Le Superbe Orénoque/Première partie/Chapitre XV

Hetzel (p. 201-216).

Le sergent Martial portait Jean. (Page 205.)


XV

San-Fernando.


L’Atabapo et le Guaviare, à l’endroit où ils se jettent dans l’Orénoque, — que l’on veuille bien admettre cette hypothèse jusqu’à plus ample informé, — sont séparés par une sorte de presqu’île. Les lits de ces deux affluents limitent cette presqu’île, le premier à l’est, le second à l’ouest, et sa pointe se dirige vers le nord.

Là se dessine ce carrefour dont M. E. Reclus fait avec raison « le véritable centre hydrographique de toute la région comprise entre les Antilles et l’Amazone ».

San-Fernando occupe la rive occidentale de ladite presqu’île, bordée en même temps par la rive droite de l’Atabapo. Ce tributaire tombe-t-il directement dans l’Orénoque, ou même n’est-il qu’un bras du Guaviare ?… Question indécise que les nouvelles discussions et études de MM. Miguel, Varinas et Felipe finiraient peut-être par élucider.

La petite bourgade, que fonda Solano en 1757, est située à une altitude de deux cent trente-sept mètres au-dessus du niveau de la mer. Si jamais bourgade a le juste espoir d’acquérir une grande importance dans l’avenir, c’est bien San-Fernando. En effet, cinq voies navigables se ramifient autour de ce point géographique : l’Atabapo mène au Brésil, en passant par Gavita, à travers les bassins du rio Negro et de l’Amazone ; le haut Orénoque conduit vers les régions orientales du Venezuela, et le moyen Orénoque aux régions septentrionales ; l’Yrinida dessert les contrées du sud-ouest ; le Guaviare coule à la surface des territoires de la Colombie.

Cependant, bien que San-Fernando rayonne comme une étoile sur cette province hispano-américaine, il ne semble pas qu’elle ait encore profité de son rayonnement — en ce qui la concerne du moins. Ce n’était qu’un gros village en 1887, à l’époque où M. Chaffanjon y séjourna, avant d’entreprendre son expédition aux sources de l’Orénoque. Sans doute, ses maisons sont plus nombreuses, sa population s’est augmentée depuis sept années, mais cela ne s’est pas effectué dans une très sensible proportion.

De cinq à six cents habitants, voilà au maximum ce que compte San-Fernando. Ils travaillent à la construction des barques qu’emploie la navigation de ce carrefour, ils font le commerce du caoutchouc, des gommes et des fruits, principalement ceux du palmier piriguao.

C’est de ce village que partit en 1882, le docteur Crevaux, accompagné de M. Lejeanne, pour remonter le Guaviare, — exploration qui devait ajouter une victime de plus à la nécrologie des découvreurs modernes.

La population de San-Fernando comprend quelques familles d’origine blanche, un certain nombre de nègres et d’Indiens, ces derniers appartenant pour la plupart à la tribu des Banivas. L’autorité du Président de la République et du Congrès est dévolue à un gouverneur, qui ne dispose que d’un chiffre très restreint de soldats. Cette milice est surtout affectée à la police du territoire et aux réquisitions d’hommes, lorsqu’il est nécessaire de mettre à la raison les bandes qui infestent les rives de l’Orénoque et de ses tributaires.

Les Banivas méritent d’être remarqués entre toutes les races autochtones du Venezuela. Leur constitution physique les place au-dessus de leurs congénères, — corps robuste, membres solidement attachés, physionomie qui dénote l’intelligence, sans aucune dépression de la face, sang généreux qui coule sous leur peau rougeâtre, ardeur de leurs yeux présentant une légère obliquité. Au point de vue moral, ils l’emportent aussi sur les autres indigènes, étant industrieux, soit qu’ils exercent le métier de bateliers, soit qu’ils confectionnent des hamacs ou des espillas employées au halage des embarcations. La bonté et l’honnêteté de ces Indiens les recommandent aux voyageurs qui ont besoin de leurs services. Ils sont pêcheurs, ils sont chasseurs, ils s’entendent à la culture et à la récolte du caoutchouc. Eux aussi, sont-ils donc superstitieux ?… Non, si on les compare aux Piaroas. Ils professent la religion catholique, à laquelle les ont convertis les missionnaires, mais y mélangent parfois des pratiques locales difficiles à déraciner.

