Le Symbolisme/Partie III/Chapitre 3

Jouve et Cie, éditeurs (p. 219-239).




III


MORÉAS


Ses quatre manières. — 1. La manière symboliste. — 2. La manière moyenageuse. — 3. La manière romane. — 4. La manière classique. — 5. Les trois groupes symbolistes.

Entre Verlaine et Mallarmé, moins instinctif que le premier et presque aussi théoricien que le second, se place Moréas. Ce poète étranger, venu d’Athènes, avec le goût du beau et la passion de l’originalité, recherche la spontanéité de Verlaine, tout en croyant au pouvoir de cette logique volontaire et artificielle qui caractérise l’esthétique de Mallarmé. Mais la sensualité est moins conforme à son tempérament que la préciosité ; l’orchestration rationnelle s’accommode mal à son art de grec qui voit dans l’héritage gréco-latin la raison suprême de la prospérité littéraire pour notre pays et qui pense qu’à côté du mysticisme chrétien ou des philosophies nébuleuses issues du Nord, la tradition classique mérite de conserver son rang. Il en relève le drapeau abaissé devant le mystère religieux ou philosophique. Voisin de Verlaine par l’émotion sensible, assez proche de Mallarmé par l’émotion intellectuelle, il néglige bientôt la recherche de la sensation ou de la pensée pour concentrer ses efforts sur la réforme formelle indiquée par Mallarmé. Aussi grammairien que poète, il entreprend de poursuivre cet enrichissement méthodique de la langue, inauguré au xixe siècle par Victor Hugo, ose une rénovation moins syntaxique que philologique, et par une évolution curieuse, renonçant à infliger à notre littérature et la perversité de Verlaine, et l’obscurité de Mallarmé et même la nouveauté des vocables moyenâgeux, en’ arrive à revendiquer hautement, contre le symbolisme, l’impérissable pureté de l’art classique.

Son œuvre relève en effet de quatres périodes différentes ! La première durant laquelle l’écrivain, sans percevoir assez ce que réclame son propre génie, accepte prématurément les théories du symbolisme et s’en fait, devant le public, le protagoniste attitré ; la seconde où tourmenté par des inquiétudes lexicographiques, il essaie d’orienter le mouvement poétique vers un passé qu’il juge avec plus d’enthousiasme que de sens critique ; la troisième qui marque ses hésitations en face de résultats où se satisfait mal son instinct poétique ; la quatrième où comprenant, avec la maturité, qu’on ne remonte pas le cours des siècles, il accepte enfin la discipline traditionnelle de la langue et s’évade du symbolisme pour conserver le sceptre des néo-classiques.

1. C’est à la première période qu’appartiennent les Syrtes et les Cantilènes. Ces poèmes fournissent une application des théories de la nouvelle école, théories formulées dans les Manifestes qu’accueillent divers journaux, le xixe siècle, le supplément du Figaro, le Symboliste et que Moréas réunit en 1889 dans une brochure intitulée les Premières armes du Symbolisme. La révolution, au service de laquelle Moréas met sa plume, porte sur les trois parties essentielles du poème, sur l’Idée, sur le Style et sur le Rythme.

Au point de vue de l’Idée, Moréas commence par établir une différence caractéristique entre le Parnasse et le Symbolisme. « Les Parnassiens, dit-il, considèrent dans les idées, les sentiments, l’histoire et la mythique, le fait particulier comme existant en soi poétiquement. » C’est une grave erreur. Le phénomène concret n’a pas d’existence en soi. Il n’est qu’une apparence derrière laquelle se dissimule l’Idée, le pur concept. Les actions humaines, les événements de l’histoire ou de la légende, les tableaux de la nature ne sont que des images qui traduisent, aux yeux des mortels, une des formes de l’Idée. Cette conception du monde est assez voisine de la théorie platonicienne des Idées. Les réalités sensibles n’y ont qu’une existence dérivée. Elles sont le signe, plus ou moins ésotérique, du principe supérieur dont elles tiennent leur essence. C’est à travers elles que l’homme aperçoit le principe. C’est à travers elles qu’il doit exprimer cette réalité supérieure. Le but de l’art est donc d’atteindre cette Idée ; mais il ne doit pas la traduire sous sa forme abstraite ; il doit la signifier telle qu’elle se révèle aux yeux du poète, dans le fouillis des phénomènes sensibles, parmi ces vapeurs changeantes au milieu desquelles elle rayonne. « L’Idée ne doit point se laisser voir, privée des somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractère essentiel de l’art symbolique, consiste à ne jamais aller jusqu’à la conception de l’Idée en soi. » On entrevoit l’Idée et l’on exprime ses affinités avec ses apparences sensibles. Or, pour Moréas, exprimer ne signifie ni enseigner, ni déclamer, ni décrire.

« Ce n’est pas en décrivant les objets, remarquait Banville, dans son Petit traité de versification française, que le vers le fait voir. Ce n’est pas en exprimant les idées in extenso qu’il les communique à ses auditeurs ; mais il suscite dans leur esprit ces images ou ces idées et, pour les susciter, il lui suffit d’un mot. » Moréas partage cette opinion. La nouvelle école est l’ennemie de la science et de la rhétorique. Comme le Parnasse, elle ne se propose pas uniquement la perfection du style. La forme sensible dont elle vêt l’idée ne doit pas être son but à elle-même. Le symboliste n’est pas un styliste. Il n’entend pas transporter en littérature les procédés d’une plastique impeccable. Il se sert du style, non pour la gloire d’écrire de jolies phrases, mais parce qu’en littérature il n’est pas d’autre moyen de signifier l’idée.

