Le Superbe Orénoque/Seconde partie/Chapitre I

Hetzel (p. 217-230).

Seconde partie

I

Quelques mots du passé.



Vers huit heures, dans la matinée du 2 octobre, les pirogues Gallinetta et Moriche, ayant descendu le bras qui longe à droite la presqu’île d’Atabapo, remontaient le cours du haut Orénoque sous une favorable brise du nord-ouest.

La veille, après la conversation du sergent Martial et de Jacques Helloch, le premier ne pouvait plus refuser au second la permission de les accompagner, « son neveu et lui », jusqu’à la Mission de Santa-Juana. À présent, le secret de Jeanne de Kermor était connu de celui qui l’avait sauvée, et ne tarderait pas à l’être — nul doute à cet égard — de Germain Paterne. Il eût été difficile, on l’avouera, que cette révélation ne se produisît pas, et même il était préférable qu’il en fût ainsi, étant donné les circonstances dans lesquelles la deuxième partie du voyage allait s’accomplir. Mais ce secret, si précieusement conservé jusqu’alors, les deux jeunes gens sauraient le garder vis-à-vis de MM. Miguel, Felipe, Varinas, Mirabal et le gouverneur de la province. Au retour, si les recherches aboutissaient, ce serait le colonel de Kermor en personne qui aurait cette joie de leur présenter sa fille.

Il fut aussi convenu que ni Valdez, ni Parchal, ni aucun des mariniers des pirogues ne seraient instruits de ces derniers incidents. Au total, on ne pouvait qu’approuver le sergent Martial d’avoir fait passer Jeanne pour son neveu Jean, dans l’espoir d’obvier aux difficultés d’une telle campagne, et mieux valait ne pas se départir de cette prudente conduite.

Et maintenant, dépeindre la stupéfaction, l’abattement, puis la colère du vieux soldat, lorsque Jacques Helloch lui eut fait connaître ce qu’il avait découvert, — à savoir que Jean de Kermor était Jeanne de Kermor, — ce serait malaisé et, d’ailleurs, inutile, car on se le figurera sans peine.

De même, il n’y a pas lieu d’insister sur la très naturelle confusion que ressentit la jeune fille, quand elle se retrouva en présence de Jacques Helloch et de Germain Paterne. Tous deux voulurent l’assurer de leur respect, de leur dévouement, de leur discrétion. Au surplus, son caractère décidé, supérieur aux timidités ordinaires de son sexe, reprit promptement le dessus.

« Pour vous, Jean… toujours Jean… dit-elle en tendant la main à ses deux compatriotes.

— Toujours… mademoiselle… répondit Germain Paterne en s’inclinant.

— Oui… Jean… mon cher Jean… répondit Jacques Helloch, et il en sera ainsi jusqu’au jour où nous aurons remis Mlle  Jeanne de Kermor entre les mains de son père. »

Il va de soi que Germain Paterne ne crut devoir faire aucune observation au sujet de ce voyage qui allait se prolonger jusqu’aux sources de l’Orénoque et peut-être au-delà.

Personnellement, cette circonstance ne lui déplaisait point, et elle lui procurerait mainte occasion d’enrichir ses collections, en botanisant à travers la flore du haut fleuve. Cela lui permettrait de compléter sa mission de naturaliste, et décidément le ministre de l’Instruction publique serait mal venu à blâmer qu’elle se fût étendue si loin.

Quant à Jeanne de Kermor, elle ne pouvait qu’être profondément touchée à la pensée que les deux jeunes gens allaient joindre leurs efforts aux siens, l’accompagner à la Mission de Santa-Juana, braver dans son intérêt les éventualités de cette expédition, accroître ainsi ses chances de réussite. Aussi son cœur débordait-il de reconnaissance envers celui qui l’avait arrachée à la mort, et qui voulait être à ses côtés pendant tout le voyage.

« Mon ami, dit-elle au sergent Martial, que la volonté de Dieu s’accomplisse !… Dieu sait ce qu’il fait…

— Avant de le remercier, j’attendrai la fin ! » se borna à répondre le vieux soldat.

Et il s’en fut grommeler en son coin, honteux comme un oncle qui a perdu son neveu.