Bien que les habitations de San-Fernando ne méritent guère que le nom de cases ou de paillotes, il en est parmi elles qui offrent un certain confort.

MM. Miguel, Felipe et Varinas trouvèrent domicile chez le gouverneur. Ce haut personnage tint à avoir pour hôtes ces trois notables de Ciudad-Bolivar. Il était donc probable que la demeure de Son Excellence s’emplirait des éclats d’une discussion qui la rendraient à peu près inhabitable. Toutefois, M. Miguel et ses deux collègues n’en étaient pas encore là. Avant de s’y abandonner, si l’on veut que la discussion soit sérieuse, il convient de s’être rendu sur les lieux, d’avoir observé, constaté, contrôlé le pour et le contre. La question nécessiterait donc un examen minutieux de l’embouchure des trois fleuves, de longues stations aux confluents de l’Atabapo et du Guaviare, peut-être même une reconnaissance effective de leurs cours sur un certain nombre de kilomètres. En ce moment, les tenants de ces tributaires avaient à se reposer des fatigues d’un voyage de plus de six semaines sur le cours du bas et du moyen Orénoque.

Le sergent Martial et Jean de Kermor purent se loger dans une sorte d’hôtel convenable, non loin du port, en attendant que de nouveaux renseignements leur permissent d’organiser les recherches en telle ou telle direction.

Quant à Jacques Helloch et à Germain Paterne, ils préférèrent ne point débarquer de leur pirogue. Habitués à cette demeure flottante, ils s’y trouveraient mieux installés que partout ailleurs. C’était la Moriche qui les avait amenés à San-Fernando, c’était la Moriche qui les ramènerait à Caïcara, lorsque leur mission scientifique aurait été remplie.

Inutile de dire que dès que les violences du chubasco eurent pris fin, les mariniers s’étaient hâtés de ramener les trois falcas au port de San-Fernando. Cette opération fut achevée le soir même, car ces coups de vent s’apaisent d’ordinaire après deux ou trois heures. Les pirogues n’étaient pas sans avoir souffert des chocs alors qu’elles traversaient le fleuve, et aussi quelque peu de leur échouage sur la grève. Il est vrai, comme elles n’avaient point abordé les récifs, leurs avaries, sans gravité, pourraient être promptement réparées. Le temps, d’ailleurs, ne manquerait ni à la Maripare ni à la Moriche, puisque leurs passagers devaient séjourner à San-Fernando. En serait-il ainsi de la Gallinetta ?… C’est ce que les circonstances allaient décider, car, s’il retrouvait les traces du colonel de Kermor, Jean comptait se remettre en route sans perdre un jour.

Du reste, ses compagnons de voyage, vivement intéressés à l’œuvre de ce jeune garçon, allaient unir leurs efforts pour obtenir de nouveaux renseignements. Par M. Miguel et ses deux collègues, le concours du gouverneur de San-Fernando était assuré, et nul mieux que lui n’eût pu procéder à une sérieuse enquête. De leur côté, Jacques Helloch et Germain Paterne feraient l’impossible pour venir en aide à leurs compatriotes. Ils étaient munis d’une lettre de recommandation près d’un très obligeant habitant de la bourgade, blanc d’origine, M. Mirabal, alors âgé de soixante-huit ans, et dont M. Chaffanjon parle avec un vif sentiment de reconnaissance dans le récit de son expédition aux sources de l’Orénoque. Les deux Français, ou plutôt les quatre Français devaient trouver le meilleur accueil dans cette honnête, affectueuse et serviable famille.

Toutefois, avant de raconter quelles démarches furent faites dès l’arrivée des voyageurs à San-Fernando, il est nécessaire de dire comment s’était effectué leur acheminement vers la bourgade, après le naufrage des pirogues.

On ne l’a point oublié, le sergent Martial portait Jean entre ses bras, MM. Varinas, Felipe et Miguel marchaient en avant, suivis de Jacques Helloch et de Germain Paterne. Celui-ci avait assuré qu’une bonne nuit rendrait au jeune garçon toutes ses forces. Il avait eu la précaution de prendre sa boîte de pharmacie, et ce n’étaient pas les soins qui feraient défaut au jeune garçon. Il est vrai, toujours aussi désagréable qu’incompréhensible, le sergent Martial ne cessait de tenir Germain Paterne à l’écart, et, lorsque celui-ci voulut s’approcher :

« C’est bon… c’est bon !… grommela-t-il. Mon neveu respire comme vous et moi… et nous ne manquerons de rien, dès que la Gallinetta sera au port…

— Dans quelques heures, affirma Jacques Helloch, qui savait par Valdez et Parchal que les pirogues arriveraient avant la nuit.

