Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre IV

Hetzel (p. 261-274).

L’opération était des plus simples. (Page 263.)

IV

Derniers conseils de M. Manuel Assomption.


Est-il utile d’insister sur les sentiments de Jacques Helloch depuis le jour où Jean avait fait place à Jeanne, depuis le jour où la fille du colonel de Kermor, après avoir été sauvée des eaux de l’Orénoque, ne pouvait plus se cacher sous le masque de ce prétendu neveu du sergent Martial ?

Que la nature de ces sentiments n’eût point échappé à Jeanne, qui, âgée de vingt-deux ans, avait pu, sous l’habit d’un jeune garçon, n’en paraître avoir que dix-sept, cela est très naturellement explicable.

Et, en somme, Germain Paterne, qui « n’entendait rien à ces choses-là ! » à en croire son compagnon, avait très bien remarqué les changements qui se produisaient par une inévitable gradation dans le cœur de Jacques Helloch. Et s’il fût venu lui dire : « Jacques, tu aimes mademoiselle Jeanne de Kermor », est-il certain que Jacques lui aurait encore répondu : « Mon pauvre ami, tu n’entends rien à ces choses-là ! »

Et Germain Paterne n’attendait que l’occasion de lui exprimer son opinion à ce sujet, — ne fût-ce que pour réhabiliter en sa propre personne les naturalistes, botanistes et autres savants en istes, qui ne sont point si étrangers aux sentiments les plus délicats de l’âme qu’on veut bien le prétendre en ce bas monde !

Quant au sergent Martial, lorsqu’il songeait à ces divers incidents, son secret découvert, son plan à vau-l’eau, tant de précautions prises que les conséquences de ce maudit chubasco avaient détruites, sa situation d’oncle de Jean de Kermor irrévocablement perdue, puisque ce neveu était une nièce dont il n’était pas même l’oncle, à quelles réflexions se laissait-il aller ?…

Au fond, il était furieux, — furieux contre lui, furieux contre tous. Jean n’aurait pas dû tomber dans le fleuve pendant la bourrasque… Lui-même aurait dû s’y jeter afin de ne pas permettre à un autre de l’en tirer… Ce Jacques Helloch n’avait pas besoin de lui porter secours… Est-ce que cela le regardait ?… Et pourtant, il avait bien fait, parce que sans lui… il… non… elle… eût péri certainement… Il est vrai, on pouvait espérer que cela n’irait pas plus loin… Le secret avait été soigneusement gardé… En observant l’attitude réservée du sauveur de Jeanne, le sergent Martial ne voyait rien de suspect… et son colonel, lorsqu’ils se retrouveraient tous les deux face à face, n’aurait aucun reproche à lui adresser…

Pauvre sergent Martial !

De très grand matin, il fut réveillé par Jean que M. Manuel et ses fils attendaient déjà devant l’habitation.

Presque aussitôt arrivèrent leurs compatriotes, qui avaient débarqué un quart d’heure avant.

On se souhaita le bonjour. Jacques Helloch annonça que les réparations de la Gallinetta avançaient, et la falca serait prête à naviguer dès le lendemain.

On partit aussitôt pour les champs où étaient déjà rassemblés les gomeros.

En réalité, ces champs sont plutôt des forêts, où l’on a marqué préalablement les arbres, ainsi que cela se fait à l’époque des coupes. Il ne s’agissait pas de les couper, d’ailleurs, mais d’en inciser l’écorce, de les « traire », en un mot, comme on dit de l’arbre à lait dans les régions australiennes.

M. Manuel, suivi de ses hôtes, pénétra sous ces étranges massifs de caoutchoucs, au moment où les gomeros commençaient leur besogne.

Le plus curieux des visiteurs, celui qui s’intéressait surtout à cette opération, en sa qualité de botaniste, c’était — qui pourrait en être surpris ? — c’était Germain Paterne. Il voulut observer de très près ce travail, et le commissaire s’empressa de répondre à toutes ses questions.

L’opération était des plus simples.

En premier lieu, chaque gomero, ayant une centaine d’arbres sur l’« estrade » qui lui était réservée, alla fendre leur écorce avec une petite hachette très affilée.

« Est-ce que le nombre des incisions est limité ?… demanda Germain Paterne.

— Limité entre quatre et douze, selon la grosseur de l’arbre, répondit M. Manuel, et il convient qu’elles soient faites avec une extrême précision, de manière à ne pas entamer l’écorce plus profondément qu’il ne faut.

