Le Témiscamingue à la Baie-d’Hudson/Chapitre 2-4

Chapitre IV.

Troisième Zone.

Du Portage des Loutres à la Chute
du Godjidji.

(Distance : 228 milles, Niveau 661’)
§I. New-Post.

New-Post, comme son nom l’indique, ne va pas chercher son origine dans la nuit des siècles. C’est un Poste intermédiaire, fondé il y a 16 ou 17 ans pour empêcher les sauvages de l’intérieur de communiquer avec ceux d’Abittibi, déjà un peu trop imbus des idées civilisatrices du Lac Témiskaming. Car le sauvage qui goûte au grand air de nos villes devient, parait-il, superbe et insolent. Il apprend le prix des fourrures et cherche à s’affranchir du joug maternel de l’Honorable Cie B. H.

N’importe, le voyageur quelqu’il soit est bien aise de rencontrer New-Post afin de s’y ravitailler un peu. Fallût-il, comme je l’ai fait, payer $1.00 pour 10 rangées d’épingles (2 pour un sou) instruments dont on comprend le prix après avoir escaladé tous les rapides inférieurs.

Ici la vue se repose sur des champs cultivés où des troupeaux de génisses ruminent à l’ombre des peupliers touffus. Les patates sont en pleine prospérité. Ici, comme à Moose et à Abittibi, on ignore encore la plaie du « Potatoe bug ».

§II — Sur la Rivière.

Depuis que nous avons quitté le portage des Loutres, nous voguons sur une eau relativement calme. La rivière large et profonde se promène paresseusement entre deux rives où l’incendie a autrefois exercé ses ravages. Ce sont toujours les mêmes rives de glaise, mais arrondies en mamelons verdoyants qui se poussent et se succèdent comme les flots de l’océan après la tempête.

Le Long-Portage.

Les vagues solides qui ont une hauteur moyenne de 100 pieds s’élèvent graduellement à mesure qu’elles approchent du Long-Portage où elles atteignent bien 300 à 400 pieds d’élévation. C’est par-dessus ces charmantes buttes que serpente le Long-Portage. Du sommet l’œil plonge au loin sur la contrée environnante. C’est un des plus beaux points de vue de toute l’Abittibi.

D’après ce que je puis en juger le pays n’est pas aussi accidenté au loin que sur le bord de la Rivière. Ce dont je me suis instruit encore mieux en m’enfonçant une vingtaine de milles dans l’intérieur des terres pour éviter une chaîne d’ennuyeux rapides s’échelonnant depuis le Long-Portage jusqu’à la tête du Lipstick.

Les Rochers aux Rapides.

En faisant ce détour je pus me convaincre que les couches de rochers jelsites et calcaires qui supportent la glaise à une grande profondeur ne se montrent à découvert que presqu’exclusivement dans le voisinage des rapides.

Ce qui s’explique par le travail des eaux, qui, après s’être creusé un sillon dans la couche argileuse se sont ensuite ouvert un passage à travers les fissures des rochers souterrains d’où elles rebondissent en torrents impétueux et roulent d’abîme en abîme avec un bruit assourdissant.

§II — Le Désert.

Pendant que ce tumulte se passe à quelques cents pieds au-dessous de la plaine, nous nous enfonçons par une gorge profonde dans un petit sentier tracé par les sauvages sur le bord d’un ruisseau et nous voilà tout à coup dans un vaste désert qui me rappelle en tout point mes riches brulés de Temiskaming. En effet, c’est le feu qui encore ici a terrassé la forêt. « Rien de brutal comme un fait, » dit-on. Eh bien ! en voici :

Luxuriante Végétation.

Depuis que les limites du grand bois ont été reculés dans ce coin de terre inconnue ; le sol, désormais échauffé par les rayons du soleil, a montré toute la vertu productrice dont il est doué, cette force de fécondité depuis des siècles enfermée dans son sein et qui ne demande qu’une occasion de naître à la lumière.

En voyant ces herbes qui s’élèvent à la hauteur de vos épaules, ces framboisiers vigoureux et ces lianes exubérantes de santé qui grimpent aux chicots carbonisés vous n’avez qu’un regret celui de ne pas arriver bien vite à un beau champ cultivé ou à la ferme d’un riche propriétaire.

Hélas ! que de trésors ainsi perdus ! Si nous Canadiens savaient ?… Et quand on pense qu’il y a ici des milliers d’âcres de terre unie comme une carte, où pas une pierre ne viendra heurter le soc de la charrue.

Ce n’est pas tout pourtant, nous ne sommes ici qu’au commencement de cette zone dont je vous parlais tout à l’heure, Monsieur le Ministre, et s’étend sur une longueur de 200 milles jusqu’au pied de la hauteur-des-terres.

§III. Une Nouvelle Province

Le centre de cette région incomparable se trouve au confluent de la Rivière Frédéric à 492 pieds au-dessus du niveau de la mer.

Certes, avec les idées que j’avais moi-même puisées aux sources mensongères, ouvertes de toute antiquité sur ce pays trop méconnu, j’étais loin de m’attendre à une si agréable surprise. Aussi, je dois dire en toute sincérité que dans mon indignation d’avoir été si longtemps trompé, je jurai d’élever la voix et de proclamer hautement les merveilles de cette troisième terre promise, dût-on me traiter d’exalté ou de visionnaire.

