Éditions Beauchemin (p. 89-98).

— 9 —


Ce fut à partir de ce moment que la maison recouvra vraiment le don. Dès le lendemain de son arrivée, Marie-Amanda entreprit le grand barda qu’Alphonsine avait toujours retardé. Toute une journée les poulies grincèrent sous le poids de la corde où des pièces de linge pendaient. Vers le soir les femmes les entrèrent à pleine brassée ; elles en avaient l’onglée. Une odeur de propreté, de confort, s’épandit dans toute la maison et les hommes prirent des précautions inusitées afin de ne rien salir.

— Tu vas te morfondre, disait souvent Didace à Marie-Amanda.

Mais elle n’eut de reste que tout fût à l’ordre et qu’il y eût aux fenêtres, comme au temps de Mathilde Beauchemin, des rideaux empesés à point et, sur les lits de plume durement secoués, de grands carreaux d’oreiller rigides, trônant, solennels à la tête des couchettes ; l’un portait comme motif brodé de fil rouge, un enfant endormi ; l’autre, un enfant éveillé, avec, en dessous : good-morning, good-night. Dans l’obscurité de la commode, les catalognes et les ronds de tapis nattés attendaient leur tour de donner un air de fête à la maison.

Outre la table, le poêle et les chaises, dans la cuisine, un meuble unique qu’un éclat de bois sous un coin maintenait d’aplomb à un angle de la pièce, servait à la fois de buffet et de commode. Sur une garniture de toile écrue, à motifs brodés de fil rouge, une carafe de cristal ornait le centre. D’un rose irréel, décorée de colombes dorées portant un message blanc enroulé dans leur bec, et entourée de six verres minuscules, elle jurait par sa fantaisie avec le reste des choses naturelles. En l’apercevant, Didace avait observé, mécontent : « Si on dirait pas un courouge avec sa couvée… » Les premiers temps, dès qu’un regard étonné s’y posait, gêné par la présence d’une semblable frivolité dans la maison, il sentait le besoin d’en expliquer l’origine : « C’est la bru… » Alphonsine l’avait gagnée, à une kermesse soreloise, en même temps que la tasse à thé dans laquelle seule elle buvait.

Puis on fit boucherie. Angélina s’offrit à préparer la saucisse en coiffe et le boudin.

— C’est pas de refus, s’empressa de répondre Phonsine qui n’en pouvait plus.

Mais Marie-Amanda, loin d’être dépaysée par l’ouvrage, ne se plaignait jamais de la fatigue. À peine si parfois, les mains sur les hanches, elle s’étirait la taille de façon exagérée, pour alléger ses reins, un moment, du poids de toute leur richesse.

Le travail lui semblait naturel et facile. L’œil se reposait à la voir apporter à l’accomplissement de toutes choses des gestes si précis, si paisibles. D’une main loyale et sûre d’elle-même elle assaisonnait le manger, ou pétrissait le pain, de même qu’elle tordait le linge et faisait le ménage. S’il venait à manquer quoi que ce soit dans la maison, elle n’avait qu’à le dire. Aussitôt c’était à qui attellerait Gaillarde et courrait à Sainte-Anne, même à Sorel, acheter ce qu’il fallait, sans que personne trouvât à redire. Venant lui enseigna même le moyen de faire du pain sans lice. Phonsine, qui avait tant de peine à se faire aider d’Amable, enviait à Marie-Amanda son secret d’obtenir une si prompte assistance de chacun. Tandis qu’Angélina, de voir le Survenant si empressé auprès de Marie-Amanda, s’appliquait en cachette à copier les manières de son amie.

Noël approchait. Venant ne suffisait pas à emplir la boîte à bois. Il triait même le bois fin, et recherchait surtout le bouleau renommé pour donner un bon feu chaud.

