Éditions Beauchemin (p. 254-).

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Au presbytère de Sainte-Anne, la ménagère s’affairait autour du poêle. À travers la vitre elle vit s’avancer le père Didace et lui fit signe d’entrer sans frapper. Respectueux de la grande propreté oui régnait dans la cuisine, il resta à piétiner sur le rond de tapis près de la porte.

— Approchez. Vous arrivez dans le bon temps, père Didace. J’ai justement trois sarcelles à mijoter à la daube. Goûtez-y et vous m’en donnerez des nouvelles.

Indifférent, contre son habitude, à l’odeur forte et savoureuse embaumant toute la pièce, le père Didace refusa :

— Pas à midi. J’ai pas faim. Et mon monde m’attend chez le commerçant. Je voulais simplement dire un mot à monsieur le curé.

Le curé Lebrun entra bientôt.

— Ah ! père Didace ! Quel bon vent pour la chasse n’est-ce pas ?

À son arrivée au Chenal du Moine, une trentaine d’années auparavant, le curé Lebrun avait pris goût à la chasse ; mais il n’était jamais parvenu à s’initier à tous ses imprévus. Le père Didace, par esprit de taquinerie, ne manquait jamais une occasion d’en remontrer à son curé. Mais cette fois, il se contenta de hausser les épaules, en grondant :

— Pouah ! ce petit vent de coyeau…

— Je ne vous ai pas rencontré à l’affût dernièrement.

— Non, je chasse presquement pas.

— Comment se fait-il ?

— Ah !

— Ça va toujours à la maison ?

— Ça va petit train, mais… monsieur le curé, j’aurais affaire à vous privément. Je vous retiendrai pas trop longtemps.

— Passez donc dans mon office, monsieur Beauchemin.

Le bureau austère, avec ses murs blancs, ses grands portraits d’évêques, impressionnait toujours le père Didace. Il resta silencieux. Il n’avait plus devant lui un chasseur, mais son curé. Pour lui venir en aide, l’abbé Lebrun parla le premier :

— Moi-même je voulais justement vous montrer un article que j’ai découpé à votre intention. En rangeant des vieux journaux, je l’ai trouvé par hasard dans un numéro de « l’Étoile » de Québec qui date bien de deux ans. Il va sûrement vous intéresser. Tenez, lisez-le.

Didace Beauchemin prit le papier et le retourna en tous sens. Le curé Lebrun se mordit la lèvre. Il avait oublié que son paroissien ne savait pas lire.

— Préférez-vous que je le lise à haute voix, monsieur Beauchemin ?

Didace ne se montra aucunement humilié de son ignorance. Il ne savait pas lire, mais il connaissait un tas de choses que son curé ignorait :

— Allez, allez, monsieur le curé. Allez sans gêne… Le curé se mit à lire :

HÉRITIER RECHERCHÉ

La déposition du testament olographe de feu Malcolm McDowey, au greffe du protonotaire du district de Québec, a révélé que la famille Espéry de Lignères est à la recherche d’un de ses membres disparu depuis près de huit ans, Malcolm-Petit, légataire principal de M. McDowey.

La succession McDowey est l’une des plus importantes, vues à Québec, en ces dernières années. Elle comprend d’immenses concessions forestières et des scieries. Cet empire industriel fut édifié par feu Malcolm McDowey qui vint au Canada d’Écosse, soixante-dix ans passés. Le jeune émigrant n’atteignait pas alors la vingtaine. Comme à tant de ses compatriotes, la forêt canadienne lui fut un enchantement. Associé d’abord à Abraham Petit durant les luttes épiques qui suivirent l’abolition des lois mercantiles, il fit preuve du sens des affaires de ceux de sa race et la société Petit & McDowey devint l’une des plus considérables du pays. Beaucoup plus jeune que Petit, McDowey en épousa la fille unique. De cette union naquit une fille qui épousa le seigneur Espéry de Lignères, lequel mourut peu d’années après ce mariage, laissant une fille et deux fils, Charles et Malcolm-Petit. Mme  de Lignères succomba elle-même, à un âge peu avancé. M. McDowey décédait, il y a quelques mois, dans sa quatre-vingt-dixième année.

