Imprimerie de Tiger (p. 77-90).



§ VI.

Jeunes demoiselles, craignez la
musique.


Le lendemain, dit Bel-Rose, dans le journal itinéraire dont j’ai parlé, nous nous rendîmes, comme nous en étions convenus, à ce nouvel Olympe, à ce Frascati, qu’embellissent et divinisent tous les moyens de séduction et de plaisir.

Il était neuf heures, et déjà la lumière des lustres, réfléchie par des murs de glaces, avait remplacé le soleil. Quel spectacle enchanteur… ! Les femmes les plus belles, les plus galamment vêtues, montrant ou voilant leurs charmes avec le même art, se disputaient le double prix des graces et de la beauté.

Après avoir joui du plus magnifique coup-d’œil, et lorsque la foule se fut un peu écoulée, nous trouvâmes un sopha, une table, et, en prenant des glaces, nous cherchâmes l’aimable objet qui, le premier, serait soumis à l’influence magique de notre anneau.

Dans cette circonstance, comme dans les suivantes, mon active curiosité décida mon compagnon de voyage.

Une jeune personne de seize ans, au plus, frappa tout-à-coup mes yeux, qui ne virent plus qu’elle.

Comme elle est belle, regardez… Quels yeux ! ils brillent déjà des feux du sentiment ; ont-ils exprimé celui de l’amour et de la volupté ? cette bouche, si vermeille, s’est-elle rougie, s’est-elle déjà enflammée par le baiser d’un téméraire amant ? Ô que de charmes ! Ce cou d’albâtre, qu’une coëfure grecque ne dérobe pas à l’œil charmé de le voir ; cette gorge, à moitié voilée, mais dont l’avide regard et l’imagination, plus avide encore, découvrent tout l’aimable contour ; ces formes de calipige, dignes rivales de celles dont l’aspect imprévu fit le bonheur des Dieux ; que d’attraits, que de trésors sous ces voiles importuns, que je voudrais arracher.

Mais n’appercevez-vous pas un certain air de lendemain, un regard plus observateur, une douce mélancolie, une démarche décélatrice et ce tendre embarras, signe certain d’un cœur encore virginal, même après l’essai des plaisirs de l’amour.

Vîte, dirigeons l’anneau sur cette nouvelle Hébé, et qu’elle soit le sujet de notre premier entretien.

L’anneau fut alors dirigé au gré de mes vœux ; le diable, rendu sylphe observateur et conteur, me dit :

Cette jeune personne, qui vous inspire un si vif intérêt, se nomme Sophie. Comme vous voyez, elle entre à peine dans la carrière de la vie et du plaisir.

Son début, qui se fit hier, dans le boudoir de sa chère mère, n’est qu’une aventure très-commune, et je serais presque tenté de ne pas vous la raconter.

Racontez, je veux savoir tout ce qui regarde la belle Sophie. Si ses aventures ou son aventure n’offrent rien de neuf, elles offriront du moins quelque chose de bien tendre ; et j’aime le tendre, entendez-vous ? Le diable, aussi complaisant que possible, reprit en ces termes :

Sophie aime la musique avec passion : elle a pour maître un jeune Italien, M. Zorani, qui se félicite de l’avoir pour écolière, et qui, sans avoir fait le sacrifice de sa virilité au dieu du chant[1], a une voix délicieuse et presque divine.

Mille routes diverses conduisent au même but. Zorani fut au cœur de Sophie par ses accens passionnés ; il s’apperçut de sa conquête ; il la vit dans les yeux de sa belle écolière, dans ses progrès rapides et dans une agitation, dans un tendre frémissement qu’elle dissimulait en vain : lorsqu’arrivée à certains passages plus animés, le feu de l’amour circulait dans ses veines et pénétrait tout son être.

Zorani, trop occupé et trop mauvais calculateur en fait de jouissances, pour se donner le plaisir d’un roman et d’une passion, voulut arriver d’une manière brusque et rapide vers un dénouement auquel des scènes si ravissantes, des détails si aimables, conduisent le mortel assez heureux pour devoir plus d’une sorte de plaisirs et de jouissances à l’amour et à la beauté.

Mais ne jouit pas qui veut du bonheur, des détails et des préliminaires ! Zorani, brûlant du désir de prendre, comme on dit, le roman par la queue, vole chez Sophie ; elle était seule. — Si vous le désirez, nous chanterons ce morceau, que je viens de terminer. — C’était le premier baiser de l’amour, extrait de la nouvelle Héloïse, arrangé en romance italienne, et rendu plus brûlant par le charme d’une musique céleste.

Sophie savait l’Italien et le prononçait à ravir : elle commence la romance ; mais à cet endroit : « Que devins-je quand je sentis… la main me tremble, ta bouche de rose, la bouche de Julie, et mon corps serré dans tes bras… À cet endroit, Sophie, non moins émue que St.-Preux, se trouble, ses sens sont bouleversés, ses yeux s’animent, et tout son corps frissonne et chancèle.

N’achevons pas cette romance, dit-elle ingénuement à son maître ; votre musique est d’une expression… Ah !… elle est allée jusqu’à mon cœur, elle me fait mal.

Zorani sourit, conduit son écolière sur un lit de repos, où il se place près d’elle, et très-près d’elle. — Cette romance vous a donc profondément touchée, belle Sophie ! ce que vous venez d’éprouver est l’annonce d’un besoin, d’un sentiment, auxquels des préjugés tyranniques vous ordonnent de résister, auxquels la nature, plus puissante, vous presse de ne pas opposer une cruelle résistance.

