Éditions Beauchemin (p. 14-24).

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Quand il arriva au sillon voisin de sa maison, Didace Beauchemin se redressa. Sans un mot il tira sur les cordeaux. Docile, le cheval, la croupe lustrée d’écume, aussitôt s’arrêta. Pour mieux prendre connaissance de la planche de terre qu’il venait de labourer, Didace, le regard vif sous d’épais sourcils embroussaillés, se retourna : les raies parallèles couraient égales et presque droites dans la terre grasse et riche. Malgré ses soixante ans sonnés, il gardait encore le poignet robuste et le coup d’œil juste. Il avait fait une bonne journée.

Entre la route à ses pieds et les pâturages communaux de l’Île du Moine, l’eau du chenal coulait, paisible et verte. Au nord, deux colonnes de fumée vacillaient au large de l’Île à la Pierre : un paquebot remontait sur le fleuve. Didace pensa :

— Les quat’ mâts achèvent de monter.

Allégées de leur lait, une dizaine de vaches, à la file, avançaient lentement sur la berge boueuse. Dans le ciel uni, sans une brise, un seul nuage rougeoyait vers l’est, dernière braise vive parmi les cendres froides. Didace, le front haut, la narine sensible, huma avec dédain la fadeur de l’air tiède. Quoique la fraîcheur du soir approchât, il sentait ses épaules pénétrées de chaleur. À ce temps mort, amollissant, il préférait les pluies de bourrasque, les rages de vent qui fouettent le sang des hommes et condamnent les oiseaux sauvages à se réfugier dans les baies.

Soudain il vit deux hommes, en voiture légère, s’engager dans la montée. Ayant reconnu Pierre-Côme Provençal avec Odilon, l’aîné de ses garçons, Didace, vivement, détela le cheval qui, de son plein gré, prit le chemin de l’écurie. Puis il alla s’appuyer contre la clôture et se mit à fumer.

Au milieu de la plaine, parmi les maisons espacées et pour la plupart retirées jusque dans le haut des terres, loin de la rivière et de la route avoisinante, afin de parer aux inondations, celle de Didace, bâtie sur une butte artificielle, près du chemin du roi, possédait le rare avantage d’être à la portée de la voix : les Beauchemin pouvaient, à toute heure du jour, recevoir du passant, sur la route ou sur le chenal, un mot, un salut, un signe d’amitié. Même s’ils avaient peu de choses à dire, ils échangeaient de brèves remarques sur l’eau haute ou l’eau basse, l’erre de vent, la santé, pour le seul plaisir de se délier la langue, pour montrer qu’ils étaient encore de ce monde, ou tout bonnement pour ne rien laisser perdre d’une si belle occasion. Si l’un d’eux, peu d’humeur à causer, n’entendait pas la plaisanterie, il se contentait de le signifier d’un rebondissement du derrière : un signe de vie tout de même.

— Arrié ! Hé ! Didace !

Didace ne bougea point. Lui et Pierre-Côme Provençal se boudaient. Rarement avait-on vu deux amis d’enfance, deux premiers voisins se quereller et se raccorder avec autant de facilité. Mais depuis plus d’un mois, ils ne se saluaient même pas. Pierre-Côme, à la fois maire de la paroisse et garde-chasse, avait plusieurs fois averti Didace de ne pas chasser en temps prohibé. Après l’avoir inutilement menacé de le mettre à l’amende, il brûla son affût. Un chasseur ne peut subir pire affront. Aussi plutôt que de parler le premier à Pierre-Côme, Didace se fût volontiers soumis au supplice. Si Gros-Gras Provençal s’imaginait qu’il allait tout régenter dans le pays…

— Aie, Didace, c’est-il ta Gaillarde qu’était là tantôt, attelée sur la charrue ?

De son parler bref, Didace répondit :

— En plein elle, ouais. Mais pourquoi que tu veux savoir ça, Gros-Gras ?

— Parce que si c’est ta jument, ben je te dis qu’elle est pas de la tauraille. Que je vienne jamais à faire baptiser : je te l’emprunte pour le compérage !

Il n’en fallait pas plus pour qu’ils redevinssent compères, compagnons. Didace se rengorgea. Mais tandis que l’attelage du voisin s’éloignait au pas, il se dit :

— C’est égal, Provençal m’a parlé le premier. J’ai le trait sur lui. À c’t’heure, je chasserai tant que je voudrai.

De son côté Pierre-Côme Provençal, bouffi d’orgueil, réfléchissait qu’il s’en était tiré à peu de frais : pour la valeur d’une faible concession il s’était assuré le vote des Beauchemin et de toute une phalange qui ne jurait que par eux. De nouveau il serait maire aux prochaines élections.