Cette nouvelle rappellera sans doute des souvenirs à ceux dont la jeunesse s’écoula dans la capitale, autour de 1900. Malcolm Petit de Lignères — ou Marc Delignières comme il signait démocratiquement — reste une des figures les plus pittoresques des débuts du siècle. Élevé par son aïeul Malcolm McDowey dont il était le petit-fils préféré, il débuta dans la vie sous les plus heureux auspices. Après avoir suivi les leçons particulières d’un précepteur, il passa directement à l’étude du droit à l’Université McGill où il se distingua tant par ses exploits dans tous les sports, boxe, lutte, rugby, hockey, que par les hautes marques qu’il décrocha dans la plupart des matières.

Quelques mois avant de terminer son droit, au grand scandale des autorités il abandonnait ses études et épousait une jeune Québecquoise issue d’une famille égale à la sienne. Malcolm de Lignères se lança alors dans le journalisme politique. On lui prédisait un brillant avenir comme journaliste et comme politique. À toutes les réunions il était ce que nos grands-pères nommaient un « lion ». Tout lui réussissait.

Puis, un jour, il y a près de huit ans, Malcolm de Lignères disparut, sans raisons apparentes. Des personnes dignes de foi prétendent l’avoir reconnu à divers endroits du pays, et même de l’étranger, mais dans des situations qui laissent rêveur.

Malcolm-Petit de Lignères serait-il atteint d’amnésie ? C’est l’opinion de sa famille. Voici la description qu’on peut faire du disparu : âgé d’une trentaine d’années, mesurant cinq pieds, onze pouces et pesant environ cent quatre-vingts livres. Il a les cheveux roux, les yeux pâles et le nez irrégulier.

Une généreuse récompense est promise à qui fournira au sujet du disparu des renseignements sérieux. On est prié d’adresser toute correspondance à case postale 243, Haute Ville, Québec.

— Une généreuse récompense ! ça doit pas être qu’une petite récompense ! s’exclama Didace.

— Mais il ne s’agit pas de cela, monsieur Beauchemin, observa l’abbé Lebrun désappointé. La description du disparu ne vous fait pas penser à quelqu’un ?

— Je vois pas, monsieur le curé.

— Voyons ! votre Survenant !

— Je pense pas. C’était un garçon tout ainsi qui avait quasiment pas de défauts, sauf peut-être ben… mais ça avancerait à rien… Puis j’ai pour mon dire que s’il avait été marié, il aurait pas fréquenté Angélina.

— Mais ce nom de Petit, joint au reste, ne vous frappe pas ? Petit dit Beauchemin. Je me disais qu’il est peut-être un de vos parents, qui sait ? Malcolm Petit de Lignères…

— Si c’était son dernier nom, je dis pas, mais de même, ça me fait plutôt l’effet de quelque sobriquet. Puis, sauf votre respect, monsieur le curé, y a pas rien qu’un chien qui s’appelle Pataud… J’en démords pas : le Survenant est le garçon de quelque gros habitant ; il doit venir de sur une terre, il en sait trop long là-dessus.

— Enfin ! vous le connaissiez mieux que moi, fit le curé tout en rangeant la coupure dans son secrétaire. Et vous vouliez me parler, monsieur Beauchemin ?

Le père Didace sembla sortir d’un rêve :

— C’est pourtant vrai ! En effet, monsieur le curé…

Soudain il éclata :

— Monsieur le curé, depuis la mort de ma vieille, je trouve la maison ben grande. Puis la bru est pas trop, trop capable. Elle a pas toujours le temps de raccommoder mes chaussons. Et s’il fallait que la vermine vinssît se mettre dans mon butin ! Trouver une personne à mon goût, je cré presquement que je me remarierais. Quoi c’est que vous en dites, monsieur le curé ? J’ai peut-être un voile qui me couvre la vue. Je voudrais rien faire sans vous consulter.