— Alors, répliqua Germain Paterne, ce n’est pas une amputation, ce n’est qu’une saignée. »

Dès que chaque incision eut été achevée, la sève coula, le long de l’arbre, dans un petit pot, placé de façon à la recueillir jusqu’à la dernière goutte.

« Et quelle est la durée de l’écoulement ?… demanda Germain Paterne.

— De six à sept heures », répondit M. Manuel.

Pendant une partie de la matinée, Jacques Helloch et ses compagnons se promenèrent à travers cette plantation, tandis que les gomeros mettaient ces arbres en perce, — expression assez juste dont se servit le sergent Martial. Sept cents arbres furent ainsi soumis à cette opération phlébotomique, qui promettait une abondante récolte de caoutchouc.

On ne revint à l’habitation que pour l’heure du déjeuner, auquel, l’appétit aidant, chacun fit grand honneur. Les deux fils de Manuel avaient organisé une chasse dans la forêt voisine, et le gibier, dont leur mère avait surveillé la cuisson, était excellent. Excellents aussi, les poissons que deux péons avaient pêchés ou fléchés, le matin même, près des berges de l’Orénoque. Excellents les fruits et les légumes du rancho, entre autres les ananas qui, cette année, donnaient à profusion.

Au total, d’avoir assisté au début de la récolte du caoutchouc, d’avoir vu pratiquer les incisions, cela ne pouvait suffire à satisfaire la curiosité de Germain Paterne, et il pria M. Manuel de lui indiquer de quelle manière se continuait l’opération.

« Si vous restiez plusieurs jours à Danaco, répondit le commissaire, vous auriez d’abord à observer ceci : c’est que, pendant les premières heures, après les incisions, la gomme coule avec une certaine lenteur. Aussi se passe-t-il une semaine avant que les arbres aient épuisé leur sève.

— Ainsi, c’est dans huit jours seulement que vous aurez recueilli toute cette gomme…

— Non, monsieur Paterne. Ce soir, chaque gomero rapportera le produit de cette journée, puis il procédera sans tarder au fumage qui est nécessaire pour obtenir la coagulation de la gomme. Après avoir étendu le liquide sur une planchette, on l’expose à la fumée très épaisse de bois vert. Il se forme alors une première couche durcie, à laquelle se superpose une seconde, à mesure que l’on en baigne la planchette. On fabrique de cette façon une sorte de pain de caoutchouc, lequel se trouve dans des conditions à être livré au commerce, et l’opération est terminée.

— Et avant l’arrivée de notre compatriote Truchon, demanda Jacques Helloch, les Indiens, n’est-il pas vrai, n’entendaient rien à cette besogne ?…

— Rien, ou presque rien, répondit le commissaire. Ils ne soupçonnaient même pas la valeur de ce produit. Aussi personne ne pouvait-il prévoir l’importance commerciale et industrielle qu’il prendrait dans l’avenir. C’est le Français Truchon qui, après s’être installé à San-Fernando d’abord, à la Esmeralda ensuite, révéla aux Indiens les procédés de cette exploitation, la plus considérable peut-être de cette partie de l’Amérique.

— Alors, vive M. Truchon, et vive le pays qui lui donna le jour ! » s’écria ou plutôt chantonna Germain Paterne.

Et l’on but avec enthousiasme d’abord à la santé de M. Truchon, puis à la France.

Dans l’après-midi, après une sieste de quelques heures, le commissaire proposa à ses hôtes de se diriger vers le petit port où l’on travaillait à la réparation de la pirogue. Il voulait s’assurer par lui-même de la manière dont on procédait à ce travail.

Tous redescendirent à travers les champs du rancho vers la rive, écoutant M. Manuel qui parlait de son domaine, avec la légitime fierté d’un propriétaire.

Lorsqu’on arriva au port, la Gallinetta, entièrement réparée, allait être remise à l’eau, près de la Moriche qui se balançait au bout de son amarre.

Valdez et Parchal, aidés de leurs hommes et des péons, avaient mené à bonne fin cette besogne. Le commissaire fut très satisfait, et l’une comme l’autre des deux falcas lui parurent être dans des conditions excellentes pour le reste du voyage.

Il n’y avait plus qu’à traîner la Gallinetta sur la grève, et, une fois en pleine flottaison, à replacer le rouf, à planter la mâture, à embarquer le matériel. Le soir même, Jean et le sergent Martial pourraient s’y réinstaller, et le départ s’effectuerait dès que l’horizon se blanchirait des premières lueurs de l’aube.

En ce moment, le soleil déclinait derrière ces vapeurs empourprées, qui annonçaient la brise de l’ouest, — circonstance favorable dont il convenait de profiter.

