Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre III

Hetzel (p. 247-260).

Cette montagne était hantée par des esprits. (Page 248.)


III

Une halte de deux jours à Danaco.



Déjà, depuis quarante-huit heures, se dessinait à l’horizon de l’est la cime d’une montagne que les deux patrons Valdez et Parchal disaient être le cerro Yapacana. Ils ajoutaient même que cette montagne était hantée, que les esprits, chaque année, en février et mars, allument sur sa pointe un grand feu dont le reflet s’étend sur toute la contrée en s’élevant jusqu’au ciel.

Ce cerro, les pirogues eurent atteint, dans la soirée du 11 octobre, l’endroit d’où il se montre sous ses véritables dimensions, — long de quatre kilomètres, large d’un kilomètre et demi, haut d’environ douze cents mètres.

Pendant les trois jours qui avaient suivi leur départ de Carida, la navigation des falcas, servie par une brise constante, s’était accomplie rapidement et sans obstacles. On avait dépassé l’île Luna, remonté le fleuve entre des rives bordées d’épaisses palmeraies, n’ayant eu d’autre difficulté que de franchir un petit raudal qu’on appelle la « Traversée du Diable ». Seulement, le diable ne s’était pas mis en travers.

Le cerro de Yapacana occupe la plaine qui se développe sur la droite de l’Orénoque. Ainsi que l’indique M. Chaffanjon, il se présente sous la forme d’un énorme sarcophage.

« Et dès lors, fit observer Germain Paterne, pourquoi ne recèlerait-il pas des dévas, des myagres, des trolls, des cucufas et autres esprits d’origine mythologique ? »

En face du cerro, la rive gauche, au-delà de l’île Mavilla, était occupée par l’établissement du commissaire vénézuélien. C’était un métis, nommé Manuel Assomption. Cet homme vivait là avec sa femme, également une métisse, et plusieurs enfants, — au total, une intéressante famille.

Lorsque les falcas s’arrêtèrent devant Danaco, il faisait déjà nuit, la navigation ayant été retardée par une avarie survenue à la Gallinetta. Malgré toute son habileté, Valdez n’avait pu empêcher la pirogue, prise dans un remous, de heurter un angle de roche. À la suite de ce choc, une voie d’eau s’était déclarée, peu importante, il est vrai, puisqu’elle put être aveuglée avec quelques poignées d’herbes sèches. Mais, en vue de la continuation du voyage, il fallait que cette avarie fût solidement réparée, et il serait aisé de le faire à Danaco.

Les passagers restèrent toute la nuit au pied de la berge, sur le côté méridional de l’île Mavilla, sans que leur arrivée eût été signalée au commissaire.

Le lendemain, au jour levant, les pirogues traversèrent le petit bras du fleuve, et vinrent accoster une sorte d’appontement, destiné aux chargements et déchargements des embarcations.

Danaco était alors un village, non un simple rancho, tel que le voyageur français l’a noté dans son récit.

En effet, grâce à l’intelligente activité de Manuel Assomption, cet établissement avait grandi en quelques années, et sa prospérité tendait toujours à s’accroître. Une heureuse idée qu’avait eue ce métis de quitter son sitio de Guachapana, plus rapproché de San-Fernando, où l’atteignaient trop aisément les tracassantes réquisitions du gouverneur. Ici, à Danaco, il était à peu près libre d’exercer son commerce, et cette liberté produisait d’excellents résultats.

Dès le point du jour, Manuel avait eu connaissance de l’arrivée des pirogues. Aussi, accompagné de quelques-uns de ses péons, accourut-il afin de recevoir les voyageurs.

Ceux-ci descendirent immédiatement sur la berge. Là, tout d’abord, Jean crut devoir présenter une des lettres qui lui avait remises le gouverneur de San-Fernando pour les commissaires du haut Orénoque.

Manuel Assomption prit la lettre, la lut, et, avec une certaine fierté, dit :

« Je n’avais pas besoin de cette lettre pour faire bon accueil à des voyageurs qui venaient relâcher à Danaco. Les étrangers, et surtout des Français, sont toujours assurés d’être bien reçus dans nos villages du Venezuela.