Il se retourna et jeta un lent regard au bien des Beauchemin. De ses petits yeux bridés à la façon du renard en contemplation devant une proie, il en mesura la richesse : vingt-sept arpents, neuf perches, par deux arpents, sept perches, plus ou moins. Les champs gris, uniformes, striés seulement de frais labours, se déroulaient comme un drap de lin tendu de la baie de Lavallière jusqu’au chenal. À la tombée du jour, Pierre-Côme les distinguait à peine. Mais il savait que, dans ce sol alluvial où l’on chercherait vainement un caillou, le sarrasin, le foin, l’avoine lèveraient encore à pleines clôtures pour de nombreuses récoltes.

Sur la terre voisine, de même grandeur, vivaient David Desmarais et sa fille unique, Angélina. Pierre-Côme songea à ses quatre garçons qu’il faudrait établir dans les environs : Un peu rétive, la demoiselle à David Desmarais. Pas commode à fréquenter. Ni belle, de reste. Et passée fleur depuis plusieurs étés déjà. Mais travaillante et ménagère, comme il s’en voit rarement. Quand une fille a du bien clair, net, et des qualités par surplus, pourquoi un garçon regarderait-il tant à la beauté ?

— Vous trouvez pas que le père Didace cherche à refouler ?

À la voix de son fils, Provençal sursauta :

— Quiens ! la peau du cœur doit commencer à lui épaissir. Il a beau s’appeler Beauchemin, il vieillit comme tout le monde !

Mais il se ressaisit. Didace et lui étaient du même âge : il venait d’y penser.

— En tout cas, s’il refoule, c’est sûrement pas de vieillesse. Ça doit être l’occupation qui le fait tasser.

En effet il vit Didace, le dos arrondi, remonter le sentier. Après lui, la terre des Beauchemin ne vivrait guère : Amable-Didace, le fils unique, maladif et sans endurance à l’ouvrage, ne serait jamais un vrai cultivateur.

De nouveau Pierre-Côme Provençal songea à ses garçons, Odilon, Augustin, Vincent, Joinville, tous les quatre robustes, vaillants et forts. Et il sourit d’orgueil.

Avant de remettre le cheval au trot, d’un coup de coude entendu il fouailla joyeusement les côtes d’Odilon :

— Au prochain soir de bonne veillée, faudra que tu retournes voir la grande Angèle à Desmarais. Elle finira ben par se laisser apprivoiser comme les autres.

* * *

D’un pas pesant Didace se dirigea vers la maison.

Un perron de cinq marches étroites et raides conduisait à la porte d’en avant ; mais personne, ni des voisins, ni même de la meilleure parenté, ne l’utilisait, sauf dans les grandes circonstances : pour un baptême, une noce, la mort ou la visite pastorale du curé de Sainte-Anne-de-Sorel. Et encore, quand l’abbé Lebrun s’arrêtait au Chenal du Moine parler de chasse ou de sujets ordinaires avec le père Didace, il se serait bien gardé d’y passer. Aucune allée ne s’y tendait. Même les hautes herbes, l’été, dérobaient la première marche du perron. Tandis qu’un petit chemin de pied, avenant et tout tracé, menait à la porte d’arrière.

Depuis la mort de Mathilde, sa femme, non seulement Didace recherchait les occasions de s’éloigner de la maison, mais il la fuyait, comme si le sol lui eût brûlé les pieds, comme si les choses familières, jadis hors de prix, à ses yeux, s’y fussent ternies et n’eussent plus porté leur valeur. Sans hâte il racla ses bottes au seuil, tout en jetant un coup d’œil à l’intérieur de la maison. Il pouvait voir une bonne partie de la pièce principale, à la fois cuisine et salle. Les rideaux sans apprêt pendaient comme des loques aux fenêtres et dans les deux chambres du bas, la sienne et celle du jeune couple, les lits de plume, autrefois d’une belle apparence bombée, maintenant mollement secoués, s’affaissaient au milieu.

Faible, et d’un naturel craintif, Alphonsine, malgré sa bonne volonté, ne parvenait pas à donner à la maison cet accent de sécurité et de chaude joie, ce pli d’infaillibilité qui fait d’une demeure l’asile unique contre le reste du monde. On eût dit que, sous la main de la bru, non seulement la maison des Beauchemin ne dégageait plus l’ancienne odeur de cèdre et de propreté, mais qu’elle perdait sa vertu chaleureuse.