Tandis que les mariniers et les péons prenaient les dispositions relatives à la mise à l’eau de la Gallinetta, M. Manuel Assomption, ses fils et les passagers des pirogues, se promenaient le long de la grève.

Au milieu de ces gens qui prêtaient la main à la manœuvre, le commissaire distingua Jorrès, d’un type physique si différent de ses compagnons.

« Quel est cet homme ?… demanda-t-il.

— Un des bateliers embarqués sur la Gallinetta, répondit Jacques Helloch.

— Ce n’est pas un Indien…

— Non, il est Espagnol.

— Où l’avez-vous pris ?…

— À San-Fernando.

— Et il fait le métier de marinier de l’Orénoque ?…

— Pas d’habitude, mais il nous manquait un homme, et cet Espagnol, qui avait l’intention de se rendre à Santa-Juana, s’étant offert, le patron Valdez a accepté ses services. »

Jorrès n’était pas sans avoir observé qu’on parlait de lui, et, tout en s’occupant à la manœuvre, il prêtait l’oreille à ce qui se disait à son sujet.

Jacques Helloch fit alors au commissaire cette demande qui lui vint naturellement à l’esprit :

« Est-ce que vous connaissez cet homme ?…

— Non, répondit M. Manuel. Est-il donc déjà venu sur le haut Orénoque ?…

— L’Indien Baré prétend l’avoir rencontré à Carida, bien que Jorrès affirme n’y avoir jamais été.

— Voici la première fois, reprit le commissaire, qu’il se trouve en ma présence, et si je l’ai remarqué, c’est qu’il était impossible de le confondre avec un Indien. — Et vous dites qu’il se rend à Santa-Juana…

— Son désir, paraît-il, serait d’entrer au service de la Mission, ayant déjà fait son noviciat avant de courir le monde, car il a été marin. À l’en croire, il connaît le Père Esperante pour l’avoir vu à Caracas, il y a une douzaine d’années, et cela paraît probable, puisqu’il nous a fait de ce missionnaire un portrait identique à celui que vous en avez fait vous-même.

— Après tout, reprit M. Manuel, peu importe, si cet homme est un batelier habile. Seulement, dans ce pays il faut se défier de ces aventuriers qui viennent on ne sait d’où… et qui vont on ne sait où… peut-être…

— Recommandation dont je tiendrai compte, monsieur Manuel, répondit Jacques Helloch, et je ne cesserai d’avoir cet Espagnol en surveillance. »

Jorrès avait-il entendu ce qui venait d’être dit ?… Dans tous les cas, il n’en laissa rien paraître, bien que son œil se fût plusieurs fois allumé d’un regard dont il ne parvenait guère à dissimuler l’inquiète ardeur. Puis, bien qu’il ne fût plus question de lui, lorsque le commissaire et les voyageurs s’approchèrent de la Gallinetta, amarrée près de la Moriche, il continua de prêter l’oreille sans en avoir l’air. La conversation portait, en ce moment, sur la nécessité d’avoir des pirogues en très bon état, lorsqu’il s’agit de refouler le courant, qui est raide dans la partie supérieure du fleuve — et M. Manuel en parlait avec insistance.

« Vous rencontrerez encore des raudals, dit-il, moins longs, moins difficiles sans doute que ceux d’Apure et de Maipure, mais d’une navigation très pénible. Il y a même lieu d’effectuer des traînages sur les récifs, ce qui suffirait à mettre les embarcations hors d’usage, si elles n’étaient d’une extrême solidité. Je vois qu’on a fait un bon travail pour celle du sergent Martial. — J’y pense, n’a-t-on pas visité la vôtre, monsieur Helloch ?…

— N’en doutez pas, monsieur Manuel, car j’en avais donné l’ordre. Parchal s’est assuré que la Moriche était solide dans ses fonds. Nous devons donc espérer que nos deux falcas pourront se tirer des raudals sans dommage, comme aussi supporter les coups de chubasco — puisque, selon vous, ils ne sont pas moins terribles en amont qu’en aval…

— C’est la pure vérité, répondit le commissaire, et, faute de prudence, avec des bateliers qui ne connaîtraient pas le fleuve, on ne saurait parer à ces dangers. D’ailleurs, ce ne sont pas les plus redoutables…

— Et quels autres ?… demanda le sergent Martial, pris de quelque inquiétude.

