Éditions Beauchemin (p. 48-62).

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Didace ne cherchait plus à s’éloigner de la maison. Tous les soirs, depuis l’arrivée de Venant, la cuisine s’emplissait. De l’un à l’autre ils finirent par y former une jolie assemblée. Ce fut d’abord Jacob Salvail qui entra en passant, avec sa fille Bernadette. Puis vinrent les trois fils à De-Froi. Bientôt on vit arriver la maîtresse d’école Rose-de-Lima Bibeau entraînant à sa suite deux des quatre demoiselles Provençal. Et tous les autres du voisinage firent en sorte d’y aller à leur tour. Curieux d’entendre ce que le Survenant pouvait raconter du vaste monde, les gens du Chenal accouraient chez les Beauchemin. Pour eux, sauf quelques navigateurs, le pays tenait tout entier entre Sorel, les deux villages du nord, Yamachiche et Maskinongé, puis le lac Saint-Pierre et la baie de Lavallière et Yamaska, à la limite de leurs terres.

Sans même attendre l’invitation, chacun prenait place sur le banc de table ou sur une chaise droite. Outre le fauteuil du chef de famille et la chaise berçante d’Amable sur lesquels nul n’osait s’asseoir, il y avait une dizaine de chaises, droites et basses, les plus anciennes taillées au couteau, à fond de babiche tressée et au dossier faiblement affaissé par l’usage ; les autres cannées d’éclisses de frêne ; toutes adossées au mur.

Bon compagnon et volontiers causeur avec les hommes, Venant se montrait distant envers les femmes. Quand il ne se moquait pas de leur inutilité dans le monde, il les ignorait. Des quatre demoiselles Provençal, il eût été fort en peine de dire laquelle était Catherine, Lisabel, Marie ou Geneviève. Deux fois dans la même semaine, il avait commis la gaucherie de confondre Bernadette Salvail, dont la réputation de beauté s’étendait au delà de la Grand’Rivière, et la petite maîtresse d’école, d’une laideur de pichou, laideur que la nature, par caprice, s’était plu à accentuer en la couronnant d’une somptueuse chevelure noir-bleu.

Parmi ceux qui veillaient ainsi, chaque soir, chez les Beauchemin se trouvait Joinville, le plus jeune des quatre Provençal, et le plus émoustillé. Aussi Pierre-Côme crut-il sage de l’y accompagner. Figé, secret comme le hibou, le maire de la paroisse s’asseyait loin de la lampe, dans un recoin d’ombre, soucieux de dérober sur ses traits la moindre expression. Au retour il s’efforçait de détruire dans l’esprit de son garçon l’effet des paroles malfaisantes du Survenant :

— Ouais ! il dit que c’est ben beau par là. Mais on en a pas vu le reçu sur la table. Un du Chenal irait et il serait peut-être ben trop fier de s’en revenir par icitte.

Et comme son fils ne disait rien, il renchérissait :

— Méfie-toi de lui : c’est un sauvage.

Joinville protesta :

— Il est pourtant blond en plein. Quoi c’est qui vous fait dire ça ?

— Rien qu’à son parler, ça se voit. Il parle tout bas, quand il se surveille pas. Puis il sourit jamais. Un sauvage sourit pas. Il rit ou ben il a la face comme une maison de pierre.

— J’ai pas remarqué.

— Tu l’as donc pas regardé comme il faut ? T’aurais vu qu’il a le regard d’un ingrat. À la place de Didace, je le garderais pas une journée de plus. Il a beau être blond…

Un soir, Angélina Desmarais se joignit à la compagnie. Un teint cireux et une allure efflanquée la faisaient ressembler à un cierge rangé dans la commode depuis des années. Sans cesse ses cheveux morts s’échappaient du peigne par longues mèches sur la nuque. Seuls ses yeux vifs et noirs, brillants comme deux étoiles, vivaient sous le front bombé.

Elle arriva, misérable et si confuse qu’elle chercha la clenche du mauvais côté de la porte. Amable, par esprit de taquinerie, lui dit :

— T’auras pas le garçon de la maison.

— Je tente pas dessus non plus : je fais rien que rapporter la canette de fil que j’ai empruntée à Phonsine.

Aussitôt les garçons entreprirent de la faire rougir :

— Quiens ! Est-il possible ? V’la la belle Angélina qui est moins farouche à présent !

— C’est pourtant Dieu vrai qu’elle est belle comme un cœur, à soir.

— Elle vous a les joues comme deux vraies pommes fameuses !

— T’es-tu lavée au savon d’odeur ? Tu sens le géraniaume à plein nez et t’as le visage reluisant, pire qu’un soleil.

D’un signe, Didace leur rabattit le caquet.