Or rien n’est plus difficile que de traduire dans sa diversité l’idée qui brille derrière le halo des réalités sensibles. L’instrument d’expression que nous ont légué le classicisme et le romantisme est insuffisant. Le rapport synthétique de l’Idée avec ses apparences ne peut être fixé que par un style archétype et complexe. Si les figures de rhéthorique sont nuisibles à l’expression adéquate de ce symbole, les figures de grammaire lui sont indispensables. Il faut suggérer par la complexité de la syntaxe, ce que jadis on expliquait par la redondance de la phrase. Il faut une langue libre et profondément variée. « La période qui s’arcboute doit alterner avec la période aux défaillances ondulées. » A la contention volontaire du style doit succéder la paresse instinctive et la mollesse alanguie de l’expression. Il convient de ne négliger ni les pléonasmes significatifs, ni les mystérieuses ellipses, ni l’anacoluthe en suspens, ni les tropes hardies et multiformes. Plus de poncifs, encore moins de clichés : une langue spontanée, toujours neuve, toujours fraîche, indépendante de ces règles qui, depuis la tyrannie des Malherbe, des Vaugelas et des Boileau, anémient la forme littéraire. L’écrivain doit avoir le droit de conserver ces expressions pittoresques, ces trouvailles expressives qui sont la marque du génie. Le symbolisme réclame « d’impollués vocables » ; on ne les rencontrera qu’en instaurant et en modernisant « la bonne et luxuriante et fringante langue française, celle de François Rabelais et de Philippe de Commines, de Villon, de Rutebeuf et de tant d’autres écrivains libres et dardant le terme acut du langage, tels des toxotes de Thrace, leurs flèches sinueuses ».

De même qu’il est urgent de libérer la langue, il est nécessaire de libérer le vers. Moréas énumère les conditions essentielles de cette libération : « L’ancienne métrique avivée ; un désordre savamment ordonné ; la rime illucescente et martelée, comme un bouclier d’or et d’airain, auprès de la rime aux fluidités absconses ; l’alexandrin à arrêts multiples et mobiles ; l’emploi de certains nombres premiers 7, 9, 11, 13, résolus en les diverses combinaisons rythmiques dont ils sont les sommes. » Ces innovations sont l’aboutissement logique des réformes inaugurées par Victor Hugo, mais que le maître n’a pas osé achever, conseillées ensuite par Banville qui a manqué de courage pour les réaliser. Pourquoi ne pas émanciper tout à fait la césure ? Le traité de prosodie de M. Wilhem Tennint publié en 1844, signale, dès cette époque, douze combinaisons de l’alexandrin, depuis le vers qui se césure après la première syllabe, jusqu’à celui qui se coupe après la onzième. Il en est de même pour les vers de six, sept, huit, neuf et dix pieds qui admettent des césures variables et diversement placées. En quoi peut-il être plus utile de codifier ces déviations, que de proclamer la liberté complète et de déclarer qu’en ces questions l’oreille seule décide ? A quoi bon respecter l’alternance des rimes et défendre l’hiatus ? Le poète de génie sait tirer des effets délicats d’un emploi facultatif des rimes masculines et féminines, de même que l’hiatus et la diphtongue, faisant syllabe dans le vers, sont pour lui l’occasion de nouvelles beautés. Cette poésie n’est sans doute accessible qu’au vrai poète, car pour se servir de ce vers compliqué et savant, il faut du génie et une oreille musicale. L’ancienne prosodie permet l’avènement poétique de tous ceux qui veulent rimer malgré Minerve ; la règlementation de la poésie n’a d’autre utilité que de favoriser les poètes médiocres.

Il faut aller jusqu’au bout des réformes préconisées et ne craindre l’excès de liberté ni dans les figures, ni dans les couleurs, ni dans les rythmes. Le désordre apparent, la démence éclatante, l’emphase passionnée sont la vérité même de la poésie lyrique. C’est parce que Hugo n’a été qu’un demi-révolutionnaire qu’on a fait après lui du poncif romantique comme jadis on faisait du poncif classique. On périt toujours non pour avoir été trop hardi, mais pour n’avoir pas été assez hardi. Le poète doit être un oseur. Les réformes rythmiques que Banville s’est borné à proposer, les symbolistes auront l’audace de les réaliser.

Malgré cette exubérance de langage, également coutumière à la jeunesse et aux révolutionnaires, Moréas ne prétend nullement, d’abord, bouleverser de fond en comble la poésie française. Il ne réclame pas le vers libre mais le vers libéré. Il ne répudie pas la rime, il l’assagit. Il ne supprime pas l’ancienne métrique, il ne veut que l’aviver. En vérité, ce manifeste révolutionnaire est moins gros de nouveautés pratiques que d’affirmations théoriques. A l’occasion d’une conception idéaliste de la réalité extérieure. Moréas pose simplement le principe de la liberté dans le style et dans le rythme.