Il va sans dire que Jacques Helloch avait déclaré à Germain Paterne :

« Tu comprends bien que nous ne pouvions pas abandonner Mlle  de Kermor…

— Je comprends tout, mon cher Jacques, répondit Germain Paterne, même les choses auxquelles tu prétends que je n’entends rien !… Tu as cru sauver un jeune garçon, tu as sauvé une jeune fille, voilà le fait, et il est évident qu’il nous serait impossible de quitter cette intéressante personne…

— Je ne l’eusse pas fait avec Jean de Kermor ! affirma Jacques Helloch. Non !… je n’aurais pu le laisser s’exposer à tant de périls, sans vouloir les partager !… C’était mon devoir, — notre devoir à tous les deux, Germain, de lui venir en aide jusqu’au bout…

— Parbleu ! » répliqua Germain Paterne le plus sérieusement du monde.

Voici ce que Mlle  de Kermor avait, de façon sommaire, raconté à ses deux compatriotes.

Le colonel de Kermor, né en 1829, ayant actuellement soixante-trois ans, avait épousé, en 1859, une créole de la Martinique. Les deux premiers enfants de ce mariage étaient morts en bas âge. Jeanne ne les avait pas connus, et de cette perte M. et Mme  de Kermor étaient demeurés inconsolables.

M. de Kermor, officier distingué, dut à sa bravoure, à son intelligence, à ses qualités spéciales, un avancement brillant et rapide. Il était colonel à quarante et un ans. Le soldat, puis caporal, puis sergent Martial, avait voué un absolu dévouement à cet officier, qui eut l’occasion de lui sauver la vie sur le champ de bataille de Solférino. Tous deux firent ensuite la funeste et héroïque campagne contre les armées prussiennes.

Deux ou trois semaines avant la déclaration de cette guerre de 1870, des affaires de famille avaient obligé Mme  de Kermor à partir pour la Martinique. Là naquit Jeanne. Au milieu des violents chagrins qui l’accablaient, le colonel éprouva une profonde joie de la naissance de cette enfant. Si son devoir ne l’avait retenu, il eût été rejoindre sa femme et sa fille aux Antilles, et il les aurait ramenées toutes les deux en France.

Dans ces conditions, Mme  de Kermor ne voulut pas attendre que la fin de la guerre permît à son mari de venir la chercher. Elle avait hâte de se retrouver près de lui, et, au mois de mai 1871, elle s’embarqua à Saint-Pierre-Martinique sur un paquebot anglais, le Norton, à destination de Liverpool.

Mme  de Kermor était accompagnée d’une femme créole, la nourrice de sa fille, âgée de quelques mois seulement. Son intention était de garder cette femme à son service, lorsqu’elle serait rentrée en Bretagne, à Nantes, où elle demeurait avant son départ.

Dans la nuit du 23 au 24 mai, en plein Atlantique, alors que régnait un épais brouillard, le Norton fut abordé par le steamer espagnol Vigo, de Santander. À la suite de cette collision, le Norton coula à pic presque immédiatement, entraînant ses passagers, moins cinq de ceux-ci, et son équipage, moins deux hommes, sans que le navire abordeur eût pu lui porter secours.

Mme  de Kermor n’avait pas eu le temps de quitter la cabine qu’elle occupait du côté où le choc s’était produit, et la nourrice périt également, bien qu’elle fût parvenue à remonter sur le pont avec l’enfant.

Par miracle, cette enfant ne compta pas au nombre des victimes, grâce au dévouement de l’un des deux matelots du Norton qui réussit à atteindre le Vigo.

Après l’engloutissement du Norton, le navire espagnol endommagé dans son avant, mais dont les machines n’avaient pas souffert de la collision, resta sur le lieu de la catastrophe et mit ses embarcations à la mer. Ses recherches prolongées n’aboutirent pas, et il dut se diriger vers la plus rapprochée des Antilles, où il arriva huit jours plus tard.

C’est de là que s’opéra le rapatriement des quelques personnes qui avaient trouvé refuge à bord du Vigo.