— C’est bien, repartit le sergent Martial, et pourvu que nous trouvions un bon lit à San-Fernando… À propos… monsieur Helloch… je vous remercie d’avoir sauvé le petit ! »

Sans doute, il s’était dit qu’il devait au moins ce très simple et très bref remerciement ; mais de quel ton singulier il l’agrémenta, et quel regard soupçonneux il jeta sur Jacques Helloch…

Celui-ci ne répondit qu’en inclinant la tête et resta de quelques pas en arrière.

Ce fut ainsi que les « naufragés » atteignirent la bourgade, où, sur l’indication de M. Miguel, le sergent Martial put retenir deux chambres, dans l’une desquelles Jean serait mieux installé que sous le rouf de la Gallinetta.

Germain Paterne vint plusieurs fois au cours de la soirée, — sans que son compagnon se fût joint à lui, — prendre des nouvelles du jeune garçon. Pour toute réponse, il lui fut assuré que tout allait aussi bien que possible, et que l’on pouvait se passer de ses services, dont on le remerciait.

Cela était vrai, le jeune de Kermor reposait paisiblement, et, dès que la pirogue eut été amarrée au port, Valdez apporta une valise contenant des vêtements que le sergent Martial tint prêts pour le lendemain.

Et, de fait, ce matin-là, lorsque Germain Paterne se présenta en la double qualité de médecin et d’ami, ce fut à l’ami seulement, que, malgré les grondements de son oncle, Jean, ne se ressentant plus des fatigues de la veille, fit le meilleur accueil, tout reconnaissant qu’il était de ses bons offices.

« Puisque je vous ai dit que cela ne serait rien, monsieur… déclara une fois de plus le sergent Martial.

— Vous aviez raison, sergent, mais cela aurait pu être grave, et sans mon ami Jacques…

— Je dois la vie à monsieur Helloch, répondit Jean, et quand je le verrai… je ne sais comment je pourrai lui exprimer…

— Il n’a fait que son devoir, répondit Germain Paterne, et même si vous n’aviez pas été notre compatriote…

— C’est bon… c’est bon… grommela le sergent Martial, et quand nous rencontrerons M. Helloch !… »

On ne le rencontra pas — dans la matinée du moins. Son intention était-elle donc de se tenir à l’écart ?… Lui répugnait-il de paraître quêter les remerciements que méritait sa conduite ?… Ce qui est certain, c’est qu’il demeura à bord de la Moriche, très pensif, très taciturne, et, après lui avoir donné des nouvelles du jeune garçon, Germain Paterne ne put pas en tirer quatre paroles.

Cependant Jacques Helloch et Jean se revirent dans l’après-midi. Le premier, un peu embarrassé, — le sergent Martial mordit sa moustache en l’observant, — prit la main qui lui fit tendue, mais ne la pressa pas sans façon comme d’habitude.

Ce fut chez M. Mirabal que cette rencontre eut lieu, Jacques Helloch s’y trouvait avec la lettre de recommandation qu’il avait près de cet excellent vieillard. Autant au sergent Martial et à Jean, s’ils avaient eu la pensée de venir s’adresser à lui, c’était pour obtenir des renseignements relatif au colonel de Kermor.

M. Mirabal ne cacha point à ces Français qui lui étaient adressés ou qui s’adressaient à lui, sa vive satisfaction de les accueillir. Il déclara être à leur entière disposition, et il n’épargnerait rien pour leur être utile. La sympathie qu’il éprouvait à l’égard de ces voyageurs, dont il parlait la langue, éclatait dans son attitude, dans ses propos, dans l’empressement qu’il mettait à les renseigner sur toutes choses. Il avait vu le docteur Crevaux lors de son passage… il se souvenait de M. Chaffanjon, auquel il était heureux d’avoir rendu service… il ne ferait pas moins pour Jacques Helloch et Germain Paterne… pour le sergent Martial et son neveu, qui pouvaient compter sur lui en toute circonstance.