Les soirs suivants, elle se morfondit à inventer des raisons à peine plausibles. À la fin, sans même ouvrir la bouche, elle encadra dans la porte sa maigre figure atournée d’une chape brunâtre. De son marcher déhanché, elle se rendait jusqu’à la chaise la plus rapprochée et, pour ne rien perdre des paroles du Survenant, elle répondait du bout des lèvres aux discours des femmes.

* * *

Levée avec le jour, Angélina travaillait durement. Orpheline de mère depuis près de quinze ans, dès le début elle avait fait preuve vis-à-vis la maison à sa seule charge de ce tour de main que des personnes dans la force de l’âge ne parviennent pas à acquérir : elle savait prendre naturellement l’ouvrage dans le droit sens. Sa vie à la veillée ne variait que selon deux saisons : tant que duraient les beaux jours, elle regardait, les mains jointes, couler l’eau de la rivière et les oiseaux passer ; vers la fin de l’automne et à l’hiver, elle se reposait à la tranquillité, assise, immobile dans l’ombre, à prier ou occupée seulement à suivre le reflet de la flamme en danse folle sur le plancher.

Bien qu’elle aimât à lire, elle ne l’aurait jamais osé un jour de semaine, la lecture étant dans son idée une occupation purement dominicale, et trop noble aussi pour s’y adonner en habits de travail.

Mais le dimanche après-midi, revêtue de sa bonne robe sur laquelle elle passait un tablier blanc, frais lavé, fleurant encore le grand air et le vent, là elle pouvait sortir ses livres. À la vérité elle n’en possédait que deux : son missel et un prix de classe : Geneviève de Brabant. Elle alternait, lisant dans l’un, un dimanche, et le dimanche suivant, dans l’autre, sans jamais déroger.

Même seule elle lisait à haute voix, afin de se mieux pénétrer du sujet. L’histoire de la modeste Geneviève, au milieu des loups dans la forêt, se nourrissant uniquement de racines, avec son fils, Dolor, — pauvre petit saint-jean-baptiste vêtu de peau de bête — lui tirait des larmes. Quelquefois, à la lecture, son esprit pratique reprenait le dessus et livrait un dur combat à son penchant à la poésie. Mais, la plupart du temps, ce dernier l’emportait. N’était-ce pas présomption de sa part et quasiment péché de douter de ce qui était écrit dans un si beau livre de récompense, doré sur tranche ?

Dans son missel, quelques images saintes marquaient des places. Il y avait aussi sur des cartes mortuaires cinq ou six portraits de parents éloignés, du côté maternel. Angélina ne les connaissait pas. Parfois, par respect pour la mémoire de sa mère, elle leur jetait un coup d’œil avant de les englober dans la prière pour les parents défunts. Ils ne lui disaient rien dans leur raideur et le même photographe avait dû leur imposer un port de tête identique. On les eût dits découpés dans l’almanach de la mère Seigel, sorte de panacée contre toute douleur, grande ou petite, morale ou physique.

Elle ouvrait le missel à la première page sous ses yeux et lisait aussi bien la messe d’un abbé que le commun des docteurs ou le propre du temps. Aux passages mystiques « couronne de vie », « enfants de la lumière », « le juste fleurira comme le palmier », « doux hôte de l’âme », elle s’arrêtait, saisie, plus attentive à la musique qu’au sens des mots. Sûrement Dieu l’appelait à Son service. Comment expliquer autrement l’éblouissement intérieur qui la gagnait ? Sœur enseignante, elle ne pourrait jamais l’être, oh ! non ! mais sacristine ? Elle, habituée aux durs travaux, se regarda avec complaisance repasser les fines dentelles des aubes, glacer la toile de la nappe d’autel. Elle se vit pomponner l’Enfant Jésus pour la crèche de Noël et, ses larges manches relevées, parer le maître-autel, dans un arôme de cire d’abeille. Tant qu’elle aurait un souffle de vie, Dieu et Ses saints ne manqueraient jamais de fleurs sur les autels, aux grandes fêtes de l’Église. De ces fleurs en pots auxquelles les catalogues de grainages donnent des noms latins qui confèrent, même aux plantes les plus ordinaires, une sorte de distinction, il y en aurait partout.

Et vint le jour où elle fit exprès un voyage au presbytère pour parler de sa vocation avec le curé de Sainte-Anne. L’abbé Lebrun hésita à encourager Angélina : il la trouvait débile et bien jeune. Puis son infirmité lui serait un obstacle. Il l’engagea à prier et à attendre quelques années : une bonne enfant ne doit-elle pas en premier lieu assister son père, seul et dans le besoin ?

