Le Témiscamingue à la Baie-d’Hudson/Chapitre 2-1

Chapitre I.
La Baie-James.

Son étendue — sa profondeur — la nature de ses eaux —
ses habitants — son influence sur le climat & la formation
du sol environnant — sa navigation.
§I — Étendue et Profondeur.

La Baie James tire son nom d’un capitaine anglais « James » qui y fut retenu avec son vaisseau dans l’hiver de 1632. On confond quelquefois cette Baie avec la Baie d’Hudson proprement dite qui ne commence qu’à 400 milles plus au nord au Cap Henriette-Marie. La ligne de démarcation entre ces deux nappes d’eau mesure à peu près 200 milles de l’Est à l’Ouest, ce qui, en tenant compte des courbes, donnerait à la Baie James une superficie approximative de 75,000 milles.

Toute cette étendue est navigable pour les vaisseaux du plus gros tonnage à l’exception d’une vingtaine de milles le long des côtes au sud et à l’ouest où l’eau offre si peu de profondeur que même à la marée haute un canot n’y peut voguer qu’avec beaucoup de précaution. Il n’est pas rare même qu’à porté de vue des rivages, on attrape le fond de l’eau avec le bout d’un aviron.

§II — Nature de ses Eaux.

À la marée basse, la grève apparait sur une largeur de 4 à 5 milles et la mer ne se montre plus que comme une ligne bleue foncé dans le lointain de l’horizon.

Alors cette vaste étendue de vases et de graviers s’échauffe aux rayons du soleil et lorsqu’arrive le flux, le calorique passe de la terre à l’eau qui la recouvre, de sorte que ces eaux déjà attiédies elles-mêmes se gardent tout l’été dans une température beaucoup plus élevée qu’on serait porté à les croire sous ces latitudes.

Une autre cause de cette haute température vient de ce que plusieurs grandes rivières qui se jettent dans la Baie James prennent leurs sources dans le sud. Comme le volume de ces fleuves est très-considérable les eaux froides de la mer se trouvent refoulées à une grande distance par l’impétuosité du courant.

C’est tellement le cas, que, souvent encore trop loin en mer pour apercevoir l’embouchure d’une rivière on est averti de son voisinage par le goût de l’eau qui est parfaitement douce. D’ailleurs, en aucune partie de la Baie, sur une distance considérable des côtes, les eaux ne sont absolument salées, mais plutôt saumâtres.

Pour toutes les causes énumérées ci-dessus, il est aussi bien rare de voir les eaux de la Baie-James en ces parages, jouir d’une limpidité parfaite, surtout quand le vent souffle avec tant soit peu de violence. C’est alors une véritable mer de boue.

§III — Ses Habitants.

À raison de ses eaux excessivement boueuses et aussi à cause de son peu de profondeur auprès des côtes, la Baie James voit très peu de poissons fréquenter ses rivages ; à l’exception de la côte Est qui est abrupte de l’embouchure des rivières et du détour des grandes pointes où les marsouins se montrent en troupeaux nombreux et bondissants. L’esturgeon, ami des eaux vaseuses, se trouve en abondance à l’embouchure des rivières et dans l’Abittibi. On y pêche aussi la carpe, le poisson blanc et une multitude d’autres espèces réputées délicieuses à juste titre, car j’avais ouï dire, et j’ai fait l’expérience que les poissons du nord sont bien plus exquis que les mêmes espèces nourries dans les eaux de nos rivières méridionales.

Le loup-marin, le saumon, la morue, le hareng, la truite de mer etc, se trouve en multitude plus au large sur la côte du Maine Est où la Baleine fait également sa majestueuse apparition.

§IV — Influence de la Baie-James sur le Climat.

Il est facile de voir quelle influence doit produire sur le climat de cette région une aussi vaste étendue d’eau avec une température relativement tiède.

Aussi est-il presqu’inouï qu’aucune végétation ait jamais été endommagée par des gelées intempestives à Moose et dans les environs. Les vapeurs qui s’exhalent de la mer aussitôt que l’air veut refroidir forment comme une nuée bienfaisante qui met les végétaux à couvert de toute maligne influence. D’ailleurs, pendant la saison d’été, les nuits sont si courtes que c’est à peine si l’on peut dire que la lueur du soleil disparait entièrement de l’horizon, et l’atmosphère n’a pas le temps de se refroidir suffisamment pour permettre à la givre de déployer son blanc manteau.

§V. — Rôle que jouent les eaux de la Baie-James dans la formation des terrains environnants.

Sous un climat aussi doux que l’est certainement celui de la Baie James, avec un engrais aussi riche que le limon suspendu dans ses eaux, il n’est pas étonnant que tout le littoral soumis à son influence, déploie partout une exubérance de fécondité.

C’est cette espèce de besoin que le sol a de produire dès qu’il se trouve échappé au domaine des vagues, qui fait que d’année en année la terre empiète sur le royaume liquide, et finira, je n’en doute pas, par lui ravir une immense partie de ses possessions actuelles.