Ses premiers livres, les Syrtes et les Cantilènes, prouvent d’ailleurs que là est bien sa réelle originalité. Son expression symboliste des phénomènes sensibles y est assez enfantine. Les symboles des Syrtes sont rares et faciles à pénétrer. Ce sont des analogies sans grande complication où l’on cherche vainement quelque caractère ésotérique. Il comparera, par exemple, la tristesse de l’hiver à la mélancolie d’un sentiment qui meurt. La concordance est donc vite perceptible. Dans les Cantilènes, il y a peut-être plus d’effort vers le symbole profond. La métaphore fait place soit à des allégories commodes à interpréter, soit à un pathos parfaitement incompréhensible, qu’on sent bien d’ailleurs incompatible avec le tempérament du poète. Il y a là des essais malheureux que l’auteur évitera de renouveler. La langue des Syrtes et des Cantilènes ne présente que d’assez rares exemples des périodes qui s’arcboutent et des tournures hétéroclites si magnifiquement recommandées dans le Manifeste. Il n’y a guère à noter dans les Syrtes qu’une prédileclection assez marquée pour les termes rares et un goût déjà sensible pour l’archaïsme.

La métrique est bien celle que vante le Manifeste. Moréas fait dans les Syrtes un usage habile des mètres de 9 et 11 pieds ; il n’alterne pas les rimes ; il utilise le rejet et quelques assonances ; il démembre le vers traditionnel en variant la coupe à l’extrême. Mais l’emploi des mètres impairs est encore là sa nouveauté la mieux réalisée. Il atteint même à la perfection dans les Cantilènes où l’épopée de Mélusine donne un modèle achevé du vers de neuf syllabes. L’ancienne métrique est bien ici avivée. L’ancien rythme est désarticulé, mais le principe prosodique n’est pas changé. L’harmonie du vers repose toujours sur le nombre des syllabes. Dans ces deux ouvrages, Moréas ne se révèle, en définitive, que comme un rénovateur prudent et de la pensée et de la forme ; il est plus peintre, plus musicien que penseur ; il est plus artiste que révolutionnaire.

2. Son talent va d’ailleurs se modifier. Moréas est intimement persuadé que l’évolution est la grande loi des littératures et qu’un poète n’arrive pas du coup à saisir toute la vérité. Son manifeste débutait par ces considérations de haute sagesse. C’est pourquoi lui-même se soumet d’abord à la grande loi d’évolution. Sa deuxième manière n’est pour lui qu’un moyen de développer ses réformes, d’en reconnaître les erreurs et de s’avouer révolutionnaire à rebours. Il ne demande plus, à l’avenir, de vivifier la poésie française. Il la précipite dans le passé, comme dans l’unique et bienfaisante fontaine de Jouvence.

La préface du Pèlerin passionné est le manifeste de cette nouvelle manière. Il y insiste assez peu sur le « Pur concept ». Il a parfaitement senti que l’obscurité lui réussissait mal, et dès 1889, dans les Premières armes du symbolisme, il s’est empressé de répudier « l’Inintelligible, ce charlatan ». Très habilement, il prévient le lecteur qu’il ne doit pas rechercher dans le Pèlerin passionné « une Idée se voulant son but à elle-même ou un sentiment répercuté dans son sens immédiat ». Ce serait mésestimer de l’art en sa totalité et du sien en son essence. Il veut simplement prouver quel relief apporte une forme musicale à la suggestion d’une émotion, montrer « en quelle manière une sentimentale idéologie et des plasticités musiciennes s’y vivifient d’une action simultanée ».

La réforme de la langue le passionne davantage. Déjà dans son manifeste du Figaro il avait indique, comme une des nécessités les plus profitables à notre style, le retour à l’ancien langage français. Il reprend cette thèse et la développe avec l’ardeur particulière d’un philologue qui connaît son terrain et qui s’y sent maître. « J’estime, écrit-il, que depuis le xvie siècle finissant, on a appauvri, desséché et gêné notre langue. » Les romantiques ont bien tenté de régénérer ce vocabulaire qui dépérissait d’une multitude de termes proscrits ; mais ils ont péché par une syntaxe décousue, sans race. Ils ont omis maints mots, maints tours précieux de l’ancienne langue. Et pourtant celui qui connaît la littérature médiévale sait quel riche héritage elle recèle. C’est avec les grâces et les mignardises de cet âge verdissant, qu’il rehaussera de la vigueur syntaxique du xvie siècle, que Moréas constituera une langue digne de vêtir les plus nobles chimères de la pensée créatrice.

Quant au rythme, toujours selon la même évolution logique et indubitable, il développe les réformes exposées dans son manifeste et prudemment risquées dans les Syrtes et les Cantilènes. Il insiste sur le droit de varier la position de la césure ; mais, de la mobilité même de cette césure, il tire argument en faveur de la déformation par allongement des mètres fixes. Si la césure en effet est ce qui distingue rythmiquement le décasyllabe et l’alexandrin de tous les autres vers français, il convient d’allonger l’octosyllabe conformément à sa césure muable jusqu’où la nécessité musicale décidera en chaque occurrence. Par raison musicale aussi, le poète recourra à des mètres inégaux qu’il entrelacera pour accorder des polyphonies adéquates à la pensée exprimée, et en cela il ne prétend que reprendre la conception « toutefois élargie de La Fontaine ». Enfin, il emploiera le vers libre ; il n’usera de la rime tantôt riche, tantôt alanguie jusqu’à l’assonance, que comme d’un moyen rythmique, sans en faire le vers tout entier et même, le cas échéant, il ira jusqu’à l’omettre. Ainsi il réussira à enchanter le rythme de la divine surprise toujours neuve, ce qui est le charme essentiel de la poésie.

