Le Témiscamingue à la Baie-d’Hudson/Chapitre 2-3

Chapitre III.
Deuxième Zone.

De Moose-Factory au Rapide des Loutres.

(Distance : 100 milles ; Niveau : 196 pieds.)

Le canon a retenti cinq fois, le drapeau flotte, les blancs mouchoirs s’agitent en signe d’adieu, et les avirons battent l’onde en cadence.

Supposons que tout celà soit en votre honneur, Monsieur le Ministre, et que pendant ce temps, assis au fond d’un canot, vous contemplez paisiblement le paysage qui se déroule devant vous. Cette pensée du moins reposera de l’ennui que je vous ai peut-être fait éprouver et des fatigues qui vous attendent encore si vous avez la patience de me suivre jusqu’au bout.

§I. Le Fleuve Moose jusqu’à la Jonction.

Nous sommes donc sur la rivière de Moose et la marée montante pousse notre canot jusqu’au pied du premier rapide qui ne tarde pas à se montrer. Cette première barrière, opposée à la navigation du fleuve, à environ 13 milles de la mer, est formée par un banc transversal de cailloux roulés qui désormais composent exclusivement le fond du fleuve jusqu’au delà du confluent de la Rivière Abittibi à 5 milles plus haut. Cette jonction se trouve à 28 milles du Fort ou à 36 milles de la mer. La pente totale de la Rivière sur ce parcours est de 60 pieds. Les rivages ont en général une hauteur de 20 pieds au-dessus des eaux basses ; en général, ils sont escarpés et chaque année ils s’éloignent, rongés qu’ils sont par les glaces et le courant. C’est cet élargissement toujours croissant qui cause le peu de profondeur de la rivière.

Nature du Terrain.

En examinant la nature de ces rivages, nous trouvons d’abord mêlée à la glaise au niveau du fond de l’eau une couche de gros cailloux qui diminuent en volume à mesure qu’ils s’élèvent à la surface, et finissent par disparaître complètement dans la couche supérieure. C’est un terrain très-propre à l’agriculture.

Le Bois.

Le Bois qu’on y rencontre n’est pourtant pas encore de dimension non considérable. Les plus gros troncs portent en moyenne 15 à 20 pouces de diamètre. Ce sont : l’épinette blanche, grise et rouge, le bouleau blanc, le liard, le tremble, le saule, quelques espèces de buissons, tels le pimbina, l’aune, le bois rouge. Je n’y ai pas remarqué de cèdre quoiqu’il y en ait, dit-on.

J’ai appris depuis que cette contrée a été souvent ravagée par des incendies qui y auraient détruit la vieille génération. Un fait certain d’ailleurs, c’est que depuis des siècles les habitants de Moose tirent de ces côtes leur bois de construction. La Compagnie de la Baie d’Hudson avait autrefois une scierie mécanique au pied du premier rapide de la Rivière Moose. On m’a rapporté que des planches avaient été expédiées de cet endroit à la Rivière à la Baleine et jusqu’en Angleterre. Cette scierie devait encore exister en 1830. Le Rd Père Pian me dit en avoir vu quelques ruines il y a une vingtaine d’années. L’Honorable Cie a fait, cet été, l’acquisition d’un nouvel établissement de ce genre où les scies sont mues par la vapeur.

Dans l’Intérieur.

Les remarques ci-dessus touchant le sol et la végétation s’appliquent uniformément à toute la région qui s’étend depuis Moose jusqu’à la jonction de la Rivière Abittibi. Je n’ai pas pénétré avant dans l’intérieur de cette zone, mais on m’a rapporté qu’il y avait là beaucoup de savannes de prairies et de petits lacs. Ce qui confirme en tous points ma théorie sur la formation de cette contrée par les eaux de la mer. L’eau des ruisseaux est rouge comme celle du fleuve, du reste elles sont limpides et agréables à boire. Il n’en est pas ainsi de celle de l’Abittibi qui ne sont ni plus ni moins que de la boue, surtout après quelques jours de pluie.

§II. La Rivière Abittibi.

Pourquoi est-elle ainsi nommée ?

Avant de nous aventurer plus loin, disons un mot en général de cette rivière, l’une des plus importantes de ce territoire.

L’Abittibi a un cours d’environ 350 milles. Elle prend sa source à la Hauteur-des-terres tout près de celles de Rivière Blanche, affluent de l’Ottawa. Dès son origine, elle traverse un grand lac qui porte le même nom et dont je parlerai plus tard. Ce nom d’Abittibi, qui littéralement veut dire « Eaux mitoyennes » aurait été donné par les indiens au Lac d’abord, parce qu’il se trouve à mi-chemin à peu près entre les eaux du St Laurent et celles de la Baie-d’Hudson. Cette appellation se serait ensuite étendue à toute la rivière. Mais cette explication ne me parait pas plausible. Je serais plutôt fondé à croire que ce nom d’Abittibi a été donné tout d’abord à la rivière à cause de deux particularités également déterminantes, viz : D’abord, ce mot « Abittibi » composé de « abitta » : moitié et de la racine « bi » qui désigne un liquide, voudrait plus vraisemblablement dire que les eaux de cette rivière ne sont que de l’eau à moitié ; c-à-d. aussi bien que de la boue que de l’eau ; moitié l’une moitié l’autre. En effet, ces ondes ne sont que de la glaise détrempée. En second lieu, une autre particularité qui a dû frapper les sauvages c’est la division parfaitement prononcée entre les eaux claires de la Moose et les eaux vaseuses de l’Abittibi à l’endroit de leur jonction. Là encore, ils ont pu dire : « Abittibi », c-à-d. une moitié de la rivière est de l’eau, l’autre n’est que de la boue.

