Le Symbolisme/Chapitre 6

Le Symbolisme. Anecdotes et souvenirs
Léon Vanier (p. 152-178).

VI

LES SOIRÉES DE LA PLUME



La Plume, ce fut Léon Deschamps. Ce livre serait incomplet si je n’y donnais pas une place d’honneur au vaillant qui, avec de très faibles ressources, au début, entreprit de faire connaître et de rétribuer des écrivains et des artistes dont plusieurs seraient peut-être, sans lui, restés dans l’obscurité. Pour moi, j’aime à le proclamer hautement, il m’a encouragé, soutenu, défendu, aidé à vivre pendant des jours difficiles. À l’époque où mes campagnes de critique soulevaient bien des colères et où certaines gens le sollicitaient de me fermer sa revue en lui offrant même de l’argent pour me mettre à la porte, il ne cessa de proclamer qu’il me laisserait mon franc-parler et il me répétait : « Va ton chemin, continue tes articles, dans le sens où tu les as entrepris. Fais des livres : je te les éditerai. Et sois sûr que je ne t’abandonnerai jamais ».

Il a tenu parole. C’est pourquoi je ne puis que transcrire ici quelques-unes des phrases de la dédicace que je lui fis de mon livre Aspects : « La stricte justice et aussi mon amitié veulent, mon cher Deschamps, que je te dédie ce livre. Lorsque tu me confias le soin d’exprimer, dans La Plume, un sentiment sur la production littéraire contemporaine, tu spécifias : « Il est bien entendu que tu diras absolument tout ce que tu voudras. » Tu n’as jamais manqué à cette parole. Ni la vente de ta revue interdite en Russie, ni les insinuations de quelques « chers confrères », ni les réclamations de « lecteurs assidus » que mon cynisme révoltait ne te firent varier. J’ai toujours eu chez toi une liberté qui ne m’aurait été concédée nulle part. »

Robuste, de caractère gai, bien armé contre les vilenies du monde des lettres, Deschamps était aussi un travailleur acharné. Sa revue était sa vie : il lui donnait tout ; et sur les vingt-quatre heures de la journée il en consacrait toujours au moins douze au développement et au perfectionnement de l’œuvre qu’il avait entreprise. De là, un succès qui lui était bien dû. De par lui, La Plume, combative, lyrique et frondeuse à la fois, a contribué, plus que tout autre de nos périodiques, à influencer la littérature contemporaine.

Deschamps est mort à la tâche. Mais, du moins, il s’est en allé chez les ombres avec la joie d’avoir honnêtement et vaillamment servi les écrivains de sa génération.

Au surplus, dans une lettre ouverte à son lieutenant Léon Maillard qu’il publia dans La Plume à la fin de 1892, il a lui-même indiqué les résultats acquis à cette date et les projets — presque tous réalisés — qu’il formait pour l’avenir. Le mieux, c’est de lui laisser la parole.

« En écrivant cet article qui doit clore le quatrième volume de La Plume et préluder à l’avènement de la cinquième année d’existence de la revue, je n’ai pas, mon bien cher ami, d’autre pensée que celle de te faire juge de ma conduite. Tu connais mon âme autant que j’aime la tienne : nous sommes faits pour nous comprendre.

« Tu sais aussi combien je suis l’ennemi de la pose et quelle sincérité est empreinte en mes paroles. Je ne te rappellerai donc point que cette œuvre-ci est faite de mon sang, de la meilleure partie de ma vie. Pendant deux années, tu le sais, ce fut un labeur effroyable, un casse-cou de tous les jours, un gouffre béant dans lequel coulèrent toutes mes économies avec, pour résultat appréciable, un orage de calomnies qui a laissé de la neige à mes jeunes tempes...

Néanmoins, malgré la tempête, nous sentions tous que le port approchait et que de meilleurs jours allaient paraître : toutes voiles furent déployées... Aujourd’hui le succès a dépassé nos espérances.

« Tu n’ignoras jamais que notre devise : « Pour l’art ! » est notre unique règle de conduite. Me serais-je trompé dans l’application, qu’au bout de quatre années de lutte, et malgré tous les précédents, la victoire nous paraît déjà assurée ? Aurais-je fait inconsciemment des concessions au public barbare ou bien, comme je l’ai toujours pensé, existe-t-il, de par le monde, un nombre suffisant d’hommes éclairés capables de s’intéresser à une tentative ayant pour but de rajeunir et de fortifier l’art ?