— Nous vous remercions, monsieur Manuel, répondit Jacques Helloch. Mais une réparation que nécessite l’avarie de l’une de nos falcas, nous obligera peut-être à devenir vos hôtes pendant quarante-huit heures…

— Pendant huit jours, si vous le voulez, monsieur… Danaco est à jamais ouvert aux compatriotes du Français Truchon, auquel les planteurs du haut Orénoque doivent de la reconnaissance.

— Nous savions que nous serions parfaitement accueillis, monsieur Manuel… affirma Jean.

— Et comment le saviez-vous, mon jeune ami ?…

— Parce que cette hospitalité que vous nous offrez, vous l’avez offerte, il y a cinq ans, à l’un de nos compatriotes qui a remonté l’Orénoque jusqu’à ses sources…

— M. Chaffanjon ! s’écria le commissaire. Oui ! un audacieux explorateur, et dont j’ai conservé bon souvenir, ainsi que de son compagnon, M. Moussot…

— Et qui en a conservé un non moins bon de vous, monsieur Manuel, ajouta Jean, comme des services que vous lui avez rendus, — ce qu’il a consigné dans le récit de son voyage.

— Vous avez ce récit ?… demanda Manuel avec un vif sentiment de curiosité.

— Je l’ai, répondit Jean, et, si vous le désirez, je vous traduirai le passage qui vous concerne…

— Cela me fera plaisir », répondit le commissaire, en tendant la main aux passagers des falcas.

Et, dans ce récit, non seulement il était parlé en termes excellents de M. Manuel Assomption et de son établissement de Danaco, mais aussi de ce M. Truchon, qui valait aux Français d’être en grand honneur sur le cours supérieur du fleuve.

M. Truchon vint, il y a quelque quarante ans, fonder un établissement en ce territoire du haut Orénoque. Or, avant lui, les Indiens n’entendaient rien à l’exploitation du caoutchouc, et c’est grâce aux procédés qu’il introduisit que cette exploitation si fructueuse a fait la fortune de ces lointaines régions. De là cette légitime popularité du nom français dans toutes les provinces dont cette culture forme la principale industrie.

Manuel Assomption comptait soixante ans d’âge. Il avait l’apparence d’un homme vigoureux encore, le teint basané, la physionomie intelligente, le regard plein d’ardeur, sachant se faire obéir, car il savait commander, mais bon, attentif, prévenant pour les Indiens engagés à son rancho.

C’étaient des Mariquitares, l’une des meilleures races autochtones du Venezuela, et le village, qui avait été fondé autour du rancho, possédait une population uniquement mariquitare.

Lorsque les passagers eurent accepté l’hospitalité offerte par le commissaire, des ordres furent donnés pour que l’on procédât immédiatement à la réparation des avaries de la Gallinetta. Il allait être nécessaire d’en débarquer le matériel, de la tirer sur la grève, de la retourner pour calfater ses fonds. Avec les ouvriers que le commissaire proposait de mettre à la disposition de Valdez, ce travail serait certainement achevé en deux jours.

Il était alors sept heures du matin. Temps couvert, nuages très élevés, sans menace de pluie, température supportable, ne dépassant pas vingt-sept degrés centigrades.

On partit dans la direction du village, enfoui sous l’épais dôme des arbres, et qu’un demi-kilomètre séparait de la rive gauche.

Manuel Assomption, Jacques Helloch et Jean précédaient, en suivant un large sentier, bien tracé, bien entretenu, le sergent Martial et Germain Paterne.

Tout en marchant, le commissaire faisait admirer aux voyageurs les riches produits du rancho, dont les cultures s’étendaient presque jusqu’au fleuve, ses plants de manguiers, citronniers, bananiers, cacaoyers, palmiers de l’espèce macanille, — auxquels le sergent Martial trouvait que ce nom convenait parfaitement. Au-delà se développaient de vastes bananeraies en plein rapport, des champs de maïs, de manioc, de canne à sucre, de tabac. Quant aux caoutchoucs, ces euphorbiacées formaient la principale récolte du domaine, et aussi les tonkas, arbrisseaux qui donnent cette fève appelée sarrapia.

Et M. Manuel de répéter :

« Si votre compatriote vient nous revoir, quel changement il trouvera au rancho de Danaco, sans parler du village, qui est déjà l’un des plus importants du territoire…

— Plus important que la Esmeralda ?… demanda Jacques Helloch, en citant le nom de l’un des villages de l’amont.