Quoiqu’il en soit de leur étymologie, les eaux de cette rivière resteront toujours fort embrouillées. C’est une marque d’ailleurs qu’elles traversent un bon terrain comme nous aurons l’occasion de le voir.

Navigation de l’Abittibi — trait-d’union entre
L’Ottawa & la Baie d’Hudson.

Dès sa sortie du Lac, l’Abitiibi peut avoir comme 200 pieds de largeur, peu à peu elle s’étend et se creuse ; mais je ne crois pas qu’elle ait en général une grande profondeur, à cause des sédiments sans cesse déposés au fond de son lit. Ce qui n’empêcherait pas qu’elle peut être navigable dans presque tout son parcours pour des bateaux assez considérables. De vastes espaces entre les rapides pourront être utilisés plus tard pour des fins de navigation jusqu’à la mer au moyen de canaux. Je suis loin de la rejeter. Sans doute, il y aurait bien de mauvais rapides à canaliser, mais le fait de relier la navigation de l’Ottawa avec la Baie d’Hudson par la hauteur-des-terres me semble quelque chose de si avantageux pour le pays que j’en fais un de mes rêves d’avenir. C’est une question qui aura son opportunité avant très-longtemps.

Aspect de la Rivière.

Pour le moment reprenons notre voyage. Nous sommes rendus à la jonction. La voici cette vaseuse Abittibi qui nous arrive de la gauche faisant force tapage à travers les cailloux qu’en mugissant, elle s’efforce de renverser. Une falaise à pic de 50 pieds environ forme la borne de séparation entre les deux rivières.

Nous disons adieu à la Moose avec ses coquette petites îles arrondies comme des corbeilles d’émeraudes et qui nous donnent envie de tirer à droite. Mais comme notre itinéraire ne nous conduit pas par le Lac Supérieur, faisons notre sacrifice, et gravissons le portage.

Nature des Rivages.

Ici nous marchons sur les bancs de gypse qui se détachent en galets et se broient sous nos pieds. Toute la côte jusqu’à quelques milles en amont est composée de cette pierre qui plus tard aura son utilité.

Laissons nos sauvages patauger dans le rapide et avancons dans le petit sentier tracé à travers le bois. Je vous ferai faire connaissance avec les premiers géants de la forêt. Ce sont de robustes épinettes blanches mesurant déjà 9 pieds de circonférence mais nous en verrons encore de plus belles dans quelques jours. Avançons jusqu’au
Plum Pudding,
île de glaise circulaire aux côtes abruptes d’une cinquantaine de pieds de hauteur. La tête grillée, toute hérissée de chicots noirs et les pieds sapés sans relâche par les vagues du grand rapide, ce monstrueux pudding produit un effet vraiment fantastique. Selon toute probabilité, il n’y a pas bien longtemps, ce bloc de glaise faisait partie de la terre ferme et s’étendait sur une longueur de plusieurs milles. Aujourd’hui il compte à peine quelques arpents, et finira bientôt par disparaître au profit de quelques verges de plus ajoutées aux rivages de la Baie-James.
Éboulis

Nous marchons sur la grève car ici, il n’y a pas d’autres portages, et le rapide continu ne nous permet pas de nous embarquer avant trois milles. Nous n’avons que juste un petit sentier entre les rapides écumants et la falaise qui maintenant s’étire à une centaine de pieds taillée dans la glaise. Cà et là l’eau a fait son œuvre. Aussi loin que l’œil se porte, il n’aperçoit que des côtes profondément labourées, des sillons, des gorges, des talus qui surplombent de gigantesques dégringolades de bouleaux et épinettes dont les troncs branchus et enchevêtrés obstruent la rivière, barrent les rapides, mais luttent en vain contre la fureur du courant qui bientôt les emportera à leur tour pour servir d’aliment aux rivages de la Baie-James.

Rapides & Portages.

Voilà la physionomie de cette région jusqu’au portage des Loutres. La rivière s’est creusé un lit profond et large à travers la plaine de glaise, qui domine à cent pieds au-dessus, vaste, unie et couverte de superbes forêts. Nous voici à Clay Falls où nous faisons collection de curieux fossiles. Plus loin le Sextan avec sa mine de fer et ses côtes impraticables où deux fois nous sommes à deux doigts d’être précipités dans l’abîme, canot en tête et bagage au cou. La rivière devient de plus en plus furieuse. Quelque nuage crevé sur la hauteur-des-terres a fait monter le niveau de cinq pieds en un jour. Tous les chemins sont noyés, les arbres arrachés flottant à la dérive, obstruent les seuls chenaux navigables. C’est un vrai chaos… le diable déchainé qui descend à la mer !… Oh ! c’est qu’elle a des colères cette Abbittibi !

Enfin nous voilà sur le plateau des Loutres à 196 pieds au-dessus de la mer. Respirons un peu. Cela va assez bien avec la plume, Monsieur le Ministre, mais je vous assure que pour arriver là en canot, il en a fallu des coups d’aviron, des tiraillements après les branches du rivage (espèce de manœuvre pour laquelle les sauvages ont fait un verbe spécial « wikwakn-ahe » qui est bien imitatif) des reculades sur les talus de glaise, des saults de butte en butte, des culbutes et des bains forcés.

Ce parcours de Moose au Portage de la Loutre quoiqu’il n’ait que 60 milles est à bon droit regardé comme le plus difficile. N’importe, n’en parlons plus, nous allons coucher ce soir à New-Post, et demain, si vous n’êtes pas trop fatigué, nous visiterons ensemble la zone la plus intéressante de toute la rivière Abittibi.