« J’ai voulu l’avènement des nouvelles générations et pour cela :

« a) Créer au profit de tous : peintres, graveurs, statuaires et littérateurs, une arme pour la lutte, un outil de propagande frappant où il faut frapper — chez les artistes ; les autres nous indiffèrent (revue La Plume) ;

« b) Aguerrir les lutteurs en leur permettant de s’adresser verbalement à un auditoire choisi et d’y essayer leurs œuvres (Soirées de La Plume) ;

« c) Former une anthologie d’œuvres rares émanant des seuls nouveaux écrivains, illustrées par des artistes choisis encore ignorés du public : Rops, Redon, Luce, Desboutin, etc. (Bibliothèque Artistique et Littéraire) et, par le succès de cette tentative, prouver aux éditeurs que le salut de leurs maisons branlantes réside en l’accueil qu’ils feront à nos jeunes camarades ;

« d) Supprimer l’acrimonie et la violence injurieuse dans les controverses littéraires et artistiques ; opérer un changement total dans les relations entre maîtres et nouveaux venus ; remplacer envers les aînés la blague par le respect affectueux ; enfin provoquer une sorte de fusion des anciens et des plus jeunes, permettant à ces derniers l’accès des salles de rédaction et des librairies (Banquets de La Plume) ;

« e) Relever chez nous le culte des maîtres, malgré l’indifférence hostile ou l’esprit de parti {Souscription pour Verlaine à l’hôpital et pour le Monument Baudelaire).

« Pour mieux prouver l’indépendance absolue de la publication, je me suis abstenu de me mettre en évidence : à mon sens, le rôle d’un rédacteur en chef est de choisir la rédaction, mais non d’y participer — sauf pour doubler chaque collaborateur, pour écrire au pied-levé (pardon pour cette image fausse) un article manquant au dernier moment. Tout ce que j’ai publié ici était du pied-levé, des lignes griffonnées en hâte pour ne pas retarder l’apparition d’un numéro.

« Un rédacteur qui écrit autrement dans sa revue, risque :

« S’il a du talent, de faire une publication subordonnée à sa personne et par conséquent fermée aux bonnes choses venant d’étrangers ;

« S’il est sans talent, comme nécessairement il aspire à la première place, d’être obligé, pour garder cette place, de n’avoir autour de lui que des non-valeurs.

« Dans les deux cas, c’est l’œuvre qui en souffre. Ou le Figaro de Villemessant ou l'Intransigeant de Rochefort. Pas de juste milieu.

« En agissant comme je l’ai fait, je supporte seul les inconvénients de la situation. Les simples imbéciles — je méprise les gens de mauvaise foi — mécontents du silence dédaigneux qui leur est généreusement accordé chez nous, essaient de faire croire : X... est un raté, puisqu’il n’écrit pas dans sa revue ! Comme si X... n’était pas maître de faire passer sa prose ou ses vers chez lui au lieu de les donner ailleurs !

« Mais, pour moi et pour mes confrères du Mercure, des Entretiens et de l’Ermitage, ameuter les crétins contre soi est la preuve absolue que l’on accomplit sa mission — et tout son devoir ».

Ces lignes résument si bien l’œuvre de Deschamps et expliquent si parfaitement sa droiture et son amour désintéressé de l’art que je ne vois rien à y ajouter. Aussi passerai-je, sans autre commentaire, au rappel des fameuses soirées de La Plume.

***

M. Ernest Raynaud, bon poète et ami fidèle de Deschamps, a raconté, dans un article récent, les origines de ces soirées et aussi celles de La Plume. Comme cette étude est fort exacte, j’en citerai quelques passages.

« Ce fut à la fin de l’été de 1889, six mois après la naissance de La Plume, dit M. Raynaud, que Léon Deschamps s’avisa de réunir, chaque samedi soir, les artistes et les poètes pour, dit amusamment Maillard, ajouter une note d’art vrai aux bruits cosmopolites de l’exposition universelle. Les premières réunions eurent lieu au café de Fleurus, mais il fallut vite émigrer dans un local plus vaste. Ce fut le sous-sol du café de l’Avenir, situé place Saint-Michel, à l’angle du quai, qui fut choisi.

« Le succès fut très vif. Des tentatives de ce genre n’avaient eu qu’une existence précaire en dépit de noms qui demeurent. C’est qu’elles étaient venues prématurément. Elles n’en avaient pas moins préparé les voies. Quand Deschamps survint, l’heure était mûre. Il y avait du nouveau dans l’air.