« En résumé, dit Moréas au lecteur, tu trouveras dans le Pèlerin passionné, en même temps que d’aucunes miennes nouvelletés instaurées, les coutumes de versification abolies par la réforme tempestive à son heure peut-être, mais, insolite de Malherbe. » Les nouvelletés suffisent à indiquer qu’il ne veut pas transposer simplement dans notre littérature la métrique du xvie siècle. Il l’accommode par elles au goût contemporain. Ainsi dans la prosodie, comme dans le style, il rétablit « la communion du moyen âge français et de la Renaissance française fondus et transfigurés en le principe de l’âme moderne ».

Au fond, ce révolutionnaire n’est qu’un réactionnaire. Ses idées, il les demande au moyen âge ; sa langue, il la reprend au xvie siècle ; sa métrique, il la découvre dans la Pléiade. Ses audaces sont déjà chez Ronsard, chez Lafontaine et chez Labruyère. Il n’innove pas, il restaure, et la tradition est, avant la liberté, le grand principe de sa réforme. Le Pèlerin passionné réalise en partie ce programme ; il va permettre à l’auteur de constater à pied d’œuvre la valeur de ses théories.

Ainsi qu’il l’indique dans sa préface, il n’y faut pas chercher d’idées. Ces poèmes n’ont rien d’abscons et Moréas eût borné là sa production poétique qu’on se serait toujours demandé s’il avait jamais réfléchi, sur quelque chose. Pas un poème du Pèlerin passionné ne traite d’un point philosophique. Ce sont ou d’adroits pastiches ou d’aimables chansons dont quelques-unes révèlent un exotisme bizarre. Voici des pastiches de l’antiquité : l’Églogue à Madame, souvenir de Théocrite, Galatée qui rappelle Virgile, Sauvons nous du souci d’un jour, une imitation d’Horace et de Properce. Voici des pastiches de la littérature médiévale : l’Églogue à Francine, du Ronsard retouché ; l’Églogue à Verlaine, un morceau rajeuni de la Pléiade. A côté de ces essais qui ressemblent à des traductions indécises, de la gentillesse, de la grâce, de la fantaisie, de la subtilité, du précieux, de la naïveté comique.

La langue du Pèlerin passionné est nettement archaïque. Les mots anciens y abondent : baller pour danser, épanie pour épanouie, sade pour jolie, cuider pour croire. L’infinitif est fréquemment employé comme substantif, et le participe présent comme adjectif ; plusieurs mots sont tirés directement du latin, sans autre déformation que l’affaiblissement en muette de la syllabe finale, fulve trop immédiatement transcrit de fulvus. La syntaxe du moyen âge est pieusement imitée. Pas ou peu de pronoms sujets ; le verbe occupe toutes les places dans la phrase ; il arrive souvent que le régime le précède ainsi que l’attribut. Le poète recherche ouvertement le pléonasme avec le relatif :

Et toi son cou, qui pour la fête tu le pares.


La versification révèle des audaces encore plus graves ; c’est la première fois d’ailleurs que le poète ose aller jusqu’aux extrêmes conséquences de sa doctrine. Il semble qu’il l’ait fait laborieusement, avec une révolte constante de son instinct poétique contre les règles qu’il s’était rationnellement imposées. Il a des strophes qui sont typographiquement curieuses, celles du poème d’Agnès par exemple, composées de huits vers à rimes alternées. Ces vers sont pour la plupart impairs. Ils ont 11, 19, 9, 9, 12, 7, 13 et 7 syllabes [1]. Il y a des vers de 13 pieds, d’autres qui sont rallongés jusqu’à 14, 15 et même 17 pieds sans qu’il soit possible de discerner les raisons essentielles de ce prolongement. Il y a enfin des vers sans césure, qui, déclamés par l’auteur, paraissent des trouvailles heureuses, mais qui à la lecture ont un charme difficile à retrouver. Les rimes sont souvent établies avec la répétition du même mot [2], ou bien elles alternent avec des assonances [3]. D’autres morceaux sont seulement assonances [4] ; enfin des vers à rimes régulières ou à rimes assonancées encadrent des vers blancs [5]. À ces nouvelletés qui ne lui sont pas aussi personnelles qu’il l’assure, Moréas ajoute les licences habituelles à la prosodie du xvie siècle : l’hiatus fréquent et la liberté de l’élision. Le poète se sert de ce dernier procédé pour allonger ou pour raccourcir le vers à volonté. Tantôt en effet il élide une muette devant une consonne, tantôt au contraire devant cette consonne, il compte pour deux syllabes la désinence en ée du participe féminin.

