Éditions Beauchemin (p. 78-88).

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— Hou donc ! Phonsine ! T’entends pas la cloche ? V’la le tinton qui se prépare à sonner !

À la seule réponse, le heurt d’un fer contre le globe de la lampe dans la chambre d’Alphonsine, Didace tempêta :

— Quoi c’est qu’elle a à tant vouloir se friser belle, à matin ? Elle est pas de rien !

Le dimanche matin, malgré qu’elle se levât une heure plus tôt, c’était toujours un aria pour Alphonsine, depuis qu’elle était maîtresse de maison, de s’apprêter à partir pour la grand-messe. Outre qu’elle devait préparer en peu de temps le repas du midi, balayer la place et mettre de l’ordre dans la maison, il lui fallait sortir les bons habits de son beau-père et de son mari et aider ceux-ci à attacher le faux col et nouer la cravate. Ni l’un, ni l’autre n’en venaient à bout seuls.

Le matin de ce dimanche de décembre, pendant que Didace voyait au train de l’étable, Venant apporta le bois au bûcher. En entrant il aperçut Alphonsine essuyer une larme à la dérobée ; elle s’était querellée avec son mari. Pour l’égayer, le Survenant lui dit :

— Chauffe, Phonsine, chauffe le poêle si tu veux avoir un mari joyeux.

Amable, taciturne, l’esprit maladif, qui boudait, allongé contre le poêle, prit à la hâte son casque et son capot de poil et sortit.

— Voyons, voyons, Phonsine, lui reprocha le Survenant, on pleure pas pour des riens : c’est pas le temps, le dimanche matin. Tu devrais avoir honte : Amable qui t’aime tant !

Alphonsine, sa rancune contre Amable et sa sauvagerie subitement oubliées, se vira, brusquement agressive, du côté de Venant :

— Quoi c’est que t’en sais tant pour te mêler de parler, Grand-dieu-des-routes ? Et qui c’est qui te dit qu’Amable m’aime ? À moi il m’en parle jamais.

Du haut de ses grands bras Venant laissa s’ébouler dans la boîte à bois la brassée de plane des îles :

— C’est pire : une femme, ça peut vous taper la face pendant des heures de temps. Mais si vous lui prenez seulement le bout du petit doigt pour l’arrêter, elle crie au meurtre comme une perdue. Et un homme a beau donner son nom à une femme, il pourrait s’ouvrir la poitrine avec un couteau et s’arracher le cœur pour elle. Du moment qu’il lui déclame pas à tous les vents qu’il l’aime, non ! il l’aime pas !

Alphonsine, piquée, le relança :

— T’en sais ben long sur les femmes, pour un vieux garçon de ton espèce ?

— Qui c’est qui t’a déjà dit que j’étais… ? Écoute, la petite mère, on ferait peut-être un bon almanach de la mère Seigel avec ce que je connais là-dessus.

* * *

Le père Didace s’impatienta de nouveau :

— Grouille donc, Phonsine ! Elle est là qui tourne tout le temps dans la même eau.

Il dit à Venant :

— Prends le fouet et appareille-toi, on part. Elle manquera la messe. Tant pire pour elle. Faudra qu’elle s’en confesse.

Puis il sortit en maugréant :

— Elle est pas raisonnable. Amable a tout son reste à retenir le Pommelé. On va arriver le sermon commencé. Un vrai déshonneur !

Le fouet de cérémonie, pour la voiture légère, les sorties du dimanche, les soirs de bonne veillée, voisinait dans le coin avec le balai de sapinage. Le Survenant obéit. Près de la chambre d’Alphonsine il frappa le plancher à grands coups de manche de fouet :

— Le fais-tu exprès, Phonsine ? Tu sais ben que le cheval attend pas aux portes et que les chemins sont méchants !

La jeune femme, la tête dans l’embrasure, dit seulement :

— Vous, le beau faiseux d’almanach !

Au dehors, la Pèlerine, la cloche de Sainte-Anne de Sorel, s’évertuait à sonner : envoie une bordée de sons au Chenal du Moine, butte sur les labours gelés, propage ses notes claires au delà de la grand-rivière, porte une volée à l’Île de Grâce, une dernière branlée au nord, puis tinte… tinte… tinte…

Elle tintait encore quand Alphonsine sortit de la maison. Dans sa collerette de rat d’eau sentant la camphorine, elle était à peine reconnaissable, et fort enlaidie : elle n’avait plus son visage lisse et blême, ni ses bandeaux unis, des jours de semaine, mais un toupet frisé comme à perpétuité et la figure d’une blancheur risible, de la poudre de riz jusqu’à la racine des sourcils et des cils. Elle s’assit en arrière dans la barouche avec Amable. Le Survenant prit place sur le siège d’en avant, à côté de Didace, prêt à partir, les guides en main. Cahotés en tous sens ils firent un bon bout de chemin sans que personne ouvrît la bouche.