« La dominante de l’esprit public était alors un chauvinisme grossier mêlé de niaiserie sentimentale et d’ignorance satisfaite. La gloire du café-concert était à son apogée. Paulus et Déroulède régnaient sur les foules et suffisaient à leurs besoins d’esthétique. Gandillot brillait d’un vif éclat et Francisque Sarcey, au nom du bon sens et de la vieille gaîté française, imposait un idéal médiocre. Armand Silvestre s’imaginait qu’il suffisait de verser dans l’ordure pour égaler nos vieux conteurs gaulois. Les imitateurs de Jean Richepin abusaient de la langue verte. Les romanciers naturalistes, sous couleur de vérité, n’étudiaient que la bête humaine et leur parti-pris de ne considérer les choses que sous leur angle brutal devait fatalement amener une réaction. A l’école du document humain, pour qui la psychologie n’était qu’un jeu de l’instinct, devait succéder un art de rêve, tout en délicatesses et en nuances. Les esprits saturés de naturalisme sentaient naître un besoin d’idéal. La vie ne leur apparaissait plus comme une banale succession de faits divers mais comme un plan magique et ordonné où chaque fleur inscrit un symbole. Le sens du mystère s’éveillait dans les âmes. On sentait, en un mot, le besoin d’autre chose, sans savoir encore de quoi cet autre chose serait fait. Ces tendances nouvelles s’étaient déjà manifestées à deux ou trois reprises sans avoir pu se formuler d’une façon bien définie. »

M. Raynaud énumère ensuite les petites revues éphémères où les novateurs s’essayaient vers leur vingtième année, puis il continue : « À ce moment parut La Plume. D’un format léger et d’un prix modique, elle fut éclectique...[1] Elle fut comme le trait-d’union de toutes ces feuilles d’avant-garde dispersées. Elle fut cela, et plus que cela, car non contente de s’occuper de littérature, elle s’intéressa à tous les arts ; elle organisa des numéros spéciaux pour les groupes de poètes des provinces diverses, donnant ainsi une grande impulsion au mouvement décentralisateur qui occupe tant, à l’heure actuelle, les jeunes esprits. Elle mit en exposition l’œuvre des peintres, des sculpteurs et des ouvriers d’art. Elle s’occupa de sociologie et de musique. Elle eut même un théâtre de légendes.

On peut dire qu’aucune manifestation de l’intelligence ne lui était restée étrangère. Elle fut nettement révolutionnaire, mais elle le fut avec entrain et bonne humeur. Elle accueillit même la chanson, sachant qu’en pays de France, la chanson seule consacre et que rien ne dure sans elle. Elle devint, par cela même, un excellent instrument de propagande...

On vit, à ses soirées, fraterniser, devant les soucoupes, des esprits aussi disparates que Jean Moréas, Rachilde, Félix Fénéon, Gabriel Vicaire, Paul Roinard, Albert Samain, Paul Adam, Pierre Louys, Camille Lemonnier, Krysinska, etc., etc... »

Voulez-vous que nous assistions à l’une de ces séances ? Il est neuf heures du soir. Des groupes d’étudiants, de poètes, d’artistes descendent en longues théories de Montparnasse, de Montmartre et des Batignolles et s’engouffrent dans le café... Ne vous arrêtez pas, traversez la salle, descendez l’escalier qui plonge au sous-sol ; ouvrez la porte qui se présente. Vous restez une minute sur le seuil, suffoqué par le bruit, la chaleur et la fumée. Un spectacle étrange s’offre à la vue. Un long boyau coudé de maçonnerie est rempli d’une humanité exaltée et grouillante. Deux garçons effarés, ahuris, ne savent comment tenir tête à l’avalanche des appels, des revendications ni comment glisser à travers la barricade des chaises et des tables chargées de bocks. Là où quarante personnes seraient à peine à l’aise vous en voyez s’entasser de cent cinquante à deux cents... Tout au bout, une scène minuscule, encadrée de rideaux de bois peint ; quelques coups de pinceau sur le mur du fond offrent la plus simple expression d’une marine casquée d’une lune symbolique. A gauche, un piano rétif. Près de la scène, une estrade où se tient le président Léon Deschamps (une pipe et un sourire) assisté de Maillard et de Louis Miot, ses deux bras droits, remarque spirituellement le futur député Lucien Hubert...

Combien ces réunions sont simples, cordiales, empreintes d’une bonhomie fraternelle et différentes de celles du Chat noir, par exemple, où l’art tourne vite au pufisme et à la parodie ! A La Plume, au contraire, on est chez soi. Partout, dans tous les coins, à toutes les tables, des visages de connaissance, des têtes de camarades venus avec la seule intention d’écouter des vers...