Il fut un temps qui n’est pas encore très éloigné, où je me fis passer pour un fou (sans orgueil) en faisant connaître à nos compatriotes les trésors enfermés dans la Vallée du Témiskaming. Aujourd’hui Témiskaming devient rival de Manitoba. Il en sera ainsi de la nouvelle région dont je viens encore signaler l’existence. Il y a ici toute une Province, comme je le disais l’an passé de Témiskaming. Pourquoi courir à Manitoba ? L’avenir dira si j’ai raison.

Il ne s’agit plus de faire comme nos amis de la Seine, de la géographie au fond du cabinet. Le champ est ouvert à tout le monde. « Que les incrédules aillent voir. » C’est l’invitation que j’ai faite plus d’une fois aux sceptiques à l’égard du Lac Témiskaming et tel pélerinage en a converti plusieurs.

Un Trésor Caché.

« Mais, » va-t-on me demander, « qu’y a-t-il donc de si extraordinaire dans ce nouveau Paradis Terrestre ? »

D’abord, la terre, puisque c’est le fondement de toute richesse matérielle. Tout le monde connait mon faible pour Témiskaming. Eh ! bien, je ne dirai pas que c’est meilleur, cela n’est guère possible… mais c’est la même chose ce qui n’est pas peu dire.

Des Chiffres qui Parlent.

Quant au bois c’est ici que je vais en surprendre plusieurs. N’importe, donnons des chiffres : j’ai pris la peine d’abattre moi-même de ces arbres gigantesques afin de les mesurer en long et en large. J’ai trouvé des épinettes parfaitement saines portant 90 à 110 pieds de long, comptant à la souche 37 pouces de diamètre et ce n’était pas là les plus grosses. J’ai également abattu et mesuré des liards de 24 pouces de diamètre jusqu’à 20 pieds du sol et portant 90 pieds de longueur.

Comme on le sait, il n’y a pas de pin dans ces contrées. Mais l’épinette blanche et le liard ne sont pas non plus à mépriser, surtout quand ils atteignent des dimensions aussi colossales et que sur des centaines de milles en superficie, ils recouvrent le sol, drus et serrés comme les brins de chaume dans un champ de blé. Quelles réserves pour l’avenir si notre Gouvernement veut en tirer parti !

Dans cette fertile région croissent aussi en abondance le cèdre et le bouleau blanc ; ces derniers surtout dépassent en grandeur tout ce que j’ai vu de plus beau dans cette espèce sur la Rivière Ottawa. Le frêne et l’orme se montrent aussi avec avantage en plusieurs endroits principalement sur le bord des rivières.

La Rivière Frédéric.

J’admire pardessus tout cette embouchure de la Rivière Frédéric qui vient gracieusement mêler ses ondes avec l’Abittibi. On dirait que de cette union jaillit un principe vivifiant de force et de fécondité. La terre y a soif de produire et pas un pouce n’y a la permission de rester oisif. Du sommet des grands arbres jusqu’à la surface de l’onde la verdure s’enroule en moëlleux festons et retombe comme les flots arrondis d’une cascade. Il n’y a pas jusqu’aux petites îles qui ne s’enveloppent tellement dans leur manteau de feuillage qu’on les prendrait pour des corbeilles de fleurs flottant à la dérive.

Une telle exubérance de végétation demande évidemment pour se produire un climat en harmonie avec la richesse du sol. C’est aussi ce qui existe et il n’y en cela rien de surprenant.

§IV. — Phénomène Climatérique.

D’abord, il faut poser en principe, avec le savant Dr Bell que pour les pays inclinés vers la Baie-d’Hudson, la rigueur du climat semble plutôt dépendre de l’altitude que de la latitude des lieux. De sorte que les régions situées à la hauteur-des-terres sont en comparaison et je crois même d’une façon absolue, plus froides que les parties septentrionales, mais moins élevées au-dessus du niveau de la mer.

En effet quand je compare la région de la Rivière Frédéric avec celle du Lac Abittibi, qui pourtant est plus au sud, il est impossible de ne pas remarquer une énorme différence toute en faveur de la première.

Altitudes & Latitudes.

Or, cette zone de la Rivière Frédéric, que je considère, à bon droit, comme la plus favorisée se trouve à une altitude moyenne un peu moindre que celle de la Rivière Mattawan.

Prenant également la ville de Mattawan comme point de comparaison des latitudes, nous voyons qu’Abittibi se trouve à 165 milles en ligne directe au Nord de Mattawan tandis que la Rivière Frédéric en compterait 255 — Abittibi qui est par conséquent plus au sud de 90 milles que la Rivière Frédéric ne jouit pas d’un climat aussi doux que cette dernière parcequ’il se trouve élevé à 315 pieds de plus au-dessus du niveau de la mer.

Ce fait maintenant établi, on s’étonnera moins d’entendre dire, qu’après tout, le Nord n’est pas si terrible qu’on a longtemps voulu le faire croire. Et si par hasard, notre brave population canadienne se trouvait trop à l’étroit dans ses montagnes, qu’elle ne craigne pas de descendre le versant septentrional de la hauteur-des-terres. Là, elle trouvera un immense pays qui ne demande que des habitants pour rivaliser en beauté et en richesses avec la vieille Province de Québec.