Le curé réfléchit.

— À condition de prendre une femme qui vous convienne en tout. Mais je ne vous cacherai pas que je trouve le risque énorme, avec un grand garçon et une bru dans la maison.

— C’est en quoi, monsieur le curé. Des enfants peuvent leur arriver ; deux femmes seraient pas de trop pour en prendre soin.

— D’abord, monsieur Beauchemin, répondez franchement à ma question : avez-vous une femme en vue ?

— Plus ou moins. Je connais une veuve ben fine, capable sous tous rapports, travaillante, bonne cuisinière. C’est une pauvre femme mais d’un caractère riche et joyeux. Seulement ça veut pas dire que je pense à me marier avec.

— Je comprends. Son nom ?

— Varieur. Blanche Varieur. Un beau nom, hé ?

— Varieur, le nom n’en est sûrement pas un de la paroisse. Ni même de la région ?

— Ah ! non, elle vient d’une paroisse d’en bas de Québec, assez difficile à prononcer. Le nom de la place est écrit sur un papier. Je l’ai sur moi, si vous aimez à le voir. La femme est Acayenne. Elle était cuisinière à bord d’une barge, vous savez « La Mouche » qui a pris en feu l’été passé ? Ah ! L’Acayenne a ben failli périr. Elle a dû se pendre après un câble, dans le vide, au-dessus de l’eau, pendant une grosse heure. Elle en a fait une vraie maladie. Ils ont pensé qu’elle passerait. Elle a eu le prêtre. Depuis ce temps-là, elle tient maison à Sorel.

— Quel âge a-t-elle ?

— Elle frise la quarantaine tout juste.

— Ne pensez-vous pas qu’elle est un peu jeune pour vous ?

— Mais, monsieur le curé, je voudrais élever encore une couple de garçons, s’il y a moyen.

Le curé de Sainte-Anne hocha la tête. Il se renversa dans son fauteuil à bascule pour mieux regarder le père Didace dans les yeux :

— Faites donc une chose, monsieur Beauchemin. Ne vous pressez pas de prendre une décision. Attendez. J’écrirai au curé de la paroisse d’où elle vient. Si la personne est digne de devenir votre épouse et de succéder à votre chère défunte, je serai le premier à m’en réjouir. Le mariage est une chose fort grave et d’autant plus sérieuse pour un veuf avec de grands enfants au foyer…

Pendant que son curé lui prodiguait de sages conseils et tentait de le dissuader d’un mariage précaire, Didace, envoûté, était à des lieues de là : le Survenant connaissait tout. Il avait toujours raison. Puisqu’il lui avait conseillé de se remarier, rien de mauvais ne devrait en résulter. Et c’était aussi grâce à lui que le père Didace avait connu l’Acayenne. L’Acayenne ! Seulement à la nommer ses vieilles chairs en tremblèrent de joie. Il attendit d’être maître de son sang et de sa voix pour dire :

— Vous pouvez toujours écrire, monsieur le curé…

Mais debout, tirant de sa poche un vieux porte-monnaie que ses doigts gourds ne parvenaient pas à ouvrir, il ajouta :

— Je jongle à une chose, monsieur le curé… pour la dispense des bans, là… vous pensez pas que, si je la prenais t’de suite, à vous j’exempterais pas mal de trouble, et à moi, vu que les chemins veulent se couper et vont devenir méchants sans bon sens, je m’épargnerais un gros voyage ?

FIN DU PREMIER LIVRE.
Toussaint 1942
Noël 1944

L’auteur a tenu à conserver à certains mots, dans le texte comme dans le dialogue, une prononciation qui peut paraître désuète mais qu’on leur donne encore dans la région, vieille de trois cents ans.

Les couplets à la page 277 sont tirés de la « Complainte des nouveaux mariés » que l’on chantait anciennement et qui a été reconstituée par M. E.-Z. Massicotte.