Édition des cahiers libres (p. 158-175).

X

Le Refuge

Elle dort… Elle est certainement belle, bien que ses cheveux soient coupés comme ceux d’un athlète. Mais cet étrange visage, cette poitrine virile, ces hanches étroites…
Pierre Louys.
Les chansons de Bilitis (II-2).


Nous partîmes un lundi matin, je m’en souviendrai toute ma vie. Ce fut épique, un peu ridicule, mais savant comme un traquenard florentin. J’avais, durant trois jours, acheté ce qu’il nous fallait, à Rubbia et à moi, pour vivre dans notre nouveau gîte sans rien emporter. Tout avait été expédié en grande vitesse, et les gardiens de la demeure perdue se trouvaient avertis. Y avait-il des livraisons de colis postaux ou messageries, là bas ? On verrait bien.

Mes acquisitions furent faites dans un mystère complet, soit à la fermeture des magasins, après que j’eusse passé deux heures dans la banlieue, certain de n’être point suivi, soit à l’ouverture même. Rubbia ne fut avertie de rien. Le dimanche soir, je lui proposai d’aller souper, à minuit, dans une boîte de nuit. Cela ne dut lui plaire qu’à demi, mais ma perspicace amie devina dans ma demande imprévue le point de départ d’actes importants et prochains, qu’il ne fallait pas contrecarrer. Elle ne pouvait d’ailleurs songer s’opposer à ce que je concevais d’utile. Aussi la vis-je s’habiller en hâte, et nous sortîmes. Je pris toutes précautions pour que, descendant l’escalier, elle ne put heurter le mur ni la rampe.

Un taxi nous mena au Kharakho, rival de Suburre, où nous nous amusâmes fort. C’était soir de fête, et la débauche spéciale du lieu, grâce à des prix doublés, se donnait pleine licence. Je m’étais arrangé pour que nous fussions placés de manière à surveiller la porte et les entrants. Mais il ne parut quiconque dont il eut été possible de prendre ombrage. Si notre sortie inattendue avait gêné les gens chargés de la surveillance, ils ne crurent pas bon de nous suivre. On devait juger cette vadrouille comme un accès de mauvaise humeur né entre gens trop seuls, trop enfermés, et qu’une fois par hasard le désir de faire la noce venait de prendre. Mais la sortie du Kharakho, vers quatre heures du matin, et le retour devenaient choses difficiles. Une voiture de garage, nous avait amenés. Elle attendait en bas. Supposant qu’on y put placer, durant cette station, quelque truc dangereux, puisque mes ennemis possédaient une si belle imagination pour inventer des pièges à mort inédits, j’avais averti un autre chauffeur de venir nous prendre, vers quatre heures, à la sortie secrète du Kharakho, sur une rue voisine.

Nous nous en allâmes donc par l’issue réservée aux amants en danger, aux amis de la maison, et sans doute aux agents de sûreté emmenant un brigand, lorsque cela advient, et c’est assez fréquent. Car, en ce cas, il serait fâcheux d’épouvanter la clientèle par l’étalage des élégances policières…

La voiture était là ; nous nous enfournâmes dedans, et je commandai au chauffeur de nous mener au Bois, grand train.

Nous y fûmes à soixante-dix à l’heure, dans le Paris matinal, où les agents ne donnent plus de contraventions pour excès de vitesse. Je guettai anxieusement au carreau arrière de la voiture pour voir si nous étions suivis.

La piste resta vide.

Alors, j’ordonnais de nous conduire à la gare de Lyon, où partait, dans quelques minutes, un train pour le Bourbonnais.

Je dis à Rubbia :

— Ma chérie, nous quittons Paris.

Elle dit : Ah !

Son visage exprimait une enfantine curiosité.

Je l’embrassai :

— Oui, j’ai subi depuis ces jours une série d’attaques fort dangereuses, et n’ai pas cru pouvoir y échapper indéfiniment, car nos gens sont de trop dangereux coquins. J’ai donc loué une maisonnette, au diable, bien abritée et douée du confortable auquel tu tiens. J’ai acheté tout ce qu’il nous faut pour y vivre, sans rien de plus, deux mois ou trois. Et je veux croire que tu ne m’en voudras pas ?

Elle dit :

— Cela m’enchante. J’aime infiniment cette surprise.