David Desmarais resta veuf. À mesure que le temps passa, Angélina refoula son rêve et reporta sur les fleurs une partie de sa dévotion. Dès que la terre se réchauffait, on pouvait voir l’infirme agenouillée auprès des plates-bandes, ou penchée au-dessus des corbeilles, à transplanter des pots en pleine terre les boutures ou les plants. Lobélies, soucis-de-vieux-garçons, bégonias, crêtes-de-coq, œillets-de-poète recevaient de ses mains les soins les plus tendres. Ses doigts nus et sensibles, à tout moment, volaient de l’une à l’autre, devinant les tendrons maladifs, les feuilles sans vie, pressant la terre autour, comme si elle eût reçu la mission de les faire grandir. Sources de joie, les fleurs lui étaient aussi motif de fierté et d’orgueil : à l’exposition régionale, elles lui valaient toujours quelques mentions honorables et plusieurs premiers prix. De plus, les grainages au détail rapportaient de l’argent.

Depuis qu’Angélina avait fait la connaissance du Survenant, elle ne restait plus assise, immobile, à la veillée ; elle errait d’une fenêtre à l’autre. Ou bien elle écoutait, le cœur serré, l’horloge égrener ses minutes dans le silence opaque. À intervalles réguliers, une goutte d’eau tombait de la pompe, et à la longue le toc toc monotone devenait plus affolant que le fracas du tonnerre. Parfois, David Desmarais, la pipe au bec, élevait la voix :

— Écoute donc, fille !

Il reconnaissait de loin la pétarade d’un yacht :

— Quiens ! Cournoyer revient de vendre à Sorel le poisson de ses pêches !

Angélina sursautait. Elle répondait machinalement :

— Je sais pas s’il en a eu un bon prix.

La chute des minutes et de la goutte d’eau reprenait de plus belle. Angélina n’y tenait plus. D’un mouvement décidé, elle décrochait sa chape et, avant de s’acheminer vers la maison de Didace, sur le seuil elle jetait à son père :

— Je veillerai pas tard.

David Desmarais ne bougeait même pas, soit qu’il ignorât de quel tourment était possédée sa fille, soit que, sans vouloir l’admettre, il vît d’un bon œil Angélina s’attacher à un gaillard de la trempe du Survenant.

Aux yeux d’Angélina, le Survenant exprimait le jour et la nuit : l’homme des routes se montrait un bon travaillant capable de chaude amitié pour la terre ; l’être insoucieux, sans famille et sans but, se révélait un habile artisan de cinq ou six métiers. La première fois qu’Angélina sentit son cœur battre pour lui, elle, qui s’était tant piquée d’honneur de ne pas porter en soi la folie des garçons, se rebella. De moins en moins, chaque jour, cependant.

Elle finit par accepter son sentiment, non pas comme une bénédiction, ni comme une croix, loin de là ! mais ainsi qu’elle accueillait le temps quotidien : comme une force, supérieure à la volonté, contre laquelle elle n’avait pas le choix.

Son cœur se tourna donc dans le sens de l’amour, à la façon des feuilles qui cherchent le soleil.

* * *

Un soir le Survenant chanta

Pour que j’fisse
Mon service
Au Tonkin je suis parti…

Je suis gobé d’un’ petite
C’est une Anna, c’est une Anna,
     une Annamite

Je l’appell’ ma p’tit’ bourgeoise
Ma Tonkiki, ma Tonkiki
     Ma Tonkinoise…

Personne n’y comprit rien, sinon que l’air en était enlevant et que les pieds d’eux-mêmes battaient la mesure sur le plancher. Sa grosse main arrondie sur le genou, le père Didace, pour ne pas être en reste, entonna après lui :

Tu veux donc, ma très chère amante
Que d’amour je cause avec toi

Mais ta bouche rose et charmante
En parle beaucoup mieux que moi.
En abordant ce doux langage
Combien je me sens tressaillir !
Car de mon cœur qui n’est pas sage
Le feu tout d’un coup peut jaillir.

Quand il eut fini, il dit :

— Excusez-la. J’ai vu l’heure où c’est que j’en viendrais pas à bout.

La femme du maire, Laure Provençal, scandalisée, se pencha vers sa voisine :

— Pour un veuf, il est joliment prime. La pauvre Mathilde ! Ça valait ben la peine de mourir : être si peu regrettée…

Mais les autres étaient noirs de rire. Ils se donnaient de grandes claques sur les cuisses pour mieux manifester leur joie. On se serait cru au temps des fêtes ou des jours gras. Seule Phonsine toute jongleuse semblait la proie d’une grave occupation. Au bout de quelques instants, elle alla consulter Laure Provençal, tant en sa qualité de mairesse que de première voisine :

— Ça serait-il mal agir que de passer une ronde de vin de pissenlit ?

Pour mieux réfléchir, la grande Laure Provençal pinça les lèvres, croisa les bras et accéléra le balancement perpétuel dont le haut de son corps semblait animé. Son regret de la défunte n’allait pas jusqu’à la faire se priver du vin dont elle raffolait :

— Je vois pas de mal à ça, ma fille.