Parmi les passagers de ce navire il y avait M. et Mme  Eredia, riches colons originaires de la Havane, qui voulurent recueillir la petite Jeanne. Cette enfant était-elle maintenant sans famille ? On ne parvint pas à le savoir. Un des deux matelots sauvés affirmait bien que la mère de la petite fille, une Française, était embarquée sur le Norton, mais il ignorait son nom, et, ce nom, comment pourrait-on l’apprendre, s’il n’avait pas été inscrit aux bureaux du steamer anglais avant l’embarquement ?… Or il ne l’était pas, ainsi que cela fut établi dans l’enquête relative à l’abordage des deux navires.

Jeanne, adoptée par les Eredia, les suivit à la Havane. C’est là qu’ils l’élevèrent, après avoir inutilement essayé de découvrir à quelle famille elle appartenait. Le nom qu’elle reçut fut précisément celui de Juana. Très intelligente, elle profita de l’éducation qui lui fut donnée et apprit à parler le français comme l’espagnol. D’ailleurs elle savait sa propre histoire, on ne la lui avait point cachée. Aussi sa pensée l’entraînait-elle sans cesse vers ce pays de France où se trouvait peut-être un père qui la pleurait et qui n’espérait plus jamais la revoir.

Quant au colonel de Kermor, on se figure ce qu’avait été sa douleur, quand il se vit doublement frappé, par la mort de sa femme et la mort de cette enfant qu’il ne connaissait même pas. Au milieu des troubles de la guerre de 1871, il n’avait pu apprendre que Mme  de Kermor s’était décidée à quitter Saint-Pierre-Martinique pour venir le rejoindre. Il ignorait donc qu’elle eût pris passage à bord du Norton. Et lorsqu’il l’apprit, ce fut en même temps que la nouvelle de ce sinistre maritime. En vain multiplia-t-il ses recherches. Elles ne produisirent d’autre résultat que de lui donner la certitude que sa femme et sa fille avaient péri avec la plupart des passagers et des hommes du paquebot.

La douleur du colonel de Kermor fut immense. Il perdait à la fois une femme adorée, et cette petite fille qui n’avait pas même reçu son premier baiser. Tel fut l’effet de ce double malheur qu’il y eut lieu de craindre pour sa raison. Et même il tomba si dangereusement malade que, sans les soins assidus de son fidèle soldat, le sergent Martial, la famille de Kermor se fût peut-être éteinte en la personne de son chef.

Le colonel guérit cependant, mais sa convalescence fut longue. Toutefois, ayant pris la résolution de renoncer au métier qui avait été l’honneur de toute sa vie et qui lui réservait un magnifique avenir, il démissionna en 1873. Il n’avait alors que quarante-quatre ans, et était dans la force de l’âge.

Depuis ce jour, le colonel de Kermor vécut, très retiré, dans une modeste maison de campagne à Chantenay-sur-Loire, près de Nantes. Il ne recevait plus aucun ami, n’ayant d’autre compagnon que le sergent Martial, qui s’était retiré du service en même temps que lui. Ce n’était plus qu’un malheureux abandonné sur une côte déserte, après un naufrage, — le naufrage de ses affections terrestres.

Enfin, deux ans plus tard, le colonel de Kermor disparut. Ayant prétexté un voyage, il quitta Nantes, et le sergent Martial attendit vainement son retour. La moitié de sa fortune, — une dizaine de mille francs de rentes, — avait été laissée par lui à ce dévoué compagnon d’armes, qui les reçut du notaire de la famille. Quant à l’autre moitié, le colonel de Kermor l’avait réalisée, puis emportée… où ?… Cela devait rester un impénétrable mystère.

L’acte de donation au profit du sergent Martial était accompagné d’une notice, ainsi libellée :

« Je fais mes adieux à mon brave soldat, avec lequel j’ai voulu partager mon bien. Qu’il ne cherche pas à me retrouver, ce serait peine inutile. Je suis mort pour lui, mort pour mes amis, mort pour ce monde, comme sont morts les êtres que j’ai le plus aimés sur la terre. »

Et rien de plus.