Aucune fêlure dans cette profession de foi, aucune hésitation. Je la dévisageai âprement et fus assuré que ce départ ne lui déplaisait point.

Nous parvînmes en foudre à la gare. J’avais les billets. Le train allait partir. Il fallut nous accrocher aux mains courantes pour pénétrer dans le compartiment, comme le convoi s’ébranlait. Ç’avait été combiné magistralement. Personne, absolument personne ne monta derrière nous. D’ailleurs, il eut été impossible de prendre un billet pour nous rattraper. Lorsque nous entrâmes dans la gare, le coup de sifflet était donné pour le départ.

Nous avions chacun une pelisse sur nos costumes de soirée, que personne ne vit, et tout alla bien.

Le rapide descendit roidement vers le midi de la France.

J’avais étudié les horaires.

Nos changements de trains se firent avec le minimum d’intervalles et de façon que, lancé sur nos traces, personne, par le train suivant, ne put nous rattraper. Cette fuite prestigieuse, véritable escamotage, faisait rire Rubbia.

Nous dûmes passer une nuit dans je ne sais plus quelle ville, où se raccordent deux réseaux. Enfin, trente-trois heures après notre départ, nous arrivions dans le village qui dessert la campagne où gîtait notre nouvelle demeure.

Un télégramme à l’aubergiste lui avait fait préparer une voiture. On nous prit aussitôt dans un cabriolet et on nous mena chez nous.

Cette fois, si nous n’étions pas en sûreté, c’était à disparaître tout à fait. Nous prîmes possession de la demeure, puis du lit. Pour la première fois depuis fort longtemps, je dormis comme un ange dans ma nouvelle chambre.

Il faut l’avouer, si la plupart des gens qui louent sur plans et photos ont des désillusions, une fois rendus sur les lieux, nous échappâmes à ce sort commun des amoureux de villégiatures. Nous trouvâmes une vraie bonbonnière, meublée avec un luxe fort peu attendu pour ce coin perdu de la campagne auvergnate. Il était visible que la propriétaire n’eut regardé à rien pour garder dans ses filets galants l’adolescent dont elle voulait le bien, et même le mieux. Fort riche, certes, elle avait dépensé une fortune ici. Je l’en louai secrètement et pus jouir de la curiosité amusée et satisfaite de Rubbia.

Il y avait une bibliothèque, avec des livres d’une galanterie fort poussée, et même pire ; des tableautins mythologiques, où les pâmoisons et les abandons se trouvaient si abondamment jetés que c’en devenait de la prodigalité. Et, par les fenêtres du premier étage, on voyait la campagne et ses monts, ses vallées, son ciel et sa terre offrir des harmonies changeantes…

Nous fûmes heureux. Le souvenir de la guerre sournoise et féroce qui nous était faite à Paris s’effaça en moi. Comme Freud l’a bien vu dans ses études sur le refoulement psychologique, il y a une force d’oubli chez les êtres sains, qui les pousse à chasser hors du champ de conscience ce qui est amer, pénible ou déplaisant. Je me vis hors d’atteinte, et mon bonheur fut donc complet. À vrai dire, j’espérais que Rubbia, dans le laisser aller de cette vie rurale, dans ce déracinement et grâce aux douceurs qu’il permet ou ordonne, me ferait des confidences nouvelles sur la mystérieuse bande qui me pourchassait avec elle. J’eusse, bien entendu, voulu que cela lui vint spontanément. Comme elle gardait le silence, je le provoquai. Combien il est difficile, je le remarquai, alors, d’interpréter un silence !… Nul refroidissement ne s’en suivit, mais je lui gardai une sorte de rancune de ne pas comprendre que ma vie pouvait dépendre d’un avis et d’un conseil intelligents, d’un avertissement qui levât un peu ce rideau de mystère derrière lequel se dérobaient les agissements de cette May, de ce Viennois et de leurs complices. Rubbia semblait partout et toujours se trouver en sûreté. Pourtant, le coup de stylet de May prouvait qu’elle ne fut pas plus que moi à l’abri du danger. D’où venait sa sérénité ?