Après avoir apprêté comme autrefois l’ordinaire des fêtes avec ce qu’il y a de meilleur sur la terre, le matin du vingt-quatre décembre, Marie-Amanda se mit à voyager, comme autrefois, du garde-manger à la grand-maison. L’heure était venue d’apporter la jarre de beignets blanchis de sucre fin, le ragoût où les boulettes reposent dans une sauce onctueuse, les tourtières fondant dans la bouche et les rillettes généreusement épicées. Au fond du chaudron de fer, un paleron de jeune porc frais gratinait doucement avec un morceau d’échinée mis de côté pour Phonsine qui ne pouvait souffrir l’ail. Comme autrefois la dinde dégelottait dans le réchaud. Et tout en haut du bahut, dans la chambre de Didace, en sûreté loin de la vue des enfants, les sucreries, les oranges et les pommes languissaient derrière une pile de draps.

Tout comme autrefois, pensa Marie-Amanda. Mais la joie insouciante d’autrefois n’était pas en elle. Son cœur pétri de durs souvenirs se gonflait de chagrin : Ephrem s’est noyé, un midi de juillet ; il n’avait pas seize ans. Mathilde Beauchemin n’est plus de ce monde pour tenter de radoucir le père Didace quand Amable ronge son ronge ou que les deux hommes ne s’entendent pas. L’aïeule ne trottine plus dans la cuisine en déplorant qu’on ne fasse point de pralines comme dans l’ancien temps.

Cependant les paroles qui auraient pu exhaler sa peine, Marie-Amanda les retint en soi, pour ne pas attrister les autres. Elle s’en fut seulement à la fenêtre jeter un long regard au dehors, comme pour demander au pays immuable un reflet de sa stabilité. Le soir tombait bleuissant la nappe de neige dressée sur la commune, et l’échine des montagnes, tantôt arrondie au creux du firmament, se confondait maintenant à la plaine. À travers la brume de ses larmes, à peine Marie-Amanda voyait-elle le paysage. Déjà c’était elle, à trente ans, la plus vieille des femmes de la famille. C’était à elle, la fille aînée, de donner le bon exemple. Ainsi donc la vie est comme la rivière uniquement attentive à sa course, sans souci des rives que son passage enrichit ou dévaste ? Et les êtres humains sont les roseaux impuissants à la retenir, qu’elle incline à sa loi : des joncs bleus pleins d’élan, un matin, et le soir, de tristes rouches desséchées, couleur de paille ? De jeunes joncs repousseront à leur place. Inexorable, la rivière continue de couler : elle n’y peut rien. Nul n’y peut rien.

La petite Mathilde, étonnée de voir sa mère si longtemps immobile, se pendit aux jupes de Marie-Amanda :

— Ma… man !

Le petit Éphrem, vacillant sur ses jambes, l’imita :

— Ma… man… man… man…

Marie-Amanda se retourna. Elle avait encore le cœur gros, mais elle parut consolée et dit simplement à Alphonsine :

— Si on faisait de la plorine comme dans mon jeune temps…

La petite Mathilde battit des mains :

— D’la plorine, maman, j’veux de la plorine !

Marie-Amanda prit sa fille dans ses bras pour la manger de baisers. Le Survenant la lui enleva doucement mais lui dit d’un ton brusque :

— Vous devriez pas la porter de même : elle est ben trop pesante pour vous.

* * *

Peu après le commerçant de Sainte-Anne arriva. Il s’engouffra dans la cuisine, en même temps qu’une bouffée d’air gelé. Il arrivait toujours en coup de vent ; on aurait juré que rien ne saurait le retenir une minute de trop et, à chaque maison, il prenait le temps de fumer sa pipe et de s’informer de tous les membres de la famille.

— Puis le père Didace, il est toujours veuf ? Crèyez-vous qu’il fait un beau veuvage ! Les créatures lui feraient-ti peur, par hasard ?

Phonsine, pour le plaisir de le faire parler, observa :

— Elles sont pourtant pas dangereuses !

— Ah ! ma fille, on sait jamais. J’en ai connu qui étaient ben épeurantes… ben épeurantes !

— Lesquelles est-ce ?

— Des créatures, les cheveux tout mêlés en paillasse.