Aurélien Scholl disait de ces soirées : « Il faut voir l’exubérante jeunesse s’épanouir en ces agapes fraternelles. Les bonnes figures ouvertes, les franches poignées de main ! L’envie est inconnue à ces lutteurs ; chacun applaudit au succès des autres. Ils se sentent monter ensemble. »

D’ailleurs Scholl, qui nous fut toujours sympathique, écrivit la préface du petit volume, orné de cent portraits, où Maillard a raconté les soirées de La Plume : la Lutte idéale.

C’est au sujet de ce livre qu’Harold Swan, qui ne pouvait se désintéresser de ce tourbillon de littérature, publia dans l'Ermitage celui de ses Propos épars qui eut le plus de succès. Je le reproduis ci-dessous. Il complètera le tableau des soirées de La Plume.


LA PLUME
Macabres de brasserie ! Héliogabales de maisons publiques !
(Exclamations de M. Henri Fouquier, rédacteur au Figaro et écrivain attique).

La première fois que je m’embarquai pour la France, cependant que le paquebot avalait voracement des avalanches de malles et de valises et que la bise de décembre nous crachait une brume salée au visage, mon vénéré père hon. Richard. E. Swan esq., debout à côté de moi sur le pier de Douvres, termina le discours qu’il venait de m’adresser par cette phrase : And now Harold, I have but one thing more to say : you were not born with a silver spoon in your mouth ; beware of French men of letters.

— Vraiment, Monsieur, lui répondis-je, je crains que vous ne fassiez la part trop grande à mon inexpérience. Il est vrai, je n’ai guère que vingt-six ans, mais, grâce à votre sollicitude, j’ai connu Eton où je fus même le fag de Sa Grâce le duc de Sheepshead, laquelle ne me ménageait guère les croquignoles, nazardes et autres marques d’attention lorsque je ne cirais pas ses bottines à son goût ; ensuite j’ai glorieusement ramé à Cambridge ; enfin, plus tard, j’ai fait la connaissance de M. Oscar Wilde ; ce poète me donna son portrait et un tournesol en or !.. . Tout cela ne m’autorise-t-il pas à soutenir que je possède déjà quelque expérience de la vie ?

M. Swan ne me répondit pas tout de suite ; un large sourire équivoque lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles. Enfin, au bout de quelques minutes : « Allez à Paris, mon garçon, me dit-il, mais surtout n’oubliez pas : d’abord ce que je viens de vous dire, ensuite, qu’il y aura toujours un morceau de mouton froid et un pot d’ale à Swan-Castle pour vous. — Portez-vous bien. »

Il me serra la main de la façon la plus nationale, et je partis emportant une adaptation en cinq actes de la tragédie : Le géant Agrapardo, roi de Nubie, pire que son frère feu Angulafer[2], destinée au théâtre de l’Odéon, et une lettre de recommandation de mylord Glenarvon d’Argyll, des ducs de Montrose, adressée à M. Adolphe Retté, littérateur français.

Mon voyage ne présenta aucun événement digne d’être rapporté. En traversant la salle des Pas-perdus de la gare Saint-Lazare, à Paris, mon attention fut attirée par une considérable affiche jaune sur laquelle on devait lire ceci :

Voyez :

La Plume !
La Plume !!
La Plume !!!

« Monsieur, demandai-je à un personnage, coiffé d’une casquette extrêmement galonnée, et qui semblait garder cette affiche, quel est le sens de cette inscription ?

— Je n’en sais rien, me fut-il répondu ; toutefois peut-être s’agit-il d’une recette pour le pudding… Informez-vous. »

Je n’y manquerai pas, pensai-je en montant dans un fiacre, d’autant que cet individu me paraît on ne peut plus borné… Il doit être question de quelque manifestation littéraire ou bien d’une entreprise de plumassier ou encore d’une méthode américaine de plume et goudron qui laisse loin derrière elle les facéties de mon cher Edgar Poe.

Le fiacre me conduisit chez M. Adolphe Retté. Là on m’introduisit dans une sorte de bureau très poussiéreux où s’entassaient sur la table, sur les chaises, sur le divan, des livres, des manuscrits, des partitions, des dessins, des chapeaux de différentes formes, des cravaches, une paire d’éperons, un banjo, des fleurs fraîches, d’autres fanées — tout un inénarrable capharnaüm que bouleversait encore une famille de chats fort occupés à se poursuivre de meuble en meuble, en miaulant, grinçant et griffant.

Un grand diable, aux prunelles singulièrement dilatées, à la chevelure ébouriffée, vêtu seulement d’une chemise de flanelle et d’un caleçon, jaillit d’une porte soudain ouverte. Sans préambule, il m’arracha la lettre que je lui tendais en balbutiant les phrases quelconques qui sont de circonstance et il se mit à marcher de long en large, donnant de loin en loin un coup de pied aux chats, une tape au binocle qui califourchonnait son nez, prodiguant d’inquiétantes grimaces et, cependant, lisant la lettre.