En entrant Didace trouva la table à moitié mise et Phonsine affaissée sur une chaise. Frêle, les épaules et les hanches étroites, avec ses cheveux tressés en deux nattes sur le dos et ainsi abandonnée à elle-même, elle avait l’air d’une petite fille en pénitence. Dès qu’elle aperçut son beau-père, elle s’occupa à entamer le pain. Sentant le regard sévère du maître attaché à ses moindres gestes, elle devint de plus en plus gauche. Soudain la miche et le couteau volèrent sur le plancher. Elle se hâta de tout ramasser mais le sang coulait de son doigt entaillé. Comme elle allait lancer aux poules le quignon rougi, elle dit en riant d’un petit rire nerveux :

— Le pain danse, mon beau-père. C’est signe que les bonnes années s’en viennent.

Mais le vieux lui prit le poignet :

— Le pain, ma fille, se jette pas. Pas même aux poules. On le brûle.

Furieux, Didace se retint de crainte d’en dire trop : les femmes de la famille Beauchemin, depuis l’ancêtre Julie, puis ses tantes, puis sa mère, puis ses sœurs, sa femme ensuite jusqu’à sa fille Marie-Amanda mariée à Ludger Aubuchon, à l’Île de Grâce, de vraies belles pièces de femmes, fortes, les épaules carrées, toujours promptes à porter le fardeau d’une franche épaulée, ne s’essoufflent jamais au défaut de la travée. Elles ont toujours tenu à honneur de donner un coup de main aux hommes quand l’ouvrage commande dans les champs. Et un enfant à faire baptiser presquement à tous les ans. À présent la bru, Alphonsine, une petite Ladouceur, de la Pinière, une orpheline élevée pour ainsi dire à la broche, se mêle de grimacer sur les corvées, avec des manières de seigneuresse ? Didace s’indignait : « Une femme qui pèse pas le poids. Et sans même un petit dans les bras, après trois années de ménage. »

— Puis, Amable ? questionna-t-il soudain.

Alphonsine sursauta :

— Amable ? Il repose sur le canapé d’en-haut. Apparence qu’il est revenu des champs à moitié éreinté.

Didace se remit à fumer. Amable se révélait de la même trempe molle. Aussi longtemps que Mathilde vécut, la vigilance maternelle dressa son rempart entre le père et le fils. Maintenant qu’ils étaient deux hommes face à face à longueur de journée, Didace prenait la juste mesure de son fils. Amable-Didace, le sixième du nom, ne serait jamais un vrai Beauchemin, franc de bras comme de cœur, grand chasseur, gros mangeur, aussi bon à la bataille qu’à la tâche, parfois sans un sou vaillant en poche, mais avec de la fierté à en recéder à toute une paroisse.

Lui, Didace, a fait sa large part pour la famille, d’un amour bourru et muet, mais robuste et jamais démenti. Les bâtiments neufs, solides, de belle venue, qui les a érigés, sinon lui ? La pièce de sarrasin, qui l’a ajoutée à la terre ? C’est encore lui. Deux fois marguillier, puis conseiller, il a eu de l’importance et il a su garder de la considération dans la paroisse. Mais les sacrifices ? À eux deux, Mathilde et Didace ne les ont jamais marchandés. Seulement il y avait le bien à conserver dans l’honneur pour tous ceux qui suivront.

Quand il ne sera plus là, l’homme qui fera valoir le nom des Beauchemin, Didace le cherche, mais il ne le voit pas. L’inquiétude lui venait d’abord sourde, vague, de longue main, difficile à combattre, puis par bouffées, semblable à un mal qu’il avait eu autrefois dans la moelle, un mal mobile, de l’orteil au genou, lui donnant l’envie de décrocher le fusil et de se tirer à la jambe.

Dans le port, les canes criaient, agitées. Une bande de canards sauvages devaient traverser le ciel. Instinctivement Didace regarda le fusil toujours fourbi, toujours chargé, accroché solidement à la crémière solive du plafond, puis il se rendit à la fenêtre. Mais il ne vit que quelques mauves qui planaient au-dessus du chenal à la recherche d’un rivage propice.

— On voit que la saison de chasse avance : les noirs deviennent de plus en plus farouches. Ils volent haut.

Tout s’estompait dans le jeu des ombres crépusculaires. Éparses parmi les champs nus, les maisons au loin, déparées des atours de la frondaison, prenaient l’allure d’austères paysannes attardées à l’ouvrage.

Amable, un peu voûté, et Beau-Blanc à De-Froi, le journalier, entrèrent en même temps dans la cuisine. Phonsine haussa la mèche de la lampe.

C’est ce soir-là, comme on se mettait à table, que le Survenant heurta à la porte des Beauchemin.