— Seulement, observa Phonsine, j’ai pas de galettage, pas même un biscuit village…

Bernadette Salvail s’offrit à l’aider et manœuvra pour servir le Survenant. Lui tendant un verre, elle s’enhardit jusqu’à dire :

— Gageons, le Survenant, que vous jouez du piano ! Je vois ça à vos yeux.

— Sûrement.

— Chez Angélina, ils ont un harmonium, mais c’est de valeur : personne joue jamais.

Le Survenant se tourna du côté d’Angélina :

— C’est-il la vérité qu’elle dit là ?

— La franche vérité ! Mais c’est un harmonium tout ancien qui doit avoir besoin de se faire accorder : on l’a pas ouvert depuis la mort de ma mère.

— Faudra que j’arrête chez vous, à quelque détour.

Angélina crut mourir de joie.

Le Survenant tourna le dos aux femmes et se mit à causer avec les hommes, laissant sa main étalée sur la table, près d’Angélina. Celle-ci regardait, sans pouvoir en détacher ses yeux, cette grande main d’homme, déliée et puissante, tout à la fois souple et forte, une main qui semblait douce au toucher et en même temps ferme et blonde comme le cœur du chêne, une main adroite à façonner de fins ouvrages, Angélina en était sûre. Sous la peau détendue les veines saillaient ; elles couraient en tous sens ainsi que de vigoureux rameaux échappés de la branche. L’infirme pensa : une telle main est un bienfait à qui la possède et une protection pour la femme qui y enfermera sa main. Quelqu’un passa la porte et la lumière de la lampe vacilla. Devant l’or roux que la lueur alluma un instant au duvet des cinq doigts large ouverts, elle trouva que la main du Survenant ressemblait à une étoile.

La veillée tirait au reste. La vieille horloge des Beauchemin sonnait les heures à coups grêles et précipités. Elle en laissa tomber neuf d’affilée dans la cuisine. Aussitôt chacun se prépara à rentrer sous son toit et Venant songea aux travaux du lendemain. Il n’aimait rien autant que de se tailler une bonne journée d’ouvrage.

Après la mort de sa femme, Didace avait laissé plusieurs choses en démence sur la terre : il n’avait le cœur, pour ainsi dire, à rien d’autre que sa peine. En arrivant le Survenant vit tout ce qui penchait, ce qui cherchait à manquer ou qui voulait seulement faire défaut : le fournil à radouber, les vieux bâtiments à jeter à terre, les clôtures à redresser, celles qu’il faudrait enlever avant la neige, les piquets à poser, le maçonnage de la cheminée, enfin, tout. Au Chenal, plusieurs cultivateurs, sauf Pierre-Côme Provençal, commençaient à regretter qu’il n’eût pas échoué chez eux plutôt que chez les Beauchemin : un peu plus il leur ferait honneur. À une corvée de route, la veille, Didace n’avait-il pas pris sa défense ouvertement et un peu au détriment d’Amable ? Un poissonnier de Maska avait demandé en passant :

— Qui, celui à tête rouge qui travaille comme un déchaîné à l’autre bout ?

Joinville Provençal répondit :

— C’est le Venant aux Beauchemin.

Amable s’emporta :

— Il est pas plus Beauchemin que toi, Provençal. Il est pas Beauchemin pantoute, si tu veux le savoir.

— Ouvre-toi donc les oreilles avant de parler. J’ai pas dit : Venant Beauchemin. J’ai dit : le Venant aux Beauchemin. Tu parles trop vite, toi, il va t’arriver malheur.

Le Mascoutain s’entêta :

— Comment c’est qu’il se nomme d’abord, Amable ?

— On le sait pas plus que toi. C’est un survenant.

— Ah ! fit l’autre, désappointé, c’est rien qu’un grand dieu des routes. Je pensais que c’était au moins quelque gars qui arrête le sang ou ben qui conjure les tourtes. Le diable et son train…

— Non, mais il peut empêcher les moutons de sauter les clôtures, remarqua Vincent Provençal.

— Pas vrai ? demanda le Mascoutain, rempli de curiosité. Comment qu’il s’y prend ?

— En les bâtissant assez hautes.

Ils éclatèrent de rire. Didace se rapprocha d’eux et trancha net la conversation :

— Toi, gros casque de Maska, passe ton chemin ben vite, ou ben donc je vas te renfoncer ton casque à trois ponts assez creux que tu verras plus se coucher le soleil. Et vous autres, riez-en pas du Survenant. Il peut avoir quelques défauts, mais il a assez de qualités pour s’appeler Beauchemin correct.

Le Mascoutain crâna en s’éloignant :

— Gardez-le donc, votre grand dieu des routes ! Personne veut vous le voler !

Mais les autres, en reprenant l’ouvrage, se dirent :

— Ma foi d’honneur, on dirait presquement que le père Didace le respecte.