— Assurément, car cette petite bourgade est abandonnée désormais, répondit le commissaire, tandis que Danaco est en pleine prospérité. Vous en jugerez, lorsque vous passerez devant la Esmeralda. D’ailleurs, les Mariquitares sont des Indiens travailleurs et industrieux, et vous pouvez observer que leurs cases sont autrement confortables que celles des Mapoyos ou des Piaroas du moyen Orénoque.

— Cependant, reprit Jacques Helloch, nous avons fait connaissance à la Urbana d’un M. Marchal…

— Je sais… je sais ! répondit Manuel Assomption. C’est le propriétaire du hato de la Tigra… Un homme intelligent… J’en ai entendu dire du bien… Mais, en somme, son hato ne deviendra jamais bourgade, et bourgade sera un jour notre village de Danaco dans lequel nous arrivons en ce moment. »

Peut-être y avait-il un peu de jalousie du commissaire envers M. Marchal.

« Et où la jalousie va-t-elle se nicher ?… » put se demander fort à propos Jacques Helloch.

Du reste, Manuel Assomption n’avait dit que la vérité relativement au village dont il parlait avec un juste orgueil. À cette époque, Danaco se composait d’une cinquantaine d’habitations, auxquelles le nom de paillotes n’eût point convenu.

Ces cases reposent sur une sorte de soubassement cylindro-conique, que domine un haut toit en feuilles de palmier, terminé par une pointe agrémentée de quelques pendeloques à sa base. Le soubassement est entrelacé de branches solidement reliées entre elles, et cimentées d’un gâchis de terre, dont les fendillements lui donnent l’apparence d’une maçonnerie de brique.

Deux portes, l’une à l’opposé de l’autre, permettent de s’introduire
le commissaire faisait admirer à ses hôtes… (Page 251.)
à l’intérieur ; au lieu de la chambre unique, il forme deux chambres distinctes à l’usage des membres de la même famille, et séparées par la salle commune. Notable progrès sur l’aménagement des paillotes indiennes, qui empêche toute promiscuité. Puis, progrès non moins égal pour l’ameublement qui, tout rudimentaire qu’il soit, bahuts, table, escabeaux, paniers, hamacs, etc., témoigne d’un besoin de confort.

En traversant le village, les voyageurs purent observer la population masculine et féminine de Danaco, car les femmes et les enfants ne s’enfuirent point à leur approche.

Les hommes, d’un type assez beau, robustes, de saine constitution, étaient peut-être moins « couleur locale » qu’au temps où leur costume ne comportait que le guayuco serré à la ceinture. De même pour les femmes, qui se contentaient autrefois d’un simple tablier dont l’étoffe, semée de dessins en verroteries, se retenait au-dessus des hanches par une ceinture de perles. Actuellement, leur costume, se rapprochant de celui des métis ou des Indiens civilisés, ne choquait plus les règles de la décence. En somme, on retrouvait l’équivalent du poncho mexicain chez les chefs, et quant aux femmes, elles n’auraient pas été de leur sexe si elles n’eussent porté nombre de bracelets aux bras et aux jambes.

Après avoir fait une centaine de pas dans le village, le commissaire dirigea ses hôtes vers la gauche. À deux minutes de là, ils s’arrêtaient devant la principale habitation de Danaco.

Que l’on se figure une case double ou plutôt deux cases accouplées, communiquant entre elles, très élevées sur leur soubassement, les murs percés de fenêtres et de portes. Elles étaient entourées d’une haie en clayonnage, protégée par des palissades, avec cour d’entrée devant la façade. De magnifiques arbres les ombrageaient latéralement, et, de chaque côté, plusieurs hangars où l’on déposait les instruments de culture, où l’on enfermait les bestiaux, constituaient les annexes de cette importante exploitation.

La réception se fit dans la première pièce de l’une des cases, où se tenait la femme de Manuel Assomption, métisse d’Indien du Brésil et d’une négresse, accompagnée de ses deux fils, vigoureux gaillards de vingt-cinq et trente ans, d’un teint moins foncé que leurs père et mère.

Jacques Helloch et ses compagnons reçurent un accueil très cordial. Comme toute cette famille comprenait et parlait l’espagnol, la conversation put s’établir sans difficultés.

« Et d’abord, puisque la Gallinetta est en réparation pour quarante-huit heures, le sergent et son neveu demeureront ici, dit M. Manuel en s’adressant à sa femme. Tu leur prépareras une chambre ou deux à leur convenance.