Je ne le sus jamais. Sans nul doute, je touchais là au secret profond de l’âme féminine. Cette indifférence aux contingences, cette sorte de certitude de se trouver hors les atteintes du malheur voisin, sont le fruit d’une éducation millénaire, qui a détruit dans la femme le sens de la responsabilité sous lequel je pliais à Paris pendant la traque. Il faut avouer d’ailleurs que les civilisations modernes favorisent beaucoup les êtres qui ne veulent jamais calculer et dont l’existence se projette de jour en jour, sans aucun principe d’organisation intérieure. Il y a comme cela, à Paris, des centaines de milliers d’humains qui se lèvent le matin sans un sou, sans gîte et sans espoir apparent. Et quand le soir arrive, ils ont bu et mangé, ils trouvent un lit pour s’étendre, mais n’ont rien de plus, et devront recommencer le lendemain. J’ai remarqué là dessus que les hommes soumis à ce type d’existence sont toujours des loques et des vaincus, mais les femmes y restent généralement bien armées et se tirent à l’occasion sans accrocs de leur vase, où il semblerait qu’elles dussent rester ensevelies. Ainsi, Rubbia, femme supérieure à tant d’égards, et si réellement que je n’ai jamais vu la limite de sa raison, de son savoir et de son goût, Rubbia n’en gardait pas moins cette âme nuageuse, indifférente au futur, emplie du seul présent et purement passive, qui caractérise tant de petites prostituées du trottoir parisien. Sans doute, peut-on dire que c’était là, en elle, une conséquence de l’amour. La passion affaiblit et réduit les facultés chez les femmes. La légende des Amazones est puissamment juste, comme tous les mythes grecs. Peut-être, d’ailleurs, le saphisme est-il, plus que l’amour viril, favorable à l’énergie, à l’ardeur intime, à l’individualisme féminins ? En ce cas Rubbia perdrait avec moi ses vertus les plus fortes. Ce sont questions incertaines. J’avais, comme on peut le croire, acheté une série de pistolets automatiques, qui ornaient notre chambre à coucher, au premier, et notre salle à manger, au rez-de-chaussée. Il faut penser à tout… En les voyant, ma maîtresse dit seulement :

— Tu as bien choisi les meilleurs marques.

Je demandai :

— Tu t’y connais ?

— Oui, j’ai beaucoup tiré, tiens !

Elle prit un Mauser, le chargea méthodiquement et sortit dans le jardin. Sur le mur, à vingt pas, il y avait près d’un long ceps noueux de vigne, rampant jusqu’à trois mètres de hauteur, un pampre étalé seul comme une cible.

— Tu vois le pampre, là-bas ? Je le perce au centre.

Elle tira, presque sans viser, comme font les hommes du wild américain, gardeurs de troupeaux, bandits ou aventuriers cherchant au hasard leur chance, tous d’une miraculeuse adresse.

Je vins voir, il y avait une déviation de côté, mais le pampre se trouvait écorné. Rubbia parut mécontente.

— Ils ne sont pas si justes que cela, tes Mausers.

— J’ai des Smith.

— Montre !

Elle prit un Smith et Wesson et tira avec.

— Ta main se perd, Rubbia. Trop à gauche tout à l’heure, trop à droite maintenant.

— Veux-tu que je te fasse le coup de Guillaume Tell ?

— Merci. Ce sont jeux dangereux.

Nous rentrâmes. Je la vis hargneuse un peu et fis tout pour la dérider. Mais qui me dira pourquoi une femme peut être mécontente de ne pas, avec un pistolet inconnu, trouer exactement au centre, et à vingt pas, un but large comme les deux mains ?

Cela me passionnait, mais aussi m’irritait profondément, cette ténèbre chaque jour épaissie autour d’une personnalité par ailleurs aussi attirante.

Nous nous aimions toutefois sans défaillances. Jamais nous n’eûmes de vraies querelles. Il est vrai que certains jugent les querelles indispensables aux amants. Nous étions trop maîtres de nos cœurs et de nos corps pour suivre les primesauts de la colère, si elle naissait en nous.

Cependant la satiété vint de cette existence bucolique. Paris nous manqua. Nous étions d’âme trop liée aux bruits, à l’activité de la grande cité, aux éréthismes constants qu’apporte le frottement avec des millions d’êtres, pour ne pas souffrir de ce brusque isolement.

Nous n’en fîmes rien ni l’un ni l’autre, mais je méditai une diversion.