Rien de plus frappant, même pour l’œil le moins attentif, que cette marche de la prairie à la conquête des ondes. Voici comment s’opère ce phénomène :

Comme je l’ai dit plus haut, une multitude de rivières tant grandes que petites accourent du Levant, du Midi et du Couchant vers le bassin de la Baie James, traversant l’immense plaine de glaise qui s’étend de la mer à la hauteur-des-terres, et apportant dans leur course furibonde non-seulement les débris des forêts qu’elles arrachent au passage, mais encore l’humus qu’enveloppait leurs racines, de sorte que l’eau en est entièrement saturée.

Or, ce travail n’a pas lieu seulement au printemps à l’époque des débâcles, qui sont terribles ; mais tout le long de l’année et à chaque heure du jour, de nouvelles cargaisons de détritus et de boue arrivent à la mer où reçues par les vagues elles sont rejetées sur les rives, battues, reprises et repoussées jusqu’à ce qu’elles s’amoncellent en levées compactes au-dessus de la houle qui les laisse alors dormir en paix.

Aussitôt, mille germes que l’élément vaseux tenait en suspens de développement sous la bienfaisante influence du soleil. Le foin aquatique, la folle avoine, le pois sauvage, le persil, la gentiane se disputent ce nouveau terrain où percent même déjà mille petites fleurettes fraîches et gentilles inconnues dans nos climats.

L’année suivante, vous y verrez poindre le groseiller, le génevrier et quelques timides pousses de saule, à l’abri desquelles mûrira la fraise odorante.

Remontez encore et vous aurez la prairie régulièrement constituée avec son fourrage long et serré ondulant sous le souffle de la brise.

Après avoir marché un mille ou deux dans ces prés émaillés d’une flore luxuriante qui, certes, ne manquerait pas d’attrait pour le botaniste, vous croyez entrer dans un verger : Ça et là, des touffes arrondies, tantôt seules, tantôt réunies en groupe de cinq ou de dix vous apparaissent de loin comme de magnifiques pommiers ; mais hélas ! ce ne sont que ce que Virgile appelait : «  salices amaras. »

Bientôt les arbustes se pressent, s’élèvent et le peuplier commence à montrer sa tête. Le mélèze lui fait cortège puis l’épinette aux crins piquants… nous voilà en pleine forêt.

De temps en temps, vous faites un détour pour éviter une lagune où les canards s’ébattent à travers les joncs ; mais d’où aussi s’élèvent des myriades de maringouins, aimables connaissances que l’on aimerait autant ne pas y rencontrer. N’importe ; si vous avez la précaution de vous enduire tous les endroits vulnérables d’une bonne couche de « Maringouinifuge », vous pouvez procéder en paix à votre tournée géologique.

Nous sommes dans une jeune forêt ; il n’y a pas à en douter à la petite dimension des arbres. D’où viennent donc ces troncs robustes qui, à moitié pourris, jonchent à vos pieds le sol ? Ils forment autour de l’étang un monticule circulaire cimenté de sable et de débris de coquillages. N’est-ce pas là le travail de la mer ?

Dans quelques années les arbres déracinés qui jonchent aujourd’hui le bord de la grève se trouveront aussi, n’en doutez pas, à quelques milles dans l’intérieur de la forêt. Le petit étang où ils se baignent les canards et sur le bois duquel l’outarde vient creuser un nid sera bien vite comblé par les feuilles des arbres, envahi par la mousse et converti en savanne. Vous avez là l’histoire des immenses tourbières qui sur une largeur de 25 à 30 milles, forment le caractère distinctif des terrains qui s’étendent sur les bords de la mer depuis Moose jusqu’à plusieurs centaines de milles au-delà d’Albani.

Ici le travail de la nature est si rapide qu’il est impossible de ne pas le prendre sur le fait. Il se produit à vue d’œil, surtout à l’embouchure des rivières, qui, peu à peu perdent leur profondeur à cause des sédiments qui s’y accumulent sans relâche.

En 1859 les navires se rendaient encore en face des forts de Moose et d’Albani. Depuis 1867 les mêmes vaisseaux sont obligés de jeter l’ancre au moins à 10 milles plus bas et le chenal devient de plus en plus difficile.

Quelques voyageurs ont prétendu voir dans l’exiguité des végétaux qui recouvrent le littoral de la Baie James, une épreuve de la rigueur du climat de ces contrées. Je ne crois pas errer en assurant que c’est au contraire la meilleure garantie de la rapidité avec laquelle la végétation se hâte de profiter de chaque pouce de terre qui lui est acquis sur l’élement liquide. C’est que la prairie va grand train. Avant qu’il ne s’écoule des siècles, de riches troupeaux viendront brouter l’herbe tendre sur les bas-fonds mêmes où le vieux Chum a plus d’une fois failli chavirer notre canot.