Le jeune garçon fit alors connaître le motif qui l’avait amené au Venezuela, et cela ne fit qu’accroître la sympathie qu’il inspirait à M. Mirabal.

Et tout d’abord, le vieillard avait-il souvenir que le colonel de Kermor eût séjourné, quatorze ans auparavant, à la bourgade de San-Fernando ?…

La réponse ne fut point de nature à satisfaire le jeune garçon. En remontant dans sa mémoire, M. Mirabal ne se rappelait rien de relatif à la présence d’un colonel de ce nom à San-Fernando.

Un profond chagrin se peignit sur la figure de Jean, et ses yeux laissèrent couler quelques larmes.

« Monsieur Mirabal, demanda alors Jacques

Helloch, y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?…

— Plus de quarante ans, monsieur Helloch, répondu le vieillard, et je n’ai quitté San-Fernando qu’à de rares et courts intervalles. Si un voyageur tel que le colonel de Kermor y eût passé quelques jours, je l’aurais certainement vu… Notre bourgade n’est ni assez grande ni assez peuplée pour qu’un étranger n’y soit pas signalé, et j’eusse été informé de sa présence…

— Mais… s’il a voulu garder l’incognito…

— À cela je ne puis vous répondre, répliqua M. Mirabal. Aurait-il donc eu des raisons pour le faire ?…

— Monsieur, dit Jean, mon père a quitté la France depuis quatorze ans, et ses amis n’ont connu son départ que longtemps après… Mon oncle… le sergent Martial… n’était même pas dans la confidence des projets de son colonel…

— Non, certes ! s’écria le vieux soldat, car j’aurais bien su l’empêcher…

— Et vous, mon cher enfant ?… demanda M. Mirabal.

— Je n’habitais pas la maison de mon père à cette époque, répondit Jean, non sans montrer une certaine hésitation. Ma mère et moi, nous étions aux colonies… et c’est lorsque nous revenions en France, qu’elle a péri dans un naufrage… Moi… j’ai pu être sauvé… et quelques années plus tard, quand je fus de retour en Bretagne… mon père avait quitté Nantes… et nous ne savons ce qu’il est devenu… »

Il y avait évidemment, dans la vie de ce jeune garçon, un mystère que Jacques Helloch avait déjà pressenti. Mais comme il ne lui appartenait pas de le pénétrer, il s’était toujours tenu sur une extrême réserve. Ce qui ne pouvait pas être mis en doute, c’est que le colonel de Kermor avait déjà abandonné le pays, lorsque son fils y arriva, et que le sergent Martial, qu’il fût ou non de sa famille, ignorait absolument où il était allé.

« Et cependant, dit M. Maribal, vous avez des raisons sérieuses de croire, mon cher enfant, que votre père est venu à San-Fernando…

— Des raisons non seulement sérieuses, monsieur, mais formelles.

— Lesquelles ?…

— Une lettre écrite par mon père, signée de lui, datée de San-Fernando, est arrivée à l’un de ses amis dans le courant de l’année 1879.

— C’est formel, en effet… à moins que… ajouta M. Mirabal. Il existe une autre bourgade de ce nom au Venezuela, dans l’est de l’Orénoque… San-Fernando de Apure…

— La lettre venait de San-Fernando de Atabapo, et portait le timbre de la poste à cette date du 12 avril 1879.

— Et pourquoi, mon cher enfant, n’avez-vous pas aussitôt mis à exécution votre projet ?…

— Parce que… mon oncle et moi… nous n’avons eu connaissance de cette lettre qu’il y a trois mois… L’ami, auquel elle était adressée, ne devait la communiquer à personne… et c’est après sa mort que sa famille nous l’a remise… Ah ! si je n’avais pas été loin au moment où mon père s’expatriait… il ne serait pas parti… »

M. Mirabal très ému, attira Jean et l’embrassa affectueusement. Que pourrait-il faire pour lui venir en aide ?… Il se le demandait… Un fait dominait tout, cependant, c’est qu’une lettre avait été écrite par le colonel de Kermor, lettre datée du 12 avril 1879, et qu’elle était partie de San-Fernando de Atabapo.

« Et pourtant, dit M. Mirabal, ma mémoire ne me rappelle rien… non… rien… bien qu’à cette époque je fusse certainement à San-Fernando…

— Comment, s’écria le jeune garçon, mon père a passé ici… il a dû y séjourner quelque temps… et il n’aurait pas laissé trace de son passage !… »

Et des sanglots lui échappèrent, comme si son dernier espoir se fût évanoui devant les affirmations si précises, si désolantes de M. Mirabal.