La première édition du Pèlerin passionné est donc un essai plutôt qu’un ouvrage définitif. L’auteur s’y révèle à peu près inapte au symbole. C’est un peintre musicien qui préfère à l’expression des idées philosophiques la traduction d’impressions plus livresques que naturelles. Il se révèle amoureux, galant, mignard et souvent étrangement harmoniste, mais rien de plus. Ses innovations métriques sont plutôt malhabiles ; on y sent trop l’effort, le fait exprès et ses vers libres dérivés de La Fontaine ne sont au fond que des vers réguliers inutilement rallongés pour des effets moins harmoniques que typographiques. Son unique originalité reste dans la langue. Il essaie de restaurer le vocabulaire médiéval et certains tours de syntaxe dont quelques-uns ont une grâce affectée mais curieuse et d’un effet sûr en poésie. Sur le terrain philologique, Moréas se sent hors de pair. Aussi est-ce de ce côté qu’il va faire porter tout son effort et là sera le caractère essentiel de sa troisième manière.

3. Mieux qu’aucun critique il a constaté d’abord que la philosophie symboliste lui est moins familière que la conception classique, ensuite que ses réformes métriques sont largement dépassées par les audaces des verslibristes. Mais il est en vérité le seul dans le mouvement poétique à avoir inauguré, avec quelque bonheur, une rénovation de la langue. Il y restreint aussitôt son ambition. C’est d’ailleurs un romaniste érudit, un spécialiste dans la littérature française antérieure au xviie siècle. Il a approfondi les chansons de gestes, analysé les fabliaux, prisé la joliesse de Charles d’Orléans, s’est enthousiasmé de cette richesse d’épithètes, de cette fertilité de couleurs qui sont l’apanage de Rémi Belleau, de Ronsard et généralement de la Pléiade. Rabelais et les écrivains de la Renaissance n’ont pour lui aucun secret. Il a débuté dans les lettres par une étude patiente et consciencieuse des vieux auteurs. Il a publié dans la Revue indépendante une adaptation d’Aucassin et Nicolette et donné une traduction en texte rajeuni de l’Histoire de Jean de Paris, roi de France. Interwievé parle hollandais Byvanck, il peut donc lui déclarer sans faux orgueil : « Dansée domaine-là, je me sens supérieur à tous, parce que je connais les richesses cachées de notre langue [6]… » Aussi, après les premiers coups portés dans la mêlée symboliste, dédaignant toutes les manifestations antérieures de son activité poétique, tente-t-il résolument de rétablir la tradition française, suspendue par les xviie et xviiie siècles, en retrempant la langue moderne aux sources du vocabulaire roman. Dès 1892, son parti est déjà pris. Il écrit en tête d’une nouvelle édition des Syrtes : « L’auteur a peu d’amitié aujourd’hui, non seulement, pour cet essai de sa jeunesse, mais même,pour un autre acte de ses ouvrages plus accompli : les Cantilènes… ; s’il consent à laisser réimprimer les Syrtes, c’est uniquement pour ce que ces vers marquèrent, à leur apparition, la première hardiesse d’une école poétique éphémère, mais qui fut alors légitime… » Toutes ces audaces philosophiques et prosodiques n’avaient qu’un but : « préparer par quelques-unes de leurs qualités et par beaucoup de leurss défauts, ce renouement de la tradition qui est le but de l’école romane ». « En vérité, avoue-t-il à la même date au hollandais Byvanck, ce que j’ai fait n’était qu’un balbutiement. Je ne parle pas de mes premières œuvres en prose que moi-même je n’ai jamais prises au sérieux, mais de mes poésies : les Syrtes et les Cantilènes. Au point où je me trouve aujourd’hui, je ne les reconnais plus comme une expression véritable de mon talent. Tout cela est fragmentaire. Même la première partie de mon Pèlerin passionné ne me plaît plus. Pour moi, le livre ne commence qu’à la page où l’influence romane se fait sentir nettement [7]. » Le symbolisme est d’ailleurs entré dans une voie qui blesse profondément son instinct de grec, sensible à la belle logique de l’hellénisme et, même en secret, vraiment épris de clarté. Le symbolisme s’est enfoncé dans l’abscons, le mystère, le rêve, l’au-delà. Les littératures nuageuses du nord ont chassé l’esprit ensoleillé d’Athènes et de Rome. Un pessimisme ténébreux remplaçait dans les âme cette glorification de la vie qu’avait enseigné le classicisme. On aboutissait à la phrase orchestrée, à l’audition peinte, à des barbarismes énormes de pensée, de syntaxe et de langue, sous l’amoncellement desquels étouffait le génie traditionnel de la phrase. Moréas crut nécessaire de réagir ; il fonda l’école romane « qui rejette toute pessimisterie et tout vague à l’âme germanique ». La nouvelle école émondera la littérature moderne des éléments barbares qui la contaminent. Elle prendra modèle sur ses véritables ancêtres, « ceux de la Renaissance et du moyen âge, lesquels sont les vrais fils et petits-fils des latins et des grecs ». Conformément à ce programme et en désaveu de ses erreurs passées, Moréas publie une édition refondue et expurgée du Pèlerin passionné. L’avant-dire de ce nouveau livre explique d’abord les changements introduits dans l’esthétique du poète. « La préface de l’édition de 1891, déclare Moréas, est rétranchée comme inutile à présent. » Le plan même de l’ouvrage est notablement modifié. Les poèmes groupés sous le titre général, Autant en emporte le vent, ont disparu. Ils formeront un recueil à part, « la troisième des œuvres de jeunesse de l’auteur », suite naturelle des Syrtes et des Cantilènes, développement des principes énoncés dans le Manifeste du Figaro et exemples symptomatiques de la seconde manière de l’écrivain. En revanche, Moréas ajoute au nouveau Pèlerin, des poèmes d’une inspiration moins nuageuse et d’un rythme plus tempéré : Énone au clair visage et Sylves nouvelles. De plus en plus le poète abandonne le principe de l’interprétation symbolique. Les correspondances l’inquiètent moins que le fait réel ; il ne cherche plus à démêler le sens obscur des légendes et à parer de leurs grâces mystérieuses des états de conscience inquiète. Sans aller jusqu’à considérer « dans les idées, les sentiments, l’histoire et la mythique, le fait particulier comme existant en soi poétiquement », il affecte un dédain plus marqué aussi bien pour l’allégorie que pour l’analogie. Il n’ose pas encore brûler ce qu’il a adoré, mais il se sent à l’étroit au milieu des procédés techniques de l’art symboliste. Il s’évade doucement en pèlerin désenchanté à la recherche d’une issue qui lui rendra sa liberté de penser et de sentir. Sa versification garde l’empreinte des mêmes tendances. Il semble qu’elle se soit assagie. Les innovations, par lesquelles il croyait jadis utile d’aviver l’ancienne métrique, se sont faites plus rares. Celles qui persistent sont en tout cas notablement atténuées. Les rejets moins nombreux ne sont guère utilisés que pour un effet défini. La césure est plus fixe, la mesure du vers plus immédiatement perceptible. Une grande partie des poèmes sont même écrits en vers réguliers. À peine quelques mètres inégaux, mais moins, beaucoup moins de vers libres. La rime est, dans la plupart des cas, soigneusement observée ; seulement le poète continue à s’affranchir des sonorités trop riches et croit juste de maintenir à la rime quelques licences. Avec son goût manifeste de l’archaïsme et des tournures chères aux écrivains du xvie siècle, Moréas a l’air d’un classique de la Renaissance qui s’acheminerait par étapes à l’école de Malherbe.