Quand il eut fini, il vint s’asseoir en face de moi et me demanda : « Vous connaissez lord Glenarvon ?

— Un peu, répondis-je.

— C’est un charmant garçon... Et alors vous venez étudier Paris et ses littérateurs ? »

Je confessai que tel était mon désir.

— Ce sont de charmants garçons.... Et après ?

Je racontai par le menu mes aspirations et mes ambitions, mes velléités et mes curiosités et Oscar Wilde et ma tragédie. Il m’écouta sans mot dire, fourrageant dans sa chevelure, roulant des cigarettes — il ne m’en offrit aucune, — et surtout bâillant, toutes les trois minutes, de façon à se disloquer la mâchoire, si bien que je le jugeai fort mal élevé, opinion dans laquelle je me suis confirmé depuis.

Je terminai enfin en lui demandant ce que pouvait bien être cette Plume qui violait si impudemment les yeux des arrivants à la gare Saint-Lazare.

— Comment ! s’écria-t-il en sursaut, vous ne connaissez pas La Plume ? Mais à quoi vous occupez-vous donc là-bas, tas d’insulaires ?

J’avouai faiblement mon ignorance et à peine osai-je mentionner l’hypothèse de l’homme à casquette galonnée.

M. Retté se renversa dans son fauteuil et il éclata d’un énorme rire silencieux qui lui découvrait l’intérieur de la bouche jusqu’au fond du gosier.

Quand il eut repris son sérieux : « Cet homme m’apparaît un sage, me dit-il ; en vérité, La Plume, c’est un pudding. »

Sur quoi nous nous quittâmes, prenant rendez-vous pour le soir même.


***


Le soir, M. Retté me mena dîner en un petit restaurant voisin du théâtre de l’Odéon, et il poussa la condescendance jusqu’à me présenter à MM. Stuart Merrill, qui me parla d’étoffes japonaises ; — Jean Moréas, qui me vanta les clovisses de la Méditerranée ; — Gaston Dubreuilh, musicien, qui flétrit violemment la mode des chapeaux à bords plats ; — Hugues Rebell, qui me décrivit Hyde-Park, que je crois pourtant connaître mieux que lui ; — Frédéric Corbier, mathématicien silencieux, qui, de tout le dîner, n’émit que cet aphorisme : « Vive la joie et ses filles ! » et de quel ton lugubre. Enfin, M. Retté lui-même raconta la bataille de Cannes à M. Dubreuilh, et se permit une foule de calembours et de jeux de mots du plus mauvais goût. De littérature, d’art, pas un mot. Seul, le gentleman qui nous servait émit quelques opinions lettrées, mais on l’écoutait peu. Pourtant j’appris de lui que La Plume était une revue littéraire, artistique et sociale, où ces messieurs daignaient se manifester quelquefois par des poèmes nécessairement sublimes et des articles pointus à l’égard d’autrui, élogieux à l’égard les uns des autres, mais souvent aussi pointus qu’élogieux. Cette définition me laissa perplexe, rapprochée de celle de M. Retté. Le boy ajouta obligeamment que tous les samedis, La Plume tenait des réunions dans un vaste palais souterrain situé au bas du boulevard Saint-Michel. « On y présente en liberté des poètes et des chansonniers », me dit-il tout bas avec un clin d’œil facétieux.

J’avisai M. Retté que j’étais fixé sur La Plume et que je désirais fort faire plus ample connaissance avec cette revue.

— Très bien, me dit-il, c’est justement aujourd’hui samedi ; nous allons y aller.


***


Tout ce mortel préambule est afin d’expliquer comment j’ai fait la connaissance d’un certain nombre de « macabres de brasserie et d’Héliogabales de maison publique » — pour employer la surprenante expression de M. Fouquier. Raconter mes impressions, je ne le pourrais guère. Voici un schéma : Beaucoup de fumée, beaucoup de tapage, un piano enrhumé, une sonnette stridente, un hourra formidable, à notre entrée. Un palais ? pas du tout ; et trois cents personnes où il n’en tiendrait guère que cent — encore pas trop à l’aise. Un aimable et énergique président, M. Deschamps. Et puis un flot, une cascade, un fleuve de poèmes et de chansons, qui déclamés, qui chantées, ou à peu près, par une cinquantaine de personnages bien vivants, bien portants, et d’une exquise bonne enfance. Citer serait difficile : M. Bailliot récita de beaux vers de M. Moréas ; M. Dalibard, des vers de MM. Signoret, Le Cardonnel, Retté, Charles Morice, Victor Hugo ; M. Coulon exalta les vêtements de M. du Plessys ; M. Degron chanta Les Bois... De macabre pas l’ombre, d’Héliogabale et de maison publique, nul indice. Peut-être M. Canqueteau ? — Encore s’agissait-il de sauvegarder les intérêts de la Bibliothèque nationale.