« Ne vous désespérez pas… Jean, — cette fois, il ne dit pas : mon cher Jean ! — reprit Jacques Helloch, incapable, lui aussi, de maîtriser son émotion. Assurément le colonel de Kermor a pu venir à San-Fernando sans que M. Mirabal en ait été informé… »

Le vieillard releva la tête.

« D’autres personnes l’ont peut-être connu… continua Jacques Helloch… Nous chercherons… nous interrogerons… Je vous le répète… Jean… il ne faut pas renoncer… »

Le sergent Martial se taisait… Il regardait le jeune garçon… Il semblait lui redire ce qu’il lui avait maintes fois répété avant leur départ : « Tu verras, mon pauvre enfant, que nous ne ferons qu’un inutile voyage ! »

« Enfin, ajouta M. Mirabal pour conclure, comme il serait possible, après tout, que je n’eusse rien su de la présence du colonel de Kermor, je ferai des recherches… je m’informerai près des habitants de San-Fernando… Moi aussi, je vous l’assure, il ne faut pas désespérer… Que votre père soit venu à San-Fernando, ce n’est pas douteux… Mais voyageait-il sous son nom ?… Avait-il conservé en voyage sa qualité de colonel ? »

Oui ! il y avait encore cette hypothèse, admissible en somme, bien qu’on ne se fût pas trop expliqué pourquoi le colonel aurait caché son nom et sa qualité.

« À moins, fit observer Jacques Helloch, que M. de Kermor ait voulu passer à San-Fernando sans être connu…

— Dans quel intérêt ?… demanda M. Mirabal.

— Mon père avait éprouvé de grands chagrins, répondit le jeune garçon, dont le cœur battait avec violence. Après la mort de ma pauvre mère, il s’est cru seul au monde…

— Mais vous… mon cher enfant ?…

— Il me croyait mort aussi… » répondit Jean, tandis que le sergent Martial ne cessait de gronder dans son coin.

Il était visible que cette sorte d’interrogatoire ne lui plaisait en aucune façon. Cela touchait à certains points qu’il avait toujours voulu tenir dans l’ombre en ce qui concerne le passé de son prétendu neveu.

Ni M. Mirabal, ni Jacques Helloch n’insistèrent. En somme, le colonel de Kermor, éprouvé par tant de malheurs, avait cru devoir partir secrètement, — si secrètement que son ancien compagnon d’armes n’en avait rien su. Donc il n’était pas impossible qu’il eût changé de nom, ne voulant pas que l’on pût jamais découvrir l’endroit où il avait été réfugier une vie brisée par tant d’épreuves !

Le sergent Martial et le jeune garçon prirent alors congé de M. Mirabal, et se retirèrent, profondément attristés tous les deux. Mais enfin le vieillard leur avait promis de s’enquérir de tout ce qui aurait pu se rapporter au colonel de Kermor, et nul doute qu’il tiendrait sa promesse.

Après avoir regagné l’auberge, le sergent Martial et Jean n’en sortirent plus de la journée.

Le lendemain, sur la présentation de M. Miguel, Jean eut une entrevue avec le gouverneur de cette province de l’Orénoque.

Son Excellence ne put rien lui apprendre de relatif à son père. D’ailleurs, il ne résidait à San-Fernando que depuis cinq années. Mais, s’il ne pouvait renseigner le jeune garçon, il se joindrait à M. Mirabal pour l’enquête dont celui-ci s’était chargé.

Cette seconde journée s’écoula sans que la question eût fait un pas. Le sergent Martial ne décolérait plus !… Être venu si loin, avoir couru tant de dangers en pure perte !… Comment avait-il été assez faible pour consentir à ce voyage, assez faible pour l’avoir entrepris !… Toutefois il s’imposa de ne point récriminer devant le malheureux Jean, car c’eût été bénévolement accroître son chagrin, et il le voyait si accablé, si désespéré…

De son côté, Jacques Helloch s’occupa de recueillir des renseignements. Par malheur, ses démarches furent vaines. Et alors, rentré à bord de la Moriche, il s’abandonnait à une tristesse dont Germain Paterne commençait à s’effrayer. Son ami, si volontiers causeur, d’une humeur si égale, si communicatif, répondait à peine à ses questions.