Le sergent Martial ne voulut pas croire à cette impossibilité de jamais revoir son colonel. Des démarches furent faites dans le but de découvrir en quel pays il était allé ensevelir son existence désespérée, loin de tous ceux qui l’avaient connu, et auxquels il avait dit un éternel adieu…

Cependant la petite fille grandissait au milieu de sa famille d’adoption. Douze ans s’écoulèrent avant que les Eredia fussent parvenus à recueillir quelques renseignements relatifs à la famille de cette enfant. Enfin, on finit par apprendre qu’une Mme  de Kermor, passagère à bord du Norton, était la mère de Juana, et que son mari, le colonel de ce nom, vivait encore.

L’enfant était alors une fillette d’une douzaine d’années, qui promettait de devenir une charmante jeune fille. Instruite, sérieuse, pénétrée d’un profond sentiment de ses devoirs, elle possédait une énergie peu commune à son âge et à son sexe.

Les Eredia ne se crurent pas en droit de lui cacher ces nouvelles informations, et, à partir de ce jour, il sembla que son esprit fût éclairé d’une lueur persistante. Elle se crut appelée à retrouver son père. Cette croyance devint sa pensée habituelle, une sorte d’obsession qui produisit une modification très visible de son état intellectuel et moral. Bien que si heureuse, si filialement traitée en cette maison où s’était passée son enfance, elle ne vécut plus que dans l’idée de rejoindre le colonel de Kermor… On sut qu’il s’était retiré en Bretagne, près de Nantes, sa ville natale… On écrivit pour savoir s’il y résidait actuellement… Quelle accablante nouvelle, lorsque la jeune fille apprit pour toute réponse que son père avait disparu depuis bien des années déjà.

Alors Mlle  de Kermor supplia ses parents adoptifs de la laisser partir pour l’Europe… Elle irait en France… à Nantes… Elle parviendrait à ressaisir des traces que l’on disait perdues… Où des étrangers échouent, une fille, guidée par son seul instinct, peut réussir…

Bref, les Eredia consentirent à son départ, sans aucun espoir, d’ailleurs. Mlle  de Kermor quitta donc la Havane, puis, après une heureuse traversée, arriva à Nantes, où elle ne trouva plus que le sergent Martial, toujours dans l’ignorance de ce qu’était devenu son colonel.

Que l’on juge de l’émotion du vieux soldat, lorsque cette enfant, celle que l’on disait avoir péri dans la catastrophe du Norton, franchit le seuil de la maison de Chantenay. Il ne voulait pas croire, et il fut forcé de croire. Le visage de Jeanne lui rappelait les traits
Que l’on juge de l’émotion du vieux soldat… (Page 224.)

de son père, ses yeux, sa physionomie, tout ce qui peut se transmettre par le sang de ressemblance physique et morale. Aussi reçut-il la jeune fille comme un ange que son colonel lui eût envoyé de là-haut…

Mais, à cette époque, il avait déjà abandonné tout espoir d’apprendre en quel pays le colonel de Kermor avait été enfouir sa triste existence…

Quant à Jeanne, elle prit la résolution de ne plus quitter la maison paternelle. Cette fortune que le sergent Martial avait reçue et qu’il se mit en mesure de lui restituer, tous deux l’emploieraient à entreprendre de nouvelles recherches.

En vain la famille Eredia insista-t-elle pour ramener Mlle  de Kermor près d’elle. Il lui fallut se résigner à être séparée de sa fille adoptive. Jeanne remercia ses bienfaiteurs de tout ce qu’ils avaient fait pour elle… son cœur débordait de reconnaissance envers ceux qu’elle ne reverrait pas de longtemps sans doute… mais, pour elle, le colonel de Kermor vivait toujours, et peut-être y avait-il lieu de le penser, puisque la nouvelle de sa mort n’était arrivée ni au sergent Martial, ni à aucun des amis qu’il avait laissés en Bretagne… Elle le chercherait, elle le retrouverait… À l’amour paternel répondait cet amour filial, bien que ni le père ni la fille ne se fussent jamais connus… Il y avait entre eux un lien qui les réunissait, un lien si tenace que rien ne pourrait le rompre !