— Deux… si vous le voulez bien… répondit le sergent Martial.

— Deux, soit, reprit le commissaire, et si M. Helloch et son ami veulent coucher au rancho…

— Nous vous remercions, monsieur Manuel, répondit Germain Paterne. Notre pirogue, la Moriche, est en bon état, et, désireux de ne point vous occasionner tant de peine, nous retournerons ce soir à bord…

— Comme il vous plaira, répliqua le commissaire. Vous ne nous gêneriez pas, mais nous ne voulons vous gêner en rien. »

Puis, à ses fils :

« Il faudra envoyer quelques-uns de nos meilleurs péons afin d’aider les équipages des falcas…

— Et nous y travaillerons avec eux », répondit le plus âgé des garçons.

Il prononça ces mots en s’inclinant respectueusement devant son père et sa mère, — marques de respect qui sont habituelles chez les familles du Venezuela.

Après le déjeuner, très abondant en gibier, en fruits et en légumes, M. Manuel interrogea ses hôtes sur le but de leur voyage. Jusqu’alors, le haut Orénoque n’était guère fréquenté que par les rares marchands qui se rendaient au Cassiquiare, en amont de Danaco. Au-delà, la navigation ne comportait plus aucun commerce, et, seuls, des explorateurs pouvaient avoir la pensée de se rendre aux sources du fleuve.

Le commissaire fut donc assez surpris, lorsque Jean eut énoncé les raisons qui lui avaient fait entreprendre cette campagne à laquelle s’étaient associés ses deux compatriotes.

« Ainsi vous êtes à la recherche de votre père ?… dit-il, avec une émotion que partageaient ses fils et sa femme.

— Oui, monsieur Manuel, et nous espérons retrouver ses traces à Santa-Juana.

— Vous n’avez pas entendu parler du colonel de Kermor ?… demanda Jacques Helloch à M. Manuel.

— Jamais ce nom n’a été prononcé devant moi.

— Et pourtant, dit Germain Paterne, vous étiez déjà établi à Danaco, il y a douze ans…

— Non… nous occupions encore le sitio de Guachapana, mais il n’est pas à notre connaissance que l’arrivée du colonel de Kermor ait été signalée en cet endroit.

— Cependant, insista le sergent Martial, qui comprenait assez pour prendre part à la conversation, entre San-Fernando et Santa-Juana, il n’y a pas d’autre route à suivre que celle de l’Orénoque…

— C’est la plus facile et la plus directe, répondit M. Manuel, et un voyageur y est moins exposé que s’il s’engageait à travers les territoires de l’intérieur parcourus par les Indiens. Si le colonel de Kermor s’est dirigé vers les sources du fleuve, il a dû le remonter comme vous le faites. »

En parlant de la sorte, Manuel Assomption ne se montrait certainement pas trop affirmatif. Il était donc surprenant que le colonel de Kermor, lorsqu’il gagnait Santa-Juana, n’eût laissé aucun vestige de cette navigation sur le cours de l’Orénoque à partir de San-Fernando.

« Monsieur Manuel, demanda alors Jacques Helloch, avez-vous visité la Mission ?…

— Non, et je n’ai pas été, dans l’est, au-delà de l’embouchure du Cassiquiare.

— Vous a-t-on quelquefois parlé de Santa-Juana ?…

— Oui… comme d’un établissement prospère, grâce au dévouement de son chef.

— Vous ne connaissez pas le Père Esperante ?…

— Si… je l’ai vu une fois… voilà trois ans environ… Il avait descendu le fleuve pour les affaires de Mission, et il s’est arrêté un jour à Danaco.

— Et quel homme est-ce, ce missionnaire ?… » demanda le sergent Martial.

Le commissaire fit du Père Esperante un portrait qui s’accordait avec ce qu’en avait dit l’Espagnol Jorrès. Il n’était certainement pas douteux que celui-ci eût rencontré le missionnaire à Caracas, ainsi qu’il l’avait affirmé.