« Qu’as-tu ?… lui demandait Germain Paterne.

— Rien.

— Rien… cela veut dire tout quelquefois !… Certes, la situation de ce pauvre garçon est très affligeante, j’en conviens, mais enfin il ne faut pas que cela te fasse perdre de vue ta mission…

— Ma mission !…

— Ce n’est pas… j’imagine… ou du moins je ne crois pas que le ministre de l’Instruction publique t’ait envoyé sur l’Orénoque pour retrouver le colonel de Kermor…

— Et pourquoi pas ?…

— Voyons… Jacques… parlons sérieusement !… Tu as été assez heureux pour sauver le fils du colonel…

— Le fils !… s’écria Jacques Helloch. Ah !… le fils !… Eh bien, Germain, peut-être… Oui !… mieux vaudrait peut-être que Jean eût péri… s’il ne doit pas retrouver son père…

— Je ne comprends pas, Jacques…

— Parce que ce sont des choses auxquelles tu n’entends rien… auxquelles tu ne peux rien entendre…

— Merci ! »

Et alors, Germain Paterne prit le parti de ne plus interroger son compagnon, se demandant ce qu’il y avait au fond de cette extraordinaire affection croissante pour le jeune de Kermor.

Le lendemain, lorsque Jean arriva avec le sergent Martial chez
« monsieur helloch, j’aurais deux mots à vous dire. » (Page 216.)
M. Mirabal, celui-ci, en compagnie de Jacques Helloch, se disposait à leur rendre visite.

De l’enquête faite chez les habitants de San-Fernando, il résultait qu’un étranger, une douzaine d’années auparavant, avait effectivement séjourné dans la bourgade. Cet étranger était-il français ?… Personne à pouvoir le dire, et il semblait, d’ailleurs, avoir des raisons particulières pour garder le plus secret incognito.

Jean crut voir l’obscurité de cette mystérieuse affaire s’éclairer de quelque lueur. Que l’on doive ou non ajouter foi aux pressentiments, il lui vint à la pensée que l’étranger était… devait être son père.

« Et lorsque ce voyageur a quitté San-Fernando, monsieur Mirabal, demanda-t-il, sait-on de quel côté il s’est dirigé ?…

— Oui… Il allait vers les régions du haut Orénoque.

— Et depuis… plus eu de nouvelles ?…

— On ne sait ce qu’il est devenu.

— On le saurait peut-être, dit Jacques Helloch, en faisant des recherches sur cette partie du fleuve…

— Ce serait une expédition pleine de périls, fit observer M. Mirabal, et vouloir s’y exposer sur des indices si vagues… »

Le sergent Martial approuva d’un geste les craintes exprimées par M. Mirabal.

Jean, lui, se taisait, mais à son attitude résolue, au feu qui brillait dans son regard, on sentait la ferme intention de n’en pas tenir compte, de continuer sa campagne, si dangereuse qu’elle pût être, de ne pas abandonner ses projets, d’aller jusqu’au bout…

Et M. Mirabal le comprit bien, lorsque Jean lui dit :

« Je vous remercie, monsieur Mirabal… je vous remercie également, monsieur Helloch, de ce que vous avez fait… Un étranger a été vu ici à l’époque où mon père s’y trouvait… à l’époque où il écrivait de San-Fernando même…

— Sans doute… mais de là à penser… que ce soit le colonel de Kermor… observa le vieillard.

— Pourquoi pas… s’écria Jacques Helloch, et n’y a-t-il pas des chances pour que ce soit lui ?…

— Eh bien… puisque cet étranger s’est dirigé vers le haut Orénoque, dit Jean, c’est là que j’irai…

— Jean… Jean !… s’écria le sergent Martial, qui se précipita vers le jeune garçon…

— J’irai ! » répéta Jean d’un ton qui indiquait une résolution inébranlable.

Puis, se retournant vers le vieillard :

« Existe-t-il sur le haut Orénoque quelques bourgades, quelques villages, où je pourrais me rendre et prendre des informations, monsieur Mirabal ?…

— Des villages… il y en a plusieurs, Guachapana… la Esmeralda… d’autres encore… À mon avis, pourtant, s’il était possible de retrouver les traces de votre père, mon cher enfant, ce serait au-delà des sources… à la Mission de Santa-Juana.