À tout moment il rebondissait sur ses jambes. On croyait qu’il repartait : il allait simplement lever le rond du poêle où cracher dans le feu et retournait s’encanter dans la chaise, ses deux pieds étirés sur la bavette du poêle.

— Puis toi, Phonsine, tu fais pas baptiser ? Puis Amable ? Puis le Survenant ? Puis Ludger ? Puis Z’Yeux-ronds, il jappe toujours ?

Tous y passèrent. Quand il arriva au tour de Marie-Amanda, il se contenta de lorgner obliquement de son bord :

— Puis les gens de l’Île de Grâce ? Ils me font l’effet d’être prospères, d’après ce que je peux voir.

Son butin de nouvelles grossissant à chaque maison, il s’attardait davantage à mesure que sa tournée avançait. On eût dit que c’en était là le but principal, plutôt que la vente de sa marchandise.

* * *

Marie-Amanda se faisait une joie d’assister à la messe de minuit. À la demande du père Didace, le Survenant accepta de garder la maison. Il ne se fît pas même prier. Marie-Amanda le rassura sur le compte de la nuit : les enfants ne s’éveillaient jamais. Son mari, Ludger Aubuchon, la rejoignit à l’église de Sainte-Anne et, après la messe, les gens du Chenal revinrent à la suite. Toute une filée de traîneaux s’égrenaient sur la route, dans la nuit bleue argentant le hameau. David Desmarais et Angélina acceptèrent l’invitation de réveillonner chez les Beauchemin. Angélina n’avait jamais connu de plus heureux Noël. « Quel beau Noël ! » ne cessait-elle de dire en son cœur où une joie dévotieuse se confondait avec l’image du Survenant.

À leur arrivée dans la maison, Venant dormait sur sa chaise. Il sursauta en même temps que Z’Yeux-ronds et tout d’un bond il fut debout. Une fois la mèche de la lampe levée, une exclamation jaillit de la bouche d’Alphonsine :

— Où c’est que vous avez péché ce fauteuil-là, dans le monde ?

Le fauteuil que venait de quitter Venant, un véritable fauteuil voltaire, aux pattes moulurées et au dos incurvé comme pour mouler le corps, avec les défauts qui dénotent la main de l’artisan, trônait près du poêle.

Encore endormi Venant dit en bâillant :

— Pas rien que le père Didace et Amable qui auront leur chaise dans la maison. Moi aussi j’aurai la mienne à c’t’heure.

On parla de la messe de minuit, du beau chant, de la crèche, mais comme d’eux-mêmes les propos revenaient sans cesse au fauteuil. Chacun voulut l’essayer. On s’y carrait. Il semblait épouser le dos de la personne. David Desmarais ne faisait que répéter : « J’ai rarement vu une aussi bonne chaise. Ah ! cré bateau ! c’est de l’ouvrage fine ! »

— Tu pouvais ben te vanter de savoir travailler le bois, remarqua Ludger Aubuchon.

Alphonsine, occupée à tremper le ragoût de boulettes, lâcha soudain la cuiller à pot pour se camper devant le Survenant :

— Ah ! c’était ça, le grand secret d’avant Noël que tu cherchais tant à me cacher ?

Angélina voulait tout savoir de la façon et du rembourrage. Venant ne pouvait répondre à tout le monde à la fois. Il expliqua :

— Je l’ai rembourré de quenouille avec des sacs vidant de gros sel. Ça sent le bord de l’eau, vous trouvez pas ?

Angélina ajouta :

— Je connais des dames anglaises, à Sorel, qui donneraient gros d’argent pour faire réparer leurs anciens meubles par vous.

Alphonsine s’extasia :

— Aïe, mon beau-père, entendez-vous ce que dit Angélina ?

Mais Marie-Amanda donnait le signal de se mettre à table. Après la longue course au grand air, chacun réveillonnerait de bon cœur et de bel appétit. Au moment de s’asseoir, il y eut une minute de forte émotion devant la place vide de Mathilde : depuis sa mort personne ne l’avait occupée. Marie-Amanda alla chercher sa petite et l’y installa : une feuille tombe de l’arbre, une autre feuille la remplace.