« Et depuis son passage à Danaco, reprit Jean, vous n’avez plus eu de rapport avec le Père Esperante ?…

— Aucun rapport, répondit M. Manuel. Toutefois, à plusieurs reprises, j’ai su par les Indiens qui venaient de l’est que Santa-Juana prenait chaque année un nouvel accroissement. C’est une belle œuvre que celle de ce missionnaire, et qui honore l’humanité…

— Oui, monsieur le commissaire, déclara Jacques Helloch, et elle honore aussi le pays qui produit de tels hommes !… Je suis certain que nous recevrons un bon accueil du Père Esperante…

— N’en doutez pas, répliqua M. Manuel, et il vous traitera comme si vous étiez ses compatriotes. C’est l’accueil qu’il réservait à M. Chaffanjon, si celui-ci eût été jusqu’à Santa-Juana…

— Et, ajouta Jean, puisse-t-il nous mettre sur les traces de mon père ! »

L’après-midi, les hôtes du commissaire durent visiter le rancho, ses champs bien cultivés, ses plantations bien entretenues, ses bois où les fils Manuel faisaient une incessante guerre aux singes déprédateurs, ses prairies où paissaient les troupeaux. On était à l’époque de la récolte du caoutchouc, — récolte prématurée cette année. D’habitude, elle ne commence qu’en novembre pour se continuer jusqu’à la fin de mars.

Aussi, M. Manuel de dire :

« Si cela peut vous intéresser, messieurs, je vous montrerai demain comment on procède à cette récolte.

— Nous acceptons très volontiers, répondit Germain Paterne, et j’en ferai mon profit…

— À la condition de se lever de grand matin, observa le commissaire. Mes gomeros se mettent au travail dès le point du jour…

— Nous ne les ferons pas attendre, soyez-en sûr, répondit Germain Paterne. Ça te va-t-il, Jacques ?…

— Je serai prêt à l’heure, promit Jacques Helloch. — Et vous, mon cher Jean ?…

— Je ne manquerai pas cette occasion, répondit Jean, et si mon oncle est encore endormi…

— Tu me réveilleras, mon neveu, tu me réveilleras, j’y compte bien ! répliqua le sergent Martial. Puisque nous sommes venus dans le pays du caoutchouc, c’est bien le moins que nous sachions comment on fait…

— La gomme élastique, sergent, la gomme élastique ! » s’écria Germain Paterne.

Et l’on regagna l’habitation, après une promenade qui avait duré toute l’après-midi.

Le souper réunit les hôtes du commissaire à la même table. La conversation porta principalement sur le voyage, sur les incidents survenus depuis le départ de Caïcara, l’invasion des tortues, le coup de chubasco qui avait compromis les pirogues et la vie de leurs passagers.

« En effet, affirma M. Manuel, ces chubascos sont terribles, et le haut Orénoque n’en est point exempt. Quant aux invasions de tortues, nous n’avons pas à les craindre sur nos territoires, qui n’offrent pas de plages propices à la ponte, et ces animaux ne s’y rencontrent guère qu’isolément…

— N’en disons pas de mal ! ajouta Germain Paterne. Un sancocho de tortues cuit à point, c’est excellent. Rien qu’avec ces bêtes-là et les rôtis de singe, — qui le croirait ? — on est assuré de faire bonne chère en remontant votre fleuve !

— Cela est exact, dit le commissaire. Mais, pour revenir aux chubascos, défiez-vous-en, messieurs. Ils sont aussi soudains, aussi violents en amont de San-Fernando qu’en aval, et il ne faut pas donner à M. Helloch l’occasion de vous sauver une seconde fois, monsieur Jean…

— C’est bon… c’est bon !… répliqua le sergent Martial, qui n’aimait guère ce sujet de conversation. On veillera aux chubascos… on y veillera, monsieur le commissaire ! »

Alors, Germain Paterne de dire :

« Et nos compagnons, dont nous ne parlons pas à M. Manuel… Est-ce que nous les avons déjà oubliés ?…

— C’est juste, ajouta Jean, cet excellent M. Miguel… et M. Felipe… et M. Varinas…

— Quels sont ces messieurs dont vous citez les noms ?… s’enquit le commissaire.

— Trois Vénézuéliens, avec lesquels nous avons fait le voyage de Ciudad-Bolivar à San-Fernando.

— Des voyageurs ?… demanda M. Manuel.

— Et aussi des savants, déclara Germain Paterne.

— Et que savent-ils, ces savants ?…

— Vous feriez mieux de demander ce qu’ils ne savent pas, fit observer Jacques Helloch.

