Éditions Beauchemin (p. 9-13).

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Un soir d’automne, au Chenal du Moine, comme les Beauchemin s’apprêtaient à souper, des coups à la porte les firent redresser. C’était un étranger de bonne taille, jeune d’âge, paqueton au dos, qui demandait à manger.

— Approche de la table. Approche sans gêne, Survenant, lui cria le père Didace.

D’un simple signe de la tête, sans même un mot de gratitude, l’étranger accepta. Il dit seulement :

— Je vas toujours commencer par nettoyer le cochon.

Après avoir jeté son baluchon dans l’encoignure, il enleva sa chemise de laine à carreaux rouge vif et vert à laquelle manquaient un bouton près de l’encolure et un autre non loin de la ceinture. Puis il fit jouer la pompe avec tant de force qu’ayant geint par trois ou quatre fois elle se mit à lancer l’eau hors de l’évier de fonte, sur le rond de tapis, et même sur le plancher où des nœuds saillaient çà et là. Insouciant l’homme éclata de rire ; mais nul autre ne songeait même à sourire. Encore moins Alphonsine qui, mécontente du dégât, lui reprocha :

— Vous savez pas le tour !

Alors par coups brefs, saccadés, elle manœuvra si bien le bras de la pompe que le petit baquet déborda bientôt. De ses mains extraordinairement vivantes l’étranger s’y baigna le visage, s’inonda le cou, aspergea sa chevelure, tandis que les regards s’acharnaient à suivre le moindre de ses mouvements. On eût dit qu’il apportait une vertu nouvelle à un geste pourtant familier à tous.

Dès qu’il eut pris place à table, comme il attendait, Didace, étonné, le poussa :

— Quoi c’est que t’attends, Survenant ? Sers-toi. On est toujours pas pour te servir.

L’homme se coupa une large portion de rôti chaud, tira à lui quatre patates brunes qu’il arrosa généreusement de sauce grasse et, des yeux, chercha le pain. Amable, hâtivement, s’en taillait une tranche de deux bons doigts d’épaisseur, sans s’inquiéter de ne pas déchirer la mie. Chacun de la tablée que la faim travaillait l’imita. Le vieux les observait à la dérobée, l’un après l’autre. Personne, cependant, ne semblait voir l’ombre de mépris qui, petit à petit, comme une brume d’automne, envahissait les traits de son visage austère. Quand vint son tour, lui, Didace, fils de Didace, qui avait le respect du pain, de sa main gauche prit doucement près de lui la miche rebondie, l’appuya contre sa poitrine demi-nue encore moite des sueurs d’une longue journée de labour, et, de la main droite, ayant raclé son couteau sur le bord de l’assiette jusqu’à ce que la lame brillât de propreté, tendrement il se découpa un quignon de la grosseur du poing.

Tête basse, les coudes haut levés et la parole rare, sans plus se soucier du voisin, les trois hommes du Chenal, Didace, son fils, Amable-Didace, et Beau-Blanc, le journalier, mangeaient de bel appétit. À pleine bouche ils arrachaient jusqu’à la dernière parcelle de viande autour des os qu’ils déposaient sur la table. Parfois l’un s’interrompait pour lancer un reste à Z’Yeux-ronds, le chien à l’œil larmoyant, mendiant d’un convive à l’autre. Ou bien un autre piquait une fourchetée de mie de pain qu’il allait saucer dans un verre de sirop d’érable, au milieu de la table. Ou encore un troisième, du revers de la main, étanchait sur son menton la graisse qui coulait, tels deux rigolets.

Seule Alphonsine pignochait dans son assiette. Souvent il lui fallait se lever pour verser un thé noir, épais comme de la mélasse. À l’encontre des hommes qui buvaient par lampées dans des tasses de faïence grossière d’un blanc crayeux, cru, et parfois aussi dans des bols qu’ils voulaient servis à la rasade, quelle qu’en fût la grandeur, la jeune femme aimait boire à petites gorgées, dans une tasse de fantaisie qu’elle n’emplissait jamais jusqu’au bord.

Après qu’il en eut avalé suffisamment, l’étranger consentit à dire :

— C’est un bon thé, mais c’est pas encore un vrai thé de chanquier. Parlez-moi d’un thé assez fort qu’il porte la hache, sans misère !

Ce soir-là, ni le jour suivant qu’il passa au travail en compagnie des autres, l’étranger ne projeta de partir. À la fin de la relevée, Didace finit par lui demander :

— Resteras-tu longtemps avec nous autres ?

— Quoi ! je resterai le temps qu’il faut !

— D’abord, dis-nous qu’est ton nom ? D’où que tu sors ?

— Mon nom ? Vous m’en avez donné un : vous m’avez appelé Venant.

— On t’a pas appelé Venant, corrigea Didace. On a dit : le Survenant.

— Je vous questionne pas, reprit l’étranger. Faites comme moi. J’aime la place. Si vous voulez me donner à coucher, à manger et un tant soit peu de tabac par-dessus le marché, je resterai. Je vous demande rien de plus. Pas même une taule. Je vous servirai d’engagé et appelez-moi comme vous voudrez.

— Ouais… réfléchit tout haut Didace, avant d’acquiescer, à cette saison icitte, il est grandement tard pour prendre un engagé. La terre commence à être déguenillée.

Son regard de chasseur qui portait loin, bien au delà de la vision ordinaire, pénétra au plus profond du cœur de l’étranger comme pour en arracher le secret. Sous l’assaut, Venant ne broncha pas d’un cil, ce qui plut infiniment à Didace. Pour tout signe de consentement, la main du vieux s’appesantit sur l’épaule du jeune homme :

— T’es gros et grand. T’es presquement pris comme une île et t’as pas l’air trop, trop ravagnard…