Éditions Beauchemin (p. 62-70).

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Peu après, un matin, à l’accostage, Didace raconta à Venant qu’en longeant le platin du banc de sable, il avait vu au lac une mer de canards. « Le firmament en est noir à faire peur. Ils arrivent par grosses bandes sur l’eau. C’est ben simple, ils nous mangent », résuma-t-il.

Incrédule, le Survenant sourit : mais le midi, avant la fin du repas, il se leva de table et, le chien attaché à ses pas, il sortit se dirigeant vers le quai, sans dire un mot, de peur que Didace ne réclamât le canot.

Z’Yeux-ronds tremblait d’excitation. Pour l’empêcher d’aboyer, Venant le calma à petits tapotements sur les flancs. Dans le port, les canes, curieuses et affolées, l’œil rond, cessèrent de barboter et tendirent le cou. Le chien, du nez, poussait déjà le canot. Étonné, il regarda le Survenant s’éloigner sans lui. Partagé entre l’envie de se jeter à la nage et celle d’accompagner l’embarcation en courant à toute éreinte sur la grève, il sautait en tous sens. Mais un aboiement approchait sur la route : Z’Yeux-ronds vira de bord et alla au-devant.

Une fois hors de la vue des Beauchemin, Venant avironna à coups plus modérés. Il prendrait amplement son temps pour se rendre au lac. Le soleil était haut et le phare de l’île-aux-raisins le guiderait. Depuis plusieurs jours le plein automne s’était appesanti sur le Chenal du Moine. Sous son joug on eût dit la campagne entière saisie d’inquiétude. Plus de bruissements et de friselis dans les arbres, rien que des craquements et des rages de vent. Plus de franches brumes levées avec le jour et que dissout un premier rayon de soleil, mais des brouillards morts sournoisement emmêlés aux brûlés et aux chaumes. Pas une motte qu’on ne retournât dans les terres. Pas un carré de potager qu’on ne mît à couvert sous une couche de paillis. Pas un cellier qu’on ne protégeât d’un double revêtement.

D’un champ à l’autre, la voix des hommes, plus grave et plus sonore, tintait comme un glas dans l’air matinal. Et souvent le chevrotement d’une brebis, stupide de détresse, franchissait la rivière, butant contre les berges.

Maintenant tout était si calme que la plaine semblait s’abandonner comme à la résignation, puis à la sérénité. Le chenal, sans les rouches desséchées, tapies entre terre et eau, paraissait élargi. À un bout de la commune, les derniers moutons, assemblés en rond, se serraient nez contre nez, épaule contre épaule, solidaires et silencieux, et forts. Dès le lendemain, il faudrait les traverser en chaland du pacage à la bergerie.

Venant cessa d’avironner et laissa le canot dériver. Il se hissa avec précaution, la figure tendue au paysage. Il pouvait voir au loin mais il regardait près de lui : dépouillée des salicaires, l’île communale, ainsi déserte et comme apaisée, ressemblait à une longue bête assouvie. Sur l’autre rive, les arbres ornaient d’une couronne touffue la clairière de l’Île d’Embarras. À côté des saules pacifiques, insoucieux, de jeunes planes dardaient leurs branches agressives, comme autant de lances à l’assaut, tandis que les liards géants se reposaient, dans la patience et l’attente des choses.

Venant renifla d’émotion. Quelque chose de grand et de nostalgique à la fois, quelque chose qu’il n’avait jamais ressenti auparavant remuait en lui, qu’il eût aimé partager, même dans le silence, soit avec Didace Beauchemin, soit avec Angélina Desmarais, ou peut-être aussi Z’Yeux-ronds. Il regretta d’avoir laissé le chien à l’abandon sur le quai.

* * *

Le père Didace n’avait pas menti : il y avait au lac de grands rassemblements d’oiseaux sauvages attendant du ciel le signal de la migration vers le sud. Déjà la sarcelle à ailes bleues et la sarcelle à ailes vertes avaient fui le pays. Les canards assemblés par milliers, les uns silencieux, les autres nerveux et volontiers criards, formaient comme une île vivante sur la batture. Dissimulé parmi les branchages, Venant se passionna à suivre leurs ébats : ce n’était que frouement de plumes, nuages de duvet, tournoiements et volètements de canards de toutes sortes. Il s’exerça à distinguer au milieu des noirs, surtout en grand nombre, le harle huppé de violet toujours à l’affût de poisson, le bec-scie à la démarche gauche, le bec-bleu, le milouin à cou rouge, le gris au long col haut cravaté de blanc, un français sauvage, et une ou deux marionnettes. Un malard, racé et distant, le plumage bigarré, se tenait à l’écart avec sa cane. À tout moment un oiseau, frénétique de départ, dans un fracas d’eau et de plumes, tendait toutes grandes à l’air ses ailes chargées d’élan.

Incapable d’en détacher ses regards, Venant resta longtemps immobile, ébloui, jusqu’à ce que, pris de vertige, il s’aperçût que la terre brunissait à vue d’œil, à l’approche du soir. Au retour, l’eau parut plus lourde à l’aviron ; avant longtemps il gèlerait pour de bon.