— Les dangers qu’implique la présence des Indiens le long de ces rives…

— Monsieur Manuel, dit alors Jean, ne voulez-vous pas parler des Guaharibos ?…

— Non, mon cher enfant, répondit le commissaire en souriant, car ces Indiens sont inoffensifs. Je sais bien qu’ils passaient autrefois pour dangereux. Et précisément, en 1879 à l’époque où le colonel de Kermor aurait remonté vers les sources de l’Orénoque, on mettait à leur compte la destruction de plusieurs villages, le massacre de leurs habitants…
Excellents les fruits et les légumes du rancho… (Page 264.)

— Mon père aurait-il eu à se défendre contre les attaques de ces Guaharibos, s’écria Jean, et serait-il donc tombé entre leurs mains ?…

— Non… non ! se hâta de répondre Jacques Helloch. Jamais, sans doute, M. Manuel n’a entendu dire…

— Jamais, monsieur Helloch, jamais, mon cher enfant, et je vous le répète, votre père n’a pu être la victime de ces tribus indiennes, parce que, depuis une quinzaine d’années, ils ne méritent plus une si mauvaise réputation…

— Vous avez eu des rapports avec eux, monsieur Manuel ?… demanda Germain Paterne.

— Oui… plusieurs fois, et j’ai pu m’assurer que M. Chaffanjon ne m’avait dit que la vérité, lorsque, à son retour, il me dépeignit ces Indiens comme des êtres assez misérables, de petite taille, chétifs, très craintifs, très fuyards et peu à craindre, en somme. Aussi ne vous dirai-je point : « Prenez garde aux Guaharibos », mais je vous dirai : « Prenez garde aux aventuriers de toute nation qui fréquentent ces savanes… Défiez-vous des bandits capables de tous les crimes, et dont le gouvernement devrait purger le territoire, en mettant ses milices à leurs trousses ! »

— Une question ? fit observer Germain Paterne. Ce qui est un danger pour les voyageurs, ne l’est-il pas pour les ranchos et leurs propriétaires ?…

— Assurément, monsieur Paterne. C’est pourquoi, à Danaco, mes fils, mes péons et moi, nous tenons-nous sur le qui-vive. Si ces bandits s’approchaient du rancho, ils seraient signalés, ils ne nous surprendraient pas, on les recevrait à coups de fusil, et nous leur ferions passer le goût de revenir. D’ailleurs, à Danaco, ils savent que les Mariquitares n’ont pas peur, et ils ne se hasarderaient pas à nous attaquer. Quant aux voyageurs qui naviguent sur le fleuve, surtout au-dessus du Cassiquiare, ils ne doivent point se départir d’une extrême vigilance, car les rives ne sont pas sûres.

— En effet, répondit Jacques Helloch, nous sommes prévenus qu’une nombreuse bande de Quivas infeste ces territoires…

— Par malheur ! répondit le commissaire.

— On dit même qu’ils ont pour chef un forçat évadé…

— Oui… et un homme redoutable !

— Voici plusieurs fois, observa alors le sergent Martial, que nous entendons parler de ce forçat, qui, dit-on, s’est évadé du bagne de Cayenne…

— De Cayenne… c’est la vérité.

— Est-ce donc un Français ?… demanda Jacques Helloch.

— Non… un Espagnol, qui a été condamné en France, affirma M. Manuel.

— Et il se nomme ?…

— Alfaniz.

— Alfaniz ?… Un nom d’emprunt, peut-être ?… fit observer Germain Paterne.

— C’est son vrai nom, paraît-il. »

Si Jacques Helloch eût regardé Jorrès à cet instant, il aurait certainement surpris sur ses traits un tressaillement que celui-ci n’avait su dissimuler. L’Espagnol longeait alors la berge, à petits pas, de manière à se rapprocher du groupe, afin de mieux entendre cette conversation, tout en s’occupant de rassembler divers objets épars sur le sable.

Mais Jacques Helloch venait de se retourner à une soudaine exclamation.

« Alfaniz ?… s’était écrié le sergent Martial en s’adressant au commissaire. Vous avez dit Alfaniz ?…

— Oui… Alfaniz…

— Eh bien… vous avez raison… Il ne s’agit pas là d’un nom d’emprunt… C’est bien celui de ce misérable…

— Vous connaissez cet Alfaniz ?… demanda vivement Jacques Helloch, très surpris de cette déclaration.

— Si je le connais !… Parle, Jean, et raconte comment il se fait que nous le connaissions !… Moi, je m’embrouillerais dans mon mauvais espagnol, et M. Manuel ne parviendrait pas à me comprendre. »

Jean raconta alors cette histoire qu’il tenait du sergent Martial, — histoire que le vieux soldat lui avait plus d’une fois rappelée, lorsque, dans leur maison de Chantenay, ils parlaient tous les deux du colonel de Kermor.