Ce que vous venez de chanter, je l’ai composé en me plaçant, par imagination, dans la position de Saint-Preux. Vous étiez mon Héloïse. On peut être téméraire dans ses songes, et, dans le mien, je l’étais ; ma bouche a cherché la vôtre, l’a rencontrée, et l’état dans lequel m’a plongé ma voluptueuse ivresse, m’a inspiré cette musique, à laquelle vous venez, d’accorder votre suffrage d’une manière si expressive. — L’embarras, le trouble de Sophie augmentent : son sein, dont l’aimable contour est à peine achevé, soulève la gaze légère avec plus de vitesse, et, d’une voix altérée, elle répond à peine à l’amant qui la presse. Pour vous intéresser davantage, et varier le récit de cette scène, dont le tableau est une véritable idile, je vais en former un mélange de vers et de prose, aussi digne du sujet qu’il me sera possible. Écoutez.

L’écolière timide
Rougit, baisse les yeux ;
Dit : l’amour est perfide,
Ses traits sont dangereux ;
Ils blessent les amantes,
Ils effleurent l’amant :
Nos flammes sont constantes ;
Vous n’aimez qu’un instant.


Papillon de la Rose
A-t-il pris les faveurs,
Dans son sein il repose
Puis vole aimer ailleurs :
Mais la rose flétrie
Sur sa tige languit ;
Ainsi femme trahie
Loin d’un ingrat gémit.

Brusquement téméraire,
Le chanteur éloquent
Répond : soyez sincère,
Il vous faut un amant.
Ma bouche est sur ta bouche,
Mon cœur est sur ton cœur ;
Mon transport t’effarouche ;
Ah ! craint-on le bonheur !

La surprise, un attendrissement involontaire, une résistance qui attire et provoque plus qu’elle ne repousse, sont la réponse de Sophie. Zorani sent croître son audace. Mon langage vous étonne peut-être, dit-il à son aimable écolière ; mais l’amour est mon excuse. Il me pénètre, m’enflamme ; du moment où mes yeux rencontrèrent les vôtres, votre première vue, votre premier accent, décidèrent de mon sort… Mais vous, belle Sophie, l’heure du plaisir a déjà sonné, votre ame l’a entendue : le voile impénétrable du mystère nous enveloppe ; soyons heureux ; mais préludons au dernier degré du bonheur : l’épine est sur la route qui nous y conduit, et pour en supporter courageusement la piqûre, fais d’avance un essai de la jouissance qui la suit.

Tu viens de chanter le premier baiser de l’amour, reçois le second. En prononçant ces mots, Zorani est aux genoux de Sophie : sa main téméraire, et faiblement arrêtée, soulève un voile importun, et sa bouche se porte avec ivresse sur l’entrée virginale d’un sanctuaire où les libations d’un brûlant nectar vont bientôt couler en l’honneur de Vénus. Sophie, émue et surprise, ne résiste plus. Son amant, plus passionné, interroge, sollicite en elle tous les organes du plaisir ; sa langue, transformée en trait brûlant, se tourmente, s’agite, et ne tarde point à donner, à sa charmante écolière, la première extâse de volupté. La scène et la position change : alors, Zorani est dans les bras de Sophie ; tout son corps touche, presse le sien ; le nouvel instrument d’une jouissance moins superficielle, remplace la bouche, que pressent les lèvres d’une amante adorée ; et après de longs, de douloureux efforts, la dévirgination s’achève ; une ivresse inéfable, des transports de voluptés, font oublier la blessure qui les précéda, et dont la démarche que vous venez de remarquer est une suite nécessaire.

Ah ! mon cher diable, si votre maître à chanter, qui paraît bien aimable, n’est pas constant, si, après avoir été bien heureux et bien infidèle avec des dames très-peu novices, il trahit l’innocence, cette charmante Sophie, il sera bien coupable. — Soyez sans crainte, me répondit le diable ; Zorani, qui voulait jouir sans être amoureux, a perdu sa liberté où les autres la retrouvent. Les bras caressans de son écolière, sa franchise, ce développement si touchant de charmes, d’esprit et de sentiment, cet heureux abandon de l’amour et de la candeur, tout le retient, l’enchaîne, et je réponds de sa fidélité : vous en pourrez juger vous-même, par les couplets qu’il est venu offrir ce matin à sa douce amie. Fredonnons-les ; et, en attendant la musique de Zorani, qui sera incessament gravée, essayons sa romance sur l’air de celle du Jockei. L’auteur l’a appelée le Lendemain.

Le lendemain de notre ivresse,
Conservant l’amoureux transport,
Ah ! de volupté, de tendresse,
Je jouis et palpite encor.
Long souvenir de mon amie,
Immortalise mon bonheur,
Et de son image chérie
Je remplis et charme mon cœur.

L’insensible ou l’amant vulgaire
Ne jouit, n’aime qu’un instant ;
Mon amour et ton art de plaire
Rendent notre bonheur constant.
Loin de toi, vers toi je m’élance,
Je te demande avec ardeur,
Et du lendemain l’espérance
Sait me faire un jour de bonheur.

  1. Les grands chanteurs italiens sont presque tous eunuques.