J’en conclus — je pense avec raison — que M. Henri Fouquier était un très malhonnête écrivain.


***


Ces soirées ont été décrites d’une plume, et d’une Plume alerte, par M. Léon Maillard, en une brochure dont il a bien voulu me donner un exemplaire. M. Maillard est un petit homme leste et preste, aux yeux vifs et fureteurs, aux gestes exubérants, et nul plus que lui, qui fut le lieutenant de M. Léon Deschamps dès la première heure, ne pouvait contribuer à la fortune de La Plume ; ces deux audacieux, ces deux enragés, ont créé : Le Journal des Jeunes ; ils se sont fait écouter ; ils se sont fait respecter ; ils commencent à avoir une influence considérable ; — enfin M. Claretie et M. Coppée, de l’Académie française (sic), viennent présider leurs banquets mensuels.

Une observation qui n’est pas même une critique : à s’en rapporter aux portraits qui parsèment la brochure de M. Maillard, les jeunes écrivains, chansonniers et dessinateurs sont, en général, affreusement laids ; — exception soit faite pour MM. Alphonse Germain et René Tardivaux, qui sont très beaux, mais cela nous le savions déjà.

Un dernier mot sur M. Maillard ; il connaît à fond le musée du Louvre, et raisonne pertinemment sur la peinture... Ce pourquoi, je me permets de l’aimer beaucoup.


***


Post-scriptum. — 1o Ma tragédie a été refusée à l’Odéon : donc, M. Porel me semble un homme bien singulier, car... mais nous parlerons de cela une autre fois ;

2o Un ami me demande pourquoi M. Retté avait approuvé qu’on appelât La Plume un pudding. Je ne lui ai pas répondu, vu que je n’en sais rien. Si quelqu’un veut me renseigner à cet égard, je lui en serai infiniment reconnaissant, car je n’ose m’adresser à M. Retté dont je me méfie fort : ce poète me ferait tomber dans le chausse-trappe d’une de ces froides plaisanteries dont il est coutumier ;

3o Et maintenant, Griselda, chère et même vénale créature, venez-vous-en ; mettez ces chrysanthèmes à votre ceinture et allons voir si le Luxembourg continue à se dorer d’automne. J’espérais que ma tragédie serait jouée ; alors je vous aurais offert des provinces et des royaumes — ma douce miss... Fumée, fumée ! gloire envolée... ma tragédie n’ayant pas été jouée, we have kissed away kingdoms and provinces ! comme dit Shakespeare.

Harold Swan.


***


Les banquets qui alternèrent avec les soirées n’eurent pas moins de succès. Ils furent présidés successivement par Puvis de Chavannes, Reyer, Leconte de l’Isle, Mallarmé, Verlaine, Coppée, de Heredia, Jules Claretie, Emile Zola, Auguste Vacquerie, Francis Magnard, etc.

Sur ce dernier banquet Jean Carrère, dans un article où, à certains égards, il rabaisse beaucoup trop ses anciens frères d’armes en leur prêtant un état d’esprit qui ne fut jamais le leur, a donné quelques notes spirituelles sur l’attitude de Magnard.

« Magnard, dit-il, prit la chose en vieux parisien, et ses petits yeux pétillaient devant tout ce kaléidoscope d’hommes et d’idées. Il regardait défiler les têtes les plus curieuses, demandant des anecdotes sur chacun. Un type original l’attirait. C’était un homme grave, au sourire protecteur, ayant barbe soignée et vêtements proprets et que saluaient les jeunes, familièrement.

— Quel est cet étrange bonhomme ? me dit Magnard.

— C’est Paul Masson. Mais vous devez le connaître sous son pseudonyme de Lemice-Térieux.

— Lemice-Térieux ? Le fameux fumiste ? On dirait un vieux magistrat !

— C’est justement un ancien procureur général aux Indes françaises.

— Oh ! extraordinaire ! présentez-le moi.

A cette époque, en effet, les facéties de Lemice-Térieux remplissaient la presse. Souriant et correct, Paul Masson vint à Magnard qui lui fit ses compliments.

— Vous êtes illustre, Monsieur, dit le directeur du Figaro. Quelle nouvelle me donnez-vous ? J’insérerai ce qu’il vous plaira de m’annoncer.