La jeune fille resta donc à Chantenay avec le sergent Martial. Celui-ci lui apprit qu’elle avait été baptisée sous le nom de Jeanne, quelques jours après sa naissance à Saint-Pierre-Martinique, et il lui restitua ce nom à la place de celui qu’elle portait dans la famille Eredia. Jeanne vécut près de lui, s’obstinant à relever les plus légers indices, qui eussent permis de se lancer sur les traces du colonel de Kermor.

Mais à qui s’adresser pour obtenir quelque nouvelle de l’absent ?… Est-ce que le sergent Martial n’avait pas tenté par tous les moyens, et sans y réussir, de recueillir des renseignements sur son compte ?… Et dire que le colonel de Kermor ne s’était expatrié que parce qu’il se croyait seul au monde !… Ah ! s’il pouvait savoir que sa fille, sauvée du naufrage, l’attendait dans la maison paternelle…

Plusieurs années s’écoulèrent. Aucun rayon n’avait effleuré ces ténèbres. Et, sans doute, le plus impénétrable mystère eût continué d’envelopper le colonel de Kermor, si une première révélation, très inattendue, ne se fût produite dans les circonstances suivantes.

On ne l’a pas oublié, une lettre, signée du colonel, était arrivée à Nantes en 1879. Cette lettre venait de San-Fernando de Atabapo, Venezuela, Amérique du Sud. Adressée au notaire de la famille de Kermor, elle se rapportait à une affaire toute personnelle qu’il s’agissait de régler. Mais, en même temps, recommandation était faite de garder un absolu secret sur l’existence de cette lettre. Or, ledit notaire vint à décéder, alors que Jeanne de Kermor se trouvait encore à la Martinique, et que personne ne savait qu’elle fût la fille du colonel.

C’est seulement sept ans après que cette lettre fut retrouvée dans les papiers du défunt, — vieille de treize ans déjà. À cette époque, ses héritiers, qui connaissaient l’histoire de Jeanne de Kermor, son installation près du sergent Martial, les tentatives faites pour se procurer des documents relatifs à son père, s’empressèrent de lui donner communication de cette lettre.

Jeanne de Kermor était majeure alors. Depuis qu’elle avait vécu, — on pourrait dire, sous « l’aile maternelle » du vieux compagnon d’armes de son père, — l’éducation qu’elle avait reçue dans la famille Eredia s’était complétée de cette instruction solide et sérieuse qu’offre la pédagogie moderne.

S’imagine-t-on ce qu’elle éprouva, de quel irrésistible désir elle fut prise, lorsque ce document tomba entre ses mains ! C’était la certitude acquise que le colonel de Kermor, en 1879, se trouvait à San-Fernando. Et si on ignorait ce qu’il était devenu depuis ce temps, du moins y avait-il là un indice, — l’indice, tant réclamé, — qui permettrait de faire les premiers pas sur la route des recherches. On écrivit au gouverneur de San-Fernando, on écrivit plusieurs fois… Les réponses furent toujours les mêmes… Personne ne connaissait le colonel de Kermor… personne n’avait souvenir qu’il fût venu dans la bourgade… Et, cependant, la lettre était formelle.

Dans ces conditions, le mieux ne serait-il pas de se rendre à San-Fernando ?… Assurément… Aussi la jeune fille résolut-elle de partir pour cette région du haut Orénoque.

Mlle  de Kermor était restée en correspondance régulière avec la famille Eredia. Elle fit connaître à ses parents adoptifs cette détermination d’aller là où il lui serait peut-être possible de retrouver les dernières traces de son père, et ceux-ci ne purent que l’encourager dans sa résolution, malgré les difficultés d’un tel voyage.

Mais, de ce que Jeanne de Kermor eût formé ce projet, d’une extrême gravité, on en conviendra, s’ensuivait-il que le sergent Martial voudrait y accéder ?… Ne refuserait-il pas son consentement ?… Ne s’opposerait-il pas à l’accomplissement de ce que Jeanne considérait comme un devoir ?… Ne résisterait-il pas, par crainte des fatigues, des dangers qu’elle courrait en ces lointaines régions du Venezuela ?… Plusieurs milliers de kilomètres à franchir !… Une jeune fille se lançant dans une campagne si aventureuse… avec un vieux soldat pour guide… car, si elle partait, il ne la laisserait pas partir seule…

« Et, cependant, mon bon Martial a dû y consentir, dit Jeanne en achevant ce récit, qui venait de dévoiler aux deux jeunes gens le mystère de son passé. Oui !… il a consenti, et il l’a bien fallu, n’est-ce pas, mon vieil ami ? »….