En entrant dans la maison, il fut fort étonné de n’y trouver qu’Alphonsine. La jeune femme, tout à l’heure mortellement inquiète d’être ainsi seule à la nuit tombante, jugeait naturel, maintenant qu’elle était rassurée, de passer sa mauvaise humeur sur le premier arrivant.

— Vous v’là ? Il est à peu près temps.

— Et les deux autres ?

— Amable est parti en ouaguine mener mon beau-père.

— Où ça, sur le tard de même ?

— À la grand’mare, dans la baie de Lavallière, un peu plus haut qu’À la Prèle.

— Pas à la chasse encore ?

— Beau dommage. Il est toujours pas allé ramasser des framboises. Il va coucher aux noirs, vous le savez ben : son affût est au bord de la baie.

— Pas si raide ! Pas si raidement, la petite mère ! lui reprocha Venant. Puis, se radoucissant, il ajouta : Consolez-vous. J’ai dans l’idée que c’est son dernier voyage de chasse. À soir, toutes les baies seront prises.

Didace ne revint que le lendemain midi, des brins de paille encore accrochés à sa chevelure cotonnée et le visage brûlé par le grand air. En effet, des bordages de glace ourlaient déjà les baies. Après avoir recouvert d’herbe à liens son affût, il avait passé la nuit sur un tapon de paille, à chasser, par un beau clair de lune. Les canards attirés par l’eau de la mare s’y jetaient sans méfiance.

— Puis votre chasse ? demanda Venant.

Le Survenant parlait plus par taquinerie qu’autrement. À plusieurs reprises, au cours de la nuit, il avait entendu le bruit du tir.

— Ma chasse ?

Le père Didace sourit. Sans se hâter, il sortit de la voiture l’étui de cuir où se trouvait le fusil. Didace traitait en ami le fusil de chasse. Il l’entourait de petits soins que raillait Amable, peu précautionneux, tel que de toujours l’engainer quand il le transportait au grand air, afin de ne pas trop l’exposer aux duretés des intempéries.

Depuis l’arrivée du premier Beauchemin, au Chenal du Moine, six générations auparavant, le fusil de chasse était à l’honneur dans la maison. Après le mousquet apporté de France et le fusil à bourre, celui-ci à canon broché, de bonne valeur sans être une merveille, participait à la vie intime de la famille Beauchemin, comme la table, comme le poêle, comme le lit. Didace en connaissait si bien la portée que, vînt à passer du gibier, gibier d’eau ou gibier à poil, rarement il lui arrivait de gaspiller une cartouche.

Devinant l’éclair de moquerie dans le regard de Venant, Didace enjamba la cage à appelants et hala deux sacs combles de canards. Il y en avait soixante-deux en tout, des noirs pour la plupart, mais avec quelques cendrés, une couple de courouges, un branchu aux trois plumes précieuses et plusieurs terriens parmi, tous gras et en belle plume.

— Ils tombaient comme des roches. Je leur coupais la vie, net !

Mais soudain, soit que des images du passé resurgissent à ses yeux, soit que le désir de se venger des chimères du Survenant fût plus fort que lui, il ajouta :

— C’est rien, ça : t’aurais dû voir les chasses d’autrefois quand on rapportait les canards à plein canot.

Tout de même fier de son coup et fort content d’étonner le Survenant, il lui cria, les épaules secouées de gros rire, en escaladant le raidillon :

— En tout cas, si tu veux te rincer l’œil, Survenant, t’en auras toujours pour ta peine.

À la vue de la chasse, Alphonsine se prit la tête à deux mains :

— Journée de la vie !

Tant de canards à plumer, flamber, vider. Tant de plume à éduveter. Et les poux de canard qui vous courent par tout le corps. L’odeur des abattis lui faisait lever le cœur.

Découragée et frissonnant de dédain, elle dit à Amable :

— Au moins, tâche d’obtenir de ton père qu’il les vende tout habillés.

* * *

Deux ou trois jours plus tard un immense volier d’outardes traversa la barre pourpre du soleil couchant. Sagaces et intrépides, elles allaient demander leur vie à des terres plus chaudes de fécondité. Elles volaient en herse par bandes de cinquantaine, les dernières, plus jeunes ou moins habiles, d’un vol tourmenté, jetant sans cesse leurs deux notes de détresse auxquelles répondait l’exhortation mélancolique de l’éclaireur.

Après la soirée, en entr’ouvrant la porte, Didace entendit dans le ciel un long sifflement d’ailes : un dernier volier passait comme un coup de vent. Les canards sauvages voyageaient de nuit, sans un cri, à une grande hauteur, de leur vol rapide du départ.

— C’est la fin, se dit-il, le cœur serré.

Longtemps il resta, attristé, sur le seuil de la porte. Et il sut, une fois de plus, que l’ordre de l’hiver allait bientôt succéder à l’ordre de l’automne.