— Et que ne savent-ils pas ?…

— Ils ne savent pas si le fleuve qui arrose votre rancho est l’Orénoque…

— Comment ! s’écria M. Manuel, ils auraient l’audace de contester…

— L’un, M. Felipe, soutient que le véritable Orénoque est son affluent l’Atabapo, l’autre, M. Varinas, que c’est son affluent le Guaviare…

— Voilà de la belle impudence ! s’écria le commissaire. À les entendre… l’Orénoque ne serait pas l’Orénoque ! »

Et il était vraiment furieux, ce digne M. Manuel Assomption, et sa femme, ses deux fils, partageaient sa fureur. Leur amour-propre était réellement touché dans ce qui leur tenait le plus au cœur, leur Orénoque, c’est-à-dire la « Grande Eau », en dialecte tamanaque, « le Roi des Fleuves » !

Il fallut alors expliquer ce que M. Miguel et ses deux collègues étaient venus faire à San-Fernando, à quelles investigations, suivies sans doute de discussions orageuses, ils devaient se livrer en ce moment.

« Et… ce monsieur Miguel… que prétend-il ?… demanda le commissaire.

— Monsieur Miguel, lui, affirme que l’Orénoque est bien le fleuve que nous avons suivi de San-Fernando à Danaco, répondit Germain Paterne.

— Et qui sort du massif de la Parima ! affirma d’une voix éclatante le commissaire. Aussi, que M. Miguel vienne nous voir, et il sera reçu avec cordialité !… Mais que les deux autres ne s’avisent pas de relâcher au rancho, car nous les jetterions dans le fleuve, et ils en boiraient assez pour s’assurer que son eau est bien celle de l’Orénoque ! »

Rien de plus plaisant que M. Manuel parlant avec cette animation et proférant de si terribles menaces. Mais, toute exagération à part, le propriétaire du rancho tenait pour son fleuve, et il l’eût défendu jusqu’à sa dernière goutte.

Vers dix heures du soir, Jacques Helloch et son compagnon prirent congé de la famille Assomption, dirent adieu au sergent Martial et à Jean, puis regagnèrent leur pirogue.

Fut-ce involontairement, ou par suite d’une sorte de pressentiment, la pensée de Jacques Helloch se porta sur Jorrès. Il n’y avait plus à douter que cet Espagnol eût connu le Père Esperante, qu’il l’eût rencontré à Caracas ou ailleurs, puisqu’il l’avait dépeint tel que M. Manuel venait de le faire. De ce chef, on ne pouvait accuser Jorrès d’avoir inventé une prétendue rencontre avec le missionnaire dans le but de s’imposer aux passagers des pirogues qui se rendaient à Santa-Juana.

Toutefois, d’autre part, restait cette affirmation de l’Indien Baré, prétendant que Jorrès avait dû déjà remonter l’Orénoque, au moins jusqu’au rancho de Carida. Malgré les dénégations de l’Espagnol, l’Indien avait maintenu son dire. Les étrangers ne sont pas tellement nombreux à parcourir ces territoires du Venezuela méridional que l’on puisse commettre une erreur de personne. À propos d’un indigène, cette erreur aurait été admissible. L’était-elle, alors qu’il s’agissait de cet Espagnol dont la figure était si reconnaissable ?

Or, si Jorrès était venu à Carida, et, comme conséquence, dans les villages, ou les sitios situés en dessus et en dessous, pourquoi le niait-il ?… Quelles raisons avait-il de s’en cacher ?… En quoi cela eût-il pu lui nuire dans l’esprit de ceux qu’il accompagnait à la Mission de Santa-Juana ?…

Après tout, peut-être le Baré se trompait-il. Entre quelqu’un qui dit : « Je vous ai vu ici », et quelqu’un qui dit : « Vous ne pouvez m’avoir vu ici, puisque je n’y suis jamais venu », s’il y a erreur, elle ne peut évidemment pas venir du second…

Et cependant, cet incident ne laissait pas de préoccuper Jacques Helloch, non qu’il vît là un sujet d’appréhension pour lui-même ; mais tout ce qui intéressait le voyage de la fille du colonel de Kermor, tout ce qui pouvait en retarder ou en compromettre le succès, l’obsédait, l’inquiétait, le troublait plus qu’il ne voulait en convenir.

Cette nuit-là, le sommeil ne le prit que très tard, et, le lendemain, il fallut que Germain Paterne l’en tirât par une tape amicale, au moment où le soleil commençait à déborder l’horizon.