. Je trouvais toujours le même goût à sa simplicité et à l’onction de ses paroles. Il était pour moi comme un de ces troncs d’arbres où les mouches à miel ont laissé un rayon sous la rude écorce, et qu’on va sucer avec délices quand on le découvre, après une longue marche au soleil, au bord d’un bois.

Je passai quelque temps sans revenir à Saint-Point. J’y revins en 18…, je montai aux Huttes, je n’y trouvai qu’un chevreau sauvage qui broutait l’herbe poussée sur le seuil de la cabane vide et abandonnée. Un monticule de plus s’élevait dans l’enclos, à côté de celui où dormait Denise.

Je rencontrai en redescendant un des fils du coquetier, qui allait ramasser des prunes tombées sous le vent dans le verger des Huttes, pour en remplir les paniers de son âne. Claude est donc mort ? lui dis-je.

— Oui, monsieur, il y a deux ans à la Saint-Martin, me répondit ce pauvre boiteux.

— Et de quoi est-il mort ?

— Oh ! il est mort de l’amour de Dieu, à ce que dit monsieur le curé.

Comment, de l’amour de Dieu, Benoît ? On en vit, mais on n’en meurt pas, lui dis-je ; c’est peut-être aussi de l’amour de Denise ?

— Ah ! monsieur, voilà ! Il aimait tant le bon Dieu, celui-là, qu’il ne pensait plus à lui, pas plus qu’une hirondelle qui vient de sortir de sa coquille, et qui ne saurait pas manger si sa mère ne lui apportait pas un moucheron dans le nid. Il n’avait rien ramassé pour les années de maladie ; il travaillait pour l’amour de Dieu dans tous les hameaux. Il disait seulement à ceux dont il avait fait l’ouvrage : « Si je viens à devenir infirme ou malade, vous me nourrirez, n’est-ce pas ? » Et en effet, monsieur, il eut la jambe cassée et l’épaule démise en relevant le toit de la cabane de la veuve Baptistine, qui s’était éboulée la nuit sur elle et sur ses enfants ; et en leur sauvant la vie, il perdit la sienne.

» — Mais tout le monde eut bien soin de lui, n’est-ce pas, dans sa dernière maladie ? car on est bien charitable dans le pays, surtout quand il ne faut pas débourser un pauvre liard.

» — Oh ! oui, monsieur, on le reporta sur un brancard dans sa cabane, et un jour l’un, un jour l’autre, on y montait pour lui porter son pain et pour le retourner sur sa paille. Il n’aurait manqué de rien s’il avait voulu ; mais il avait si peur de faire tort au monde et de prendre quelque chose qui ne lui était pas dû, qu’il ne recevait absolument que son morceau de pain juste pour lui et pour son chien. Et quand on voulait lui faire accepter autre chose, comme un peu de viande ou un peu de bouillon pour le soutenir, ou une goutte de vin pour l’égayer, il disait : « Non, je n’ai pas gagné cela de vous, je n’en veux pas ; je ferais tort à vos enfants. » Enfin, il n’y avait ni raisons ni prières qui fissent ; il fallait tout remporter.

» Un jour qu’il paraissait plus faible que de coutume, nous y allâmes, ma femme et moi, et nous lui portâmes une écuelle de bouillon de poulet que nous avions tué pour lui, et je lui dis : « Prends, Claude ; nous avons tué notre nourrin, et nous en avons fait la soupe. — Oh ! que non, nous dit-il en regardant l’écuelle ; ce n’est pas là du bouillon de nourrin. Vous avez tué une poule pour me régaler ; mais je ne prendrai pas votre bien, parce que je ne pourrais jamais vous le rendre. »

» Nous eûmes beau dire, monsieur, rien n’y fit ; il ne voulut pas boire le bouillon qui l’aurait fortifié ; il n’accepta que du pain. Ma femme laissa l’écuelle pleine sur la planche de son lit, et nous nous en allâmes. Le lendemain, quand je revins pour lui tenir compagnie le dimanche, l’écuelle pleine était encore où nous l’avions laissée, et lui, monsieur, il était mort de faiblesse avec son chien noir sur ses pieds. Ah ! celui-là était bien un saint du bon Dieu, allez ! »

Maintenant, quand l’automne me ramène à Saint-Point, je remonte une fois aux Huttes, au moment où les feuilles des châtaigniers tombent. La tombe du pauvre Claude m’inspire la prière, la résignation et la paix. J’aime à m’y asseoir au coucher du soleil, à penser à Denise et à lui réunis sous les rayons du soleil qui ne se couche plus.

Et cet homme me manque dans la vallée. La petite lampe que je voyais de ma fenêtre luire la nuit à travers les brumes de la montagne est comme une étoile qui se serait éteinte dans le pan du ciel, ou comme un ver luisant qu’on a l’habitude de voir éclairer l’herbe sous le buisson, et qui tout à coup s’obscurcit sous les pieds. Ce n’était qu’un ver de terre, mais ce ver de terre contenait une parcelle du feu des soleils. Ainsi était le pauvre Claude.

Quelquefois, au milieu des champs, quand tout fait silence dans la vallée sous la brûlante atmosphère du midi, un jour d’été, j’écoute involontairement, l’oreille inclinée du côté de la montagne, et je crois entendre son marteau régulier et lointain tomber et retomber sur la pierre sonore, comme un balancier rustique du cadran de l’éternité.


fin du tailleur de pierre de saint-point.