Aussi longtemps qu’il longeait le fleuve, même en coupant à travers les terres, le chemin de Sainte-Anne de Sorel restait large et assez ordonné. Mais passé le Petit Moulin, au partage du fleuve, où commence l’archipel à la tête du lac Saint-Pierre, puis le chenal du Moine et le rang du même nom, il devenait subitement sinueux, à vouloir suivre les méandres et les moindres caprices de la rivière. En face de la demeure des Beauchemin, bien qu’il fût encore le chemin du roi, l’herbe, à l’été, cherchait déjà à pousser entre ses roulières. Quelques arpents plus loin, il n’était pas même une impasse : rien qu’un sentier herbu allant mourir à la première crique.

À l’approche du gros pin qui servait d’amet aux navigateurs, le Survenant remarqua :

— Il y a du bosselage en abondance sur les routes.

Vexé de l’entendre parler en termes, Didace clignota des yeux :

— Je sais pas de quoi c’est que tu veux dire, Survenant. Mais si tu veux parler des bourdillons dans le chemin, j’vas dire comme toi, il y en a en maudit !

Du coup les autres se déridèrent. Cela suffit à les faire revenir à de meilleurs sentiments.

Venant, poursuivant son idée, reprit :

— Il nous faudrait de la neige.

— Sans doute. Quand il y a pas de neige, le frette massacre tous les pâturages.

Il parlait d’une voix ferme, mais l’inquiétude était en lui : la neige, à force de tomber depuis le commencement des siècles, devrait fatalement venir à manquer.

Ce n’était pas uniquement par piété que Didace voulait arriver avant le commencement de la grand-messe : il ne détestait rien autant que d’être bousculé, disait-il. Mais il aimait surtout parler avec tout un chacun à la porte de l’église. Puis, quand il s’enfonçait dans son banc, un quart d’heure avant l’Introït, il avait le temps de prendre connaissance de l’assistance, de se racler la gorge à fond, de chercher son chapelet et aussi de penser en paix à ses affaires temporelles. À l’entrée du prêtre il les abandonnait pour se mettre en la présence de Dieu. Mais il les reprenait au milieu du sermon. L’attention lui était difficile. Malgré sa bonne volonté, il ne parvenait pas à comprendre les vérités haut placées que prêchait l’abbé Lebrun. Pour lui les commandements de Dieu et de l’Église se résumaient en quatre : faire le bien, éviter le mal, respecter le vieil âge et être sévère envers soi comme envers les autres.

Le père Didace en tête, ils entrèrent dans l’église et, à la file, d’un pas empesé, se rendirent jusqu’en avant. Le Survenant qui portait les même nippes, le dimanche comme la semaine, monta au jubé. Pierre-Côme Provençal se carrait au banc d’œuvre que seul un capitonnage distinguait des autres. Fort, sanguin, engoncé dans sa graisse et dans la satisfaction de sa personne, il occupait la moitié du banc. Avant même de s’agenouiller, Didace le vit et se dit :

— C’est ben toujours lui, le Gros-Gras. Il lui faut toute la place : les deux autres se tasseront, quoi !

Après les annonces le curé de Sainte-Anne entama la lecture de l’Évangile du jour : « En ce temps-là, Jésus dit à ses disciples : il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles… !

… « Et alors on verra le Fils de l’homme venir sur une nuée avec une grande puissance et une grande majesté… »

… « Voyez le figuier et les autres arbres ; quand ils commencent à pousser, vous reconnaissez que l’été est proche… »

… « Le ciel et la terre passeront, mais mes paroles ne passeront point. »

Au silence du prêtre la foule des fidèles ondula puis se courba dans un même mouvement comme les blés que l’habile faucheur couche d’un seul andain. L’abbé Lebrun replaça le signet noir, posa ses mains sur le bord de la chaire et, ayant promené son regard clair et calme sur ses ouailles, il prêcha. Il prêchait sans éclat, sans recherche, d’une voix monotone.

Ainsi que chaque dimanche, au début du sermon, Didace Beauchemin, attentif, la tête tournée vers la chaire, la main en cornet autour de sa bonne oreille, fit un effort pour écouter. Mais petit à petit il ramena son regard vers la nef, et le temporel eut vite le dessus :

— Sûrement il faudrait de la neige. Une grosse bordée de neige.