4. Il en franchit le seuil en inaugurant sa quatrième manière. Ce poète que la noble Athènes a nourri, mais qui est aussi l’élu des nymphes de la Seine, n’est heureusement pas un ignorant. Il s’aperçoit qu’en littérature il n’y a pas de solution de continuité et qu’on ne biffe pas impunément deux siècles d’histoire littéraire. La réaction qui suivit la réforme de la Pléiade n’avait rien d’artificielle ; elle était la protestation de l’esprit français contre des écrivains, animés des meilleures intentions sans doute, mais qui, entraînés par leur ardeur novatrice, n’avaient pas craint, pour répéter la pittoresque expression de Verlaine, de traduire parfois le français en moldo-valaque. Et cette protestation devait être féconde, puisque le principe qu’elle établissait allait deux cents ans et plus dominer notre littérature. Que Malherbe ait réglé les lettres françaises jusqu’à les tyranniser, qu’il ait rendu nécessaire la contre-révolution du romantisme, rien n’est moins douteux, mais enfin sa discipline était venue à son heure, et c’était peut-être trahir la saine tradition que de ressusciter, contre le régent du Parnasse, l’ombre audacieuse de Ronsard. Était-ce bien, en outre, le moyen d’obliger les abeilles de Grèce à butiner un miel français que de « susciter le harpeur, honneur du Vendômois » ou de composer « des lays amoureux capables de dépasser en douceur les plaintes du comte Thibaut ? » Une telle ambition manque d’originalité ; elle conduit à imiter de trop près les maîtres qu’on veut égaler. Or, le pastiche, si habile qu’il soit, indique chez son auteur plus de facultés d’assimilation que de talent poétique. Moréas avait commis d’heureux pastiches. Il jugeait enfin que la poésie se proposait un but plus noble et qu’un vrai poète devait à sa dignité des œuvres où l’imitation serait moins voisine de l’esclavage. « Son instinct n’avait pas tardé, déclare-t-il lui-même, à l’avertir qu’il fallait revenir au vrai classicisme et à la vraie antiquité, ainsi qu’à la versification traditionnelle la plus sévère. »

Son parti est pris. Après quelques années de recueillement nécessaires pour réfléchir sur les intuitions de plus en plus impérieuses de son instinct, Moréas se convertit au classicisme. Avec les Stances, il fait amende honorable et, du reste très honorable, aussi bien de ses témérités rythmiques que de ses incursions dans les nécropoles de la littérature médiévale. « J’ai abandonné le vers libre, confesse-t-il, m’étant aperçu que ses effets étaient uniquement matériels et ses libertés illusoires. La versification traditionnelle a plus de noblesse, plus de sûreté, tout en permettant de varier à l’infini le rythme de la pensée et du sentiment ; mais il faut être bon ouvrier. » Le romanisme a suivi le vers libre dans le même discrédit. Déjà, en 1892, Moréas avait des doutes sérieux sur l’opportunité de ces innovations archaïques : « Sans doute, reconnaissait-il, en parlant au hollandais Byvanck de la langue du moyen âge, je vous accorde qu’à la longue c’est un peu monotone et que la syntaxe est plus que naïve. Aussi ce ne sont là que nos matériaux et c’est seulement à un certain point de vue que je regarde cette langue comme notre modèle : à nous de rendre à cette matière la vie moderne et complexe. » Le meilleur moyen de lui rendre cette vie moderne et complexe est en définitive pour Moréas de la traiter comme les autres audaces de jeunesse dont la maturité doit sourire. Moréas ne renie point l’école romane dont l’idée, à son sens, était substantielle ; mais il estime qu’elle a rempli son office. Il est inutile, « quand tout le monde revient au classique et à l’antique », d’en prolonger l’agonie.