Un jour je dis mon désir d’aller au chef-lieu pour divers achats. Rubbia approuva.

Je sais conduire toutes sortes de montures et de chars. J’achetai donc une motocyclette avec le side-car, le tout puissant, capable d’affronter les côtes et de ne pas flancher sur les routes auvergnates.

Et je revins avec mon instrument, certain d’avoir découvert ce qu’il fallait pour nous divertir.

Rubbia, me voyant sur ma moto, poussa les rires entrecoupés que je savais exprimer chez elle un degré majeur de joie. J’en fus ravi.

Après dîner je lui expliquai mon plan :

— Ma chérie, nous allons parcourir toute cette province. Ce sera délicieux. Nous avons encore deux mois avant l’automne, juste ce qu’il faut pour connaître à fond le pays. Il est pittoresque, pas trop peuplé, propre à satisfaire en nous les instincts solitaires et les sociaux. Nous irons de village en village, pendant une huitaine, puis, lassés, nous reviendrons au bercail, deux, trois, huit jours, pour repartir ensuite sur une autre voie, selon notre caprice.

Elle battit des mains :

— Paul, tu as une façon de génie pour me plaire.

Je saisis la balle au bond :

— Si j’avais aussi le génie de te confesser, mon bonheur serait plus grand encore.

— Tu n’es pas prêtre.

— Un amant est sacerdotal.

— C’est bien, répartit-elle en pouffant, la première fois que je l’entends dire. Et une maîtresse ?

— Plus haute dans la hiérarchie, elle est papale.

— Alors elle ne confesse pas ?

— Comme tu le dis, elle a son confesseur.

— Toi ?

— Je voudrais que tu l’admisses.

Elle devint sérieuse :

— Écoute, Paul, tu es un enfant.

— Monté en graine…

— Même pas, car tu fais semblant de n’avoir même pas lu tes classiques.

— Fichtre, Rubbia, je me flatte de les assavoir par cœur.

— Eh bien, souviens toi de la légende de Pandore…

— Tu lui ressembles, en effet.

— En quoi donc ?

— Ah ! tu vois, c’est moi qui te colles. En ce que, comme cette fille d’Héphaïstos, tu sembles née pour un homme seulement… J’aimerai seulement savoir ce que tu fus auparavant ?

— Je n’ai pas été en tout cas fabriquée et animée par un dieu.

— Soit. Nul dieu ne t’a certes offert les dons que j’aime et qui sont spontanés en ton esprit et en ton corps. Mais un secret…

— Pandore avait une boîte qu’il ne fallait pas ouvrir. Il n’en devait sortir que des maux. Ainsi en est-il de ce qui n’a pas été dit malgré ton vœu ?

— Rubbia, les maux sortis il restait l’espérance, et c’est le plus grand des biens. Mais moi, je sais bien que demain…

Elle posa sa bouche sur mes lèvres :

— Rêveur !

Ce fut tout.

Nous commençâmes, le lendemain, à parcourir les environs avec notre moto.

C’est resté dans ma mémoire comme un temps de délices.

Nous allions de bourg en ville et de hameau en chef-lieu de canton. Le peuple que nous rencontrions aime d’instinct le voyageur cossu et je suis généreux. Nous étions partout accueillis courtoisement, souvent avec enthousiasme, rarement sans plaisir.

Nous pûmes connaître tous les systèmes d’auberges et d’hôtels de la vieille France, avec leurs agréments. Je revivais les errances voyageuses des siècles passés, hormis mon moyen de locomotion très moderne. Il reste pourtant encore assez primitif par ce qu’il comporte de brutal, car il vous met en contact avec la boue, la pierraille, la poussière et les autans, exactement comme au temps des chars romains.

La première semaine de voyages passa comme un éclair. À peine revenus au gîte, nous éprouvâmes le désir de reprendre les chemins. Je conçus pour la première fois le secret amour qui fait à certains oublier le malheur de la gueuserie et de la mendicité, pour, en échange, leur donner cette joie parfaite et sereine d’aller devant soi au hasard. Ceux-là seuls aiment la nature. Ils vivent dans ce spectacle du monde que l’homme des villes cherche en vain à récréer de façon portative, mais que l’errant seul possède bien à lui.

Ah ! certes, l’humanité nomade est la seule qui puisse atteindre au bonheur et à l’amour de la vie…