À mesure qu’il vieillissait, sachant éphémères tant de choses qu’il avait crues immuables, Didace ne se reposait plus comme autrefois dans la certitude des saisons. Quand il avait pris possession de la terre ancestrale, puis à la naissance de ses fils, un sentiment de durée, de plénitude, l’avait pénétré jusque dans sa substance même : la force tranquille de l’arbre qui, à chaque jour, à chaque heure, à chaque instant, enfonce ses racines plus avant dans le sol. Il ne doutait pas alors que le printemps ne ranime l’eau des rivières, que l’été ne mûrisse, par grappes blondes, les avoines, avec tous les fruits de la terre. Il savait que le départ des oiseaux sauvages est nécessaire, à l’automne, et qu’il engendre la fidélité du retour, au printemps. Il savait aussi que la neige tombe à son heure, et pas avant ; et que rien ne sert, devant les desseins de l’Éternel, de vouloir tout juger à la petite mesure de l’homme.

Mais le gel de la mort a abattu une jeune branche avant son terme ; une autre s’en détache d’elle-même, comme étrangère à la sève nourricière, et le vieux tronc, ses racines à vif, peine sous l’écorce, une blessure au cœur.

« Si l’Ange de Dieu… » prêchait le curé de Sainte-Anne.

Oui, si l’Ange de Dieu allait paraître sur les nuées et de son seul souffle chasser toute la neige ou détruire tout geste de vie au Chenal du Moine ? En attendant, l’ange du sommeil penchait la tête de Didace à petits coups, puis plus obstinément. Alphonsine poussa Amable, du coude :

— Ton père qui cogne des clous !

Des yeux son mari lui répondit : Laisse-le. Il peut pas faire autrement.

* * *

À la sortie de la messe, quelques flocons de neige voltigèrent, se posant délicatement, comme avec d’infinies précautions, sur la terre.

— Le temps est blanc. Va-t-il neiger, quoi ?

— Il neigeotte.

— Il neige, dit joyeusement Phonsine.

Les hommes se sourirent. Neiger signifiait pour eux une forte bordée, un épais revêtement collé aux maisons, un pont solide sur les chemins d’hiver entre les balises, une eau lourde qui soude les rives. Mais non ces plumes folles…

Phonsine tendit la main à l’air pour capturer un flocon ou deux. Seules des gouttelettes tremblèrent à la chaleur de la peau.

Peu de temps après, au jour laiteux éclairant la pièce, Venant comprit, à son réveil, que la métamorphose attendue arrivait enfin. Il sauta hors du lit. Sous le ciel bas la neige abolissait les reliefs ; elle unifiait toute la campagne dans une blanche immobilité. Il neigeait à plein temps. Ce n’était plus les plumes folles du dimanche précédent. La neige tombait fine, tombait drue, tombait abondante, pour régaler la terre.

Vers midi le soleil se montra, pâle parmi de pâles nuages ; et cependant il alluma des myriades d’étoiles dans les champs.

Didace dit : « La neige restera ».

Et la neige resta.

Avec la neige définitive un apaisement s’installa dans la maison. Chacun vaqua à ses occupations avec plus d’empressement. Venant avait transformé le fournil en atelier auquel seul le père Didace avait accès. À les entendre le canot progressait mais nul n’en voyait la couleur.

Aux premiers chemins allables, les deux hommes se rendirent à Sorel. Ils n’en revinrent que le soir, gais et éméchés, et apparemment de complot dans un projet qu’ils mettaient un soin enfantin à cacher.

Au milieu de la semaine suivante Marie-Amanda arriva de l’Île de Grâce. On ne l’attendait pas si tôt. Un jeune enfant à chaque main, et lourde du troisième qu’elle espérait au printemps, elle s’avança, grande et forte, le regard franc, reposante de santé et de sérénité, vers la maison paternelle.

— J’ai eu trop peur que le pont de glace vinssît pas prendre à temps pour les fêtes.

Alphonsine comprit que Marie-Amanda voulait alléger à son père le chagrin d’un premier jour de l’an sans Mathilde Beauchemin.

— Allez-vous me garder, mon père ? demanda Marie-Amanda, un sourire de bonté aux lèvres.

Didace, ému et heureux à la fois, joua le bourru. Il se tourna du côté de sa bru :

— Quoi c’est que t’en penses, la petite femme ? On devrait-il la garder ?

Phonsine entra dans le jeu :

— Pour une journée ou deux, on en mourra toujours pas.