Les Stances consacrent ce retour absolu aux principes de la vraie tradition. Le pur concept y est complètement abandonné. Le poète se borne à peindre ses sentiments et ses sensations sans essayer de traduire derrière eux des affinités, des concordances ou des analogies autres que celles qui surgissent naturellement à l’esprit. Il tend même à choisir, parmi ses émotions personnelles, celles qui sont les plus générales à tous les hommes, de façon à n’exprimer en lui qu’un état d’âme de l’humanité. Son art, essentiellement subjectif à l’origine, atteint, à force de généralisation, à une objectivité rationnelle qui fait du poète, non plus le chantre de ses propres émotions, mais l’écho inspiré de la société dans laquelle il vit. C’est là proprement le but de l’art classique. Moréas y conforme sa conception ; il ne s’agit plus de symbole, d’une obscurité plus ou moins géniale, mais de sentiments philosophiques d’une élévation assez haute pour valoir au poète qui les fixe dans ses vers, l’honneur de se voir comparer aux plus grands maîtres de la pensée moderne, d’être même appelé le Vigny du xxe siècle.

À cette purification de l’idée correspond, dans les Stances, une épuration parallèle de la langue et du rythme. Le moyen âge n’épand plus ses parfums archaïques sur cette poésie qui vise maintenant à l’austérité. Désormais, Moréas dédaigne les « grâces et mignardises de l’âge verdissant ». Les innovations verbales du xvie siècle n’y trouvent pas davantage place heureuse. Plus de termes rares, plus d’épithètes surannées. Nulle dérivation ni grecque ni latine. Est-ce à dire que la langue n’ait plus rien de roman ? Non. Elle n’est pas la langue habituelle aux écrivains de notre époque. Elle a quelque chose de plus sobre, de plus pur, de plus traditionnel, de plus classique. Elle laisse sentir sa parenté avec la langue de nos pères, au point parfois de la croire écrite par un Français qui se serait endormi à l’époque de Corneille et de Racine pour se réveiller brusquement au début de notre siècle, et qui, profondément ignorant des révolutions littéraires écoulées durant son sommeil, porterait parmi nous l’enchantement de ce style expressif et clair, grâce auquel la littérature du xviie siècle conserve une éternelle jeunesse. « La forme est admirable, écrit au sujet des Stances M. Émile Faguet, d’une pureté absolument classique, avec le goût des images justes et le don de les trouver toujours sans effort. » N’est-ce pas là, du seul point de vue de la forme, un brevet de classicisme contresigné par un maître même de l’art classique ?

Le rythme aussi a subi l’empreinte de cette sagesse traditionnaliste. Il n’y a point dans les Stances de nouvelletés restaurées de l’ancienne versification. Malherbe a condamné les libertés de Ronsard et de Du Bellay. Moréas souscrit à la condamnation. Le vers libre est proscrit. Le poète n’ose même se permettre ces combinaisons de mètres variés qu’il prétendait imités de La Fontaine. Il n’use que de mètres à forme fixe, alexandrin, décasyllabe, octosyllabe, d’un module absolument traditionnel. Chaque vers est le plus souvent complet pour le sens comme pour l’harmonie. L’idée et le rythme ne chevauchent plus, comme jadis, à travers des mètres alignés en kyrielles au long des pages. L’un et l’autre bornent leur ampleur à la strophe, et celle-ci n’a plus rien de capricieux. Elle est simple, généralement pas plus de quatre vers, qui se scandent avec la même régularité et la même facilité que le vers classique. La césure principale garde partout sa place normale. La rime est correcte ; les assonances ont disparu. Le poète leur préfère la rime suffisante et pratique, autant qu’il peut, la rime riche avec consonne d’appui dans les polysyllabes. L’alternance des rimes se fait régulièrement, une féminine suivant toujours une masculine et réciproquement. Là, encore, le fougueux instaurateur des coutumes de versification, abolies par la réforme, l’orgueilleux « oseur d’aucunes siennes nouvelletés », est devenu le classique au goût sûr, qui distingue enfin la musique de la poésie et met son point d’honneur à parfaire des vers simples, d’une harmonie sévère, et d’un rythme évident.