— Soit, dit Lemice-Térieux. Publiez demain que je pose ma candidature à l’Académie.

Surprise de Magnard, mais rapide. Promesse faite, promesse tenue. Le lendemain, le Figaro annonçait la candidature de Lemice-Térieux et, le surlendemain, Paul Masson commençait ses visites par M. Othenin d’Haussonville. »

C’était vraiment un drôle de corps que ce Masson, décédé il y a peu. Froid et méticuleux, il combinait des farces énormes qui révolutionnaient les journaux. Il avait élevé la fausse nouvelle à des hauteurs qu’elle n’avait jamais atteintes. Il publiait en même temps, dans l’Ermitage des Pensées d’un Yoghi dont certaines sont amusantes.

En voici trois : « Les poètes nous ont gâté la nature. Dans le plus beau fruit, maintenant, il y a un ver. »

« Je ne sais pourquoi la foi du charbonnier me paraît toujours un peu intéressée. N’aura-t-il pas à alimenter les feux éternels ? »

« Tout objet précieux gagne à être isolé. Nul repoussoir ne vaut un reposoir.


***


Les trois banquets qui m’ont laissé les souvenirs les plus caractéristiques furent ceux que présidèrent Jules Claretie, de Heredia et Zola.

M. Claretie montra beaucoup de bonne grâce et de cordialité. Contrairement à la plupart de ses prédécesseurs ou de ses successeurs qui semblaient d’abord un peu gênés tant notre réputation de férocité et d’intransigeant parti-pris était légendaire, il se prouva, tout de suite, fort à l’aise.

« Hé, disait-il, à son voisin de table, ces jeunes gens ne sont pas les bohèmes hirsutes et farouches dont on m’a parlé... Je crois que je sortirai d’ici sans y avoir laissé ma peau. »

Son toast se ressentit de cette heureuse disposition. En voici la phrase finale : « J’attends de vous, collaborateurs de La Plume dont l’avenir retrouvera les jeunes noms, devenus tout-à-fait glorieux, dans la revue de M. Deschamps, des œuvres et des chefs-d’œuvre... Oui, apportez-moi de vaillantes comédies, de beaux drames en cinq actes et en vers et... j’allais l’oublier !... — avec l’agrément du Comité — nous vous les ferons applaudir » .

Cette conclusion et la restriction goguenarde qu’elle impliquait furent accueillis comme il sied par des applaudissements et des rires unanimes.

Mais je ne sache pas que nul d’entre nous s’en soit prévalu pour soumettre des drames au jugement de M. Coquelin cadet ou de Mlle Reichemberg. Le seul Jean Moréas a eu l’intention, je crois, de présenter sa belle tragédie d’Iphigénie à la Comédie-française. Encore ne fut-ce qu’un projet non suivi d’exécution.

Jean Carrère a donc eu tort d’écrire dans l’article dont je viens de citer un passage : « Ce soir-là, toute la jeunesse s’en alla pensive. Pendant un mois, le quartier fut morne et les brasseries désertes. La nuit, autour du Panthéon et du Luxembourg, on voyait des lumières à chaque mansarde. Toute la rive gauche mystérieusement parachevait des drames en vers. »

Carrère est un bon garçon qui ne manque ni de verve ni d’imagination. Mais lorsqu’il écrit sur les temps héroïques du symbolisme on dirait qu’il éprouve le besoin de se faire pardonner d’avoir cru à l’art et aux convictions désintéressées. Il prend un ton de plaisantin ; il vise à faire rire le lecteur aux dépens de poètes dont les moindres avaient, au moins, ce mérite, d’être des convaincus. C’est là un défaut de courage dont il importe de le blâmer. Que Carrère n’en doute pas : si nous avons fini par nous imposer, c’est parce que nous avons toujours, même dans nos plaisanteries, respecté notre art. Nous n’étions ni des fantoches assoiffés de notoriété ni des clowns préoccupés «  d’épater le bourgeois ». Que des journalistes hâtifs rédigent des appréciations saugrenues touchant notre attitude, c’est affaire à eux et cela n’a guère d’importance. Pour Carrère, qui eut jadis l’ambition d’être un bon poète, il devrait se souvenir de sa ferveur ancienne et s’abstenir de ces cabrioles. . .