En 1871, un peu avant la fin de cette désastreuse guerre, alors que le colonel commandait un des régiments d’infanterie, il eut occasion d’intervenir comme témoin dans une double affaire de vol et de trahison.

Ce voleur n’était autre que l’Espagnol Alfaniz. Le traître, tout en opérant pour le compte des Prussiens, en faisant de l’espionnage à leur profit, commettait des vols de connivence avec un malheureux soldat d’administration, qui n’échappa au châtiment que par le suicide.

Lorsque les agissements d’Alfaniz furent découverts, il eut le temps de prendre la fuite, et il fut impossible de mettre la main sur lui. C’est par une circonstance toute fortuite que son arrestation eut lieu, deux ans après, en 1873, environ six mois avant la disparition de M. de Kermor.

Traduit devant la cour d’assises de la Loire-Inférieure, accablé par la déposition du colonel, il s’entendit condamner à la peine des travaux forcés à perpétuité. À la suite de cette affaire, Alfaniz garda une haine terrible contre le colonel de Kermor, — haine qui se traduisit par les plus effroyables menaces, en attendant qu’elle pût se traduire par des actes de vengeance.

L’Espagnol fut envoyé au bagne de Cayenne, et il venait de s’en échapper au début de 1892, après dix-neuf années, avec deux de ses compagnons de chaîne. Comme il avait vingt-trois ans à l’époque de sa condamnation, il était alors âgé de quarante-deux ans. Considéré comme un très dangereux malfaiteur, l’administration française mit ses agents en campagne afin de retrouver ses traces. Ce fut inutile. Alfaniz était parvenu à quitter la Guyane, et au milieu de ces vastes territoires à peine peuplés, à travers ces immenses llanos du Venezuela, comment eût-il été possible de reconnaître la piste du forçat évadé ?…

En somme, tout ce qu’apprit l’administration, — et ce dont la police vénézuélienne ne fut que trop certaine, — c’est que le forçat s’était mis à la tête de la bande de ces Quivas qui, chassés de la Colombie, s’étaient transportés sur la rive droite de l’Orénoque. Privés de leur chef par la mort de Meta Sarrapia, ces Indiens, les plus redoutés de tous les indigènes, se rangèrent sous les ordres d’Alfaniz. En réalité, c’était bien à sa bande que devaient être attribués les pillages et les massacres dont les provinces méridionales de la république avaient été le théâtre depuis un an.

Ainsi, la fatalité voulait que cet Alfaniz parcourût précisément ces territoires où Jeanne de Kermor et le sergent Martial venaient rechercher le colonel. Nul doute, si son accusateur tombait entre ses mains, que le forçat se montrât sans pitié envers lui. Ce fut une nouvelle appréhension ajoutée à tant d’autres pour la jeune fille, et elle ne put retenir ses larmes, à la pensée que le misérable envoyé au bagne de Cayenne, et qui en voulait mortellement à son père, s’en fût échappé…

Jacques Helloch et M. Manuel, cependant, lui firent entendre de rassurantes paroles. Quelle apparence qu’Alfaniz eût découvert l’endroit où s’était retiré le colonel de Kermor — ce qu’aucune enquête n’avait jusqu’alors révélé ?… Non !… il n’y avait pas à craindre que celui-ci fût tombé entre ses mains…

Dans tous les cas, il importait de faire diligence, de continuer les démarches, de ne se permettre aucun retard, de ne reculer devant aucun obstacle.

Du reste, tout allait être prêt pour le départ. Les hommes de Valdez, — Jorrès compris, — s’occupaient de recharger la Gallinetta, qui pourrait démarrer dès le lendemain.

M. Manuel ramena à l’habitation du rancho, afin d’y passer cette dernière soirée, ses hôtes reconnaissants du bon accueil qu’ils avaient trouvé à Danaco.

Après le souper, la conversation reprit de plus belle. Chacun prenait bonne note des instantes recommandations du commissaire, — surtout en ce qui concernait la surveillance à exercer à bord des pirogues.

Enfin, l’heure étant venue de se retirer, la famille Assomption reconduisit les passagers jusqu’au petit port. Là se firent les adieux, là furent échangées les dernières poignées de main, là on promit de se revoir au retour, et M. Manuel n’oublia pas de dire :

« À propos, monsieur Helloch, et vous aussi, monsieur Paterne, lorsque vous rejoindrez les compagnons que vous avez laissés à San-Fernando, tous mes compliments à M. Miguel ! Quant à ses deux amis, toutes mes malédictions, et vive l’Orénoque ! — bien entendu le seul… le vrai… celui qui passe à Danaco et arrose les rives de mon domaine ! »