C’est ainsi que Jean Moréas a réalise « l’une des manifestations d’âme poétique les plus extraordinaires que nous ayons vues depuis des années et des années ». Ce révolutionnaire n’était comme tous les jeunes qu’un assoiffé d’originalité. Il l’a d’abord conquise sous les apparences de l’étrangeté, et ce premier triomphe lui était nécessaire pour affirmer aux yeux du public sa réelle personnalité. Ayant vaincu le silence, il a eu le courage de reconnaître que l’originalité n’était pas le synonyme de la bizarrerie, que le poète ne l’acquérait pas par un travail volontaire et forcément artificiel, mais par la scrupuleuse observation de sa propre nature. Il a senti que les règles qu’il s’imposait a priori, étaient à la fois contraires à son instinct poétique et pernicieuses à l’avenir de cette langue qu’il se proposait d’illustrer. Il a donc, reniant ses erreurs, donné libre essor à son tempérament. Il avait celui d’un classique, il a suivi la tradition et dégagé enfin sa véritable originalité. Sa fortune dans l’école symboliste est donc des plus curieuses. Ayant voulu interpréter le mystère, il n’a réussi à l’évoquer que dans la clarté traditionnelle et

Le songe ou maintenant [son] âme se recueille
Ouvre les portes du destin[8].


Ayant voulu réformer la langue, il a pris le parti de Ronsard pour atteindre le drapeau de Malherbe ; ayant voulu diversifier le vers, il a fui Mallarmé pour admirer Racine. Ayant enfin voulu créer le symbolisme, il l’a découvert dans le classicisme. La poésie pour lui n’a plus qu’un but : elle est destinée

A couvrir de beauté la misère du monde.


Et le révolutionnaire Jean Moréas, dans la mêlée symboliste n’a plus d’autre rôle que celui-ci : sur la mélodie verlainienne et l’orchestration de Mallarmé, faire résonner l’harmonieuse chanson des flûtes classiques.

5. Trois poètes ont donc dominé le symbolisme, ou plutôt synthétisé les tendances hétérogènes du mouvement : Verlaine qui fludifie le vers en le musicalisant, Mallarmé qui le comprime en l’orchestrant, Moréas qui lui rend sa plasticité traditionnelle, ni excès de fluidité, ni excès de cohésion, ce rien de trop, seul critérium de beauté recommandée par les classiques. Ces trois poètes ne sont pas tous chronologiquement les initiateurs de ces réformes. Ils y ont été précédés ou accompagnés par d’autres écrivains qui, du seul point de vue des dates pourraient avant eux ou en même temps qu’eux revendiquer la paternité des nouveautés symbolistes. Mais les circonstances, au milieu desquelles s’est développé l’activité de ces trois privilégiés, ont fait d’eux, pour l’historien critique, comme les bornes indicatrices des voies différentes où se sont engagés les symbolistes. Il convient pour cette raison, de grouper sous leur nom, les poètes dont le génie possède avec le leur des points de contact, de ressemblance ou de sympathie. Là encore la difficulté n’est pas minime. Car aucun de ceux dont l’œuvre figure un aspect de la réforme symboliste n’est exclusivement le disciple de Verlaine, de Mallarmé ou de Moréas. Ils ont souvent pratiqué les audaces plus spéciales à l’un ou à l’autre des trois maîtres du symbolisme, tout en restant cependant plus voisin de l’un que de l’autre. Aussi ne peut-on dire que tel est verlainien et nullement mallarméen, mais qu’il est plus verlainien que mallarméen. Sous le bénéfice de ces observations et pour la clarté de l’exposition, les poètes symbolistes peuvent être répartis en groupes, au sein desquels il est possible de suivre l’évolution souvent extrême des principes posés par les protagonistes du symbolisme. Il y en aura trois avec pour étiquette les noms de Verlaine, de Mallarmé et de Moréas :

1° Les verlainiens, ou ceux qui, à l’exemple de Verlaine, ont desserré l’instrument poétique ;

2° Les mallarméens, ou ceux qui, à l’exemple de Mallarmé, ont resserré jusqu’à le briser l’instrument poétique ;

3° Les néo-classiques, ou ceux qui, à l’exemple de Moréas, ont retrempé aux sources traditionnelles cet instrument poétique.

D’autre part, l’examen des écoles symbolistes oblige, pour être complet, à parler de poètes encore vivants. Or l’impartialité de ce travail ne permet à leur sujet ni louange même légère, ni blâme même anodin. En conséquence, et pour rester dans le cadre d’un ouvrage qui n’entend pas être critique, on se bornera dans les chapitres qui suivent à classifier les genres tentés, à analyser les théories émises ou les intentions dénoncées et à dégager les traits originaux que chaque écrivain paraît avoir apportés au symbolisme. Sous le bénéfice de ces restrictions et avec toutes les réserves nécessaires aussi bien à la dignité de ceux qui sont étudiés que de celui qui les étudie, se poursuivra donc, aussi longtemps qu’il s’agira de contemporains, cet exposé volontairement historique du mouvement symboliste.



  1. Cf. la strophe qui commence par : Sœur, douce amie…
  2. L’Investititure.
  3. L’Historiette, Trophée, Galatée.
  4. Cartet, Passe-temps, Épigrammes.
  5. Autant en emporte le vent : Épitre.
  6. Cf. Aussi Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire, p. 79.
  7. Poésie romane, par W. G. C. Byvanck, Mercure de France, avril 1892, p. 289-294.
  8. Van Bever, Poètes d’aujourd’hui, t. II, p. 74.