— Nous avons déjà entendu parler de cette mission, répondit Jacques Helloch. Est-elle de création récente ?…

— Voilà quelques années déjà qu’elle a été fondée, répondit M. Mirabal, et elle est en voie de prospérité.

— Une mission espagnole ?…

— Oui, et c’est un missionnaire espagnol qui la dirige… le Père Esperante.

— Dès que nos préparatifs de voyage seront achevés, déclara Jean, nous partirons pour Santa-Juana…

— Mon cher enfant, dit le vieillard, je ne dois pas vous laisser ignorer que les périls sont grands sur le cours du haut Orénoque, fatigues, privations, risque de tomber entre les mains de bandes d’Indiens, qui ont une réputation de férocité… ces cruels Quivas, que commande maintenant un forçat évadé de Cayenne…

— Ces dangers que mon père a courus, répondit Jean, je n’hésiterai pas à les courir pour le retrouver ! »

L’entretien se termina sur cette réponse du jeune garçon. M. Mirabal comprit que rien ne pourrait l’arrêter. Il irait « jusqu’au bout », ainsi qu’il venait de le dire.

Le sergent Martial, désespéré, s’en alla avec Jean, qui vint passer le reste du jour sur la Gallinetta.

Lorsque Jacques Helloch fut seul avec M. Mirabal, celui-ci ne put que lui confirmer à quels dangers de toutes sortes allait s’exposer le fils du colonel de Kermor, n’ayant que ce vieux soldat pour guide.

« Si vous avez quelque influence sur lui, monsieur Helloch, ajouta-t-il, détournez-le de ce projet, qui repose sur tant d’incertitude… Empêchez-le de partir…

— Rien ne l’en détournera, monsieur Mirabal, affirma Jacques Helloch. Je le connais… rien ! »

Jacques Helloch retourna à bord de la Moriche, plus soucieux que jamais, et ne répondit même plus aux quelques paroles de son compagnon.

Assis à l’arrière de la pirogue, Jacques Helloch regardait Valdez et deux de ses hommes qui s’occupaient de préparer la Gallinetta pour un long voyage. Il convenait de la décharger entièrement afin de visiter ses fonds et procéder à un complet radoub, nécessité par les fatigues du dernier parcours et l’échouage sur la grève de San-Fernando.

Jacques Helloch observait aussi Jean, qui surveillait ce travail. Peut-être le jeune garçon s’attendait-il à ce que Jacques Helloch lui adressât la parole… voulût lui faire des observations sur la témérité de ses projets… essayât de l’en détourner…

Celui-ci restait muet, immobile. Plongé dans ses réflexions, il semblait obsédé d’une idée fixe… une de ces idées qui s’incrustent dans le cerveau… qui le dévorent…

Le soir arriva.

Vers huit heures, Jean se disposa à regagner l’auberge pour prendre quelque repos.

« Bonsoir… monsieur Helloch… dit-il.

— Bonsoir… Jean… » répondit Jacques Helloch, qui se releva comme s’il eût l’intention de suivre le jeune garçon…

Jean marchait sans retourner la tête, et disparut entre les paillotes à cent pas de là.

Le sergent Martial était resté sur la grève, très agité à la pensée d’une démarche qu’il avait résolu de faire. Enfin, il s’y décida, et revenant vers la Moriche :

« Monsieur Helloch, murmura-t-il, j’aurais deux mots à vous dire. »

Jacques Helloch débarqua aussitôt et vint retrouver le vieux soldat :

« Que me voulez-vous, sergent ?… demanda-t-il.

— Si c’était un effet de votre complaisance… d’engager mon neveu… qui vous écoutera peut-être… vous… à ne point entreprendre ce voyage… »

Jacques Helloch regarda le sergent Martial bien en face. Puis, après une certaine hésitation, répondit :

« Je ne l’en dissuaderai pas, car ce serait inutile, vous le savez bien… et même… à la condition que cela vous convienne… j’ai pris une résolution…

— Laquelle ?…

— La résolution d’accompagner Jean…

— Vous… accompagner mon neveu…

— Qui n’est pas votre neveu, sergent !

— Lui… le fils du colonel…

— Qui n’est pas son fils… mais sa fille… la fille du colonel de Kermor ! »

fin de la première partie.