Un des plus intimidés parmi nos présidents, ce fut le Maître des Trophées, José-Maria de Heredia. Nous avions tellement houspillé les Parnassiens que, quoique assuré de notre admiration foncière pour ses beaux sonnets, il semblait craindre qu’on ne réclamât sa tête au dessert, après une invocation au vers libre. Il y avait aussi autre chose. A l’époque où il présida, La Plume donnait fort dans le socialisme et l’on y publiait des articles virulents contre l’état de choses actuel. M. de Heredia est un homme paisible, plus versé dans l’art des rythmes que dans l’éloquence révolutionnaire. Aussi dès qu’on lui avait présenté quelque lyrique à tendances plus ou moins anarchistes, se hâtait-il de dire : « J’aime en vous le poète, rien que le poète. »

Notre réelle bonne-enfance et notre gaîté ne tardèrent pas à le rassurer. — Ce fut, d’ailleurs, à ce banquet que je nouai avec lui des relations qui n’ont cessé d’être des plus cordiales. Pour preuve, la lettre fort spirituelle qu’il m’écrivit lorsque je publiai et lui envoyai l'Archipel en fleurs. Je crois intéressant de la donner ici.

Paris, le 5 mars 1895.


Mon cher poète.


Après avoir terminé le pénible voyage que je devais faire à travers l’œuvre de M. de Mazade que je dois louer[3], je me suis payé de ma peine en me promenant à travers l’Archipel en fleurs « où résident le charme et les vieilles merveilles » et de neuves aussi, des musiques, des parfums et des couleurs.

Entendez-vous par vieille merveille l’alexandrin que vous malmenez si vigoureusement dans votre préface et dont vous usez si bien et si fréquemment dans le livre ?...

Assurément l’alexandrin est une merveille puisque, malgré son âge, il est toujours jeune, parce qu’il peut être éternellement rajeuni, s’il est manié par un bon poète.

Vous le prouvez, mon cher Retté, et vos vers sont la meilleure protestation que je puisse invoquer contre vous-même.

Avec tous mes remerciements pour le plaisir que je vous dois, je vous serre cordialement les mains, poète deux fois Alexandrin,

Vôtre :
J. M. de Heredia.


L’attitude de Zola au banquet dont il eut la présidence fut curieuse à observer. Il nous regardait d’un air de défi, comme s’il s’attendait à subir un assaut qu’il lui faudrait toute son énergie pour repousser. Il parlait fort peu, consultait parfois Aurélien Scholl, son voisin de table, sur les assistants, puis, le front barré d’un pli profond, se retranchait dans le silence. Combatif comme il l’était, il se tenait évidemment à quatre pour ne pas nous décocher des coups de boutoir. Cependant son toast fut aimable. « Je bois, dit-il, en conclusion, au renouvellement de toutes les formules ; je bois à l’art de demain qui, forcément, ne sera plus celui que nous avons apporté ; je bois à tout ce que vous allez créer de nouveau ; je bois même à l’enterrement des aînés, mais je vous demande de leur faire de belles funérailles... »

Après le banquet, l’on causa. Zola, un peu détendu par notre cordialité, dit à quelques-uns d’entre nous qui l’entourions : « Ce qui m’étonne, c’est que vous ne semblez pas très bien savoir ce que vous voulez. Vous nous attaquez mais que voulez-vous mettre à la place de notre art ?

— Plusieurs choses, répondis-je, rendre à la poésie la place qu’elle mérite dans la littérature. Vous autres réalistes, vous ne faites aucun cas des vers. Nous prétendons prouver qu’ils valent la prose, s’ils ne la surpassent, pour exprimer des émotions intenses. Nous voulons aussi pratiquer un art d’idées et de sentiments que nous opposerons à votre art de sensations un peu frustes. Nous voulons enfin faire une part au mystère et au rêve. »

Zola m’écoutait attentivement. Quand j’eus fini de parler, il se tut un bon moment, le sourcil froncé. Puis il reprit, avec un geste de défi : « Ce que vous voulez faire, je le ferai, moi...

Je ne le crois pas », dis-je en m’inclinant.

Cette conversation, rapportée d’une façon tout à fait inexacte par Carrère dans l’article précité, fut reproduite, le lendemain, dans une foule de journaux. Elle fit un certain bruit ; c’est pourquoi j’ai cru devoir la relater ici.

Du reste, peu après, j’entrai en relations suivies avec Zola, comme on le verra au chapitre suivant.



  1. On ne saurait trop le redire, en effet. Nous qu’on accusait de nous enclore en des chapelles fermées, nous accueillions ceux-là même qui nous combattaient. Malheureusement, ni leurs vers ni leur prose ne tenaient contre l’art nouveau. C’est que, la chose est incontestable, tous les poètes de talent venaient au symbolisme. — Nous ne pouvions pas faire, malgré notre courtoisie, que les enfants de la vieillesse du Parnasse enfourchassent notre fougueux Pégase.
  2. Conf. Robert Greene, 1587.
  3. Dans son discours de réception à l’Académie.