— Et j’ai tout lieu de m’en repentir, répondit le sergent Martial, puisque, malgré tant de précautions…

— Notre secret a été découvert ! ajouta la jeune fille en souriant. Voici donc que je ne suis plus ton neveu… et que tu n’es plus mon oncle !… Mais monsieur Helloch et monsieur Paterne n’en diront rien à personne… N’est-il pas vrai, monsieur Helloch ?…

— À personne, mademoiselle !

— Pas de mademoiselle, monsieur Helloch, se hâta de déclarer Jeanne de Kermor, et il ne faut pas prendre cette mauvaise habitude de m’appeler ainsi… Vous finirez par vous trahir… Non… Jean… rien que Jean…

— Oui… Jean… tout court… et même notre cher Jean… pour varier un peu… dit Germain Paterne.

— Maintenant, monsieur Helloch, vous vous expliquez ce qu’a
s’imagine-t-on ce qu’elle éprouva… (Page 227.)
exigé de moi mon bon Martial… Il est devenu mon oncle, et je suis devenue son neveu… J’ai revêtu l’habit d’un jeune garçon, j’ai coupé mes cheveux, et, ainsi métamorphosée, je me suis embarquée à Saint-Nazaire pour Caracas. Je parlais l’espagnol comme ma langue naturelle, — ce qui pouvait m’être bien utile pendant ce voyage, — et me voici dans cette bourgade de San-Fernando !… Puis, lorsque j’aurai retrouvé mon père, nous reviendrons en Europe par la Havane… Je tiens à ce qu’il rende visite à cette généreuse famille qui l’a remplacé près de sa fille… et à laquelle nous devons tous deux tant de reconnaissance ! »

Les yeux de Jeanne de Kermor se mouillèrent de quelques larmes. Mais elle se remit, et ajouta :

« Non, mon oncle, non, il ne faut pas se plaindre si notre secret a été découvert… Dieu l’a voulu, comme il a voulu que deux de nos compatriotes, deux amis dévoués, se soient rencontrés sur notre route… Et, au nom de mon père, messieurs, je vous remercie de toute mon âme, de ce que vous avez déjà fait… et de ce que vous avez résolu de faire encore ! »

Et elle tendit la main à Jacques Helloch et à Germain Paterne, qui la pressèrent affectueusement.

Le lendemain, les jeunes gens, le sergent Martial et Jean — ce nom lui sera conservé tant que les circonstances l’exigeront — prirent congé de MM. Miguel, Felipe et Varinas, lesquels faisaient leurs préparatifs en vue d’explorer les confluents du Guaviare et de l’Atabapo. Les trois collègues ne voyaient pas, sans de vives appréhensions, le jeune garçon s’engager sur le lit supérieur de l’Orénoque, même avec le concours de ses compatriotes. Et, tout en faisant des vœux pour le succès de son voyage, M. Miguel lui dit :

« Peut-être nous trouverez-vous ici à votre retour, mon cher enfant, si mes compagnons et moi, nous n’avons pas pu nous mettre d’accord… »

Enfin, après avoir reçu les adieux du gouverneur de San-Fernando qui leur donna des lettres pour les commissaires des principales bourgades de l’amont, puis les embrassements de M. Mirabal qui pressa Jean sur son cœur, Jacques Helloch et Germain Paterne, Jean et le sergent Martial s’embarquèrent à bord de leurs pirogues.

La population avait voulu assister au départ. Des vivats saluèrent les deux falcas, lorsqu’elles se détachèrent de la rive gauche du fleuve. Dès qu’elles eurent contourné les rochers, qui se dressent au confluent où s’entremêlent les eaux de l’Atabapo et du Guaviare, elles gagnèrent l’Orénoque et disparurent en remontant dans la direction de l’est.